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Rôle Titre - femmes de fiction

Nora (Ibsen) L'échappée belle

Nora (Ibsen) L'échappée belle

32min |15/08/2023
Play
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Rôle Titre - femmes de fiction

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32min |15/08/2023
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Description

« HELMER : Tu es d’abord et avant tout épouse et mère.

- NORA : Cela, je ne le crois plus. Je crois que je suis d’abord et avant tout un être humain, au même titre que toi…ou, en tout cas, que je dois essayer de le devenir… » Une maison de poupée, Acte 3

Etre soi ou être ensemble ?  Nora nous interroge sur ce qui reste de nous une fois déposés nos costumes d’épouse, de mère, de femme…

Dans cet épisode qui se chantonne comme une comptine :

- la métamorphose de Nora, de poupée étriquée à femme déployée

- ses motivations individualistes, féministes et humaniste

- ce qu’il nous reste à apprendre pour nos foyers à l’ère du développement personnel

Bonne écoute

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🔎Références sources 

Théâtre (texte intégral Wikisource): Une maison de poupée, Henrik Ibsen, 1879, créée au Kongelige Teater de Copenhague

Article : Ibsen et le féminisme, par Louise Debor dans La Fronde, 1898

Article : Un claquement de porte qui retentit dans toute l’Europe, par Clarence Lampron dans A votre service

Article : «Barbie» est aussi bien qu'un film Barbie pouvait être, par Richard Lawson dans Vanity Fair, 2023

Théâtre (Performance auto-fiction) : Pour en finir avec la mascarade, Morgane Lory, 2018, créée à La Loge

🎧 Références sonores citées dans l’épisode (extraits)

Captation pour la télévision :  Histoires d’amour - Maison de poupée, 1954, mise en scène de Jean Mercure, avec Danièle Delorme dans le rôle titre

Musique : Pierre, Hicham Chahidi, 2003

Musique : Les maisons de poupée, Anne Sylvestre, 1994

Musique : Tarentella Op.100 n°20, Friedrich Burgmüller, 1852

Entretien : “Ibsen ne croyait pas au collectif pour faire avancer la société”, Stéphane Braunschweig et Chloé Réjon, 2009

Bande-annonce : Barbie, Greta Gerwig, 2023

©️ Crédits

Rôle Titre est un podcast de Camille Forbes propulsé par Ausha


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Si, j'ai un sujet de joie et d'orgueil.

  • Speaker #1

    Allons, garde pour toi tes petits mystères de Noël.

  • Speaker #0

    Est-ce une étourderie que de sauver la vie à son mari ? Parce qu'une femme mariée ne peut pas s'emprunter sans le consentement de son mari.

  • Speaker #1

    Pas de dette, jamais d'emprunt.

  • Speaker #0

    Tu n'y en parleras jamais ? Si, si peut-être. Car je ne serai plus aussi jolie que maintenant. Mon mari ne doit pas avoir cette tête !

  • Speaker #2

    Je vais trouver de l'argent.

  • Speaker #1

    Comprends-tu ce que tu as fait ? Dis, comprends-tu ? Mais il ne s'agit plus de bonheur maintenant, tout ça c'est du passé, il s'agit de sauver des débris, des apparences,

  • Speaker #0

    tu entends ? Nora, c'est le rôle d'une poupée qui se lève et qui se casse. Bienvenue dans Rôles Titres, le podcast narratif, culturel et immersif qui vous plonge dans l'univers des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe et je suis comédienne. Dans chaque épisode... Je vous emmène à la rencontre d'une héroïne du théâtre ou de la littérature. Je vous raconte ce qui la rend singulière, ce qu'elle touche, ce qu'elle interroge dans notre société et dans notre construction du féminin. À mes yeux, chacune de ces héroïnes est essentielle et ce podcast existe pour faire entendre leur voix. Alors j'espère que vous aussi, vous en porterez un fragment d'elle. Message de service ! Rôles Titres, c'est aussi une newsletter, des réseaux sociaux, des recos et des ressources culturelles autour de ces héroïnes inspirantes. Pour approfondir le podcast, pour le suivre et le soutenir pour qu'il dure, toutes les infos sont dans les notes de l'épisode. Pensez-y ! Mais pour l'instant, il est l'heure pour Rôles Titres d'entrer en scène. À qui montrez-vous votre vrai visage ? À votre famille ? Vos amis ? Ou vous arrive-t-il de vous cacher derrière de jolies apparences ? Pour Nora, la vie de poupée qu'elle mène est un jeu de dupe qui dure depuis huit ans. Nora, c'est l'héroïne de la pièce de théâtre Une maison de poupées de Henrik Ibsen. C'est un immense rôle classique qui pose une question universelle. Peut-on être authentique ? Peut-on vivre pour soi quand on vit parmi les autres ? Dans cet épisode, nous partons au XIXe siècle, en Norvège, dans la société, la famille... Et le couple de Nora, c'est un véritable jeu de poupée qui s'exerce avec ses règles et ses codes. On suivra les masques dont se débarrasse Nora. Enfant, poupée, épouse, mère, femme. Une fois la partie finie, a-t-elle toujours forme humaine quand elle regarde dans la glace ? Vous écoutez Rôles Titres, l'épisode Nora, l'échappée belle. Rencontrer Nora, c'est pénétrer dans l'univers d'une poupée, c'est pousser la porte de sa maison où tout est mignon, délicat et chaleureux. Une vraie maison de poupée, où il n'y a jamais de dispute, où le désordre tient dans les chapeaux qu'on laisse traîner ou les miettes de macarons. Tout est joli autour de Nora, ses enfants, le piano, le sapin de Noël, ses jolies robes, et elle-même bien sûr.

  • Speaker #1

    Eh bien, regardez-la bien, madame, elle est jolie, n'est-ce pas ? Merveilleusement jolie, c'était la vie de tout le monde, là-haut.

  • Speaker #0

    Nora est mère de trois enfants, mais c'est comme si cela était sans incidence sur sa propre jeunesse. Elle a gardé tant de traits de l'enfance. D'abord, une joie solaire. Elle apparaît partout avec un éclat de rire ou de voix, toujours gaie, toujours dansante. Hein ? Qu'en pariez-vous ? Savez-vous seulement ce que c'est ? L'insouciance, ensuite. Son milieu bourgeois lui a rendu la vie facile. Pourquoi n'en profiterait-elle pas ? Loin de l'image de la mère de famille autoritaire et responsable, elle n'en est pas moins aimante. Comme c'est gentil à toi, n'aurait-on pas traité un empressement ? Doublement gentil de ta part à toi, qui ne connaissait plus les misères de la vie. Sa recette, elle laisse toutes les lourdeurs et les contingences de la vie bourgeoise aux domestiques et à son mari Torval, à qui cela convient très bien.

  • Speaker #1

    Ne t'inquiète de rien. Je te demande... Je ne te demande qu'une seule chose, Nora, c'est d'être franche. Je te servirai de conscience et de volonté.

  • Speaker #0

    Et enfin, la pureté. Son milieu aisé aurait pu rendre Nora mauvaise et avide, mais elle n'agit jamais par méchanceté ou séduction. La fidélité à son mari, par exemple, lui apparaît facile et évidente, puisqu'elle l'aime. Ainsi, aussi légère que possible, elle peut virevolter sans fin, comme une danseuse dans sa boîte à musique. Comme une poupée dans sa maison. Nora, l'éternelle femme-enfant.

  • Speaker #2

    Les muses sont comme des boîtes à rêver, Sitôt qu'on y plonge le nez,

  • Speaker #0

    On y bascule,

  • Speaker #2

    Dans un monde figé, Que rien ne viendra déranger, Les joies comme les dangers sont mûrs. minuscule Si on y trouve tout, c'est bien plus joli que chez nous. Les tapis sont beaucoup plus doux, les étagères On délivre parfois comme l'ongle du petit doigt et ne peuvent porter que trois grains de poussière

  • Speaker #0

    Évidemment, il n'y aurait pas d'histoire sans ombre au tableau. Dans cet univers paisible, Nora est rattrapée par une décision qu'elle a prise il y a des années. Au début de leur mariage, quand ils n'avaient pas encore beaucoup d'argent, Torvald est tombé malade. Torvald étant farouchement opposé à l'idée de contracter la moindre dette.

  • Speaker #1

    Pas de dette, jamais d'emprunt.

  • Speaker #0

    Nora s'est tournée vers son père pour lui demander de l'argent, mais celui-ci était mourant. Nora alors, dans sa tête de poupée, tête de linotte, a pris une décision, peut-être sa seule décision de femme adulte. Elle a contracté un emprunt elle-même, sans l'autorisation de son mari. Elle a donné pour garant son père, en imitant sa signature alors que celui-ci venait de décéder.

  • Speaker #1

    Savez-vous bien, madame, que c'est là une confession dangereuse ?

  • Speaker #0

    Huit ans avant la veille de Noël où démarre la pièce, les jeux sont faits. Nora a enfreint la loi. C'est un délit. Nora a menti à son mari. C'est une faute morale. Nora a usurpé l'identité d'un homme. Elle est sortie de son rang de femme et de poupée. Elle a inversé les rôles établis en étant une épouse qui protège son mari. Et ça, c'est assurément un acte contre nature et un crime impardonnable. On ne joue plus. L'histoire d'Honora est celle d'une compréhension et d'une transformation progressive. Toute la tension de la pièce est construite... Sur cet avant-après, Nora comprend que son secret va être révélé au fur et à mesure, l'événement qui était sans gravité dans l'esprit de Nora devient faute, puis tragédie, puis catastrophe. Au début, elle pense que rien de mauvais ne peut lui arriver. Non, c'est impossible puisque je l'ai fait par amour ! Puis elle fait tout son possible pour éviter que son mari ne soit mis au courant. Dans un but plutôt altruiste d'ailleurs. Ce n'est pas tellement pour s'éviter des ennuis à elle, que parce qu'elle sait le mal que ça pourrait lui faire à lui. Et à leur couple. Thorvald avec son amour propre d'homme, comme ça lui serait pénible. Quelle humiliation que d'apprendre qu'il me devait quelque chose. Ça aurait bouleversé tous nos rapports. Notre doux ménage si heureux ne serait plus ce qu'il est. Nora envisage même de se suicider par amour. Sous la glace peut-être. Dans l'abîme sombre et froid.

  • Speaker #1

    Et au printemps,

  • Speaker #0

    vous réapparaîtrez à la surface.

  • Speaker #1

    Défigurée, méconnaissable.

  • Speaker #0

    Espèce de chute. Dès qu'elle comprend que la vérité éclatera quoi qu'il arrive et fera exploser son couple, elle accepte cette bombe à retardement. Et chose nouvelle, Nora calcule. Il est 5h. D'ici à minuit, 7h. Puis 24h jusqu'à minuit prochain. J'ai 31h à vivre. Un décompte, mais aussi un espoir. Pour une chose mystérieuse que Nora appelle un miracle.

  • Speaker #1

    Nomme-le.

  • Speaker #3

    Ce miracle.

  • Speaker #0

    Nora l'offra à la fin de la pièce, juste avant d'accomplir un autre miracle, surtout pour l'époque. Car la cultissime et scandaleuse fin d'une maison de poupées, c'est le départ de Nora. Elle prend une décision inouïe pour une épouse de 1879 et quitte Torvald et le domicile familial pour toujours. En même temps que la maison de poupées se referme, Un nouvel espace s'ouvre. Nora avance, résolue, dans le froid de décembre. C'est la fin du petit salon, de l'agitation familiale, mais aussi de sa chaleur humaine. C'est le début de la solitude et d'un silence, mais qui laisse entendre une pulsation intérieure. Fini la vie de poupée. Mais le jeu n'était-il pas pipé au départ ? Dans un monde où le mot vainqueur ne s'accorde même pas au féminin. Alors plutôt que d'être une femme perdue, Nora quitte la partie. Elle n'a pas gagné, mais elle a tué le game. Quelle place occupe le rôle de Nora aujourd'hui dans notre culture ? Une maison de poupées, ce n'est pas la pièce de théâtre à laquelle pense le grand public en premier. Mais il faut le savoir, c'est une pièce incontournable chez les comédiens. C'est un très très grand classique qui a bouleversé le XIXe siècle et qui est encore joué dans le monde entier. Nora est un rôle d'une profondeur folle qu'on n'a jamais fini d'explorer. Et en même temps, c'est un monstre dont l'écho est immense. Pourquoi c'est un classique et pourquoi ça touche tant de monde ? Parce que Ibsen aborde des vérités universelles. Il n'est pas uniquement en train de critiquer les conventions de son époque ou de la bourgeoisie norvégienne. Il parle de quête de soi, de libre arbitre, des masques qu'on porte en société. Ibsen dira que sa mission vitale en tant que dramaturge était de réveiller le peuple et de l'amener à penser grand Qu'une femme comme Nora parvienne à penser grand, à avoir une telle progression en passant de poupée sans volonté à individu indépendant, c'est remarquable. Ça parlera aux femmes, évidemment, mais pas que. Ibsen nous amène à nous interroger sur ce qui nous entrave. Pour ça, il a créé une héroïne qui se déploie formidablement. Alors ça n'est peut-être qu'une histoire, l'histoire qui se joue dans une maison de poupées, mais depuis, elle a pu se jouer derrière d'autres portes. Et le premier élan de Nora semble s'être propagé à bien d'autres maisons. Quel porté féministe a le rôle de Nora ? Une femme qui se libère du carcan d'une société bigote, de l'emprise de son mari et de ses injonctions de mère et d'épouse, c'est évidemment féministe, non ? Eh bien, sachez que c'est un vaste débat et qu'il y a du monde pour dire que non. Si vous voulez savoir pourquoi, je vous ai mis un lien dans les notes de l'épisode. C'est vrai que Kipsen lui-même ne se revendiquait pas comme féministe. Il disait Pour moi, il n'y a qu'une cause, la cause de l'humanité Et donc, sur cette base, une maison de poupées serait une pièce humaniste, mais pas féministe. Alors je ne suis pas d'accord avec cette conclusion. Sachez juste que pour moi, c'est indiscutablement un rôle féministe. Certes, Nora est un être humain et elle le revendique. Je crois qu'avant tout, je suis un être humain, au même titre que toi, ou au moins que je dois essayer de le devenir. C'est un être humain qui se révolte pour s'éduquer, pour conquérir sa liberté. Mais c'est un être humain qui est une femme. Et ça change tout, c'est pas neutre. Rien ne serait arrivé à Nora si elle avait été un homme. Ça m'est égal que Ibsen ait été consciemment féministe ou non, je ferme la parenthèse sur lui, et je reparle de Nora tout de suite. L'image que m'évoque Nora, c'est celle du dépouillement. Nora est le rôle de la mise à nu la plus totale. Elle va tout au long de la pièce ôter des couches, des strates, faire tomber les masques, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'elle, son noyau. Et c'est pour ça qu'il n'est pas neutre qu'elle soit une femme, car elle est drapée, elle est emballée, engoncée dans des couches de faux-semblants typiquement féminins. Face à son mari, elle joue le rôle de l'épouse dévouée, obéissante. Face à ses enfants, celui de la mère douce. Face à la bourgeoisie, celui de la femme qui préserve sa réputation et celle de sa famille. Nora adore jouer tous ses rôles. Ça l'amuse, c'est un jeu. Et c'est une joie de savoir si bien le faire. J'ai été femme poupée chez toi, comme j'avais été enfant poupée chez papa. Le problème, et Nora n'en a pas conscience au début de la pièce, c'est que, ces masques étant permanents, elles cessent d'exister en tant qu'individus. C'est particulièrement visible dans le discours de Thorvald, qui l'infantilise. À l'époque, les femmes sont des mineures, sous la tutelle du mari. Nora est satisfaite de cette dynamique de couple. C'est vrai que ça facilite la prise de décision.

