- Speaker #0
Par exemple, les internes que j'interrogeais, toujours, je leur faisais un entretien au milieu de leur stage pour le savoir-être, savoir comment on se conduit dans la vie. Alors, je leur disais, alors, tu connais le nom de tes infirmières ? Oui, oui. Alors, elles me donnaient le nom. Et les aides-soignantes ? Blanc. Je dis, c'est pas bien. Tu dois savoir le prénom de tes aides-soignantes. Elles sont là, elles s'occupent des malades, elles font la toilette de ton malade qui a été opéré d'une fracture et tout, c'est important. Tu dois savoir leur prénom.
- Speaker #1
Bonjour, je suis Félix Mamoudi, fondateur de Leader for Health. Bienvenue dans Raison d'être, le podcast qui réunit les leaders du monde de la santé d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Dans cet épisode, nous accueillons le docteur Pomme Jouffroy, première femme chef de service d'orthopédie en France, puis présidente de la commission médicale d'établissement au groupe hospitalier Paris Saint-Joseph. Bonjour. Et bienvenue dans le podcast Raison d'être.
- Speaker #0
Bonjour.
- Speaker #1
Tu as grandi dans un environnement qui te prédestinait à la santé ?
- Speaker #0
Non, pas du tout, en aucun cas. Mes parents étaient des artistes, mon père était artiste peintre, et ma mère a fait plein de métiers, elle a terminé sa carrière en dirigeant une collection de livres d'enfants, et elle était traductrice de livres d'enfants. C'était des gens extrêmement cultivés qui m'ont fait... Une immense confiance, je pense que je leur dois ça, et c'est ça qui m'a forgée, parce que la confiance qu'ils m'ont fait m'a donné confiance, profondément. Et je crois savoir que j'ai choisi de faire des études de médecine parce que j'étais en pleine crise d'adolescence, et que je leur ai balancé que l'art, tout ça, ça ne servait à rien qu'avec l'éducation agnostique qu'ils m'avaient offerte. Il fallait apporter une brique à l'humanité quand même. Et peindre des tableaux, tout ça, qu'est-ce que c'était ? Il fallait être un scientifique pour apporter une brique à l'humanité. Il n'y avait que ça à faire. Donc, j'allais faire des études de médecine pour faire de la biologie. Et découvrir les protéines et tout ça. Et qu'avec leur art, ils n'avaient qu'à aller se faire voir. Aujourd'hui, je ne pense plus ça du tout, évidemment. Je pense que l'art, c'est fondamental, que c'est une des caractéristiques de l'humanité. La science aussi, c'est formidable. Mais je ne regrette pas. Avoir fait ça, c'est des études merveilleuses, c'est un métier extraordinaire qui m'a comblée, comblée, vraiment. Il y a peut-être certains vendredis soir, après avoir travaillé 12 jours d'affilée quand j'avais fait le week-end de garde, avant je rentrais à la maison et je disais à mon mari « méfie-toi, je suis agressive et susceptible, ne me parle pas » . Et à ces jours-là, je n'avais pas forcément envie de retourner à l'hôpital, mais je n'y suis jamais allée à reculons. Jamais, jamais, jamais, jamais. Même enceinte et prête à accoucher le lendemain.
- Speaker #1
Avoir le patient en finalité, ça a été une motivation supplémentaire pour toi ?
- Speaker #0
Ce n'est pas supplémentaire, c'est la motivation. Parce que j'aime les gens, parce que la race humaine me comble, que je les trouve, je ne sais pas comment dire, je les trouve intéressants, les gens, émouvants, surprenants. J'adore ma consultation, je trouve ça génial. Mais l'orthopédie, c'est génial parce que ça s'adresse à tout le monde, les petits, les grands, les noirs, les blancs, les femmes, les hommes, les enfants, les adultes, les vieillards, les riches et les pauvres, tout le monde y a droit. Entre la traumatologie avec les accidents et l'arthrose, c'est une représentation dans une consultation hospitalière, parce qu'évidemment, si on fait une consultation... Dans une clinique où on demande beaucoup d'argent, on sélectionne et on a plutôt que des riches, mais ce n'est pas le cas à l'hôpital. On a une représentation de la société civile. On ferme sa porte, on l'ouvre. Tout le monde n'est pas un grand bourgeois du 16 et tout le monde n'est pas la famille Groseille, bien sûr, mais ça va. Et puis, ils ne viennent pas tous en même temps de la même société, donc on passe de l'un à l'autre. Et donc, oui, les gens sont intéressants et cette discipline, elle sert à les soulager. En règle générale, évidemment, on n'a pas 100% de bons résultats. Ce serait être des menteurs. Mais oui, les patients... J'ai longtemps pensé que quand j'allais être à la retraite, ce qui allait me manquer le plus, ce serait la consultation.
- Speaker #1
Qu'est-ce qui a le plus changé durant ton parcours ?
