Speaker #0Les éditions Quae et le groupe Sciences en questions vous proposent de découvrir la conférence "Expertise, débat public, quels enjeux pour la démocratie ?", animée par Michel Badré. Dans ce volet, il nous explique les débats autour de la Convention citoyenne sur le climat et conclut sur les parties prenantes au débat public, experts, citoyens et politiques.
La Convention citoyenne sur le climat, je n'y ai eu qu'un rôle tout à fait extérieur et très mineur, puisque Raphaël l'a dit, mon seul rôle là-dedans, c'est que j'ai été co-rapporteur de l'avis qu'a rendu le Conseil économique, social et environnemental sur le projet de loi qui est devenu ensuite la loi Climat et Résilience, donc qui faisait suite à la Convention Climat. En revanche, j'ai pu suivre d'assez près au CESE, puisque c'est le CESE qui hébergeait la Convention et qu'on avait plusieurs collègues qui étaient dans l'instance de gouvernance. On a eu des tas de discussions internes sur la façon dont cette opération avait été menée. Je vous livre là, mais c'est surtout pour alimenter les réflexions, les discussions, et c'est à prendre comme un avis personnel qui n'engage que moi, sur les choses dont j'ai trouvé pour ma part qu'elles avaient bien marché et celles qui n'avaient pas bien marché là-dedans. Ce n'est pas exactement ce que tout le monde en a dit, ou ce qu'on a pu en lire dans les journaux, ou ce qu'on peut encore en lire, que je résumerais de façon un peu simpliste en disant, il y a plein de gens qui disent encore maintenant, cette convention finalement c'est une occasion ratée, parce qu'il y a eu un très gros travail de fait, ils ont produit des documents qui étaient très bien. Et puis ça n'a pas été traduit dans la loi après, et ça c'est pas bien. Je résume ou je caricature un peu, mais c'est le discours qu'on a beaucoup répété et qu'on répète encore beaucoup à propos de cette convention. Il y a là-dedans des éléments que je partage et d'autres que je partage pas du tout. Je pense que dans une opération comme ça, il faut reprendre les différentes étapes depuis le début jusqu'à la fin et puis regarder ce qui s'est passé. Au début, il y avait une lettre de commande qui était publique, qui l'est est toujours, en allant chercher sur Internet, vous la retrouverez, signée du premier ministre de l'époque, Édouard Philippe. Et dans cette lettre, il y a une première moitié qui est très bien et une deuxième moitié qui est du dérapage conceptuel complet. Ça, c'est mon analyse, je le répète. La première moitié qui est très bien, c'est la façon de poser la question, qui est extrêmement précise, pas du tout ambiguë. Alors la question est compliquée, elle est très vaste, mais elle est très précise. Le gouvernement demande à ce groupe de 150 personnes de dire quelles mesures il faut prendre pour atteindre la réduction d'émission. À l'époque, c'était 40 %, c'est devenu 55 % depuis. Mais peu importe, pour atteindre la réduction d'émission prévues à l'échéance 2030. Tout ça est très précis. On ne se prend pas la tête dans les mains en disant « je ne comprends pas ce qu'ils demandent » . On comprend très bien ce qu'ils demandent. En revanche, là où je dis que ça dérape, c'est la gouvernance de ce dispositif. Tout le monde sait très bien, et tous ceux qui ont participé à une opération de ce genre, savent très bien que ce n'est pas en réunissant 150 personnes dans un amphi comme celui-là, et puis en leur disant, voilà la question, débrouillez-vous, je reviens dans 15 jours, et vous me direz quelle est la réponse. Ça, ça ne marche pas. Il y a des questions de méthode, de constitution d'habitude de travail, de façon de serrer les sujets, d'organisation d'audition, de savoir quels experts on va venir faire parler devant le groupe, quel type de formation on va donner, il y a tout un tas de questions à résoudre. Et ça, c'est ce qu'on appelle la gouvernance. En dehors de questions complètement matérielles, il faut un budget parce qu'il faut indemniser les gens. leur payer leurs déplacements quand ils viennent de l'autre bout de la France pour un week-end et tout ça. Donc ça, on sait faire, ce n'est pas trop compliqué. En revanche, les questions d'organisation méthodologique, elles, elles sont assez compliquées. Et la lettre