  • Speaker #1

    C'est comme ça que tu m'apparaîtras désormais, Nora, mon petit enfant.

  • Speaker #0

    Mais ça ne s'arrête pas là. Thorvald associe en permanence Nora à des animaux petits, fragiles et étourdis.

  • Speaker #1

    Et la loi est une garde-d'oeuvre ?

  • Speaker #0

    Il parle d'elle à la troisième personne, comme si elle n'était pas là.

  • Speaker #1

    Quoi ? Je ne regarderai pas mon plus cher trésor, cette splendeur qui est à moi ?

  • Speaker #0

    Infantilisée, animalisée, chosifiée, il ne reste plus grand-chose d'humain à Nora. Nora sait qu'elle porte des masques, des costumes, qui la dissimulent dans sa propre maison. Il y a tout un symbole à ce sujet, autour du bal costumé qui s'organise pour Noël. Nora s'entraîne à danser la tarantelle pour plaire à son mari, aux invités. Elle répare son costume. Et on voit que son moteur est dans le plaisir qu'elle procure aux autres, en jouant son rôle. La vraie Nora, celle qui existe sous toutes les couches, celle qui emprunte de l'argent, envisage de se montrer à Thorvald, mais seulement dans très longtemps. Oui, quand je ne serai plus aussi jolie, quand je ne lui plairai plus autant et quand il ne prendra plus de plaisir à me voir danser, me travestir et déclamer pour lui. La vérité passe après la féminité. Et la féminité est une mascarade. Cette mascarade prend fin plus tôt que prévu, dans la scène finale où Nora rompt avec Thorvald. Assieds-toi, l'entretien sera long, nous avons beaucoup à nous dire. La scène, effectivement, est longue, mais sa progression est limpide. Nora, qui n'a plus rien à dissimuler, rejette un par un les arguments de Thorvald. Pour lui, il est impensable que Nora s'en aille, puisque celui qui décide, c'est le mari.

  • Speaker #1

    Mais tu n'as pas le droit de t'en aller, je fais des soins de partir, Nora !

  • Speaker #0

    Si ce n'est pas lui... C'est la loi qui les unit. Ou la réputation publique.

  • Speaker #1

    Tu ne sors pas à ce qu'on dira, Nora.

  • Speaker #0

    Ou la religion. Ou le sens moral. Mais Nora ne croit plus aux maris, aux lois, aux sociétés, aux religions et aux morales. Dépouillée de tout, elle se lève et se casse. J'ai découvert Nora au début de ma formation théâtrale. C'est un comédien qui me l'a conseillé, comme un indispensable qui allait me mettre une claque. À quel moment j'y repense dans ma vie ? Pas forcément dans les situations de femmes qui partent en claquant la porte. Aujourd'hui, ça n'est plus tellement révolutionnaire. Les femmes demandent plus souvent le divorce que les hommes. Et une femme divorcée n'est plus une femme perdue. Mais ce sont les motivations de Nora qui restent courageuses et d'actualité. Nora quitte son foyer parce qu'elle veut faire son éducation soi-même et se demander si les lois sont justes. Je n'y comprends rien, mais je veux y arriver. Et savoir qui a raison. La société ou moi ? C'est très ambitieux. Quitte à être plus pessimiste qu'Ibsen, je ne pense pas que tout le monde puisse se le permettre. Tout le monde n'a pas la liberté de penser grand. Mais Nora est l'espoir que l'individu peut se réinventer. Les Noras d'aujourd'hui sont celles et ceux qui interrogent les décisions prises il y a des années, leurs habitudes, les normes sociales, et qui font des choix jugés parfois radicaux, en marge. Par exemple, ceux qui veulent vivre en autosuffisance. ou qui repensent les formes de travail et refusent à la fois le salariat et l'entrepreneuriat. Combien prennent vraiment le temps de considérer ces choix ? Nora n'a pas une vie si exceptionnelle, c'est sa décision qui l'est. Relire Nora aujourd'hui, c'est entretenir un regard sans concession sur nos choix et sur notre capacité à faire reset. N'abandonnez jamais cette fonctionnalité. Elle est vitale. Elle nous vient de 1879. Et quel claque ! Non mais quel... claque. Ok, Nora est donc un individu, capable de se réinventer ou de faire reset. Mais pour rebasculer du côté de la question du féminin, c'est tout de même un sacré cas d'école pour comprendre l'évolution des rapports homme-femme dans le mariage. Parce que vouloir vivre pour soi, c'est bien, mais c'est quand même un tout autre challenge pour une mère de famille du 19ème que pour un homme. Nora fait sécession avec la société et part se retrouver après être durement jugée pour la faute qu'elle a commise, empruntée. Elle-même se considère innocente, car elle a agi avec les meilleures intentions.

  • Speaker #1

    Les lois ne se préoccupent pas des motifs.

  • Speaker #0

    La société, au contraire, la considère coupable d'un triple crime dont elle n'aurait jamais accusé un homme. D'une, un homme aurait pu emprunter, en toute légalité. De deux, même si Nora avait commis une escroquerie, la pièce nous dit clairement que la rédomption est plus facilement accordée aux hommes.

  • Speaker #1

    La plupart des gens... tarée et dépravée de bonheur en tuant des mères menteuses.

  • Speaker #0

    Troisièmement, sa condition de femme aggrave la faute de Nora. Non seulement elle a enfreint la loi, mais elle a empiété sur le territoire masculin de son mari en assurant un rôle de protection et de soutien financier. Bref, c'est bien parce qu'elle est femme, de par son identité de femme, que Nora se retrouve contrainte à commettre une faute, sans possibilité de se racheter ensuite, et avec circonstances aggravantes d'empiéter sur le masculin. Elle subit la triple peine du féminin. C'est là qu'il y a une incompatibilité trop forte.

  • Speaker #1

    Je vois bien un abîme s'est creusé entre nous.

  • Speaker #0

    Nora ne peut plus être femme dans le monde d'hommes où elle vit. Elle comprend que les valeurs féminines qu'elle a intégrées ne seront jamais reconnues. Il y a d'un côté la justice des hommes et ce que Nora considère comme juste. Il y a le sens du devoir et de l'honneur des hommes et les bonnes intentions, la sollicitude des femmes. Ces deux systèmes de valeurs ne peuvent coexister. Alors, Nora s'en va. Il est intéressant de noter qu'elle ne cherche absolument pas à renverser le système des hommes. Elle va simplement exister ailleurs. Je vous recommande dans les notes de l'épisode le très bon article Un claquement de porte qui retentit dans toute l'Europe où Clarence Lomperon analyse comment Nora passe d'un rôle du care, domestique et marital, traditionnellement féminin, au self-care, qui est une sollicitude portée sur soi qui n'est le propre ni du genre féminin, ni du genre masculin. Allez, c'est le moment de me faire l'avocat du diable. Nora a poussé les portes du self-care et de la quête de soi, ce dont le XIXe siècle avait bien besoin. Mais 150 ans plus tard, a-t-on encore besoin d'une telle figure individualiste ? Aujourd'hui, je vois des bouquins et des coachs en développement personnel partout. Et parfois, ça m'épuise, ça vire à l'obsession de soi. Ça me pose deux questions. Est-ce que tout quitter pour se retrouver soi-même ? 1. Est-ce que c'est faisable ? 2. Est-ce que c'est vraiment souhaitable ? Faisable, oui. Mais ça reste un truc de privilégié. Nora reste une femme de la bourgeoisie. Rien que dans le fait qu'elle abandonne ses enfants, en pratique, déjà elle les laisse à leur père, il compte un peu quand même, et elle les laisse à Anne-Marie, la nourrice. Qui n'est pas n'importe qui, puisque c'était aussi la nourrice de Nora quand elle était enfant. La petite Nora n'avait pas d'autre mère que moi. Autrement dit, Nora laisse ses enfants à une grand-mère de substitution. C'est pas tout à fait comme si elle les laissait dans le caniveau. C'est drôle d'ailleurs, comme tout le monde se scandalise que Nora abandonne ses enfants, mais tout le monde trouve ça très normal qu'une fille de classe inférieure comme Anne-Marie abandonne son propre bébé pour gagner sa vie. Il n'y a que Nora qui s'est posé la question. Dis-moi Anne-Marie, je me suis souvent demandé une chose. Comment as-tu eu le courage de confier ton enfant à des étrangers ?

  • Speaker #2

    Il le fallait bien.

  • Speaker #0

    Une maison de poupées ne nous dit pas comment il est possible de s'émanciper quand on n'a ni l'argent, ni les nounous. Nora est sublime quand elle enlève toutes ses peaux, de mère, d'épouse. En dessous, elle est d'une pureté vraie. Mais Ibsen sait que ce phénomène est rare. À travers les personnages d'Anne-Marie ou de Christine, des travailleuses, il nous rappelle que la plupart des êtres humains cherchent à sauver leurs peaux, pas à s'en débarrasser. L'émancipation individuelle est un luxe. Et Nora peut se payer le luxe d'être vraie. Deuxième question, si on peut partir en quête de soi, est-ce que c'est souhaitable ? Pour Ibsen, la réponse est oui. L'individualisme est positif, comme l'explique Stéphane Braunschweig dans cet extrait.

  • Speaker #3

    Ce qui est clair, c'est que pour Ibsen, le fait qu'elle pose cet acte, c'est un acte qui est positif. Je ne dis pas qu'il n'y voit pas aussi la part de destruction qu'il y a dans un tel acte. Elle quitte ses enfants, quitter son mari, bon, il en retrouvera une autre. Quitter ses enfants, non, ils ne vont pas retrouver une autre mère. Donc il est évident qu'il y a une part de destruction dans l'acte d'individualisme que pose Nora. Mais il faut toujours penser que l'individualisme chez Ibsen, c'est quelque chose de positif. Parce qu'il pense que... que c'est par les individus que la société peut progresser. Il ne croit pas que c'est par les mouvements de foule, par le collectif.

  • Speaker #0

    Là, je vois une limite. L'acte de Nora est positif, mais on ne sait pas ce qui lui arrive ensuite. Même en supposant que Nora se trouve, soit heureuse, puisse être authentique et en maîtrise de sa vie, elle le ferait seule. Qu'est-ce que ça nous laisse comme vision du mariage et de la famille ? Une maison de poupées traite de la liberté d'être soi-même, mais surtout de la possibilité d'exercer cette liberté dans le cadre du mariage. Nora refuse une vie d'abnégation. Ça, notre siècle a bien compris depuis. Nora nous dit que nos devoirs envers nous-mêmes sont sacrés pour accéder au bonheur. Là encore, je suis d'accord. Mais Nora ne nous montre pas comment être entière et être ensemble.

  • Speaker #2

    Pour mieux y vivre.

  • Speaker #0

    Place à un volet plus personnel. Je voulais vous parler du rôle et de l'influence de Nora sur la construction de mon féminin. C'est un peu particulier par rapport aux autres épisodes, puisqu'on l'a vu, Nora c'est plutôt le personnage de la déconstruction. Jusqu'à la dernière scène entre elle et Thorvald, Nora donne une image intense et très traditionnelle du féminin, centrée sur l'amour de l'autre, la sollicitude. Elle ne parle pas que pour elle, mais pour tout le genre féminin. Je suis toujours autant bouleversée quand elle renvoie Thorvald à sa bassesse d'homme au moment de leur séparation.

  • Speaker #1

    C'est avec bonheur que je vais travailler pour toi nuit et jour, que je vais accepter tous les soucis, toutes les privations. Mais il n'y a pas un seul homme qui offrirait son honneur pour l'être qu'il aime.

  • Speaker #0

    Les femmes l'ont fait. Et c'est seulement quelques lignes après s'être fait porte-parole du féminin et l'avoir porté au nu qu'elle s'en détache. Telle que je suis maintenant, je ne peux être ta femme ? Telle que je suis maintenant, je ne peux pas être une mère pour les enfants ? Nora ? est un personnage qui reconnaît la grandeur, la noblesse des valeurs dites féminines et qui décide de les déposer sur le chemin et de continuer sa route sans. C'est quelque chose qui me fait frémir à chaque fois, de prendre le risque de laisser une part immense de son identité derrière soi. Il y a la citation célèbre de Beauvoir, On ne n'est pas femme, on le devient Eh bien Nora m'apprend qu'une fois qu'on est devenu femme, qu'on n'est défini que par cela même aux yeux de la société, on peut envoyer valser le féminin et devenir autre chose. Me construire en tant que femme, c'est aussi déconstruire mon féminin, l'oublier, faire un reset, me repenser en tant qu'individu, appelons ça comme on veut. Et si Nora peut se le permettre, à une époque où absolument tout la ramène à son genre en permanence, alors moi aussi, je devrais parfois exister comme un être humain. Je peux déposer mon masque d'épouse de mère, de bourgeoise, et aussi celui de femme. C'est peut-être le masque le plus difficile à déposer parce que c'est celui qu'on se trimballe depuis tellement plus longtemps. C'est une des toutes premières couches, une des plus profondes. Ça fait peur de l'enlever, de se retrouver à poil, de se demander ce qui reste en dessous. Très personnellement, je sais que c'est une des raisons intimes qui me poussent à être comédienne. Il y a quelques années, j'ai vu un spectacle qui m'a bouleversée au moins autant que Nora, intitulé Pour en finir avec la mascarade de Morgane Laurie. Et la première phrase de ce spectacle, c'est Si être une femme, c'est jouer un rôle, alors qu'est-ce qu'être une comédienne ? Ça a complètement renversé mon approche du travail de la scène. Il n'y aurait pas d'intérêt à monter sur scène avec un empilage de masques, dont j'ai déjà bien du mal à me défaire au quotidien. La Seine est un lieu exposé, nu, mais qui m'est paradoxalement plus hospitalier que le monde. C'est l'espace de liberté où je peux enlever les masques. C'est ma maison. Voilà, retour en 2023. Alors on garde Nora telle qu'elle ou on la change un peu ? Si Nora était parmi nous aujourd'hui, elle s'en sortirait bien. Elles verraient que notre société est devenue plus individualiste et elles seraient moins consensuelles qu'une poupée Barbie. Tout à fait, j'ai vu le film Barbie pour préparer cet épisode. Je vous lis un bout d'une critique de Vanity Fair qui résume mon point de vue. Barbie n'est pas là pour créer la polémique. Greta Gerwig incite simplement ses personnages et son public à accepter que le monde est aussi abîmé et complexe qu'il est beau et que la meilleure façon de l'habiter est d'être soi-même. Au grand débat sur le patriarcat et le féminisme, Barbie préfère un message acceptable sur l'individualisme. Eh, il a bon dos l'individualisme. C'est pour ça qu'à mes yeux, Nora va plus loin. Elle est bien dans des revendications féministes. Elle ne va pas accepter le monde et chercher le compromis. Elle refuse le système. Au moins pour un temps, elle part. Alors je garde Nora. Je pense que Barbie sauce 2023 ne suffit pas et que le cran d'après, ce serait de trouver comment renverser tout le système patriarcal. Mais on n'y est pas encore. Les féministes radicales sont sur le coup, cela dit. Enfin, et parce que cette saison 2 de rôle-titre est consacrée aux nouvelles mères, celles qui sont aussi des individus, je garde en tête ce que montre l'histoire de Nora. Il est tout à fait possible de mettre au monde un, deux ou trois enfants sans être née à soi-même. Tu es une enfant, Nora. Et sa stratégie de nouvelle mère est pour le moins radicale. Elle choisit de démissionner pour commencer par être sa propre mère. Celle qu'elle n'a pas eue. Celle que son mari ne peut pas remplacer, aussi infantilisant soit-il. Je veux songer avant tout à m'élever moi-même. Tu n'es pas homme à me faciliter cette tâche. Elle ne relève que de moi. Ce n'est pas un renouveau joyeux comme le printemps. Nora part à l'inconnu en disant, je ne crois plus au miracle. Mais la renaissance est en marche. Et on n'a jamais vu un papillon retourner dans sa chrysalide. Dans une autre pièce... La sauvage, Jean-Anouilh terminait par ces mots. Et elle part, toute menue, dure et lucide, pour se cogner partout dans le monde. Nora part se cogner, comme une enfant sortie de la maison rose qui se fera des bleus au dehors. Comme un papillon désorienté qui vient de déployer ses ailes, plus fragile que jamais, mais avec le ciel devant elle. L'échappée belle. Thorvald n'était pas si loin en la voyant comme un oiseau. Mais il n'aurait jamais pu imaginer la métamorphose de Nora. Qui pouvait imaginer le fracas que causerait son départ ? Que le battement d'aile d'un papillon pouvait provoquer une tornade ? Nora est déjà loin. Elle quitte le regard de ses proches et même le nôtre public. Au fur et à mesure qu'elle devient point à l'horizon, elle se révèle. Elle se rêve. Elle. Merci d'avoir écouté Rôle titre. Si vous avez apprécié l'épisode, voici trois choses que vous pouvez faire. Vous abonner à Rôle titre sur votre plateforme de podcast préférée et laisser 5 étoiles s'il s'agit d'Apple Podcast ou de Spotify. Rejoindre la newsletter de Rôle titre. ou son compte Instagram pour découvrir encore plus de contenu inspirant. Me soutenir financièrement par une donation sur la plateforme Ko-fi. Je vous explique tout en détail dans les notes de l'épisode. Une dernière chose, Roule titre abrite les femmes de fiction qui appartiennent à mon panthéon intérieur. Mais leur voix ne peut se propager que grâce à vous. Parlez du podcast autour de vous, partagez ces épisodes sur les réseaux sociaux, c'est faire entendre la voix de ces héroïnes à des auditeurs toujours plus nombreux. Je vous dis à très vite pour lever le rideau sur une prochaine héroïne. Et si vous avez accueilli en vous un fragment de celle d'aujourd'hui, faites entendre sa voix, faites résonner Roltitre.