- Speaker #0
L'imagerie. L'imagerie, c'est un truc incroyable. En fait, l'application de tout ce que tout le monde, de tout ce que vous connaissez tous autour des ordinateurs... Dans notre métier, ça s'est appliqué à l'imagerie. Les outils pour faire des images n'ont pas tellement changé. Le scanner, par exemple, l'instrument qui sert à faire des rayons pour faire des coupes, il n'a pas tellement changé, il s'est amélioré. Mais le fondement n'est pas changé. Ce qui a changé, c'est l'ordinateur qui interprète les images. Et ça, c'est incroyable ce que ça a changé. Quand j'ai fait ma thèse sur la fracture du cotyle, j'avais des images imprimées sur des clichés de radio. Je n'avais que des coupes, que dans un seul plan. Je n'avais pas d'écran pour les regarder. Je ne pouvais pas regarder les choses dans trois plans. Et je ne pouvais pas non plus communiquer ces images à quiconque. J'avais un copain anglais qui était hyper sympa, qui parlait français avec l'accent anglais merveilleux et qui avait appris l'argot en venant à Paris. On se téléphonait de Londres à Paris. Il me disait, regarde dans le bouquin du patron à la page 232. Voilà, ma fracture que j'ai opérée, elle est à peu près comme ça, sauf que le trait, il va plus à gauche. Et on pouvait discuter que comme ça. On n'avait pas le temps de s'envoyer des radios à Londres, il fallait opérer le malade. On n'avait pas d'outils pour communiquer. Or, aujourd'hui, grâce à tous ces outils informatiques, un, j'ai des images magnifiques, tridimensionnelles, et je peux envoyer même l'outil qui sert à faire les images, je peux l'envoyer par des outils à des copains aux États-Unis. On peut discuter de vive voix devant les mêmes images. Donc, un, les images sont devenues beaucoup plus performantes. Deux, on peut les partager, ce qui est complètement extraordinaire. J'étais longtemps toute seule. Je ne pouvais partager pas avec grand monde. Ou alors, il fallait que je prenne mes radios sous le bras et que j'aille voir Thierry Judé à Garches pour qu'on discute tous les deux dans son bureau devant les images sur le négatoscope. C'était la seule façon de faire. Et là, il est à la retraite, il est spécialiste de certaines choses, je peux lui envoyer des images, il peut me dire « Ah ouais, ça, tu devrais faire ça comme ça » . Ça, c'est complètement extraordinaire. Et c'est complètement, dans notre pays, c'est complètement démocratique. C'est-à-dire que ça s'applique à tout le monde. Ça profite à tous les malades. Ce n'est pas un outil qui sert aux plus riches. Donc, c'est une transformation complètement magique. À Saint-Michel, j'ai commencé d'avoir les premières images sur écran. Il fallait que je descende en radio pour les voir, je ne les avais pas dans ma salle d'op. À Saint-Joseph, je suis arrivée, on a commencé d'avoir quelques images dans notre salle de staff, et puis on a équipé les salles avec des grands écrans pour les avoir au bloc. Et puis aujourd'hui, dans n'importe quelle salle, on peut... La première image tridimensionnelle que j'ai fabriquée, c'était avec Gérard Morvan à la Porte de Choisy, on a appuyé sur le bouton, ça a pris 30 heures. Aujourd'hui, je fais trois clics et j'ai les images. Et je peux tourner autour, c'est incroyable. C'est un progrès technique majeur.
- Speaker #1
Tu as été la première femme chef de service d'orthopédie en France. Le rôle des hommes et des femmes dans l'hôpital, tu l'as vu évoluer. Est-ce que tu peux nous en parler ?
- Speaker #0
Alors, c'est lent, ça prend du temps. L'hôpital, c'est un endroit où il y a 90% de femmes qui sont employées, les infirmières, les aides-soignantes. C'est 90% de femmes. Il n'y a pas si longtemps que ça, la communication de mon hôpital a fait un petit film de vœux. Ils ont fait un petit film de vœux. Ils ont réussi à faire un film où il n'y avait que des hommes. C'est assez extraordinaire. Et quand j'ai dit au directeur, vous n'avez pas honte ? Comment vous avez réussi à faire ça ? Il n'y a que des femmes dans cet hôpital et vous faites un film où il n'y a que des hommes ? J'étais présidente de la CME, au moment où ils ont fait le film. Je ne suis pas dans le film. Ulrich, vice-présidente, elle n'est pas dans le film. Il n'y a que des hommes. Il y a 90% de femmes qui travaillent là. Alors, ils ont fait un grand panneau avec les portraits des femmes. Ils ont mis tout ça dans le hall pour se faire pardonner. Mais c'est lent, l'évolution. C'est-à-dire qu'au début de ma carrière, les médecins, les chirurgiens, c'était tous des hommes. Il y avait très peu de femmes. J'en ai rencontré une exceptionnelle, Marie-Paul Vasquez, qui est devenue chef de service de maxillofacial infantile à Trousseau. Elle était complètement toute seule. Il y avait Edwige Bourstine aussi, qui a été mon chef de clinique. Il n'y avait pas beaucoup de femmes. Et plus on monte dans la hiérarchie, et moins il y en a. Vous savez ce qu'on dit à propos de l'assistance publique. Le féminin de PUPH, c'est PH. Les femmes, elles n'accèdent pas aux postes de responsabilité. Elles font tourner l'hôpital. C'est des grosses bosseuses. Mais elles n'accèdent pas aux postes de responsabilité, elles n'accèdent pas aux postes qui ont la gloire. Elles n'y vont pas. Alors on dit, c'est le plafond de verre, elles ne veulent pas. Je n'y crois pas du tout, je crois qu'elles sont empêchées de ça. Et plus on monte dans la hiérarchie, et moins il y a de femmes. Alors aujourd'hui en orthopédie, il y a de plus en plus de femmes qui choisissent cette discipline. Il n'y en avait pas. J'ai été non seulement la première chef de service d'orthopédie, mais j'étais la première interne de tous mes patrons. Monsieur Le Tournel, il avait dit à sa secrétaire, « Qu'est-ce que je vais faire avec une fille ? » Elle était bretonne, et elle était droite comme un i aussi celle-là. Elle a dit, « Vous allez faire pareil qu'avec les autres. » Au début, il m'appelait Madame. Je lui ai dit « Monsieur, vous n'allez pas m'appeler Madame pendant six mois ? » Il m'a dit « Je suis timide. » Je lui ai dit « Oui, mais ce n'est pas une raison. » Donc, il a fini par m'appeler Pomme quand même. Mais il me vouvoyait. Et puis, on s'est très bien entendus au final. Donc, la transformation vers le fait qu'on soit autant d'hommes que de femmes dans tous les postes et dans ces métiers, elle est lente. Ça prend beaucoup de temps. Je n'étais pas très féministe quand j'étais gamine parce que je trouvais que c'était has-been. J'ai été élevée par des parents qui ne m'ont jamais fait penser qu'une femme, ça pouvait être moins bien qu'un homme. C'est impossible. Pourquoi ? Il n'y avait pas de raison. Il n'y avait aucune raison. En sport, j'ai fait des sports où on était séparés, les filles et les garçons, mais on avait les mêmes médailles, on ne pouvait pas faire ensemble. Donc, ça ne m'était jamais venu à l'idée qu'une femme, ça pouvait être moins qu'un homme. Pourquoi ? Donc, je n'étais pas féministe. Je trouvais ça ringard. Je me disais, c'est un truc de vieille. Évidemment que les femmes, c'est les mêmes que les hommes. Et puis, il a fallu que j'attende d'avoir 25 ans pour m'apercevoir que non, en fait, non. Si, on est égale, mais ça ne correspondait pas à la réalité de la société du tout, du tout, du tout. Il n'y avait que des hommes partout. Alors, je n'ai rien contre eux, au contraire. Je les aime bien. J'ai été formée par des femmes. J'ai dit Marie-Paul Vasquez, Françoise Firmin, Edwige Boursin, elles ont beaucoup compté comme modèles. Mais j'ai principalement été formée par des hommes quand même, forcément. Une majorité d'hommes.