de mission était complètement floue sur ce sujet, puisqu'elle était adressée au président du CESE, qui pouvait en déduire que c'était lui qui était chargé de faire ça. Mais tout de suite après, elle disait, il y aura un comité de gouvernance dont on disait en gros quelle était la composition, pas tout à fait en détail, puis dont on ne disait pas exactement de quoi il était chargé. Donc tout le monde est parti dans le brouillard, et le résultat c'est que ce comité de gouvernance qui a été constitué n'a pas arrêté de faire, même si ça n'a pas été dit en public, mais moi je l'ai vu parce que ça se passait au CESE, et qu'on avait des collègues qui étaient dedans. Ça a été un panier de crabes permanent avec un mode de décision pas clair du tout et sur des questions complexes. La question que j'ai évoquée, quels experts va-t-on faire venir au début pour que la commission, les 150 personnes, puissent travailler solidement, c'est des questions qui nécessitent de travailler sérieusement. Malgré tout ça, et là je rejoins le discours général, malgré tout ça, le travail final qui a été produit, il est quand même globalement très bon, peut-on dire. Ils ont traité plein de sujets, ils ont eu une méthode de choix et de validation qui a été bonne, mais le défaut de gouvernance que je citais à l'instant, il s'est traduit directement dans ce que j'ai appelé ici deux impasses lourdes, qui sont le fait que ce comité de gouvernance conflictuel a contourné deux difficultés qui ont été très bien identifiées et qui ont été volontairement non résolues. La première, c'était « on ne parlera pas de la taxe carbone » , alors que c'était quand même un sujet dont il est difficile de dire qu'il n'était pas concerné par la question. Et la deuxième, c'était « on ne parlera pas du nucléaire » , ce qui était aussi, alors là c'est encore pire, si je peux dire, parce que j'ai vu l'explication qui en a été donnée par un des deux coprésidents du comité de gouvernance, qui a dit dans un article de presse, on a décidé de ne pas parler du nucléaire parce que, de toute façon, le nucléaire ne produit pas d'émissions de CO2, ce qui n'est pas faux en soi. Mais ça n'empêche que le fait que tout le monde sache que les réacteurs nucléaires sont en vie et que la question qui se pose est celle de savoir ce qu'on fait après, était directement liée au sujet posé par la Commission. Et donc dans les deux cas, le réflexe était de dire que ce sont des questions trop conflictuelles, on va les contourner, on ne va pas les traiter, elles n'ont pas été traitées. Et puis l'autre défaut, et celui-là ne vient pas du comité de gouvernance, il vient du président de la République. Ce qui est bien, c'est que quand on est en retraite, et quand on ne l'est pas, on peut avoir une liberté de parole totale. Il y avait vraiment un vice fondamental qui a été dit et répété à plusieurs reprises, et je crois que ça a été mal compris, y compris le fait de comprendre pourquoi c'était un vice fondamental. C'était la déclaration du président de la République sur le thème « les propositions de la Commission seront transmises sans filtre au Parlement » . Cette expression a été reprise par beaucoup de gens. Je redis que ce que je vous dis là est un avis personnel, mais c'est un peu plus que ça. On a quand même été un certain nombre à le dire, que cette déclaration était anticonstitutionnelle. Le président de la République, comme tout le monde, il doit appliquer la Constitution. Sinon, je ne sais pas pourquoi on l'élit. Dans la Constitution, il y a une charte constitutionnelle de l'environnement, qui date de 2005, qui est un très beau texte, qui mérite vraiment d'être lu et relu, et qui dit plein de choses. Alors il y a un article sur le principe de précaution, dont on pourrait parler pendant très longtemps. Mais il y a d'abord un article 1 qui dit que toute personne a droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé. Et ça c'est déjà intéressant. Et puis il y a un article 7, et c'est celui-là qui est en cause avec le sans-filtre, qui dit que toute personne, d'une part, je récite à peu près mot pour mot, doit avoir accès librement aux informations détenues par les autorités publiques concernant l'environnement, et dans le même article, doit pouvoir