Description

« HELMER : Tu es d’abord et avant tout épouse et mère.

- NORA : Cela, je ne le crois plus. Je crois que je suis d’abord et avant tout un être humain, au même titre que toi…ou, en tout cas, que je dois essayer de le devenir… » Une maison de poupée, Acte 3

Etre soi ou être ensemble ?  Nora nous interroge sur ce qui reste de nous une fois déposés nos costumes d’épouse, de mère, de femme…

Dans cet épisode qui se chantonne comme une comptine :

- la métamorphose de Nora, de poupée étriquée à femme déployée

- ses motivations individualistes, féministes et humaniste

- ce qu’il nous reste à apprendre pour nos foyers à l’ère du développement personnel

Bonne écoute

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🔎Références sources 

Théâtre (texte intégral Wikisource): Une maison de poupée, Henrik Ibsen, 1879, créée au Kongelige Teater de Copenhague

Article : Ibsen et le féminisme, par Louise Debor dans La Fronde, 1898

Article : Un claquement de porte qui retentit dans toute l’Europe, par Clarence Lampron dans A votre service

Article : «Barbie» est aussi bien qu'un film Barbie pouvait être, par Richard Lawson dans Vanity Fair, 2023

Théâtre (Performance auto-fiction) : Pour en finir avec la mascarade, Morgane Lory, 2018, créée à La Loge

🎧 Références sonores citées dans l’épisode (extraits)

Captation pour la télévision :  Histoires d’amour - Maison de poupée, 1954, mise en scène de Jean Mercure, avec Danièle Delorme dans le rôle titre

Musique : Pierre, Hicham Chahidi, 2003

Musique : Les maisons de poupée, Anne Sylvestre, 1994

Musique : Tarentella Op.100 n°20, Friedrich Burgmüller, 1852

Entretien : “Ibsen ne croyait pas au collectif pour faire avancer la société”, Stéphane Braunschweig et Chloé Réjon, 2009

Bande-annonce : Barbie, Greta Gerwig, 2023

©️ Crédits

Rôle Titre est un podcast de Camille Forbes propulsé par Ausha


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Si, j'ai un sujet de joie et d'orgueil.

  • Speaker #1

    Allons, garde pour toi tes petits mystères de Noël.

  • Speaker #0

    Est-ce une étourderie que de sauver la vie à son mari ? Parce qu'une femme mariée ne peut pas s'emprunter sans le consentement de son mari.

  • Speaker #1

    Pas de dette, jamais d'emprunt.

  • Speaker #0

    Tu n'y en parleras jamais ? Si, si peut-être. Car je ne serai plus aussi jolie que maintenant. Mon mari ne doit pas avoir cette tête !

  • Speaker #2

    Je vais trouver de l'argent.

  • Speaker #1

    Comprends-tu ce que tu as fait ? Dis, comprends-tu ? Mais il ne s'agit plus de bonheur maintenant, tout ça c'est du passé, il s'agit de sauver des débris, des apparences,

  • Speaker #0

    tu entends ? Nora, c'est le rôle d'une poupée qui se lève et qui se casse. Bienvenue dans Rôles Titres, le podcast narratif, culturel et immersif qui vous plonge dans l'univers des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe et je suis comédienne. Dans chaque épisode... Je vous emmène à la rencontre d'une héroïne du théâtre ou de la littérature. Je vous raconte ce qui la rend singulière, ce qu'elle touche, ce qu'elle interroge dans notre société et dans notre construction du féminin. À mes yeux, chacune de ces héroïnes est essentielle et ce podcast existe pour faire entendre leur voix. Alors j'espère que vous aussi, vous en porterez un fragment d'elle. Message de service ! Rôles Titres, c'est aussi une newsletter, des réseaux sociaux, des recos et des ressources culturelles autour de ces héroïnes inspirantes. Pour approfondir le podcast, pour le suivre et le soutenir pour qu'il dure, toutes les infos sont dans les notes de l'épisode. Pensez-y ! Mais pour l'instant, il est l'heure pour Rôles Titres d'entrer en scène. À qui montrez-vous votre vrai visage ? À votre famille ? Vos amis ? Ou vous arrive-t-il de vous cacher derrière de jolies apparences ? Pour Nora, la vie de poupée qu'elle mène est un jeu de dupe qui dure depuis huit ans. Nora, c'est l'héroïne de la pièce de théâtre Une maison de poupées de Henrik Ibsen. C'est un immense rôle classique qui pose une question universelle. Peut-on être authentique ? Peut-on vivre pour soi quand on vit parmi les autres ? Dans cet épisode, nous partons au XIXe siècle, en Norvège, dans la société, la famille... Et le couple de Nora, c'est un véritable jeu de poupée qui s'exerce avec ses règles et ses codes. On suivra les masques dont se débarrasse Nora. Enfant, poupée, épouse, mère, femme. Une fois la partie finie, a-t-elle toujours forme humaine quand elle regarde dans la glace ? Vous écoutez Rôles Titres, l'épisode Nora, l'échappée belle. Rencontrer Nora, c'est pénétrer dans l'univers d'une poupée, c'est pousser la porte de sa maison où tout est mignon, délicat et chaleureux. Une vraie maison de poupée, où il n'y a jamais de dispute, où le désordre tient dans les chapeaux qu'on laisse traîner ou les miettes de macarons. Tout est joli autour de Nora, ses enfants, le piano, le sapin de Noël, ses jolies robes, et elle-même bien sûr.

  • Speaker #1

    Eh bien, regardez-la bien, madame, elle est jolie, n'est-ce pas ? Merveilleusement jolie, c'était la vie de tout le monde, là-haut.

  • Speaker #0

    Nora est mère de trois enfants, mais c'est comme si cela était sans incidence sur sa propre jeunesse. Elle a gardé tant de traits de l'enfance. D'abord, une joie solaire. Elle apparaît partout avec un éclat de rire ou de voix, toujours gaie, toujours dansante. Hein ? Qu'en pariez-vous ? Savez-vous seulement ce que c'est ? L'insouciance, ensuite. Son milieu bourgeois lui a rendu la vie facile. Pourquoi n'en profiterait-elle pas ? Loin de l'image de la mère de famille autoritaire et responsable, elle n'en est pas moins aimante. Comme c'est gentil à toi, n'aurait-on pas traité un empressement ? Doublement gentil de ta part à toi, qui ne connaissait plus les misères de la vie. Sa recette, elle laisse toutes les lourdeurs et les contingences de la vie bourgeoise aux domestiques et à son mari Torval, à qui cela convient très bien.

  • Speaker #1

    Ne t'inquiète de rien. Je te demande... Je ne te demande qu'une seule chose, Nora, c'est d'être franche. Je te servirai de conscience et de volonté.

  • Speaker #0

    Et enfin, la pureté. Son milieu aisé aurait pu rendre Nora mauvaise et avide, mais elle n'agit jamais par méchanceté ou séduction. La fidélité à son mari, par exemple, lui apparaît facile et évidente, puisqu'elle l'aime. Ainsi, aussi légère que possible, elle peut virevolter sans fin, comme une danseuse dans sa boîte à musique. Comme une poupée dans sa maison. Nora, l'éternelle femme-enfant.

  • Speaker #2

    Les muses sont comme des boîtes à rêver, Sitôt qu'on y plonge le nez,

  • Speaker #0

    On y bascule,

  • Speaker #2

    Dans un monde figé, Que rien ne viendra déranger, Les joies comme les dangers sont mûrs. minuscule Si on y trouve tout, c'est bien plus joli que chez nous. Les tapis sont beaucoup plus doux, les étagères On délivre parfois comme l'ongle du petit doigt et ne peuvent porter que trois grains de poussière

  • Speaker #0

    Évidemment, il n'y aurait pas d'histoire sans ombre au tableau. Dans cet univers paisible, Nora est rattrapée par une décision qu'elle a prise il y a des années. Au début de leur mariage, quand ils n'avaient pas encore beaucoup d'argent, Torvald est tombé malade. Torvald étant farouchement opposé à l'idée de contracter la moindre dette.

  • Speaker #1

    Pas de dette, jamais d'emprunt.

  • Speaker #0

    Nora s'est tournée vers son père pour lui demander de l'argent, mais celui-ci était mourant. Nora alors, dans sa tête de poupée, tête de linotte, a pris une décision, peut-être sa seule décision de femme adulte. Elle a contracté un emprunt elle-même, sans l'autorisation de son mari. Elle a donné pour garant son père, en imitant sa signature alors que celui-ci venait de décéder.

  • Speaker #1

    Savez-vous bien, madame, que c'est là une confession dangereuse ?

  • Speaker #0

    Huit ans avant la veille de Noël où démarre la pièce, les jeux sont faits. Nora a enfreint la loi. C'est un délit. Nora a menti à son mari. C'est une faute morale. Nora a usurpé l'identité d'un homme. Elle est sortie de son rang de femme et de poupée. Elle a inversé les rôles établis en étant une épouse qui protège son mari. Et ça, c'est assurément un acte contre nature et un crime impardonnable. On ne joue plus. L'histoire d'Honora est celle d'une compréhension et d'une transformation progressive. Toute la tension de la pièce est construite... Sur cet avant-après, Nora comprend que son secret va être révélé au fur et à mesure, l'événement qui était sans gravité dans l'esprit de Nora devient faute, puis tragédie, puis catastrophe. Au début, elle pense que rien de mauvais ne peut lui arriver. Non, c'est impossible puisque je l'ai fait par amour ! Puis elle fait tout son possible pour éviter que son mari ne soit mis au courant. Dans un but plutôt altruiste d'ailleurs. Ce n'est pas tellement pour s'éviter des ennuis à elle, que parce qu'elle sait le mal que ça pourrait lui faire à lui. Et à leur couple. Thorvald avec son amour propre d'homme, comme ça lui serait pénible. Quelle humiliation que d'apprendre qu'il me devait quelque chose. Ça aurait bouleversé tous nos rapports. Notre doux ménage si heureux ne serait plus ce qu'il est. Nora envisage même de se suicider par amour. Sous la glace peut-être. Dans l'abîme sombre et froid.

  • Speaker #1

    Et au printemps,

  • Speaker #0

    vous réapparaîtrez à la surface.

  • Speaker #1

    Défigurée, méconnaissable.

  • Speaker #0

    Espèce de chute. Dès qu'elle comprend que la vérité éclatera quoi qu'il arrive et fera exploser son couple, elle accepte cette bombe à retardement. Et chose nouvelle, Nora calcule. Il est 5h. D'ici à minuit, 7h. Puis 24h jusqu'à minuit prochain. J'ai 31h à vivre. Un décompte, mais aussi un espoir. Pour une chose mystérieuse que Nora appelle un miracle.

  • Speaker #1

    Nomme-le.

  • Speaker #3

    Ce miracle.

  • Speaker #0

    Nora l'offra à la fin de la pièce, juste avant d'accomplir un autre miracle, surtout pour l'époque. Car la cultissime et scandaleuse fin d'une maison de poupées, c'est le départ de Nora. Elle prend une décision inouïe pour une épouse de 1879 et quitte Torvald et le domicile familial pour toujours. En même temps que la maison de poupées se referme, Un nouvel espace s'ouvre. Nora avance, résolue, dans le froid de décembre. C'est la fin du petit salon, de l'agitation familiale, mais aussi de sa chaleur humaine. C'est le début de la solitude et d'un silence, mais qui laisse entendre une pulsation intérieure. Fini la vie de poupée. Mais le jeu n'était-il pas pipé au départ ? Dans un monde où le mot vainqueur ne s'accorde même pas au féminin. Alors plutôt que d'être une femme perdue, Nora quitte la partie. Elle n'a pas gagné, mais elle a tué le game. Quelle place occupe le rôle de Nora aujourd'hui dans notre culture ? Une maison de poupées, ce n'est pas la pièce de théâtre à laquelle pense le grand public en premier. Mais il faut le savoir, c'est une pièce incontournable chez les comédiens. C'est un très très grand classique qui a bouleversé le XIXe siècle et qui est encore joué dans le monde entier. Nora est un rôle d'une profondeur folle qu'on n'a jamais fini d'explorer. Et en même temps, c'est un monstre dont l'écho est immense. Pourquoi c'est un classique et pourquoi ça touche tant de monde ? Parce que Ibsen aborde des vérités universelles. Il n'est pas uniquement en train de critiquer les conventions de son époque ou de la bourgeoisie norvégienne. Il parle de quête de soi, de libre arbitre, des masques qu'on porte en société. Ibsen dira que sa mission vitale en tant que dramaturge était de réveiller le peuple et de l'amener à penser grand Qu'une femme comme Nora parvienne à penser grand, à avoir une telle progression en passant de poupée sans volonté à individu indépendant, c'est remarquable. Ça parlera aux femmes, évidemment, mais pas que. Ibsen nous amène à nous interroger sur ce qui nous entrave. Pour ça, il a créé une héroïne qui se déploie formidablement. Alors ça n'est peut-être qu'une histoire, l'histoire qui se joue dans une maison de poupées, mais depuis, elle a pu se jouer derrière d'autres portes. Et le premier élan de Nora semble s'être propagé à bien d'autres maisons. Quel porté féministe a le rôle de Nora ? Une femme qui se libère du carcan d'une société bigote, de l'emprise de son mari et de ses injonctions de mère et d'épouse, c'est évidemment féministe, non ? Eh bien, sachez que c'est un vaste débat et qu'il y a du monde pour dire que non. Si vous voulez savoir pourquoi, je vous ai mis un lien dans les notes de l'épisode. C'est vrai que Kipsen lui-même ne se revendiquait pas comme féministe. Il disait Pour moi, il n'y a qu'une cause, la cause de l'humanité Et donc, sur cette base, une maison de poupées serait une pièce humaniste, mais pas féministe. Alors je ne suis pas d'accord avec cette conclusion. Sachez juste que pour moi, c'est indiscutablement un rôle féministe. Certes, Nora est un être humain et elle le revendique. Je crois qu'avant tout, je suis un être humain, au même titre que toi, ou au moins que je dois essayer de le devenir. C'est un être humain qui se révolte pour s'éduquer, pour conquérir sa liberté. Mais c'est un être humain qui est une femme. Et ça change tout, c'est pas neutre. Rien ne serait arrivé à Nora si elle avait été un homme. Ça m'est égal que Ibsen ait été consciemment féministe ou non, je ferme la parenthèse sur lui, et je reparle de Nora tout de suite. L'image que m'évoque Nora, c'est celle du dépouillement. Nora est le rôle de la mise à nu la plus totale. Elle va tout au long de la pièce ôter des couches, des strates, faire tomber les masques, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'elle, son noyau. Et c'est pour ça qu'il n'est pas neutre qu'elle soit une femme, car elle est drapée, elle est emballée, engoncée dans des couches de faux-semblants typiquement féminins. Face à son mari, elle joue le rôle de l'épouse dévouée, obéissante. Face à ses enfants, celui de la mère douce. Face à la bourgeoisie, celui de la femme qui préserve sa réputation et celle de sa famille. Nora adore jouer tous ses rôles. Ça l'amuse, c'est un jeu. Et c'est une joie de savoir si bien le faire. J'ai été femme poupée chez toi, comme j'avais été enfant poupée chez papa. Le problème, et Nora n'en a pas conscience au début de la pièce, c'est que, ces masques étant permanents, elles cessent d'exister en tant qu'individus. C'est particulièrement visible dans le discours de Thorvald, qui l'infantilise. À l'époque, les femmes sont des mineures, sous la tutelle du mari. Nora est satisfaite de cette dynamique de couple. C'est vrai que ça facilite la prise de décision.