- Speaker #1
Et le leadership au féminin, c'est quoi ?
- Speaker #0
Alors ça, c'est une question extraordinaire. Je ne sais pas répondre à ça, puisque je suis une femme. J'ai posé la question à plusieurs personnes. Je ne sais pas si je fais quelque chose de particulier dans mon leadership parce que je suis une femme. Il y a des choses que je fais qui sont particulières. Je suis très organisée. Mon service, chacun a des emplois du temps, les externes, les internes, tout le monde. C'est très organisé. Mais je ne sais pas si c'est parce que je suis une femme ou parce que je suis organisée. Je n'en sais rien puisque je suis une femme. Alors, ma cadre, Marie-Jo Pérez, qui était une femme exceptionnelle et qui était mon bras droit tout le temps où j'ai été chef de service. À qui j'ai posé cette question, j'ai dit, est-ce que tu penses que je fais quelque chose de spécial parce que je suis une femme ? Et elle m'a dit, oui, tu mets toujours le paquet, même quand il n'y aurait pas besoin. Tu mets toujours 200% parce que... Et quelquefois, ça pourrait le faire sans 200%. Alors, peut-être c'est l'idée que si je n'y mets pas toute mon énergie, pendant toute ma formation, pendant tout mon internat... J'ai quand même eu le sentiment, alors que je ne faisais pas de leadership, qu'il fallait que j'en fasse deux fois plus pour qu'on me reconnaisse à égalité avec les mecs. C'est-à-dire que Marie-Paul Vasquez, un jour, on était de garde, toutes les deux, j'étais externe, on n'avait pas dormi de la nuit. Le matin, elle était devant la glace en train de se maquiller. Je lui ai dit, mais qu'est-ce que tu fais ? On est mortes de fatigue, toutes les deux, on n'a pas dormi de la nuit. Elle me dit, tu sais, les mecs, on leur pardonnera toujours. Ils arrivent, ils sortent de garde, ils ne sont pas rasés, ils puent. Nous, les filles, si on n'est pas nickel, on ne le pardonne pas. Bon, d'accord, j'entends. Le jour du pot de départ, elle n'était pas là. Monsieur Charleu, il parle d'elle, il dit, elle est formidable, cette Marie-Paul, et puis toujours fraîche, toujours maquillée, toujours pimpante. J'étais scotchée, je me suis dit, ce n'est pas possible. Eh bien, oui, et je me suis attachée à ça. J'ai toujours été, oui, bien habillée, toujours maquillée, toujours impeccable. qu'on puisse rien me reprocher. Parce que ce n'était pas possible que parce que j'étais une femme, on puisse... Je ne sais pas comment dire, qu'il y avait un challenge en plus. Donc quand j'ai été chef de service, je pense que oui, il y avait un challenge en plus, qu'on n'allait pas pouvoir me reprocher des choses parce que j'étais une femme. Donc probablement que quelquefois j'en ai fait un peu trop. C'est possible.
- Speaker #1
Et alors pour toi, c'est quoi finalement être un leader et c'est quoi ce que tu as développé pour pouvoir avoir cette position de leader auprès de tes équipes ?
- Speaker #0
Alors pour moi, la première qualité quand on est un leader, c'est l'exemple. On ne peut pas demander aux gens d'être à l'heure au staff le matin si on n'est pas à l'heure soi-même. C'est impossible. On ne peut pas demander aux anesthésistes d'endormir les malades à l'heure si on n'est pas soi-même à l'heure. Ça n'est pas possible. Donc, premièrement, on est le premier arrivé et le dernier parti et on donne l'exemple. C'est indispensable et on ne doit pas exiger des autres des choses qu'on ne fait pas soi-même. Et dans notre métier de chirurgien... Le management par l'exemple, le leadership par l'exemple, c'est fondamental. Après, une fois qu'on donne l'exemple, il y a la bienveillance. Parce que, moi j'ai travaillé dans des services, et en particulier un, à Bichat, où il fallait éviter les mines antipersonnelles toute la journée. On se faisait hurler dessus, engueuler tout le temps, et comme ça venait du... C'était extraordinaire, le patron était méchant comme une teigne, et donc tout le monde était méchant là-dedans. Parce que comme tout le monde s'en prenait plein la gueule, tout le monde était méchant. Mais méchant de chez méchant. Ils étaient méchants avec les malades aussi. Donc ça, ce n'est pas possible. Moi, je ne peux pas travailler comme ça. Je déteste ça. Il faut qu'il y ait de la gentillesse. Il faut qu'il y ait de l'humour. Donc, le personnel avec qui on travaille et qu'on respecte, les infirmières, les aides-soignantes. Dans un service d'orthopédie, les aides-soignantes, c'est des piliers du service. Connaître les gens par leur prénom. Savoir qui ils sont. Comment ils vivent ? S'ils ont eu un accident, s'ils ont été malades, les recueillir quand ils reviennent, leur demander comment ils vont. Quand une infirmière qui est enceinte revient, comment va son bébé ? Est-ce qu'elle a trouvé une place à la crèche ? Ce n'est pas grand-chose de s'intéresser aux gens et d'être bienveillant avec eux. Donc la bienveillance avec les externes, leur donner envie de faire ce métier. Les externes, ils viennent en orthopédie, ils sont punis. L'orthopédie, ce n'est pas du tout une discipline a priori qu'ils aiment bien. Ils vont là, c'est de la chirurgie, c'est de l'orthopédie, c'est des gens avec des marteaux, des vis et tout ça, ils n'ont pas envie d'y aller. Leur donner envie, les accueillir bien, leur expliquer les choses, être gentil avec eux, leur donner envie, pas forcément d'être orthopédiste, mais de faire ce métier de médecin, c'est très important. Les internes, c'est génial d'avoir des externes et des internes. Moi j'ai adoré ça. Ils ont toujours le même âge et moi j'ai vieilli. Mais eux, ils ont toujours le même âge. On est toujours face à ces gamins qui arrivent et qui sont capables, devant une radio de coude, de