participer à l'élaboration des décisions concernant l'environnement. Elle doit pouvoir participer à l'élaboration des décisions. Toute personne, même si elle n'a pas été tirée au sort parmi les 150, même si elle est adhérente à France Nature Environnement, ou à la FNSEA, ou au MEDEF, toutes personnes morales qui ont aussi le droit d'avoir un avis sur le sujet. On a le droit de ne pas être d'accord avec cet avis, mais il est normal qu'elle s'exprime. Et en fait, la déclaration du sans-fil, c'était un court-circuitage total par rapport à cela. Il y a eu des tas de débats, y compris des articles dans les journaux, mais on confond la démocratie délibérative et la démocratie participative. Ce n'est pas ça le sujet. Personne n'a jamais dit à aucun moment que ce n'est pas le Parlement qui voterait la loi. C'est le Parlement qui a voté la loi, il n'y a jamais eu de débat là-dessus. On est bien sur ce que dit l'article 7, qui a le droit de participer à l'élaboration des décisions. Là, Macron a dit, c'est les 150 citoyens et personne d'autre. Je prendrai ce qu'il dit, je les transmettrai au Parlement. En fait, ce n'est pas ce qu'il a fait. On a bien vu après que cette déclaration n'a pas été appliquée. Mais j'ai tendance à dire, moi, heureusement qu'elle n'a pas été appliquée. C'est la moindre des choses. Si elle avait été appliquée, on aurait été en pleine anticonstitutionnalité. Et là, on aurait pu avoir des recours directs en disant, votre machin, ça ne va pas du tout. Mais pourquoi est-ce qu'il ne l'a pas appliquée ? Parce que pendant tout le débat les corps intermédiaires, moi je l'ai vu, le CESE c'est la maison des corps intermédiaires, ce n'est que ça. Vous avez les ONG, France Nature Environnement, la FNSEA, le MEDEF, que j'ai cité à l'instant, et d'autres. Tous sont légitimes à avoir des avis sur ce genre de texte. Comme ils n'ont pas eu la possibilité de le faire pendant la Convention citoyenne, qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ils l'ont fait après. Et moi j'ai vu, quand on a préparé notre avis du CESE sur le projet de loi, on a été confrontés de plein fouet à ça. C'est que tous disaient, mais nous on a des choses à dire là-dessus, il faut les dire. Alors on a navigué tant bien que mal pour que notre avis intègre ça, mais ce n'est pas l'avis qui était important, c'est que dans le même temps, ils allaient faire tous les couloirs des ministères et du Parlement en disant, mais telle proposition des citoyens, il ne faut pas la prendre. Et ils étaient dans leur job, c'est normal. Donc je pense que le vice, c'était à la fois cette déclaration, et le fait que du coup le comité de gouvernance n'ait pas intégré dès l'amont le fait que ces corps intermédiaires constitués devaient avoir la parole au moment où les 150 citoyens fabriquaient leur avis. Sinon vous provoquez des frustrations de toutes sortes partout.
Je vais venir directement à ma conclusion. On reviendra à l'occasion des questions sur d'autres points si vous voulez. Je voulais revenir à la fois sur le fait de dire, après vous avoir dit plusieurs fois que moi j'avais aucune légitimité à vous faire un discours conceptuel sur comment il faut aborder de façon très structurée et pas seulement fondée sur l'expérience, ce genre de débat. Il y a deux questions qui me semblent sortir de façon un peu plus forte de ces expériences diverses. La première, c'est de dire, mais attendez, quand on demande à des experts de participer à un débat, on est toujours dans un discours triangulaire, ou sur n'importe quel sujet, il y a des experts ou des gens qui se prétendent tels, qui ont des choses à dire, parce que c'est leur métier, ou parce qu'ils ont travaillé pendant longtemps là-dessus. Il y a les citoyens, qu'ils soient tirés au sort, comme dans la convention climat, ou qu'ils habitent à 500 mètres du projet de ligne à grande vitesse, et qu'ils se sentent donc concernés par ce projet. Donc les citoyens, c'est une deuxième catégorie, ils ont des choses à dire. Et puis une troisième catégorie, c'est les politiques, qui normalement, selon des règles diverses et variées, sont amenés à prendre les décisions. Alors ça peut être le Parlement. Dans la loi climat dont on parlait tout à l'heure, ça peut être le gouvernement responsable