  • Speaker #1

    C'est comme ça que tu m'apparaîtras désormais, Nora, mon petit enfant.

  • Speaker #0

    Mais ça ne s'arrête pas là. Thorvald associe en permanence Nora à des animaux petits, fragiles et étourdis.

  • Speaker #1

    Et la loi est une garde-d'oeuvre ?

  • Speaker #0

    Il parle d'elle à la troisième personne, comme si elle n'était pas là.

  • Speaker #1

    Quoi ? Je ne regarderai pas mon plus cher trésor, cette splendeur qui est à moi ?

  • Speaker #0

    Infantilisée, animalisée, chosifiée, il ne reste plus grand-chose d'humain à Nora. Nora sait qu'elle porte des masques, des costumes, qui la dissimulent dans sa propre maison. Il y a tout un symbole à ce sujet, autour du bal costumé qui s'organise pour Noël. Nora s'entraîne à danser la tarantelle pour plaire à son mari, aux invités. Elle répare son costume. Et on voit que son moteur est dans le plaisir qu'elle procure aux autres, en jouant son rôle. La vraie Nora, celle qui existe sous toutes les couches, celle qui emprunte de l'argent, envisage de se montrer à Thorvald, mais seulement dans très longtemps. Oui, quand je ne serai plus aussi jolie, quand je ne lui plairai plus autant et quand il ne prendra plus de plaisir à me voir danser, me travestir et déclamer pour lui. La vérité passe après la féminité. Et la féminité est une mascarade. Cette mascarade prend fin plus tôt que prévu, dans la scène finale où Nora rompt avec Thorvald. Assieds-toi, l'entretien sera long, nous avons beaucoup à nous dire. La scène, effectivement, est longue, mais sa progression est limpide. Nora, qui n'a plus rien à dissimuler, rejette un par un les arguments de Thorvald. Pour lui, il est impensable que Nora s'en aille, puisque celui qui décide, c'est le mari.

  • Speaker #1

    Mais tu n'as pas le droit de t'en aller, je fais des soins de partir, Nora !

  • Speaker #0

    Si ce n'est pas lui... C'est la loi qui les unit. Ou la réputation publique.

  • Speaker #1

    Tu ne sors pas à ce qu'on dira, Nora.

  • Speaker #0

    Ou la religion. Ou le sens moral. Mais Nora ne croit plus aux maris, aux lois, aux sociétés, aux religions et aux morales. Dépouillée de tout, elle se lève et se casse. J'ai découvert Nora au début de ma formation théâtrale. C'est un comédien qui me l'a conseillé, comme un indispensable qui allait me mettre une claque. À quel moment j'y repense dans ma vie ? Pas forcément dans les situations de femmes qui partent en claquant la porte. Aujourd'hui, ça n'est plus tellement révolutionnaire. Les femmes demandent plus souvent le divorce que les hommes. Et une femme divorcée n'est plus une femme perdue. Mais ce sont les motivations de Nora qui restent courageuses et d'actualité. Nora quitte son foyer parce qu'elle veut faire son éducation soi-même et se demander si les lois sont justes. Je n'y comprends rien, mais je veux y arriver. Et savoir qui a raison. La société ou moi ? C'est très ambitieux. Quitte à être plus pessimiste qu'Ibsen, je ne pense pas que tout le monde puisse se le permettre. Tout le monde n'a pas la liberté de penser grand. Mais Nora est l'espoir que l'individu peut se réinventer. Les Noras d'aujourd'hui sont celles et ceux qui interrogent les décisions prises il y a des années, leurs habitudes, les normes sociales, et qui font des choix jugés parfois radicaux, en marge. Par exemple, ceux qui veulent vivre en autosuffisance. ou qui repensent les formes de travail et refusent à la fois le salariat et l'entrepreneuriat. Combien prennent vraiment le temps de considérer ces choix ? Nora n'a pas une vie si exceptionnelle, c'est sa décision qui l'est. Relire Nora aujourd'hui, c'est entretenir un regard sans concession sur nos choix et sur notre capacité à faire reset. N'abandonnez jamais cette fonctionnalité. Elle est vitale. Elle nous vient de 1879. Et quel claque ! Non mais quel... claque. Ok, Nora est donc un individu, capable de se réinventer ou de faire reset. Mais pour rebasculer du côté de la question du féminin, c'est tout de même un sacré cas d'école pour comprendre l'évolution des rapports homme-femme dans le mariage. Parce que vouloir vivre pour soi, c'est bien, mais c'est quand même un tout autre challenge pour une mère de famille du 19ème que pour un homme. Nora fait sécession avec la société et part se retrouver après être durement jugée pour la faute qu'elle a commise, empruntée. Elle-même se considère innocente, car elle a agi avec les meilleures intentions.

  • Speaker #1

    Les lois ne se préoccupent pas des motifs.

  • Speaker #0

    La société, au contraire, la considère coupable d'un triple crime dont elle n'aurait jamais accusé un homme. D'une, un homme aurait pu emprunter, en toute légalité. De deux, même si Nora avait commis une escroquerie, la pièce nous dit clairement que la rédomption est plus facilement accordée aux hommes.

  • Speaker #1

    La plupart des gens... tarée et dépravée de bonheur en tuant des mères menteuses.

  • Speaker #0

    Troisièmement, sa condition de femme aggrave la faute de Nora. Non seulement elle a enfreint la loi, mais elle a empiété sur le territoire masculin de son mari en assurant un rôle de protection et de soutien financier. Bref, c'est bien parce qu'elle est femme, de par son identité de femme, que Nora se retrouve contrainte à commettre une faute, sans possibilité de se racheter ensuite, et avec circonstances aggravantes d'empiéter sur le masculin. Elle subit la triple peine du féminin. C'est là qu'il y a une incompatibilité trop forte.

  • Speaker #1

    Je vois bien un abîme s'est creusé entre nous.

  • Speaker #0

    Nora ne peut plus être femme dans le monde d'hommes où elle vit. Elle comprend que les valeurs féminines qu'elle a intégrées ne seront jamais reconnues. Il y a d'un côté la justice des hommes et ce que Nora considère comme juste. Il y a le sens du devoir et de l'honneur des hommes et les bonnes intentions, la sollicitude des femmes. Ces deux systèmes de valeurs ne peuvent coexister. Alors, Nora s'en va. Il est intéressant de noter qu'elle ne cherche absolument pas à renverser le système des hommes. Elle va simplement exister ailleurs. Je vous recommande dans les notes de l'épisode le très bon article Un claquement de porte qui retentit dans toute l'Europe où Clarence Lomperon analyse comment Nora passe d'un rôle du care, domestique et marital, traditionnellement féminin, au self-care, qui est une sollicitude portée sur soi qui n'est le propre ni du genre féminin, ni du genre masculin. Allez, c'est le moment de me faire l'avocat du diable. Nora a poussé les portes du self-care et de la quête de soi, ce dont le XIXe siècle avait bien besoin. Mais 150 ans plus tard, a-t-on encore besoin d'une telle figure individualiste ? Aujourd'hui, je vois des bouquins et des coachs en développement personnel partout. Et parfois, ça m'épuise, ça vire à l'obsession de soi. Ça me pose deux questions. Est-ce que tout quitter pour se retrouver soi-même ? 1. Est-ce que c'est faisable ? 2. Est-ce que c'est vraiment souhaitable ? Faisable, oui. Mais ça reste un truc de privilégié. Nora reste une femme de la bourgeoisie. Rien que dans le fait qu'elle abandonne ses enfants, en pratique, déjà elle les laisse à leur père, il compte un peu quand même, et elle les laisse à Anne-Marie, la nourrice. Qui n'est pas n'importe qui, puisque c'était aussi la nourrice de Nora quand elle était enfant. La petite Nora n'avait pas d'autre mère que moi. Autrement dit, Nora laisse ses enfants à une grand-mère de substitution. C'est pas tout à fait comme si elle les laissait dans le caniveau. C'est drôle d'ailleurs, comme tout le monde se scandalise que Nora abandonne ses enfants, mais tout le monde trouve ça très normal qu'une fille de classe inférieure comme Anne-Marie abandonne son propre bébé pour gagner sa vie. Il n'y a que Nora qui s'est posé la question. Dis-moi Anne-Marie, je me suis souvent demandé une chose. Comment as-tu eu le courage de confier ton enfant à des étrangers ?

  • Speaker #2

    Il le fallait bien.

  • Speaker #0

    Une maison de poupées ne nous dit pas comment il est possible de s'émanciper quand on n'a ni l'argent, ni les nounous. Nora est sublime quand elle enlève toutes ses peaux, de mère, d'épouse. En dessous, elle est d'une pureté vraie. Mais Ibsen sait que ce phénomène est rare. À travers les personnages d'Anne-Marie ou de Christine, des travailleuses, il nous rappelle que la plupart des êtres humains cherchent à sauver leurs peaux, pas à s'en débarrasser. L'émancipation individuelle est un luxe. Et Nora peut se payer le luxe d'être vraie. Deuxième question, si on peut partir en quête de soi, est-ce que c'est souhaitable ? Pour Ibsen, la réponse est oui. L'individualisme est positif, comme l'explique Stéphane Braunschweig dans cet extrait.

  • Speaker #3

    Ce qui est clair, c'est que pour Ibsen, le fait qu'elle pose cet acte, c'est un acte qui est positif. Je ne dis pas qu'il n'y voit pas aussi la part de destruction qu'il y a dans un tel acte. Elle quitte ses enfants, quitter son mari, bon, il en retrouvera une autre. Quitter ses enfants, non, ils ne vont pas retrouver une autre mère. Donc il est évident qu'il y a une part de destruction dans l'acte d'individualisme que pose Nora. Mais il faut toujours penser que l'individualisme chez Ibsen, c'est quelque chose de positif. Parce qu'il pense que... que c'est par les individus que la société peut progresser. Il ne croit pas que c'est par les mouvements de foule, par le collectif.

  • Speaker #0

    Là, je vois une limite. L'acte de Nora est positif, mais on ne sait pas ce qui lui arrive ensuite. Même en supposant que Nora se trouve, soit heureuse, puisse être authentique et en maîtrise de sa vie, elle le ferait seule. Qu'est-ce que ça nous laisse comme vision du mariage et de la famille ? Une maison de poupées traite de la liberté d'être soi-même, mais surtout de la possibilité d'exercer cette liberté dans le cadre du mariage. Nora refuse une vie d'abnégation. Ça, notre siècle a bien compris depuis. Nora nous dit que nos devoirs envers nous-mêmes sont sacrés pour accéder au bonheur. Là encore, je suis d'accord. Mais Nora ne nous montre pas comment être entière et être ensemble.

  • Speaker #2

    Pour mieux y vivre.

  • Speaker #0

    Place à un volet plus personnel. Je voulais vous parler du rôle et de l'influence de Nora sur la construction de mon féminin. C'est un peu particulier par rapport aux autres épisodes, puisqu'on l'a vu, Nora c'est plutôt le personnage de la déconstruction. Jusqu'à la dernière scène entre elle et Thorvald, Nora donne une image intense et très traditionnelle du féminin, centrée sur l'amour de l'autre, la sollicitude. Elle ne parle pas que pour elle, mais pour tout le genre féminin. Je suis toujours autant bouleversée quand elle renvoie Thorvald à sa bassesse d'homme au moment de leur séparation.

  • Speaker #1

    C'est avec bonheur que je vais travailler pour toi nuit et jour, que je vais accepter tous les soucis, toutes les privations. Mais il n'y a pas un seul homme qui offrirait son honneur pour l'être qu'il aime.