vous dire que c'est une radio de genoux. Alors, qu'est-ce qu'on fait ? On leur hurle dessus ? Non. On sourit, on leur dit « Regarde bien, ça n'a pas l'air d'être un genou, je pense que c'est plutôt un coude » . Et quand ils décrivent la fracture de l'olécrane en disant que c'est l'ulna, on dit « Non, c'est pas… » Enfin, oui, c'est l'ulna, mais quand ils disent que c'est le péroné, on dit « Non » . Mais c'est formidable de pouvoir… transmettre, enseigner à ces jeunes qui se renouvellent, qui changent, qui viennent et qui sont dans nos services. Donc, l'exemple, l'organisation, la bienveillance, un peu d'humour. Mais ça, par exemple, aussi, et puis une gestion commune des choses, déléguer, ne pas tenir tout dans sa propre main, parce que c'est impossible, on devient fou de trop de travail. Stéphane Wolf m'a beaucoup aidé là-dedans, parce qu'il a beaucoup d'humour, il est très drôle. C'était lui qui était responsable du staff hebdomadaire. Ça me soulageait d'une partie, et puis ça permettait de mettre un peu d'humour. On se moquait les uns des autres, on se prend pas… Essayer aussi de pas trop se prendre au sérieux. Monsieur Cabrol, quand j'ai été son interne, il avait 58 ans, je trouvais ça super vieux. Il s'appelait lui-même le Vieux. Je me suis dit… Quand je vais atteindre 60 ans, je ferai comme lui. Je m'appellerai la vieille. Comme ça, ça leur évitera de m'appeler comme ça eux-mêmes. Et donc, quand je donne un avis au staff, et puis qu'ils me regardent de travers, je dis, elle fait chier cette vieille, hein ? Mais quelquefois, la vieille, elle a raison. Donc, voilà comment... Je pense que c'est une somme de choses. Et puis, dans les projets qu'on a, parce qu'il y a aussi ça, il y a les projets. Moi je me décris qu'un peu, je suis un peu, c'est un peu vieillot comme image peut-être, mais je suis le chef de gare avec les trains et les locomotives. Et alors il faut mettre du charbon dans la locomotive pour que ça marche. Il y a des trucs, on met du charbon, ça marche jamais, il faut arrêter, parce que ça il ne faut pas perdre d'énergie à essayer de faire marcher un truc qui ne marche pas. Il y a des locomotives qui marchent toutes seules, c'est génial. Il faut les laisser aller. Il y a des gens qui, c'est très rare les gens qui tirent la charrette, mais il y en a. Donc, c'est là qu'il faut les laisser faire. Et puis, il y a des trucs où il faut mettre de l'énergie. Allons-y. Il y a une image que j'aime bien dans le leadership, quand on est soi-même celui qui tire la charrette. Il y a trois sortes de gens autour de vous. Il y a les gens qui tirent avec vous. Ceux-là, ils sont exceptionnels. Il y en a très peu. Il faut savoir les trouver et les choisir. Et ça fait partie du leadership, de trouver des gens qui vont tirer la charrette avec vous. Il y a les gens qui montent dans la charrette. Bienvenue au club. Ceux-là, on les admet, on les accepte, et on les respecte, et on fait en sorte qu'ils soient contents d'être dans la charrette. Et puis, il y a les gens qui sont accrochés derrière et qui freinent. ceux-là, il faut s'en débarrasser. Ça ne peut pas. C'est trop compliqué de tirer une charrette avec des gens qui freinent. Donc voilà mon image du leadership.
- Speaker #1
Et pour fédérer en pluriprofessionnel dans un secteur où on a des soignants, des administratifs, des docteurs, des gens avec des cultures fondamentalement différentes, qui ne se retrouvent pas toujours, comment tu as fait ?
- Speaker #0
Alors c'est vrai qu'en théorie, dans un hôpital, il y a trois silos à grains. Il y a les administratifs qui ont leur hiérarchie, leur salaire, leurs avantages. Ils ne payent pas le parking, on ne sait pas pourquoi, mais ils ne payent pas le parking, les administratifs. Il y a les docteurs, c'est le deuxième silo. Alors eux, ils payent le parking, mais ils ne sont pas toujours en cheville avec les administratifs. On ne peut pas dire, quelquefois ils savent à peine que ça existe. Et puis, il y a le personnel paramédical, et c'est le troisième silo qui avait... qui a sa hiérarchie. Ils payent le parking aussi, les paramédicaux. Donc, c'est pour rire, cette histoire de parking, mais c'est quand même assez significatif. Il y a des trucs rigolos quand même dans la hiérarchie. Et en théorie, les hiérarchies de ça ne s'interconnectent pas tellement. C'est assez bizarre, mais c'est comme ça. Donc, les médecins qui ont des responsabilités, les chefs de service, les coordonnateurs de pôle, ils sont en relation avec l'administration obligatoire. En tout cas, Jean-Patrick Lajoncher avait organisé les choses comme ça, puisque les chefs de service faisaient leur budget, puisque les coordonnateurs de pôle faisaient partie du comité de direction. Donc il y a une accroche avec l'administration entre le haut du panier de la responsabilité des médecins. Il y a des médecins qui n'ont aucun rapport avec l'administration, jamais. C'est curieux, mais c'est comme ça. Ils viennent, ils voient leurs malades, ils s'en occupent et puis ils comptent sur leur chef de service pour s'occuper du reste. Ils ne s'occupent pas de grand chose d'autre. Mais s'ils sont dans la charrette, ce n'est pas grave. Ça peut exister un médecin qui n'a aucune accointance avec les tâches administratives. Moi, je respecte ça. Ça ne me dérange pas forcément. Si la fille ou le gars fait très, très bien son job, ça peut s'envisager. C'est possible. Il y a aussi des médecins qui ne publient jamais. et d'autres qui publient. Et on peut accepter qu'il y en ait qui ne publient jamais. Ça peut arriver. Et puis, la porosité entre les médecins et le personnel non médical, elle est obligatoire, parce qu'on travaille avec