devant le Parlement, ça peut être un conseil municipal ou un conseil régional pour des décisions locales. Mais on est toujours sur cette discussion triangulaire et experts, citoyens, politiques. Là-dessus, il y a une première question qui est de dire, mais d'abord, des experts, c'est qui ? Qu'est-ce qui permet à quelqu'un de se prétendre expert ? et surtout, qu'est-ce qui permet de dire qu'il est objectif. Je reviens à mon exemple perso sur Notre-Dame-des-Landes, mais cet expert n'est pas objectif parce qu'il est dans une association dont le président a dit il y a trois ans qu'il était contre ce projet. Donc il est grillé. Je réponds à ça sur n'importe quel sujet. Quelqu'un qui se prétend expert sait qu'il a travaillé pendant longtemps sur un sujet, il a forcément des liens avec plein de gens. Il peut être pour ou contre s'il n'a aucune idée sur un projet. Après avoir travaillé pendant 20 ans dessus, c'est un peu inquiétant pour sa structure mentale. En revanche, des procédures d'expertise objective, ça on peut s'employer à les faire exister. Et c'est ce qu'on avait essayé de faire à l'autorité environnementale, je ne garantis pas qu'on y soit arrivé, mais qu'on a aussi essayé de faire dans les autres exemples. Procédure objective, il y a quelques règles expérimentales assez simples, que moi je tire simplement de mon expérience, de rien d'autre. La collégialité, quand on est 15 différents à travailler sur un sujet, si vraiment il y a des failles, c'est quand même assez rare qu'il n'y en ait pas un des 15 qui dise « mais votre truc ça va pas » . Donc ça c'est un premier moyen. Le deuxième, je l'ai déjà cité, la publicité, donc le fait de savoir que cet avis sera rendu public et que n'importe quel autre expert qui n'était pas dans notre Sénacle pourra le lendemain dire « mais moi j'ai vu sur Internet ça » . Et c'est pas vrai, je peux vous démontrer que vous vous êtes trompé. Et bien ça, ça renforce beaucoup. Je pourrais dire que moi j'en ai fait la démonstration à contrario, un jour où un représentant de haut niveau du ministère de la Transition écologique et de sa direction chargée des transports m'a dit « Écoutez, avec l'autorité environnementale, je trouve que vous faites des avis très bien, mais je ne comprends pas pourquoi vous éprouvez le besoin de les mettre sur Internet, pourquoi vous ne faites pas des notes blanches adressées aux ministres. Ça serait quand même beaucoup mieux parce que vous pourriez vous exprimer beaucoup plus librement dedans et puis comme ça nous on saurait tout sur les projets ». Je lui dis mais rassurez-vous on ne s'auto-censure pas, on dit tout ce qu'on a à dire dans nos avis. Et les notes blanches, nous on n'est pas très pour, on a décidé ensemble qu'au contraire c'était plutôt mieux de les rendre publiques. Mais le sujet qui est derrière c'est celui-là. Est-ce que tout ce qu'on dit est soumis à la critique publique générale, critique par d'autres experts ou critique par n'importe qui d'autre. Et puis, bien sûr, l'histoire des liens, la communication des liens d'intérêt, j'en ai déjà parlé, j'y reviens pas. Alors, ce que j'ai appelé ici, ensuite, attention hors jeu, c'est le fait que c'est surtout l'histoire du référendum de Notre-Dame-des-Landes qui m'a conduit à réfléchir à ça. C'est que toujours dans ce triangle expert, politique, citoyen, quand les choses se passent mal, on a facilement tendance à confondre les trois pôles ou à se déplacer sur un autre pôle du triangle ou à se défausser sur un autre alors qu'on devrait traiter le problème soi-même. Je critique un autre président de la République que l'actuel, donc son prédécesseur, quand il a décidé de faire un référendum sur Notre-Dame-des-Landes pour se dépatouiller de cette situation très désagréable. Qu'est-ce qu'il a fait ? Il s'est défaussé de sa responsabilité politique en disant « mon pôle du triangle politiques, ce n'est pas le bon » . J'envoie ça aux citoyens, ils n'ont qu'à se démerder, ils vont voter et on fera ce qu'ils auront dit. C'est de la défausse, il n'y a pas d'autre terme. Alors on peut dire, c'est très bien parce que le référendum, c'est la seule façon de se prononcer sur un sujet pareil. Quand on est sur un tel sujet, ça mérite vraiment débat. Mais il y a d'autres