  • Speaker #0

    Les femmes l'ont fait. Et c'est seulement quelques lignes après s'être fait porte-parole du féminin et l'avoir porté au nu qu'elle s'en détache. Telle que je suis maintenant, je ne peux être ta femme ? Telle que je suis maintenant, je ne peux pas être une mère pour les enfants ? Nora ? est un personnage qui reconnaît la grandeur, la noblesse des valeurs dites féminines et qui décide de les déposer sur le chemin et de continuer sa route sans. C'est quelque chose qui me fait frémir à chaque fois, de prendre le risque de laisser une part immense de son identité derrière soi. Il y a la citation célèbre de Beauvoir, On ne n'est pas femme, on le devient Eh bien Nora m'apprend qu'une fois qu'on est devenu femme, qu'on n'est défini que par cela même aux yeux de la société, on peut envoyer valser le féminin et devenir autre chose. Me construire en tant que femme, c'est aussi déconstruire mon féminin, l'oublier, faire un reset, me repenser en tant qu'individu, appelons ça comme on veut. Et si Nora peut se le permettre, à une époque où absolument tout la ramène à son genre en permanence, alors moi aussi, je devrais parfois exister comme un être humain. Je peux déposer mon masque d'épouse de mère, de bourgeoise, et aussi celui de femme. C'est peut-être le masque le plus difficile à déposer parce que c'est celui qu'on se trimballe depuis tellement plus longtemps. C'est une des toutes premières couches, une des plus profondes. Ça fait peur de l'enlever, de se retrouver à poil, de se demander ce qui reste en dessous. Très personnellement, je sais que c'est une des raisons intimes qui me poussent à être comédienne. Il y a quelques années, j'ai vu un spectacle qui m'a bouleversée au moins autant que Nora, intitulé Pour en finir avec la mascarade de Morgane Laurie. Et la première phrase de ce spectacle, c'est Si être une femme, c'est jouer un rôle, alors qu'est-ce qu'être une comédienne ? Ça a complètement renversé mon approche du travail de la scène. Il n'y aurait pas d'intérêt à monter sur scène avec un empilage de masques, dont j'ai déjà bien du mal à me défaire au quotidien. La Seine est un lieu exposé, nu, mais qui m'est paradoxalement plus hospitalier que le monde. C'est l'espace de liberté où je peux enlever les masques. C'est ma maison. Voilà, retour en 2023. Alors on garde Nora telle qu'elle ou on la change un peu ? Si Nora était parmi nous aujourd'hui, elle s'en sortirait bien. Elles verraient que notre société est devenue plus individualiste et elles seraient moins consensuelles qu'une poupée Barbie. Tout à fait, j'ai vu le film Barbie pour préparer cet épisode. Je vous lis un bout d'une critique de Vanity Fair qui résume mon point de vue. Barbie n'est pas là pour créer la polémique. Greta Gerwig incite simplement ses personnages et son public à accepter que le monde est aussi abîmé et complexe qu'il est beau et que la meilleure façon de l'habiter est d'être soi-même. Au grand débat sur le patriarcat et le féminisme, Barbie préfère un message acceptable sur l'individualisme. Eh, il a bon dos l'individualisme. C'est pour ça qu'à mes yeux, Nora va plus loin. Elle est bien dans des revendications féministes. Elle ne va pas accepter le monde et chercher le compromis. Elle refuse le système. Au moins pour un temps, elle part. Alors je garde Nora. Je pense que Barbie sauce 2023 ne suffit pas et que le cran d'après, ce serait de trouver comment renverser tout le système patriarcal. Mais on n'y est pas encore. Les féministes radicales sont sur le coup, cela dit. Enfin, et parce que cette saison 2 de rôle-titre est consacrée aux nouvelles mères, celles qui sont aussi des individus, je garde en tête ce que montre l'histoire de Nora. Il est tout à fait possible de mettre au monde un, deux ou trois enfants sans être née à soi-même. Tu es une enfant, Nora. Et sa stratégie de nouvelle mère est pour le moins radicale. Elle choisit de démissionner pour commencer par être sa propre mère. Celle qu'elle n'a pas eue. Celle que son mari ne peut pas remplacer, aussi infantilisant soit-il. Je veux songer avant tout à m'élever moi-même. Tu n'es pas homme à me faciliter cette tâche. Elle ne relève que de moi. Ce n'est pas un renouveau joyeux comme le printemps. Nora part à l'inconnu en disant, je ne crois plus au miracle. Mais la renaissance est en marche. Et on n'a jamais vu un papillon retourner dans sa chrysalide. Dans une autre pièce... La sauvage, Jean-Anouilh terminait par ces mots. Et elle part, toute menue, dure et lucide, pour se cogner partout dans le monde. Nora part se cogner, comme une enfant sortie de la maison rose qui se fera des bleus au dehors. Comme un papillon désorienté qui vient de déployer ses ailes, plus fragile que jamais, mais avec le ciel devant elle. L'échappée belle. Thorvald n'était pas si loin en la voyant comme un oiseau. Mais il n'aurait jamais pu imaginer la métamorphose de Nora. Qui pouvait imaginer le fracas que causerait son départ ? Que le battement d'aile d'un papillon pouvait provoquer une tornade ? Nora est déjà loin. Elle quitte le regard de ses proches et même le nôtre public. Au fur et à mesure qu'elle devient point à l'horizon, elle se révèle. Elle se rêve. Elle. Merci d'avoir écouté Rôle titre. Si vous avez apprécié l'épisode, voici trois choses que vous pouvez faire. Vous abonner à Rôle titre sur votre plateforme de podcast préférée et laisser 5 étoiles s'il s'agit d'Apple Podcast ou de Spotify. Rejoindre la newsletter de Rôle titre. ou son compte Instagram pour découvrir encore plus de contenu inspirant. Me soutenir financièrement par une donation sur la plateforme Ko-fi. Je vous explique tout en détail dans les notes de l'épisode. Une dernière chose, Roule titre abrite les femmes de fiction qui appartiennent à mon panthéon intérieur. Mais leur voix ne peut se propager que grâce à vous. Parlez du podcast autour de vous, partagez ces épisodes sur les réseaux sociaux, c'est faire entendre la voix de ces héroïnes à des auditeurs toujours plus nombreux. Je vous dis à très vite pour lever le rideau sur une prochaine héroïne. Et si vous avez accueilli en vous un fragment de celle d'aujourd'hui, faites entendre sa voix, faites résonner Roltitre.

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Description

« HELMER : Tu es d’abord et avant tout épouse et mère.

- NORA : Cela, je ne le crois plus. Je crois que je suis d’abord et avant tout un être humain, au même titre que toi…ou, en tout cas, que je dois essayer de le devenir… » Une maison de poupée, Acte 3

Etre soi ou être ensemble ?  Nora nous interroge sur ce qui reste de nous une fois déposés nos costumes d’épouse, de mère, de femme…

Dans cet épisode qui se chantonne comme une comptine :

- la métamorphose de Nora, de poupée étriquée à femme déployée

- ses motivations individualistes, féministes et humaniste

- ce qu’il nous reste à apprendre pour nos foyers à l’ère du développement personnel

Bonne écoute

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🔎Références sources 

Théâtre (texte intégral Wikisource): Une maison de poupée, Henrik Ibsen, 1879, créée au Kongelige Teater de Copenhague

Article : Ibsen et le féminisme, par Louise Debor dans La Fronde, 1898

Article : Un claquement de porte qui retentit dans toute l’Europe, par Clarence Lampron dans A votre service

Article : «Barbie» est aussi bien qu'un film Barbie pouvait être, par Richard Lawson dans Vanity Fair, 2023

Théâtre (Performance auto-fiction) : Pour en finir avec la mascarade, Morgane Lory, 2018, créée à La Loge

🎧 Références sonores citées dans l’épisode (extraits)

Captation pour la télévision :  Histoires d’amour - Maison de poupée, 1954, mise en scène de Jean Mercure, avec Danièle Delorme dans le rôle titre

Musique : Pierre, Hicham Chahidi, 2003

Musique : Les maisons de poupée, Anne Sylvestre, 1994

Musique : Tarentella Op.100 n°20, Friedrich Burgmüller, 1852

Entretien : “Ibsen ne croyait pas au collectif pour faire avancer la société”, Stéphane Braunschweig et Chloé Réjon, 2009

Bande-annonce : Barbie, Greta Gerwig, 2023

©️ Crédits

Rôle Titre est un podcast de Camille Forbes propulsé par Ausha


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Si, j'ai un sujet de joie et d'orgueil.

  • Speaker #1

    Allons, garde pour toi tes petits mystères de Noël.

  • Speaker #0

    Est-ce une étourderie que de sauver la vie à son mari ? Parce qu'une femme mariée ne peut pas s'emprunter sans le consentement de son mari.

  • Speaker #1

    Pas de dette, jamais d'emprunt.

  • Speaker #0

    Tu n'y en parleras jamais ? Si, si peut-être. Car je ne serai plus aussi jolie que maintenant. Mon mari ne doit pas avoir cette tête !

  • Speaker #2

    Je vais trouver de l'argent.

  • Speaker #1

    Comprends-tu ce que tu as fait ? Dis, comprends-tu ? Mais il ne s'agit plus de bonheur maintenant, tout ça c'est du passé, il s'agit de sauver des débris, des apparences,

  • Speaker #0

    tu entends ? Nora, c'est le rôle d'une poupée qui se lève et qui se casse. Bienvenue dans Rôles Titres, le podcast narratif, culturel et immersif qui vous plonge dans l'univers des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe et je suis comédienne. Dans chaque épisode... Je vous emmène à la rencontre d'une héroïne du théâtre ou de la littérature. Je vous raconte ce qui la rend singulière, ce qu'elle touche, ce qu'elle interroge dans notre société et dans notre construction du féminin. À mes yeux, chacune de ces héroïnes est essentielle et ce podcast existe pour faire entendre leur voix. Alors j'espère que vous aussi, vous en porterez un fragment d'elle. Message de service ! Rôles Titres, c'est aussi une newsletter, des réseaux sociaux, des recos et des ressources culturelles autour de ces héroïnes inspirantes. Pour approfondir le podcast, pour le suivre et le soutenir pour qu'il dure, toutes les infos sont dans les notes de l'épisode. Pensez-y ! Mais pour l'instant, il est l'heure pour Rôles Titres d'entrer en scène. À qui montrez-vous votre vrai visage ? À votre famille ? Vos amis ? Ou vous arrive-t-il de vous cacher derrière de jolies apparences ? Pour Nora, la vie de poupée qu'elle mène est un jeu de dupe qui dure depuis huit ans. Nora, c'est l'héroïne de la pièce de théâtre Une maison de poupées de Henrik Ibsen. C'est un immense rôle classique qui pose une question universelle. Peut-on être authentique ? Peut-on vivre pour soi quand on vit parmi les autres ? Dans cet épisode, nous partons au XIXe siècle, en Norvège, dans la société, la famille... Et le couple de Nora, c'est un véritable jeu de poupée qui s'exerce avec ses règles et ses codes. On suivra les masques dont se débarrasse Nora. Enfant, poupée, épouse, mère, femme. Une fois la partie finie, a-t-elle toujours forme humaine quand elle regarde dans la glace ? Vous écoutez Rôles Titres, l'épisode Nora, l'échappée belle. Rencontrer Nora, c'est pénétrer dans l'univers d'une poupée, c'est pousser la porte de sa maison où tout est mignon, délicat et chaleureux. Une vraie maison de poupée, où il n'y a jamais de dispute, où le désordre tient dans les chapeaux qu'on laisse traîner ou les miettes de macarons. Tout est joli autour de Nora, ses enfants, le piano, le sapin de Noël, ses jolies robes, et elle-même bien sûr.

  • Speaker #1

    Eh bien, regardez-la bien, madame, elle est jolie, n'est-ce pas ? Merveilleusement jolie, c'était la vie de tout le monde, là-haut.

  • Speaker #0

    Nora est mère de trois enfants, mais c'est comme si cela était sans incidence sur sa propre jeunesse. Elle a gardé tant de traits de l'enfance. D'abord, une joie solaire. Elle apparaît partout avec un éclat de rire ou de voix, toujours gaie, toujours dansante. Hein ? Qu'en pariez-vous ? Savez-vous seulement ce que c'est ? L'insouciance, ensuite. Son milieu bourgeois lui a rendu la vie facile. Pourquoi n'en profiterait-elle pas ? Loin de l'image de la mère de famille autoritaire et responsable, elle n'en est pas moins aimante. Comme c'est gentil à toi, n'aurait-on pas traité un empressement ? Doublement gentil de ta part à toi, qui ne connaissait plus les misères de la vie. Sa recette, elle laisse toutes les lourdeurs et les contingences de la vie bourgeoise aux domestiques et à son mari Torval, à qui cela convient très bien.

  • Speaker #1

    Ne t'inquiète de rien. Je te demande... Je ne te demande qu'une seule chose, Nora, c'est d'être franche. Je te servirai de conscience et de volonté.

  • Speaker #0

    Et enfin, la pureté. Son milieu aisé aurait pu rendre Nora mauvaise et avide, mais elle n'agit jamais par méchanceté ou séduction. La fidélité à son mari, par exemple, lui apparaît facile et évidente, puisqu'elle l'aime. Ainsi, aussi légère que possible, elle peut virevolter sans fin, comme une danseuse dans sa boîte à musique. Comme une poupée dans sa maison. Nora, l'éternelle femme-enfant.

  • Speaker #2

    Les muses sont comme des boîtes à rêver, Sitôt qu'on y plonge le nez,

  • Speaker #0

    On y bascule,

  • Speaker #2

    Dans un monde figé, Que rien ne viendra déranger, Les joies comme les dangers sont mûrs. minuscule Si on y trouve tout, c'est bien plus joli que chez nous. Les tapis sont beaucoup plus doux, les étagères On délivre parfois comme l'ongle du petit doigt et ne peuvent porter que trois grains de poussière

  • Speaker #0

    Évidemment, il n'y aurait pas d'histoire sans ombre au tableau. Dans cet univers paisible, Nora est rattrapée par une décision qu'elle a prise il y a des années. Au début de leur mariage, quand ils n'avaient pas encore beaucoup d'argent, Torvald est tombé malade. Torvald étant farouchement opposé à l'idée de contracter la moindre dette.

  • Speaker #1

    Pas de dette, jamais d'emprunt.

  • Speaker #0

    Nora s'est tournée vers son père pour lui demander de l'argent, mais celui-ci était mourant. Nora alors, dans sa tête de poupée, tête de linotte, a pris une décision, peut-être sa seule décision de femme adulte. Elle a contracté un emprunt elle-même, sans l'autorisation de son mari. Elle a donné pour garant son père, en imitant sa signature alors que celui-ci venait de décéder.

  • Speaker #1

    Savez-vous bien, madame, que c'est là une confession dangereuse ?

  • Speaker #0

    Huit ans avant la veille de Noël où démarre la pièce, les jeux sont faits. Nora a enfreint la loi. C'est un délit. Nora a menti à son mari. C'est une faute morale. Nora a usurpé l'identité d'un homme. Elle est sortie de son rang de femme et de poupée. Elle a inversé les rôles établis en étant une épouse qui protège son mari. Et ça, c'est assurément un acte contre nature et un crime impardonnable. On ne joue plus. L'histoire d'Honora est celle d'une compréhension et d'une transformation progressive. Toute la tension de la pièce est construite... Sur cet avant-après, Nora comprend que son secret va être révélé au fur et à mesure, l'événement qui était sans gravité dans l'esprit de Nora devient faute, puis tragédie, puis catastrophe. Au début, elle pense que rien de mauvais ne peut lui arriver. Non, c'est impossible puisque je l'ai fait par amour ! Puis elle fait tout son possible pour éviter que son mari ne soit mis au courant. Dans un but plutôt altruiste d'ailleurs. Ce n'est pas tellement pour s'éviter des ennuis à elle, que parce qu'elle sait le mal que ça pourrait lui faire à lui. Et à leur couple. Thorvald avec son amour propre d'homme, comme ça lui serait pénible. Quelle humiliation que d'apprendre qu'il me devait quelque chose. Ça aurait bouleversé tous nos rapports. Notre doux ménage si heureux ne serait plus ce qu'il est. Nora envisage même de se suicider par amour. Sous la glace peut-être. Dans l'abîme sombre et froid.

  • Speaker #1

    Et au printemps,

  • Speaker #0

    vous réapparaîtrez à la surface.

  • Speaker #1

    Défigurée, méconnaissable.

  • Speaker #0

    Espèce de chute. Dès qu'elle comprend que la vérité éclatera quoi qu'il arrive et fera exploser son couple, elle accepte cette bombe à retardement. Et chose nouvelle, Nora calcule. Il est 5h. D'ici à minuit, 7h. Puis 24h jusqu'à minuit prochain. J'ai 31h à vivre. Un décompte, mais aussi un espoir. Pour une chose mystérieuse que Nora appelle un miracle.

  • Speaker #1

    Nomme-le.

  • Speaker #3

    Ce miracle.