eux tout le temps. On travaille avec les penseuses, les IAD, les IBOD au bloc opératoire. On est dans un bloc opératoire. C'est assez rigolo, d'ailleurs. Tout le monde est habillé pareil. Personne ne sait qui est qui. Si vous pénétrez dans un bloc opératoire que vous n'y êtes jamais allé, vous ne saurez pas qui est chirurgien et qui est l'externe. Alors peut-être là, mais quelquefois ce n'est pas le cas. Donc le fait que le costume soit le même pour tout le monde et que tout le monde soit masqué, ça fait qu'on ne sait pas. Donc c'est assez drôle. Mais au bloc opératoire, on travaille dans une très grande intimité. Moi, les ibodes qui m'instrumentent, c'est... Je dirais pas que j'ai jamais des relations d'amitié avec les gens avec qui je travaille. J'ai des relations de profond respect. Et elles m'aident, elles sont formidables, elles sont attentives. Et puis on se parle quand on ferme le malade, on discute de choses et d'autres. Donc la porosité entre les médecins et le personnel non médical, elle existe. Les médecins et les infirmières. Mais par exemple... Les internes que j'interrogeais, toujours, je leur faisais un entretien au milieu de leur stage pour le savoir-être, savoir comment on se conduit dans la vie. Alors je leur disais « Alors, tu connais le nom de tes infirmières ? » « Oui, oui. » Alors elles me donnaient le nom. « Et les aides-soignantes ? » « Blanc. » Je dis « C'est pas bien. Tu dois savoir le prénom de tes aides-soignantes. Elles sont là, elles s'occupent des malades, elles font la toilette de ton malade qui a été opéré d'une fracture et tout, c'est important. Tu dois savoir leur prénom. » Donc... Cette porosité, elle existe et à la fois verticalement, en théorie, le chef de service n'a pas voix au chapitre pour savoir qui est-ce qu'on va lui mettre comme cadre. C'est improbable ce truc-là. Donc moi, quand je suis arrivée, j'ai été la dernière à Saint-Joseph à qui on a, entre guillemets, balancé son cadre. On m'a dit, ce sera Marie-Jo Pérez, votre cadre. Voilà, je n'ai pas le choix, je n'en ai pas vu d'autres. On m'a dit, ce sera elle. Ça s'est trouvé qu'on s'est très, très, très bien entendus, toutes les deux. Mais ça aurait pu ne pas, c'est possible. Donc après, étant membre du comité de direction, j'ai dit quand même, ce serait bien que le chef de service puisse un peu avoir le choix. La cadre, c'est son bas droit. Après, par exemple, dans le choix des infirmières, a priori, les médecins, ils n'ont jamais voix au chapitre. Il y a deux hiérarchies différentes. C'est fabriqué comme ça. Alors, quand on est dans des relations très étroites avec les gens, on prend conseil les uns des autres. Quand M. Lajonchère a introduit à Saint-Joseph ce qui s'est appelé le MBO, Management par Objectif, donc ça voulait dire que chaque employé de l'hôpital avait un entretien avec son N plus 1 une fois par an. C'est une révolution complète dans l'hôpital. Je n'avais jamais connu ça. se poser une heure. par an avec celui qui est votre N plus 1, c'est pas du luxe, franchement. Surtout que ça peut se faire n'importe où. Moi, j'ai fait ça avec mes collaborateurs au resto. On est allés aux Chinois du coin, on faisait notre petit truc aux Chinois du coin, dans une ambiance plutôt sympa. Donc, avec Marie-Jo Pérez, j'étais pas sa N plus 1, du tout. Mais j'avais un entretien avec elle annuel. Dans cet entretien annuel, on pouvait échanger sur les équipes, sur tout ça. On a organisé des réunions d'équipe, des réunions d'équipe de jour, des réunions d'équipe de nuit, des réunions pour que le personnel puisse s'exprimer devant moi des difficultés qu'elles avaient. Et puis, la cadre, elle me transmettait aussi les choses. Stéphane Wolf, il s'occupe de grands infirmes moteurs cérébraux. C'est une tâche noble de s'occuper de ces enfants qui sont à moitié cassés dans leur fauteuil. Vous les avez vus, on les voit parfois, de les remettre droit, tout ça. Mais c'est des malades. très lourds dans un service. Marie-Jo, un jour, elle m'a dit « Pomme, c'est pas possible, on ne peut pas en avoir plus que deux en même temps dans le service. Il faut réguler ces malades-là. C'est trop lourd. » Bon, mais c'est le personnel qui dit « C'est lourd. » En chirurgie, j'ai appris dans le précédent d'entretien que tu as fait avec cette femme extraordinaire qui était Michèle Bressan. Que le fait de mettre un nombre de malades par infirmière, ça l'a préoccupé et tout ça, mais moi ça m'a préoccupé toute ma carrière, parce que dans notre hôpital, en chirurgie, il y a une infirmière pour 12 malades et en médecine, il y a une infirmière pour 8 malades, je n'ai jamais compris pourquoi. Pourquoi la chirurgie, ce serait moins lourd ? C'est horriblement lourd. Tous les malades non lourds, ils sont partis en hôpital de jour, il ne nous reste plus que les malades lourds. Et quand on a un grand infirmateur cérébral, quand on a 12 malades, dont un IMC, comment on fait ? C'est vraiment difficile. Donc l'interrelation, elle existe, elle n'est pas formalisée. Et c'est vrai que, par exemple, l'administration n'a pas de rapport avec le personnel non médical. Très peu. Les médecins, avec le personnel non médical, oui. Les médecins, le haut du panier, entre guillemets, parce que ce n'est pas parce qu'on est chef de service qu'on est le haut du panier. Avec l'administration, oui. Mais le truc qui fermerait la boucle... Pas vraiment. De temps en temps, dans des réunions stratégiques, dans des choses comme ça, où les coordinatrices de pôle étaient invitées, où elles étaient là et elles pouvaient s'exprimer, ça arrivait.
- Speaker #1
Dans toutes tes expériences, est-ce que tu peux nous partager ton plus gros échec ?