types de défausse, des experts qui disent, moi je ne veux pas me prononcer parce que c'est aux autres à le dire, ou à l'inverse des experts qui prétendent se prononcer au nom des citoyens, ça existe aussi. Donc le fait d'avoir une posture qui soit réellement celle de la communication de connaissances, ce n'est pas très simple. Je pense que vous le savez comme moi ou mieux que moi. Donc c'est un sujet à régler. Mais le fait de bien se situer dans ce triangle, ça me paraît une question importante. Pour conclure et citer Gilbert André, je ne sais pas si ce nom dit quelque chose à quelques-uns d'entre vous. Oui, sûrement Raphaël. Gilbert André est l'un des pères fondateurs, peut-on dire, des parcs nationaux français. Il se trouve que cet homme, je l'ai rencontré deux fois dans ma vie, chaque fois pendant environ une ou deux heures, pas plus, et à 48 ans d'intervalle. Je vais vous raconter ces deux rencontres à titre de conclusion, parce que je trouve pour moi, elles sont extrêmement symboliques de ce que c'est que le dialogue entre quelqu'un qui, pour des convictions et pour de l'expertise, a une conviction très profonde à faire passer, et puis la société ou la technocratie, puisque à la première rencontre je représentais plutôt un élément de la société, à la deuxième plutôt un élément de la technostructure. Donc je raconte les deux anecdotes. La première se situe en 1964, il ne vous a pas échappé que j'étais assez vieux, mais à l'époque j'étais assez jeune. J'étais lycéen en première à Strasbourg et j'avais eu, je ne sais pas si ça existe encore dans les lycées, j'avais eu un truc qui s'appelait une bourse Zellidja, qui était un petit pécule, je ne sais plus quel était le montant, ce n'était pas très élevé, mais c'était un peu d'argent qui permettait de se payer un minimum de dépenses de transport ou de logement, mais pas beaucoup, il fallait quand même se débrouiller pour le reste. Et puis on avait un beau diplôme qui servait à le présenter aux gens en disant « je suis sérieux, je viens vous voir parce que j'ai choisi un thème d'examen et je voudrais pouvoir en parler avec vous » . Donc il fallait faire une proposition à son lycée pour un thème de voyage. Et puis si on était pris, on recevait les 4 sous qui allaient avec, le diplôme. On vous disait « allez-y » . Moi j'étais lycéen à Strasbourg, j'avais dû lire dans une revue de montagne parce que j'aimais déjà bien la montagne. Le parc national de la Vanoise avait été créé un an avant, en 1963. Je m'étais dit, tiens, je ne vois pas très bien ce que c'est que ce truc, mais a priori, ça doit être intéressant, je vais y aller voir. Et donc, j'ai eu la bourse Zellidja et j'y suis allé. Je suis parti en vélo dans les Alpes depuis Strasbourg. Et puis, sur place, j'ai été au siège du parc. Je suis très surpris maintenant. À l'époque, je ne l'étais pas. Tout le monde m'a reçu. On m'a envoyé vers un garde de la Maurienne qui m'a emmené courir les montagnes pendant trois jours pour voir les rares bouquetins qu'il y avait à l'époque dans la vallée. Enfin, moi j'étais heureux comme tout. Et puis c'est ce garde-moniteur qui m'a dit « mais tu devrais aller voir le maire de Bonneval-sur-Arc, qui est la commune tout au fond de la Maurienne, il a des tas de choses intéressantes à te dire sur le parc » . Je me suis dit, pourquoi pas, puisqu'il me le dit, ça doit être vrai. J'ai pris mon vélo, j'ai téléphoné à la mairie, je suis tombé sur une dame qui m'a dit, il faut venir demain matin, le maire sera là. Je suis revenu le lendemain matin, j'ai posé mon vélo devant la mairie, je suis entré et j'ai dit, j'ai appelé hier, on m'a dit, oui, le maire est là, c'est dans la salle, il faut y aller. J'y suis allé, j'ai été reçu par Gilbert André, maire de Bonneval-sur-Arc. Je n'avais jamais entendu parler de ce monsieur, je ne savais pas qui c'était. Il m'impressionnait beaucoup, il faut dire qu'il avait au moins 35 ou 38 ans, moi j'en avais 16, donc j'étais un peu intimidé. En plus, il était très grand, il parlait bien, il était assis poliment, j'avais mon cahier pour prendre des notes et il a passé deux heures à peu près tout seul avec moi à m'expliquer ce que c'était que le parc, d'où ça venait, qu'est-ce qu'il essayait de faire. Je me dis encore plus