  • Speaker #0

    Nora l'offra à la fin de la pièce, juste avant d'accomplir un autre miracle, surtout pour l'époque. Car la cultissime et scandaleuse fin d'une maison de poupées, c'est le départ de Nora. Elle prend une décision inouïe pour une épouse de 1879 et quitte Torvald et le domicile familial pour toujours. En même temps que la maison de poupées se referme, Un nouvel espace s'ouvre. Nora avance, résolue, dans le froid de décembre. C'est la fin du petit salon, de l'agitation familiale, mais aussi de sa chaleur humaine. C'est le début de la solitude et d'un silence, mais qui laisse entendre une pulsation intérieure. Fini la vie de poupée. Mais le jeu n'était-il pas pipé au départ ? Dans un monde où le mot vainqueur ne s'accorde même pas au féminin. Alors plutôt que d'être une femme perdue, Nora quitte la partie. Elle n'a pas gagné, mais elle a tué le game. Quelle place occupe le rôle de Nora aujourd'hui dans notre culture ? Une maison de poupées, ce n'est pas la pièce de théâtre à laquelle pense le grand public en premier. Mais il faut le savoir, c'est une pièce incontournable chez les comédiens. C'est un très très grand classique qui a bouleversé le XIXe siècle et qui est encore joué dans le monde entier. Nora est un rôle d'une profondeur folle qu'on n'a jamais fini d'explorer. Et en même temps, c'est un monstre dont l'écho est immense. Pourquoi c'est un classique et pourquoi ça touche tant de monde ? Parce que Ibsen aborde des vérités universelles. Il n'est pas uniquement en train de critiquer les conventions de son époque ou de la bourgeoisie norvégienne. Il parle de quête de soi, de libre arbitre, des masques qu'on porte en société. Ibsen dira que sa mission vitale en tant que dramaturge était de réveiller le peuple et de l'amener à penser grand Qu'une femme comme Nora parvienne à penser grand, à avoir une telle progression en passant de poupée sans volonté à individu indépendant, c'est remarquable. Ça parlera aux femmes, évidemment, mais pas que. Ibsen nous amène à nous interroger sur ce qui nous entrave. Pour ça, il a créé une héroïne qui se déploie formidablement. Alors ça n'est peut-être qu'une histoire, l'histoire qui se joue dans une maison de poupées, mais depuis, elle a pu se jouer derrière d'autres portes. Et le premier élan de Nora semble s'être propagé à bien d'autres maisons. Quel porté féministe a le rôle de Nora ? Une femme qui se libère du carcan d'une société bigote, de l'emprise de son mari et de ses injonctions de mère et d'épouse, c'est évidemment féministe, non ? Eh bien, sachez que c'est un vaste débat et qu'il y a du monde pour dire que non. Si vous voulez savoir pourquoi, je vous ai mis un lien dans les notes de l'épisode. C'est vrai que Kipsen lui-même ne se revendiquait pas comme féministe. Il disait Pour moi, il n'y a qu'une cause, la cause de l'humanité Et donc, sur cette base, une maison de poupées serait une pièce humaniste, mais pas féministe. Alors je ne suis pas d'accord avec cette conclusion. Sachez juste que pour moi, c'est indiscutablement un rôle féministe. Certes, Nora est un être humain et elle le revendique. Je crois qu'avant tout, je suis un être humain, au même titre que toi, ou au moins que je dois essayer de le devenir. C'est un être humain qui se révolte pour s'éduquer, pour conquérir sa liberté. Mais c'est un être humain qui est une femme. Et ça change tout, c'est pas neutre. Rien ne serait arrivé à Nora si elle avait été un homme. Ça m'est égal que Ibsen ait été consciemment féministe ou non, je ferme la parenthèse sur lui, et je reparle de Nora tout de suite. L'image que m'évoque Nora, c'est celle du dépouillement. Nora est le rôle de la mise à nu la plus totale. Elle va tout au long de la pièce ôter des couches, des strates, faire tomber les masques, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'elle, son noyau. Et c'est pour ça qu'il n'est pas neutre qu'elle soit une femme, car elle est drapée, elle est emballée, engoncée dans des couches de faux-semblants typiquement féminins. Face à son mari, elle joue le rôle de l'épouse dévouée, obéissante. Face à ses enfants, celui de la mère douce. Face à la bourgeoisie, celui de la femme qui préserve sa réputation et celle de sa famille. Nora adore jouer tous ses rôles. Ça l'amuse, c'est un jeu. Et c'est une joie de savoir si bien le faire. J'ai été femme poupée chez toi, comme j'avais été enfant poupée chez papa. Le problème, et Nora n'en a pas conscience au début de la pièce, c'est que, ces masques étant permanents, elles cessent d'exister en tant qu'individus. C'est particulièrement visible dans le discours de Thorvald, qui l'infantilise. À l'époque, les femmes sont des mineures, sous la tutelle du mari. Nora est satisfaite de cette dynamique de couple. C'est vrai que ça facilite la prise de décision.

  • Speaker #1

    C'est comme ça que tu m'apparaîtras désormais, Nora, mon petit enfant.

  • Speaker #0

    Mais ça ne s'arrête pas là. Thorvald associe en permanence Nora à des animaux petits, fragiles et étourdis.

  • Speaker #1

    Et la loi est une garde-d'oeuvre ?

  • Speaker #0

    Il parle d'elle à la troisième personne, comme si elle n'était pas là.

  • Speaker #1

    Quoi ? Je ne regarderai pas mon plus cher trésor, cette splendeur qui est à moi ?

  • Speaker #0

    Infantilisée, animalisée, chosifiée, il ne reste plus grand-chose d'humain à Nora. Nora sait qu'elle porte des masques, des costumes, qui la dissimulent dans sa propre maison. Il y a tout un symbole à ce sujet, autour du bal costumé qui s'organise pour Noël. Nora s'entraîne à danser la tarantelle pour plaire à son mari, aux invités. Elle répare son costume. Et on voit que son moteur est dans le plaisir qu'elle procure aux autres, en jouant son rôle. La vraie Nora, celle qui existe sous toutes les couches, celle qui emprunte de l'argent, envisage de se montrer à Thorvald, mais seulement dans très longtemps. Oui, quand je ne serai plus aussi jolie, quand je ne lui plairai plus autant et quand il ne prendra plus de plaisir à me voir danser, me travestir et déclamer pour lui. La vérité passe après la féminité. Et la féminité est une mascarade. Cette mascarade prend fin plus tôt que prévu, dans la scène finale où Nora rompt avec Thorvald. Assieds-toi, l'entretien sera long, nous avons beaucoup à nous dire. La scène, effectivement, est longue, mais sa progression est limpide. Nora, qui n'a plus rien à dissimuler, rejette un par un les arguments de Thorvald. Pour lui, il est impensable que Nora s'en aille, puisque celui qui décide, c'est le mari.

  • Speaker #1

    Mais tu n'as pas le droit de t'en aller, je fais des soins de partir, Nora !

  • Speaker #0

    Si ce n'est pas lui... C'est la loi qui les unit. Ou la réputation publique.

  • Speaker #1

    Tu ne sors pas à ce qu'on dira, Nora.

  • Speaker #0

    Ou la religion. Ou le sens moral. Mais Nora ne croit plus aux maris, aux lois, aux sociétés, aux religions et aux morales. Dépouillée de tout, elle se lève et se casse. J'ai découvert Nora au début de ma formation théâtrale. C'est un comédien qui me l'a conseillé, comme un indispensable qui allait me mettre une claque. À quel moment j'y repense dans ma vie ? Pas forcément dans les situations de femmes qui partent en claquant la porte. Aujourd'hui, ça n'est plus tellement révolutionnaire. Les femmes demandent plus souvent le divorce que les hommes. Et une femme divorcée n'est plus une femme perdue. Mais ce sont les motivations de Nora qui restent courageuses et d'actualité. Nora quitte son foyer parce qu'elle veut faire son éducation soi-même et se demander si les lois sont justes. Je n'y comprends rien, mais je veux y arriver. Et savoir qui a raison. La société ou moi ? C'est très ambitieux. Quitte à être plus pessimiste qu'Ibsen, je ne pense pas que tout le monde puisse se le permettre. Tout le monde n'a pas la liberté de penser grand. Mais Nora est l'espoir que l'individu peut se réinventer. Les Noras d'aujourd'hui sont celles et ceux qui interrogent les décisions prises il y a des années, leurs habitudes, les normes sociales, et qui font des choix jugés parfois radicaux, en marge. Par exemple, ceux qui veulent vivre en autosuffisance. ou qui repensent les formes de travail et refusent à la fois le salariat et l'entrepreneuriat. Combien prennent vraiment le temps de considérer ces choix ? Nora n'a pas une vie si exceptionnelle, c'est sa décision qui l'est. Relire Nora aujourd'hui, c'est entretenir un regard sans concession sur nos choix et sur notre capacité à faire reset. N'abandonnez jamais cette fonctionnalité. Elle est vitale. Elle nous vient de 1879. Et quel claque ! Non mais quel... claque. Ok, Nora est donc un individu, capable de se réinventer ou de faire reset. Mais pour rebasculer du côté de la question du féminin, c'est tout de même un sacré cas d'école pour comprendre l'évolution des rapports homme-femme dans le mariage. Parce que vouloir vivre pour soi, c'est bien, mais c'est quand même un tout autre challenge pour une mère de famille du 19ème que pour un homme. Nora fait sécession avec la société et part se retrouver après être durement jugée pour la faute qu'elle a commise, empruntée. Elle-même se considère innocente, car elle a agi avec les meilleures intentions.

  • Speaker #1

    Les lois ne se préoccupent pas des motifs.

  • Speaker #0

    La société, au contraire, la considère coupable d'un triple crime dont elle n'aurait jamais accusé un homme. D'une, un homme aurait pu emprunter, en toute légalité. De deux, même si Nora avait commis une escroquerie, la pièce nous dit clairement que la rédomption est plus facilement accordée aux hommes.

  • Speaker #1

    La plupart des gens... tarée et dépravée de bonheur en tuant des mères menteuses.

  • Speaker #0

    Troisièmement, sa condition de femme aggrave la faute de Nora. Non seulement elle a enfreint la loi, mais elle a empiété sur le territoire masculin de son mari en assurant un rôle de protection et de soutien financier. Bref, c'est bien parce qu'elle est femme, de par son identité de femme, que Nora se retrouve contrainte à commettre une faute, sans possibilité de se racheter ensuite, et avec circonstances aggravantes d'empiéter sur le masculin. Elle subit la triple peine du féminin. C'est là qu'il y a une incompatibilité trop forte.

  • Speaker #1

    Je vois bien un abîme s'est creusé entre nous.

  • Speaker #0

    Nora ne peut plus être femme dans le monde d'hommes où elle vit. Elle comprend que les valeurs féminines qu'elle a intégrées ne seront jamais reconnues. Il y a d'un côté la justice des hommes et ce que Nora considère comme juste. Il y a le sens du devoir et de l'honneur des hommes et les bonnes intentions, la sollicitude des femmes. Ces deux systèmes de valeurs ne peuvent coexister. Alors, Nora s'en va. Il est intéressant de noter qu'elle ne cherche absolument pas à renverser le système des hommes. Elle va simplement exister ailleurs. Je vous recommande dans les notes de l'épisode le très bon article Un claquement de porte qui retentit dans toute l'Europe où Clarence Lomperon analyse comment Nora passe d'un rôle du care, domestique et marital, traditionnellement féminin, au self-care, qui est une sollicitude portée sur soi qui n'est le propre ni du genre féminin, ni du genre masculin. Allez, c'est le moment de me faire l'avocat du diable. Nora a poussé les portes du self-care et de la quête de soi, ce dont le XIXe siècle avait bien besoin. Mais 150 ans plus tard, a-t-on encore besoin d'une telle figure individualiste ? Aujourd'hui, je vois des bouquins et des coachs en développement personnel partout. Et parfois, ça m'épuise, ça vire à l'obsession de soi. Ça me pose deux questions. Est-ce que tout quitter pour se retrouver soi-même ? 1. Est-ce que c'est faisable ? 2. Est-ce que c'est vraiment souhaitable ? Faisable, oui. Mais ça reste un truc de privilégié. Nora reste une femme de la bourgeoisie. Rien que dans le fait qu'elle abandonne ses enfants, en pratique, déjà elle les laisse à leur père, il compte un peu quand même, et elle les laisse à Anne-Marie, la nourrice. Qui n'est pas n'importe qui, puisque c'était aussi la nourrice de Nora quand elle était enfant. La petite Nora n'avait pas d'autre mère que moi. Autrement dit, Nora laisse ses enfants à une grand-mère de substitution. C'est pas tout à fait comme si elle les laissait dans le caniveau. C'est drôle d'ailleurs, comme tout le monde se scandalise que Nora abandonne ses enfants, mais tout le monde trouve ça très normal qu'une fille de classe inférieure comme Anne-Marie abandonne son propre bébé pour gagner sa vie. Il n'y a que Nora qui s'est posé la question. Dis-moi Anne-Marie, je me suis souvent demandé une chose. Comment as-tu eu le courage de confier ton enfant à des étrangers ?

  • Speaker #2

    Il le fallait bien.

  • Speaker #0

    Une maison de poupées ne nous dit pas comment il est possible de s'émanciper quand on n'a ni l'argent, ni les nounous. Nora est sublime quand elle enlève toutes ses peaux, de mère, d'épouse. En dessous, elle est d'une pureté vraie. Mais Ibsen sait que ce phénomène est rare. À travers les personnages d'Anne-Marie ou de Christine, des travailleuses, il nous rappelle que la plupart des êtres humains cherchent à sauver leurs peaux, pas à s'en débarrasser. L'émancipation individuelle est un luxe. Et Nora peut se payer le luxe d'être vraie. Deuxième question, si on peut partir en quête de soi, est-ce que c'est souhaitable ? Pour Ibsen, la réponse est oui. L'individualisme est positif, comme l'explique Stéphane Braunschweig dans cet extrait.

  • Speaker #3

    Ce qui est clair, c'est que pour Ibsen, le fait qu'elle pose cet acte, c'est un acte qui est positif. Je ne dis pas qu'il n'y voit pas aussi la part de destruction qu'il y a dans un tel acte. Elle quitte ses enfants, quitter son mari, bon, il en retrouvera une autre. Quitter ses enfants, non, ils ne vont pas retrouver une autre mère. Donc il est évident qu'il y a une part de destruction dans l'acte d'individualisme que pose Nora. Mais il faut toujours penser que l'individualisme chez Ibsen, c'est quelque chose de positif. Parce qu'il pense que... que c'est par les individus que la société peut progresser. Il ne croit pas que c'est par les mouvements de foule, par le collectif.

  • Speaker #0

    Là, je vois une limite. L'acte de Nora est positif, mais on ne sait pas ce qui lui arrive ensuite. Même en supposant que Nora se trouve, soit heureuse, puisse être authentique et en maîtrise de sa vie, elle le ferait seule. Qu'est-ce que ça nous laisse comme vision du mariage et de la famille ? Une maison de poupées traite de la liberté d'être soi-même, mais surtout de la possibilité d'exercer cette liberté dans le cadre du mariage. Nora refuse une vie d'abnégation. Ça, notre siècle a bien compris depuis. Nora nous dit que nos devoirs envers nous-mêmes sont sacrés pour accéder au bonheur. Là encore, je suis d'accord. Mais Nora ne nous montre pas comment être entière et être ensemble.

  • Speaker #2

    Pour mieux y vivre.

  • Speaker #0

    Place à un volet plus personnel. Je voulais vous parler du rôle et de l'influence de Nora sur la construction de mon féminin. C'est un peu particulier par rapport aux autres épisodes, puisqu'on l'a vu, Nora c'est plutôt le personnage de la déconstruction. Jusqu'à la dernière scène entre elle et Thorvald, Nora donne une image intense et très traditionnelle du féminin, centrée sur l'amour de l'autre, la sollicitude. Elle ne parle pas que pour elle, mais pour tout le genre féminin. Je suis toujours autant bouleversée quand elle renvoie Thorvald à sa bassesse d'homme au moment de leur séparation.

  • Speaker #1

    C'est avec bonheur que je vais travailler pour toi nuit et jour, que je vais accepter tous les soucis, toutes les privations. Mais il n'y a pas un seul homme qui offrirait son honneur pour l'être qu'il aime.