- Speaker #0
J'en ai eu beaucoup. On ne fait pas de la chirurgie sans échec, sinon on est un menteur. C'est sûr, j'en ai eu. Parfois, on fait très très bien. La radio est très très belle et le malade ne va pas bien du tout, ce n'est pas facile à gérer. Je dirais qu'on a un petit cimetière avec tous les échecs qu'on a eus. Mais dans le cimetière, il y en a qui pèsent plus lourd que les autres. Et en fait, je dirais que le souvenir le plus dur, celui que je garde, que je me souviens du nom du malade. Quand on était chef de clinique à l'assistance publique, en garde, on était seuls. Et on était très seuls. C'est-à-dire que les décisions nous revenaient. Et donc, j'étais chef de clinique, à la pitié. On est jeune chirurgien quand on est chef de clinique, on n'a pas beaucoup d'expérience. Et j'ai reçu ce qu'on appelle un polytraumatisé. C'est un malade qui avait un énorme traumatisme de la face. Et il avait un traumatisme étagé de son membre inférieur, le fémur ouvert, le tibia ouvert, une énorme plaie en arrière du genou. Donc, c'est des malades qu'on recevait. Ça s'appelle le réveil à la pitié. C'est une espèce de réanimation dans laquelle on reçoit ces malades-là pour checker tous ensemble ce qu'on va faire. Parce que quand je dis que j'étais seule, ce n'est pas tout à fait vrai. Les anesthésistes qui s'occupaient du réveil étaient avec moi pour prendre la décision de ce qu'on va faire et dans quel ordre, comment on va s'y prendre. Donc, vient le moment où le malade est suffisamment stable pour que je puisse faire quelque chose. Et donc j'ai décidé que j'allais lui mettre un fixateur externe sur son fémur, un fixateur externe sur son tibia. J'ai appelé mes collègues chirurgiens vasculaires pour sa plaie du genou qui avait probablement atteint la veine poplité au moins, peut-être l'artère. Ils ont fait un pansement compressif dans ce cadre. Le malade n'a pas été bien du tout. J'ai refait le pansement au moins deux, trois fois dans la nuit et il est décédé le matin. tôt et les anesthésistes ont dit qu'en particulier il n'avait pas pu supporter le saignement énorme qu'il y avait eu avec toutes ces histoires. Et donc, voilà, la question, c'est toujours pareil. On peut se dire, c'était un traumatisme très très grave, j'ai fait ce que j'avais fait de mieux et puis voilà. Ou on peut se dire, et si je l'avais amputé de son fémur direct ? Puisque tout était cassé, tout était ouvert, c'était l'horreur. C'est comme de la chirurgie de guerre. Est-ce que si je l'avais amputé du fémur direct, comme on fait en chirurgie de guerre, il ne serait pas vivant aujourd'hui ? Je n'en sais rien, mais ça fait 40 ans. Ça ne m'a jamais quitté.
- Speaker #1
Est-ce que tu peux aussi nous parler de ta plus grosse fierté ?
- Speaker #0
Oui. Ma plus grosse fierté, c'est d'avoir transmis ce que je sais. Je me suis... Quand j'ai quitté la clinique de Bercy et que je suis revenue à l'hôpital, c'était en grande partie pour transmettre. Et il faut dire que quand j'ai quitté la clinique de Bercy, M. Le Tournel était mort très jeune, 66 ans. C'est jeune. Il avait peu transmis parce qu'il était ronchon, parce que c'était compliqué de transmettre, parce qu'il était 30 ans en avance sur tout le monde. Et donc, il avait peu transmis, à peu de gens. Voilà, on va dire, à peu de gens. Quelques Américains, Jeffrey Maas, Joël Matta, moi. pas grand monde d'autre. Et quand il est mort en 1993, j'étais à Bercy, je m'étais dit, avec Thierry Gédé, j'avais dit à Thierry, notre job maintenant, ça va être de transmettre. Parce qu'il faut transmettre. Je lui ai dit, c'est quand même con que ce soit les Américains qui nous apprennent à faire la chirurgie du côté. Zut ! On va faire. Et donc Thierry, il a eu à s'occuper d'autres choses, mais moi je me suis occupée de ça. Et je me suis occupée de transmettre. Donc, c'est une des raisons pour lesquelles je suis revenue à l'hôpital. Transmettre à mes internes, transmettre à des gens que ça intéressait. Au début, à Saint-Michel, mes internes, c'était des urologues. Alors, bon, transmettre la chirurgie du cotyle aux urologues. Mais un jour, j'ai eu un interne qui était orthopédiste. Et le mercredi, qui était le jour où j'opérais les cotiles, il faisait un DU d'anatomie. Je lui ai dit, je me fais fort que tu rates tes séances de DU pour faire les cotiles avec moi. Bon, donc... Transmettre, transmettre et transmettre. Et quand je suis arrivée à Saint-Joseph, j'ai commencé d'avoir des internes, des vrais internes d'orthopédie. Au début, on en avait deux, plus deux étrangers. Aujourd'hui, on en a huit. Parce que les internes ont demandé à venir dans le service. Parce que le service a été très demandé. Parce qu'on est parmi les premiers à être choisis par les internes, parce qu'ils veulent apprendre ça. Les chefs sont venus, les gens de l'étranger sont venus. Donc... j'ai transmis ça et j'ai transmis mon enthousiasme pour cette chirurgie. Je l'ai transmise à Guillaume Riouallon, à Peter Hupex, à Pierre-Emmanuel Moreau, qui sont restés dans le service, à Elias Melem, qui sont restés dans le service pour faire ça. Parce qu'ils adorent ça. C'est extra qu'ils adorent ça. Parce qu'il faut adorer ça pour y aller. C'est dur à faire. Ce n'est pas de la chirurgie facile. Et puis ça ne donne pas que des bons résultats. Donc il faut être courageux pour y aller. C'est important. Il faut prendre un peu de risque. Il faut être courageux. Mais ça, de transmettre ça, qu'on a envie d'être courageux, qu'on a envie de prendre des risques, c'est important. Donc j'ai transmis ça. Et puis, dans mon service, j'ai fait ce travail-là. Et je l'aurais transmis. Et j'ai fondé une école de chirurgie du bassin et du cotyle dans ce service à Saint-Joseph, qui est reconnue dans la France entière, voire ailleurs. On a un Américain qui est venu dans le service qui a dit, « Mais oh, il faut que tous les Américains viennent apprendre le cotyle en France. » J'ai dit, « Oui, bien sûr. » Ça, c'est ma récompense. C'est magique. Et puis, il y a 15 ans, on a fondé, avec Jérôme Tonetti et Fernand de Peretti, un club qui s'appelle le Club du Bassin et du Cotyle. Et ce club, on l'a fondé à