maintenant, mais je me le suis déjà dit à l'époque, que c'était quand même extraordinaire qu'un type comme ça passe deux heures avec un lycéen qui arrivait comme ça, il ne savait pas d'où, à lui expliquer ce qu'il était en train de faire. Et j'ai appris après, je ne le savais pas à l'époque, qu'il avait passé dix ans à faire exactement la même chose avec des ministres, des parlementaires, avec le conseil général de la Savoie qu'il avait réussi à faire délibérer sur la création de ce parc. C'était l'homme qui avait porté le parc à bout de bras. Il a passé deux heures à m'expliquer ça. Moi, j'étais impressionné, je ne comprenais pas tout ce qu'il me disait, mais ce n'était pas grave. Je comprenais qu'il me le disait et ça, ça me paraissait important. Bon, ensuite j'ai oublié, enfin c'est resté dans le fond de mon cerveau. Et 48 ans après, en 2012, j'étais à l'autorité environnementale et nous avons été amenés à produire des avis sur toutes les chartes de tous les parcs nationaux. Je me suis porté candidat rapporteur pour la charte du parc national de la Vanoise et avec ma collègue co-rapportrice. Je lui ai proposé de prendre rendez-vous avec Gilbert André. Je savais qu'il était toujours en vie, j'avais suivi un peu son parcours. Il avait pas loin de 90 ans à l'époque, il est mort il y a 3 ou 4 ans maintenant. Donc on a pris rendez-vous, il nous a tout de suite dit, on a appelé au téléphone, on avait trouvé ses coordonnées, il a tout de suite dit qu'il était d'accord. On est monté le voir dans son chalet, sa maison perso. aurienne c'est un endroit extraordinaire sur le verrou rocheux de la Madeleine. Il y a une vue sur toute la vallée de la Maurienne qui est splendide. Mais ce qui était remarquable, c'est que quand on est entré, on nous a reçu dans la salle de séjour, il y avait une immense table, comme celle où Poutier discute avec ses subordonnés. Sauf que là, ce n'était pas ça du tout. Sur l'immense table, il avait préparé tout un tas de coupures de presse, de notes, de papiers, de tout ce qui s'était passé dans la vie du parc depuis 1963 jusqu'à 2012, et il nous a fait un commentaire de tout ça. Alors toujours, c'est un monsieur extrêmement courtois, bienveillant, et donc nous, on était deux technos venus de Paris, et il a de nouveau passé deux heures à nous réexpliquer tout. Moi, je lui avais rappelé que je l'avais déjà vu 48 ns avant, il ne s'en souvenait pas évidemment, mais ce n'était pas grave. Mais il nous a refait toutes les explications, et ce qui m'a beaucoup impressionné dans son entrevue qu'on a eue avec Gilbert André, C'est qu'il n'a pas du tout caché, lui, sans aucune amertume, qu'il y avait des trucs qui n'avaient pas bien marché. En particulier, il a eu un vif conflit avec ses électeurs de Bonneval à propos de la station de ski qui était dans le coin. Il a même arrêté d'être maire pendant deux ans. Et puis les électeurs sont venus le rechercher. Il est redevenu maire. Il l'a été en tout pendant presque 40 ans. Mais il nous a raconté tout ça en disant, oui, on avait essayé de construire des compromis, puis ça n'avait pas marché. Mais j'étais sorti. très marqué, je le suis encore là aussi, par ce type de contact où on voit quelqu'un qui est complètement à l'écoute, qui en même temps, il y a des gens qui sont à l'écoute parce qu'ils n'ont aucune idée personnelle et qu'ils essayent de pomper celle des autres. Lui, le moins qu'on puisse dire et que ce n'était pas son cas, il avait des convictions extrêmement fortes, mais ça ne l'empêchait pas d'écouter, de discuter, de se dire que de temps en temps, on se trompe. Quand on se trompe, on réajuste le tir ou quand une chose ne marche pas, on s'adapte. Et je trouve que c'est une leçon extrêmement forte sur ces expériences de démocratie environnementale, si on peut utiliser ce grand mot. C'est donc par cet hommage à Gilbert André que je voulais terminer, parce que ces deux rencontres avec lui m'ont beaucoup marqué.
Vous venez d'écouter un extrait de la conférence de Michel Badré sur les pratiques d'expertise et de dialogue avec le public. Retrouvez-la en vidéo dans son intégralité sur le site de Sciences en Questions et au format livre sous le titre « La démocratie environnementale face à la réalité » aux éditions Quae.