  • Speaker #0

    Les femmes l'ont fait. Et c'est seulement quelques lignes après s'être fait porte-parole du féminin et l'avoir porté au nu qu'elle s'en détache. Telle que je suis maintenant, je ne peux être ta femme ? Telle que je suis maintenant, je ne peux pas être une mère pour les enfants ? Nora ? est un personnage qui reconnaît la grandeur, la noblesse des valeurs dites féminines et qui décide de les déposer sur le chemin et de continuer sa route sans. C'est quelque chose qui me fait frémir à chaque fois, de prendre le risque de laisser une part immense de son identité derrière soi. Il y a la citation célèbre de Beauvoir, On ne n'est pas femme, on le devient Eh bien Nora m'apprend qu'une fois qu'on est devenu femme, qu'on n'est défini que par cela même aux yeux de la société, on peut envoyer valser le féminin et devenir autre chose. Me construire en tant que femme, c'est aussi déconstruire mon féminin, l'oublier, faire un reset, me repenser en tant qu'individu, appelons ça comme on veut. Et si Nora peut se le permettre, à une époque où absolument tout la ramène à son genre en permanence, alors moi aussi, je devrais parfois exister comme un être humain. Je peux déposer mon masque d'épouse de mère, de bourgeoise, et aussi celui de femme. C'est peut-être le masque le plus difficile à déposer parce que c'est celui qu'on se trimballe depuis tellement plus longtemps. C'est une des toutes premières couches, une des plus profondes. Ça fait peur de l'enlever, de se retrouver à poil, de se demander ce qui reste en dessous. Très personnellement, je sais que c'est une des raisons intimes qui me poussent à être comédienne. Il y a quelques années, j'ai vu un spectacle qui m'a bouleversée au moins autant que Nora, intitulé Pour en finir avec la mascarade de Morgane Laurie. Et la première phrase de ce spectacle, c'est Si être une femme, c'est jouer un rôle, alors qu'est-ce qu'être une comédienne ? Ça a complètement renversé mon approche du travail de la scène. Il n'y aurait pas d'intérêt à monter sur scène avec un empilage de masques, dont j'ai déjà bien du mal à me défaire au quotidien. La Seine est un lieu exposé, nu, mais qui m'est paradoxalement plus hospitalier que le monde. C'est l'espace de liberté où je peux enlever les masques. C'est ma maison. Voilà, retour en 2023. Alors on garde Nora telle qu'elle ou on la change un peu ? Si Nora était parmi nous aujourd'hui, elle s'en sortirait bien. Elles verraient que notre société est devenue plus individualiste et elles seraient moins consensuelles qu'une poupée Barbie. Tout à fait, j'ai vu le film Barbie pour préparer cet épisode. Je vous lis un bout d'une critique de Vanity Fair qui résume mon point de vue. Barbie n'est pas là pour créer la polémique. Greta Gerwig incite simplement ses personnages et son public à accepter que le monde est aussi abîmé et complexe qu'il est beau et que la meilleure façon de l'habiter est d'être soi-même. Au grand débat sur le patriarcat et le féminisme, Barbie préfère un message acceptable sur l'individualisme. Eh, il a bon dos l'individualisme. C'est pour ça qu'à mes yeux, Nora va plus loin. Elle est bien dans des revendications féministes. Elle ne va pas accepter le monde et chercher le compromis. Elle refuse le système. Au moins pour un temps, elle part. Alors je garde Nora. Je pense que Barbie sauce 2023 ne suffit pas et que le cran d'après, ce serait de trouver comment renverser tout le système patriarcal. Mais on n'y est pas encore. Les féministes radicales sont sur le coup, cela dit. Enfin, et parce que cette saison 2 de rôle-titre est consacrée aux nouvelles mères, celles qui sont aussi des individus, je garde en tête ce que montre l'histoire de Nora. Il est tout à fait possible de mettre au monde un, deux ou trois enfants sans être née à soi-même. Tu es une enfant, Nora. Et sa stratégie de nouvelle mère est pour le moins radicale. Elle choisit de démissionner pour commencer par être sa propre mère. Celle qu'elle n'a pas eue. Celle que son mari ne peut pas remplacer, aussi infantilisant soit-il. Je veux songer avant tout à m'élever moi-même. Tu n'es pas homme à me faciliter cette tâche. Elle ne relève que de moi. Ce n'est pas un renouveau joyeux comme le printemps. Nora part à l'inconnu en disant, je ne crois plus au miracle. Mais la renaissance est en marche. Et on n'a jamais vu un papillon retourner dans sa chrysalide. Dans une autre pièce... La sauvage, Jean-Anouilh terminait par ces mots. Et elle part, toute menue, dure et lucide, pour se cogner partout dans le monde. Nora part se cogner, comme une enfant sortie de la maison rose qui se fera des bleus au dehors. Comme un papillon désorienté qui vient de déployer ses ailes, plus fragile que jamais, mais avec le ciel devant elle. L'échappée belle. Thorvald n'était pas si loin en la voyant comme un oiseau. Mais il n'aurait jamais pu imaginer la métamorphose de Nora. Qui pouvait imaginer le fracas que causerait son départ ? Que le battement d'aile d'un papillon pouvait provoquer une tornade ? Nora est déjà loin. Elle quitte le regard de ses proches et même le nôtre public. Au fur et à mesure qu'elle devient point à l'horizon, elle se révèle. Elle se rêve. Elle. Merci d'avoir écouté Rôle titre. Si vous avez apprécié l'épisode, voici trois choses que vous pouvez faire. Vous abonner à Rôle titre sur votre plateforme de podcast préférée et laisser 5 étoiles s'il s'agit d'Apple Podcast ou de Spotify. Rejoindre la newsletter de Rôle titre. ou son compte Instagram pour découvrir encore plus de contenu inspirant. Me soutenir financièrement par une donation sur la plateforme Ko-fi. Je vous explique tout en détail dans les notes de l'épisode. Une dernière chose, Roule titre abrite les femmes de fiction qui appartiennent à mon panthéon intérieur. Mais leur voix ne peut se propager que grâce à vous. Parlez du podcast autour de vous, partagez ces épisodes sur les réseaux sociaux, c'est faire entendre la voix de ces héroïnes à des auditeurs toujours plus nombreux. Je vous dis à très vite pour lever le rideau sur une prochaine héroïne. Et si vous avez accueilli en vous un fragment de celle d'aujourd'hui, faites entendre sa voix, faites résonner Roltitre.

Description

« HELMER : Tu es d’abord et avant tout épouse et mère.

- NORA : Cela, je ne le crois plus. Je crois que je suis d’abord et avant tout un être humain, au même titre que toi…ou, en tout cas, que je dois essayer de le devenir… » Une maison de poupée, Acte 3

Etre soi ou être ensemble ?  Nora nous interroge sur ce qui reste de nous une fois déposés nos costumes d’épouse, de mère, de femme…

Dans cet épisode qui se chantonne comme une comptine :

- la métamorphose de Nora, de poupée étriquée à femme déployée

- ses motivations individualistes, féministes et humaniste

- ce qu’il nous reste à apprendre pour nos foyers à l’ère du développement personnel

Bonne écoute

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🔎Références sources 

Théâtre (texte intégral Wikisource): Une maison de poupée, Henrik Ibsen, 1879, créée au Kongelige Teater de Copenhague

Article : Ibsen et le féminisme, par Louise Debor dans La Fronde, 1898

Article : Un claquement de porte qui retentit dans toute l’Europe, par Clarence Lampron dans A votre service

Article : «Barbie» est aussi bien qu'un film Barbie pouvait être, par Richard Lawson dans Vanity Fair, 2023

Théâtre (Performance auto-fiction) : Pour en finir avec la mascarade, Morgane Lory, 2018, créée à La Loge

🎧 Références sonores citées dans l’épisode (extraits)

Captation pour la télévision :  Histoires d’amour - Maison de poupée, 1954, mise en scène de Jean Mercure, avec Danièle Delorme dans le rôle titre

Musique : Pierre, Hicham Chahidi, 2003

Musique : Les maisons de poupée, Anne Sylvestre, 1994

Musique : Tarentella Op.100 n°20, Friedrich Burgmüller, 1852

Entretien : “Ibsen ne croyait pas au collectif pour faire avancer la société”, Stéphane Braunschweig et Chloé Réjon, 2009

Bande-annonce : Barbie, Greta Gerwig, 2023

©️ Crédits

Rôle Titre est un podcast de Camille Forbes propulsé par Ausha


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Si, j'ai un sujet de joie et d'orgueil.

  • Speaker #1

    Allons, garde pour toi tes petits mystères de Noël.

  • Speaker #0

    Est-ce une étourderie que de sauver la vie à son mari ? Parce qu'une femme mariée ne peut pas s'emprunter sans le consentement de son mari.

  • Speaker #1

    Pas de dette, jamais d'emprunt.

  • Speaker #0

    Tu n'y en parleras jamais ? Si, si peut-être. Car je ne serai plus aussi jolie que maintenant. Mon mari ne doit pas avoir cette tête !

  • Speaker #2

    Je vais trouver de l'argent.

  • Speaker #1

    Comprends-tu ce que tu as fait ? Dis, comprends-tu ? Mais il ne s'agit plus de bonheur maintenant, tout ça c'est du passé, il s'agit de sauver des débris, des apparences,

  • Speaker #0

    tu entends ? Nora, c'est le rôle d'une poupée qui se lève et qui se casse. Bienvenue dans Rôles Titres, le podcast narratif, culturel et immersif qui vous plonge dans l'univers des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe et je suis comédienne. Dans chaque épisode... Je vous emmène à la rencontre d'une héroïne du théâtre ou de la littérature. Je vous raconte ce qui la rend singulière, ce qu'elle touche, ce qu'elle interroge dans notre société et dans notre construction du féminin. À mes yeux, chacune de ces héroïnes est essentielle et ce podcast existe pour faire entendre leur voix. Alors j'espère que vous aussi, vous en porterez un fragment d'elle. Message de service ! Rôles Titres, c'est aussi une newsletter, des réseaux sociaux, des recos et des ressources culturelles autour de ces héroïnes inspirantes. Pour approfondir le podcast, pour le suivre et le soutenir pour qu'il dure, toutes les infos sont dans les notes de l'épisode. Pensez-y ! Mais pour l'instant, il est l'heure pour Rôles Titres d'entrer en scène. À qui montrez-vous votre vrai visage ? À votre famille ? Vos amis ? Ou vous arrive-t-il de vous cacher derrière de jolies apparences ? Pour Nora, la vie de poupée qu'elle mène est un jeu de dupe qui dure depuis huit ans. Nora, c'est l'héroïne de la pièce de théâtre Une maison de poupées de Henrik Ibsen. C'est un immense rôle classique qui pose une question universelle. Peut-on être authentique ? Peut-on vivre pour soi quand on vit parmi les autres ? Dans cet épisode, nous partons au XIXe siècle, en Norvège, dans la société, la famille... Et le couple de Nora, c'est un véritable jeu de poupée qui s'exerce avec ses règles et ses codes. On suivra les masques dont se débarrasse Nora. Enfant, poupée, épouse, mère, femme. Une fois la partie finie, a-t-elle toujours forme humaine quand elle regarde dans la glace ? Vous écoutez Rôles Titres, l'épisode Nora, l'échappée belle. Rencontrer Nora, c'est pénétrer dans l'univers d'une poupée, c'est pousser la porte de sa maison où tout est mignon, délicat et chaleureux. Une vraie maison de poupée, où il n'y a jamais de dispute, où le désordre tient dans les chapeaux qu'on laisse traîner ou les miettes de macarons. Tout est joli autour de Nora, ses enfants, le piano, le sapin de Noël, ses jolies robes, et elle-même bien sûr.

  • Speaker #1

    Eh bien, regardez-la bien, madame, elle est jolie, n'est-ce pas ? Merveilleusement jolie, c'était la vie de tout le monde, là-haut.

  • Speaker #0

    Nora est mère de trois enfants, mais c'est comme si cela était sans incidence sur sa propre jeunesse. Elle a gardé tant de traits de l'enfance. D'abord, une joie solaire. Elle apparaît partout avec un éclat de rire ou de voix, toujours gaie, toujours dansante. Hein ? Qu'en pariez-vous ? Savez-vous seulement ce que c'est ? L'insouciance, ensuite. Son milieu bourgeois lui a rendu la vie facile. Pourquoi n'en profiterait-elle pas ? Loin de l'image de la mère de famille autoritaire et responsable, elle n'en est pas moins aimante. Comme c'est gentil à toi, n'aurait-on pas traité un empressement ? Doublement gentil de ta part à toi, qui ne connaissait plus les misères de la vie. Sa recette, elle laisse toutes les lourdeurs et les contingences de la vie bourgeoise aux domestiques et à son mari Torval, à qui cela convient très bien.

  • Speaker #1

    Ne t'inquiète de rien. Je te demande... Je ne te demande qu'une seule chose, Nora, c'est d'être franche. Je te servirai de conscience et de volonté.

  • Speaker #0

    Et enfin, la pureté. Son milieu aisé aurait pu rendre Nora mauvaise et avide, mais elle n'agit jamais par méchanceté ou séduction. La fidélité à son mari, par exemple, lui apparaît facile et évidente, puisqu'elle l'aime. Ainsi, aussi légère que possible, elle peut virevolter sans fin, comme une danseuse dans sa boîte à musique. Comme une poupée dans sa maison. Nora, l'éternelle femme-enfant.

  • Speaker #2

    Les muses sont comme des boîtes à rêver, Sitôt qu'on y plonge le nez,

  • Speaker #0

    On y bascule,

  • Speaker #2

    Dans un monde figé, Que rien ne viendra déranger, Les joies comme les dangers sont mûrs. minuscule Si on y trouve tout, c'est bien plus joli que chez nous. Les tapis sont beaucoup plus doux, les étagères On délivre parfois comme l'ongle du petit doigt et ne peuvent porter que trois grains de poussière

  • Speaker #0

    Évidemment, il n'y aurait pas d'histoire sans ombre au tableau. Dans cet univers paisible, Nora est rattrapée par une décision qu'elle a prise il y a des années. Au début de leur mariage, quand ils n'avaient pas encore beaucoup d'argent, Torvald est tombé malade. Torvald étant farouchement opposé à l'idée de contracter la moindre dette.

  • Speaker #1

    Pas de dette, jamais d'emprunt.

  • Speaker #0

    Nora s'est tournée vers son père pour lui demander de l'argent, mais celui-ci était mourant. Nora alors, dans sa tête de poupée, tête de linotte, a pris une décision, peut-être sa seule décision de femme adulte. Elle a contracté un emprunt elle-même, sans l'autorisation de son mari. Elle a donné pour garant son père, en imitant sa signature alors que celui-ci venait de décéder.

  • Speaker #1

    Savez-vous bien, madame, que c'est là une confession dangereuse ?

  • Speaker #0

    Huit ans avant la veille de Noël où démarre la pièce, les jeux sont faits. Nora a enfreint la loi. C'est un délit. Nora a menti à son mari. C'est une faute morale. Nora a usurpé l'identité d'un homme. Elle est sortie de son rang de femme et de poupée. Elle a inversé les rôles établis en étant une épouse qui protège son mari. Et ça, c'est assurément un acte contre nature et un crime impardonnable. On ne joue plus. L'histoire d'Honora est celle d'une compréhension et d'une transformation progressive. Toute la tension de la pièce est construite... Sur cet avant-après, Nora comprend que son secret va être révélé au fur et à mesure, l'événement qui était sans gravité dans l'esprit de Nora devient faute, puis tragédie, puis catastrophe. Au début, elle pense que rien de mauvais ne peut lui arriver. Non, c'est impossible puisque je l'ai fait par amour ! Puis elle fait tout son possible pour éviter que son mari ne soit mis au courant. Dans un but plutôt altruiste d'ailleurs. Ce n'est pas tellement pour s'éviter des ennuis à elle, que parce qu'elle sait le mal que ça pourrait lui faire à lui. Et à leur couple. Thorvald avec son amour propre d'homme, comme ça lui serait pénible. Quelle humiliation que d'apprendre qu'il me devait quelque chose. Ça aurait bouleversé tous nos rapports. Notre doux ménage si heureux ne serait plus ce qu'il est. Nora envisage même de se suicider par amour. Sous la glace peut-être. Dans l'abîme sombre et froid.

  • Speaker #1

    Et au printemps,

  • Speaker #0

    vous réapparaîtrez à la surface.

  • Speaker #1

    Défigurée, méconnaissable.