trois. Aujourd'hui, je ne sais pas, on est 200. Il y a tous les francophones, tunisiens, marocains, algériens. Il y a tous les Belges et les Suisses, et puis tout le monde nous demande, les Italiens, « Ah, comment vous avez fait pour fonder ce club ? » Et on est à peu près 200, et on a formé des jeunes un peu dans toutes les villes de France, à Brest, à Angers, à Limoges, partout. Et ce club s'est agrémenté, on a convaincu les Marseillais de faire cette chirurgie. Alors qu'elle se faisait à Nice et pas à Marseille, on a convaincu. Les Toulousains le faisaient déjà, à Strasbourg, oui, ça se faisait déjà. Mais voilà, la France est aujourd'hui pavée dans les grandes villes où il y a ces accidents qui provoquent ces fractures de gens qui savent faire cette chirurgie. Et dans ce club, on échange en permanence avec WhatsApp. Les plus jeunes, ils envoient les radios sur WhatsApp et ils disent « Alors, on fait quoi avec ça ? » Et alors, quelques fois, c'est les plus jeunes qui répondent, moi je ferais ça et ça et ça. Puis d'un coup, il y a un vieux qui dit, ah, peut-être ce serait plus sage de faire comme ça. Donc, on échange et on fait un cours tous les deux ans où on agrège de nouveaux, des nouveaux élèves. Et puis, on fait des journées scientifiques dans lesquelles on fait venir des étrangers, des Canadiens, des Allemands, tout le monde. Et donc, on partage tout ça à propos de cette chirurgie. Donc ma plus grande fierté, c'est de m'en aller à la retraite et de laisser ce service qui va continuer d'être ce lieu où on fait cette chirurgie et où on l'enseigne. Parce que je leur ai aussi transmis l'envie de transmettre et d'enseigner. Et je dirais que Guillaume Riouallon, qui est mon successeur, je l'ai choisi parce qu'il est plus fort que moi. Ce n'est pas bien de choisir des gens qui sont moins bien que soi. Il est plus fort que moi. Moi, je n'ai pas eu le temps, je n'ai pas pris le temps, mais je n'ai pas eu le temps de partir à l'étranger, d'aller transmettre ce qu'on faisait. Guillaume, il s'est mis à parler de mieux en mieux l'anglais pour aller communiquer à l'étranger, pour être présent partout, pour montrer ce qu'on fait. J'étais persuadée qu'il fallait acquérir un engin qui faisait du scanner pair opératoire et de la navigation par infrarouge. Aussitôt que la machine a été disponible, on a convaincu monsieur l'agent chair qu'il fallait qu'on l'achète. Ça s'est bien trouvé parce qu'on pouvait le faire avec la chirurgie du rachis que fait Stéphane Wolf et Guillaume. Et on a été les premiers à se servir de ça au monde pour faire la chirurgie du bassin et du cotyle. Les premiers à publier, les premiers à montrer que c'était indispensable. On a mis du temps à convaincre tout le monde. Mais là, maintenant, au bout de sept ans, dans notre club bassin-cotyle, tout le monde est convaincu que c'est idéal de se servir de ça. Donc on s'est servi des innovations technologiques, et oui, c'est ma grande fierté.
- Speaker #1
Tu nous as expliqué avoir toujours beaucoup travaillé. Est-ce que tu as des clés pour avoir réussi à tenir ce rythme élevé tout du long ?
- Speaker #0
Faire autre chose, ne pas être monomaniaque, ne pas être que chirurgien. Je n'aurais pas pu, dans la vie, être que chirurgien. Donc d'abord, je suis mère de famille, j'ai trois enfants. Aujourd'hui, j'ai six petits-enfants. J'ai une bonne partie de ma vie élevée les deux enfants de l'homme avec lequel je partage ma vie maintenant. Donc la vie de famille, pour moi, c'était très, très important. Une vraie vie de famille. Pas un truc qu'on délègue ou qu'on bâcle, non, une vraie vie de famille. Élever ses enfants, c'est important. Leur transmettre tout ce qu'on a, leur transmettre le plus possible. Donc ça, c'était important. Et puis, j'ai toujours fait du sport dans la vie, depuis que je suis très petite, depuis que j'ai 7 ans. Quand on commence à faire du sport, quand on a 7 ans, on est endorphinomane de base. Et donc, on a besoin d'endorphine. La chirurgie, ça en fait sécréter, je pense. Mais j'ai toujours eu besoin de faire du sport et donc je n'ai pas beaucoup arrêté d'en faire. Et au moment où mon dernier fils avait un an, parce qu'avant l'internat, trois enfants, les grossesses, je dis toujours, j'ai fait trois enfants en quatre ans, donc j'ai eu l'impression d'être enceinte tout le temps pendant quatre ans. Donc enceinte plus l'internat et faire du sport, c'était quand même un peu compliqué. Mais après, grâce à ma fille aînée qui a eu envie de faire du poney en vacances, j'ai découvert l'équitation et je me suis mise à monter à cheval à 30 ans, ce qui était tard. On n'est jamais très bon quand on commence un sport tard. C'est compliqué. On n'a pas les réflexes de quand on est petit, mais c'est un sport absolument génial parce qu'il y a un cheval et donc il faut en tenir compte. Et parce que ce n'est pas une mobilette. On ne peut pas la laisser dans son box sous prétexte qu'il fait froid. Voilà, on est obligé d'y aller. Et c'est très bien. d'être obligé d'y aller et d'aller dans un lieu qui est hors de la ville, dans la nature. Et puis quand on monte à cheval, on ne peut pas se permettre de penser à autre chose parce que le cheval, il le sait et volontiers, il fait des plaisanteries, y compris il vous jette par terre. Donc de ne pas être que chirurgien, ça m'a permis d'être un chirurgien très actif. La dernière chose que je fais aussi quand j'ai le temps, c'est... C'est d'écrire parfois un peu de littérature. C'est pareil, c'est quelque chose qui me tient à cœur et qui m'a permis de mener cette activité chirurgicale. Mais le fait d'assumer une activité chirurgicale plus une activité administrative, chef de service, coordonnateur de pôle, présidente de CME, cette tâche administrative, c'est impossible de la quantifier. On ne peut pas, parce que ce n'est pas du temps fixe. C'est de la préoccupation en plus et pas forcément du temps fixe. Mais ça prend le chou, un peu. Il faut bien se préserver et se garder des moments où on lâche et où on fait autre chose. Ça peut être du violoncelle, si on est violoncelliste.
- Speaker #1
Comment tu penses que le monde de la santé va évoluer ?
- Speaker #0
J'espère bien, j'espère qu'on va continuer en France d'être dans une société... qui tient fort à ce système de santé qui est très égalitaire et très démocratique. J'y tiens comme à la prunelle de mes yeux, je l'ai toujours profondément respecté, je crois que c'est très très important. J'espère qu'on n'aura jamais des gouvernements qui vont décider de détruire cet outil qui est très performant et qui est très utile à tout le monde. Et je pense que si on préserve ça... On va continuer de s'améliorer. Il ne faudrait jamais oublier, il ne faudrait jamais devenir des techniciens purs. On a une part de notre métier qui est profondément ancrée dans l'humain et dans l'humanité. Cette chose-là, il ne faut jamais, jamais l'oublier, à aucun prix. Mais moi, je pense que si je retourne en arrière et que je regarde comment c'était quand j'y commençais, c'est plein de défauts aujourd'hui, mais c'est tellement mieux. Ça, ça... Dans 30 ans, ce sera mieux, c'est sûr. C'est évident. Il faut continuer de se battre pour que ce soit mieux. Ça ne va pas nous tomber du ciel, ce n'est pas gagner d'avance. Il faut être vigilant, il faut défendre toujours les bonnes idées, l'éthique, la morale, c'est fondamental. Et dans nos hôpitaux privés à but non lucratif, ça a eu une importance énorme de défendre ça. l'éthique et la morale. Il ne faut jamais la lâcher à aucun prix. Mais si on ne lâche pas ça, je ne vois pas comment ça ne s'améliorerait pas. La technologie, les découvertes, même le Covid, ça nous a améliorés. C'est incroyable parce que c'était une folie cette maladie. Ça nous a cassés complètement, mais au final, on en a tiré des choses positives.
- Speaker #1
Et cette jeune génération que tu as tant côtoyée, tu attends quoi d'elle ?
- Speaker #0
J'attends qu'elle fasse sa vie comme elle l'entend et que je leur fais confiance. On m'a fait confiance à moi, alors je leur fais confiance. Je pense qu'ils sont formidables, les jeunes. Ils sont épatants. Il n'y a pas... C'est un truc de vieux con de douter de la jeunesse. Moi, je n'ai pas douté de la mienne.
- Speaker #1
Est-ce que pour terminer, tu peux nous raconter une anecdote ?
- Speaker #0
Oui. Il y en a une qui est assez caractéristique de ma carrière. Quand j'étais interne chez M. Cabrol, j'étais très jeune interne. J'étais en deuxième semestre, donc je ne connaissais pas grand-chose. Et un jour, il fallait lui installer un malade. On installait toujours les malades sur le dos et puis on leur ouvrait le thorax en ouvrant le sternum. Mais là, il fallait s'y prendre différemment parce qu'on n'allait pas brancher la circulation extracorporelle. Donc, il fallait mettre le malade sur le côté pour ouvrir le thorax entre les côtes et qu'il aille dilater la valve mitrale. Et donc, il fallait installer le malade pour le patron. J'étais toute seule. Et il y avait un résident tunisien. qui était beaucoup plus expérimenté que moi, qui savait très bien installer les malades, sauf qu'il avait décidé que c'était le moment où il fallait qu'il fasse sa cour à M. Cabrol. Donc il faisait du blabla, et moi j'étais toute seule pour installer le malade, avec la penseuse. Je n'étais pas toute seule, toute seule. Mais bon, c'est un peu stressant de faire ça. Donc j'installe le malade, je badigeonne, je mets les champs opératoires et tout ça, guidé par la penseuse, mais avec un peu d'appréhension. Et le patron rentre dans la pièce et il dit « qu'est-ce qui va m'instrumenter aujourd'hui ? » parce qu'il devait être 6h du soir, donc il n'y avait plus d'instrumentiste. J'ai dit, moi, je veux bien vous instrumenter, monsieur, mais je ne veux pas me faire engueuler. Il me dit, parce qu'il y a quelqu'un qui t'engueule ici. Il est adorable, adorable. Donne-moi ça. Non, pas celle-là, l'autre, là, voilà. Ça se passe super bien. Il me fait faire le tour, mettre le doigt dans la valve mitrale pour que je comprenne bien ce qu'il avait fait. Et puis voilà, ça se passe bien. On commence à fermer le malade et au moment où la fermeture était assez avancée, il s'en va. Il nous laisse fermer l'assistant tunisien et moi, puisque pendant toute l'intervention, on était tous les trois. Moi, je faisais l'instrumentiste, mais c'était le Tunisien qui l'aidait. Et donc, on arrive à la soupeau et je regarde le Tunisien droit dans les yeux et je lui dis, « Toi, mon gars, tu as fait le clown avec le patron pendant que j'étais en difficulté pour installer le malade. Tu m'as prise pour une quiche. Eh bien, tu vas fermer tout seul. » Parce que ça ne va pas être possible que tu me considères comme ça. Et donc, j'enlève mes gants et j'enlève ma casaque et je sors de la salle. Et au moment où la porte de la salle s'ouvre, M. Cabrol était assis sur un tabouret en face, dans le couloir, juste devant la porte. Et il avait l'air de somnoler. Donc, je sors comme la panthérose, sans faire de bruit. Il avait la tête penchée en avant comme ça et il dit... Elle n'est pas contente, ma petite fille. Donc, je m'arrête et je lui dis, ben, non, monsieur. Et il me dit, t'as raison, il ne faut jamais se laisser marcher sur les pieds.
- Speaker #1
C'est quoi la suite pour le docteur Pomme-Jaufroy ?
- Speaker #0
Oh, ben, j'ai plein de trucs à faire. D'abord, je suis encore en activité. Je continue d'opérer jusqu'au 1er novembre. Et après ça, comme mon mari est un grand marin, et que ça fait longtemps qu'on a décidé qu'il fallait qu'on traverse l'Atlantique, c'est prévu d'aller traverser l'Atlantique en bateau à voile. C'est déjà pas mal, ça. Et puis après, j'ai plein de petits-enfants dont je dois m'occuper. Et puis la retraite, c'est pas la retraite. J'ai réalisé ça il n'y a pas si longtemps que ça. J'ai réalisé qu'il me reste peut-être une ou deux dizaines d'années à vivre et qu'il faut les vivre comme une troisième partie de ma vie, qui est autre chose que j'ai à construire et que j'ai à faire. Et je me fais assez confiance pour trouver des trucs intéressants à faire et qui vont m'occuper.
- Speaker #1
Merci à toi d'avoir participé au podcast Raison d'être et de nous avoir partagé autant. d'expérience sur ton parcours.