  • Speaker #0

    Espèce de chute. Dès qu'elle comprend que la vérité éclatera quoi qu'il arrive et fera exploser son couple, elle accepte cette bombe à retardement. Et chose nouvelle, Nora calcule. Il est 5h. D'ici à minuit, 7h. Puis 24h jusqu'à minuit prochain. J'ai 31h à vivre. Un décompte, mais aussi un espoir. Pour une chose mystérieuse que Nora appelle un miracle.

  • Speaker #1

    Nomme-le.

  • Speaker #3

    Ce miracle.

  • Speaker #0

    Nora l'offra à la fin de la pièce, juste avant d'accomplir un autre miracle, surtout pour l'époque. Car la cultissime et scandaleuse fin d'une maison de poupées, c'est le départ de Nora. Elle prend une décision inouïe pour une épouse de 1879 et quitte Torvald et le domicile familial pour toujours. En même temps que la maison de poupées se referme, Un nouvel espace s'ouvre. Nora avance, résolue, dans le froid de décembre. C'est la fin du petit salon, de l'agitation familiale, mais aussi de sa chaleur humaine. C'est le début de la solitude et d'un silence, mais qui laisse entendre une pulsation intérieure. Fini la vie de poupée. Mais le jeu n'était-il pas pipé au départ ? Dans un monde où le mot vainqueur ne s'accorde même pas au féminin. Alors plutôt que d'être une femme perdue, Nora quitte la partie. Elle n'a pas gagné, mais elle a tué le game. Quelle place occupe le rôle de Nora aujourd'hui dans notre culture ? Une maison de poupées, ce n'est pas la pièce de théâtre à laquelle pense le grand public en premier. Mais il faut le savoir, c'est une pièce incontournable chez les comédiens. C'est un très très grand classique qui a bouleversé le XIXe siècle et qui est encore joué dans le monde entier. Nora est un rôle d'une profondeur folle qu'on n'a jamais fini d'explorer. Et en même temps, c'est un monstre dont l'écho est immense. Pourquoi c'est un classique et pourquoi ça touche tant de monde ? Parce que Ibsen aborde des vérités universelles. Il n'est pas uniquement en train de critiquer les conventions de son époque ou de la bourgeoisie norvégienne. Il parle de quête de soi, de libre arbitre, des masques qu'on porte en société. Ibsen dira que sa mission vitale en tant que dramaturge était de réveiller le peuple et de l'amener à penser grand Qu'une femme comme Nora parvienne à penser grand, à avoir une telle progression en passant de poupée sans volonté à individu indépendant, c'est remarquable. Ça parlera aux femmes, évidemment, mais pas que. Ibsen nous amène à nous interroger sur ce qui nous entrave. Pour ça, il a créé une héroïne qui se déploie formidablement. Alors ça n'est peut-être qu'une histoire, l'histoire qui se joue dans une maison de poupées, mais depuis, elle a pu se jouer derrière d'autres portes. Et le premier élan de Nora semble s'être propagé à bien d'autres maisons. Quel porté féministe a le rôle de Nora ? Une femme qui se libère du carcan d'une société bigote, de l'emprise de son mari et de ses injonctions de mère et d'épouse, c'est évidemment féministe, non ? Eh bien, sachez que c'est un vaste débat et qu'il y a du monde pour dire que non. Si vous voulez savoir pourquoi, je vous ai mis un lien dans les notes de l'épisode. C'est vrai que Kipsen lui-même ne se revendiquait pas comme féministe. Il disait Pour moi, il n'y a qu'une cause, la cause de l'humanité Et donc, sur cette base, une maison de poupées serait une pièce humaniste, mais pas féministe. Alors je ne suis pas d'accord avec cette conclusion. Sachez juste que pour moi, c'est indiscutablement un rôle féministe. Certes, Nora est un être humain et elle le revendique. Je crois qu'avant tout, je suis un être humain, au même titre que toi, ou au moins que je dois essayer de le devenir. C'est un être humain qui se révolte pour s'éduquer, pour conquérir sa liberté. Mais c'est un être humain qui est une femme. Et ça change tout, c'est pas neutre. Rien ne serait arrivé à Nora si elle avait été un homme. Ça m'est égal que Ibsen ait été consciemment féministe ou non, je ferme la parenthèse sur lui, et je reparle de Nora tout de suite. L'image que m'évoque Nora, c'est celle du dépouillement. Nora est le rôle de la mise à nu la plus totale. Elle va tout au long de la pièce ôter des couches, des strates, faire tomber les masques, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'elle, son noyau. Et c'est pour ça qu'il n'est pas neutre qu'elle soit une femme, car elle est drapée, elle est emballée, engoncée dans des couches de faux-semblants typiquement féminins. Face à son mari, elle joue le rôle de l'épouse dévouée, obéissante. Face à ses enfants, celui de la mère douce. Face à la bourgeoisie, celui de la femme qui préserve sa réputation et celle de sa famille. Nora adore jouer tous ses rôles. Ça l'amuse, c'est un jeu. Et c'est une joie de savoir si bien le faire. J'ai été femme poupée chez toi, comme j'avais été enfant poupée chez papa. Le problème, et Nora n'en a pas conscience au début de la pièce, c'est que, ces masques étant permanents, elles cessent d'exister en tant qu'individus. C'est particulièrement visible dans le discours de Thorvald, qui l'infantilise. À l'époque, les femmes sont des mineures, sous la tutelle du mari. Nora est satisfaite de cette dynamique de couple. C'est vrai que ça facilite la prise de décision.

  • Speaker #1

    C'est comme ça que tu m'apparaîtras désormais, Nora, mon petit enfant.

  • Speaker #0

    Mais ça ne s'arrête pas là. Thorvald associe en permanence Nora à des animaux petits, fragiles et étourdis.

  • Speaker #1

    Et la loi est une garde-d'oeuvre ?

  • Speaker #0

    Il parle d'elle à la troisième personne, comme si elle n'était pas là.

  • Speaker #1

    Quoi ? Je ne regarderai pas mon plus cher trésor, cette splendeur qui est à moi ?

  • Speaker #0

    Infantilisée, animalisée, chosifiée, il ne reste plus grand-chose d'humain à Nora. Nora sait qu'elle porte des masques, des costumes, qui la dissimulent dans sa propre maison. Il y a tout un symbole à ce sujet, autour du bal costumé qui s'organise pour Noël. Nora s'entraîne à danser la tarantelle pour plaire à son mari, aux invités. Elle répare son costume. Et on voit que son moteur est dans le plaisir qu'elle procure aux autres, en jouant son rôle. La vraie Nora, celle qui existe sous toutes les couches, celle qui emprunte de l'argent, envisage de se montrer à Thorvald, mais seulement dans très longtemps. Oui, quand je ne serai plus aussi jolie, quand je ne lui plairai plus autant et quand il ne prendra plus de plaisir à me voir danser, me travestir et déclamer pour lui. La vérité passe après la féminité. Et la féminité est une mascarade. Cette mascarade prend fin plus tôt que prévu, dans la scène finale où Nora rompt avec Thorvald. Assieds-toi, l'entretien sera long, nous avons beaucoup à nous dire. La scène, effectivement, est longue, mais sa progression est limpide. Nora, qui n'a plus rien à dissimuler, rejette un par un les arguments de Thorvald. Pour lui, il est impensable que Nora s'en aille, puisque celui qui décide, c'est le mari.

  • Speaker #1

    Mais tu n'as pas le droit de t'en aller, je fais des soins de partir, Nora !

  • Speaker #0

    Si ce n'est pas lui... C'est la loi qui les unit. Ou la réputation publique.

  • Speaker #1

    Tu ne sors pas à ce qu'on dira, Nora.

  • Speaker #0

    Ou la religion. Ou le sens moral. Mais Nora ne croit plus aux maris, aux lois, aux sociétés, aux religions et aux morales. Dépouillée de tout, elle se lève et se casse. J'ai découvert Nora au début de ma formation théâtrale. C'est un comédien qui me l'a conseillé, comme un indispensable qui allait me mettre une claque. À quel moment j'y repense dans ma vie ? Pas forcément dans les situations de femmes qui partent en claquant la porte. Aujourd'hui, ça n'est plus tellement révolutionnaire. Les femmes demandent plus souvent le divorce que les hommes. Et une femme divorcée n'est plus une femme perdue. Mais ce sont les motivations de Nora qui restent courageuses et d'actualité. Nora quitte son foyer parce qu'elle veut faire son éducation soi-même et se demander si les lois sont justes. Je n'y comprends rien, mais je veux y arriver. Et savoir qui a raison. La société ou moi ? C'est très ambitieux. Quitte à être plus pessimiste qu'Ibsen, je ne pense pas que tout le monde puisse se le permettre. Tout le monde n'a pas la liberté de penser grand. Mais Nora est l'espoir que l'individu peut se réinventer. Les Noras d'aujourd'hui sont celles et ceux qui interrogent les décisions prises il y a des années, leurs habitudes, les normes sociales, et qui font des choix jugés parfois radicaux, en marge. Par exemple, ceux qui veulent vivre en autosuffisance. ou qui repensent les formes de travail et refusent à la fois le salariat et l'entrepreneuriat. Combien prennent vraiment le temps de considérer ces choix ? Nora n'a pas une vie si exceptionnelle, c'est sa décision qui l'est. Relire Nora aujourd'hui, c'est entretenir un regard sans concession sur nos choix et sur notre capacité à faire reset. N'abandonnez jamais cette fonctionnalité. Elle est vitale. Elle nous vient de 1879. Et quel claque ! Non mais quel... claque. Ok, Nora est donc un individu, capable de se réinventer ou de faire reset. Mais pour rebasculer du côté de la question du féminin, c'est tout de même un sacré cas d'école pour comprendre l'évolution des rapports homme-femme dans le mariage. Parce que vouloir vivre pour soi, c'est bien, mais c'est quand même un tout autre challenge pour une mère de famille du 19ème que pour un homme. Nora fait sécession avec la société et part se retrouver après être durement jugée pour la faute qu'elle a commise, empruntée. Elle-même se considère innocente, car elle a agi avec les meilleures intentions.

  • Speaker #1

    Les lois ne se préoccupent pas des motifs.

  • Speaker #0

    La société, au contraire, la considère coupable d'un triple crime dont elle n'aurait jamais accusé un homme. D'une, un homme aurait pu emprunter, en toute légalité. De deux, même si Nora avait commis une escroquerie, la pièce nous dit clairement que la rédomption est plus facilement accordée aux hommes.

  • Speaker #1

    La plupart des gens... tarée et dépravée de bonheur en tuant des mères menteuses.

  • Speaker #0

    Troisièmement, sa condition de femme aggrave la faute de Nora. Non seulement elle a enfreint la loi, mais elle a empiété sur le territoire masculin de son mari en assurant un rôle de protection et de soutien financier. Bref, c'est bien parce qu'elle est femme, de par son identité de femme, que Nora se retrouve contrainte à commettre une faute, sans possibilité de se racheter ensuite, et avec circonstances aggravantes d'empiéter sur le masculin. Elle subit la triple peine du féminin. C'est là qu'il y a une incompatibilité trop forte.

  • Speaker #1

    Je vois bien un abîme s'est creusé entre nous.

  • Speaker #0

    Nora ne peut plus être femme dans le monde d'hommes où elle vit. Elle comprend que les valeurs féminines qu'elle a intégrées ne seront jamais reconnues. Il y a d'un côté la justice des hommes et ce que Nora considère comme juste. Il y a le sens du devoir et de l'honneur des hommes et les bonnes intentions, la sollicitude des femmes. Ces deux systèmes de valeurs ne peuvent coexister. Alors, Nora s'en va. Il est intéressant de noter qu'elle ne cherche absolument pas à renverser le système des hommes. Elle va simplement exister ailleurs. Je vous recommande dans les notes de l'épisode le très bon article Un claquement de porte qui retentit dans toute l'Europe où Clarence Lomperon analyse comment Nora passe d'un rôle du care, domestique et marital, traditionnellement féminin, au self-care, qui est une sollicitude portée sur soi qui n'est le propre ni du genre féminin, ni du genre masculin. Allez, c'est le moment de me faire l'avocat du diable. Nora a poussé les portes du self-care et de la quête de soi, ce dont le XIXe siècle avait bien besoin. Mais 150 ans plus tard, a-t-on encore besoin d'une telle figure individualiste ? Aujourd'hui, je vois des bouquins et des coachs en développement personnel partout. Et parfois, ça m'épuise, ça vire à l'obsession de soi. Ça me pose deux questions. Est-ce que tout quitter pour se retrouver soi-même ? 1. Est-ce que c'est faisable ? 2. Est-ce que c'est vraiment souhaitable ? Faisable, oui. Mais ça reste un truc de privilégié. Nora reste une femme de la bourgeoisie. Rien que dans le fait qu'elle abandonne ses enfants, en pratique, déjà elle les laisse à leur père, il compte un peu quand même, et elle les laisse à Anne-Marie, la nourrice. Qui n'est pas n'importe qui, puisque c'était aussi la nourrice de Nora quand elle était enfant. La petite Nora n'avait pas d'autre mère que moi. Autrement dit, Nora laisse ses enfants à une grand-mère de substitution. C'est pas tout à fait comme si elle les laissait dans le caniveau. C'est drôle d'ailleurs, comme tout le monde se scandalise que Nora abandonne ses enfants, mais tout le monde trouve ça très normal qu'une fille de classe inférieure comme Anne-Marie abandonne son propre bébé pour gagner sa vie. Il n'y a que Nora qui s'est posé la question. Dis-moi Anne-Marie, je me suis souvent demandé une chose. Comment as-tu eu le courage de confier ton enfant à des étrangers ?

  • Speaker #2

    Il le fallait bien.

  • Speaker #0

    Une maison de poupées ne nous dit pas comment il est possible de s'émanciper quand on n'a ni l'argent, ni les nounous. Nora est sublime quand elle enlève toutes ses peaux, de mère, d'épouse. En dessous, elle est d'une pureté vraie. Mais Ibsen sait que ce phénomène est rare. À travers les personnages d'Anne-Marie ou de Christine, des travailleuses, il nous rappelle que la plupart des êtres humains cherchent à sauver leurs peaux, pas à s'en débarrasser. L'émancipation individuelle est un luxe. Et Nora peut se payer le luxe d'être vraie. Deuxième question, si on peut partir en quête de soi, est-ce que c'est souhaitable ? Pour Ibsen, la réponse est oui. L'individualisme est positif, comme l'explique Stéphane Braunschweig dans cet extrait.

  • Speaker #3

    Ce qui est clair, c'est que pour Ibsen, le fait qu'elle pose cet acte, c'est un acte qui est positif. Je ne dis pas qu'il n'y voit pas aussi la part de destruction qu'il y a dans un tel acte. Elle quitte ses enfants, quitter son mari, bon, il en retrouvera une autre. Quitter ses enfants, non, ils ne vont pas retrouver une autre mère. Donc il est évident qu'il y a une part de destruction dans l'acte d'individualisme que pose Nora. Mais il faut toujours penser que l'individualisme chez Ibsen, c'est quelque chose de positif. Parce qu'il pense que... que c'est par les individus que la société peut progresser. Il ne croit pas que c'est par les mouvements de foule, par le collectif.

  • Speaker #0

    Là, je vois une limite. L'acte de Nora est positif, mais on ne sait pas ce qui lui arrive ensuite. Même en supposant que Nora se trouve, soit heureuse, puisse être authentique et en maîtrise de sa vie, elle le ferait seule. Qu'est-ce que ça nous laisse comme vision du mariage et de la famille ? Une maison de poupées traite de la liberté d'être soi-même, mais surtout de la possibilité d'exercer cette liberté dans le cadre du mariage. Nora refuse une vie d'abnégation. Ça, notre siècle a bien compris depuis. Nora nous dit que nos devoirs envers nous-mêmes sont sacrés pour accéder au bonheur. Là encore, je suis d'accord. Mais Nora ne nous montre pas comment être entière et être ensemble.

  • Speaker #2

    Pour mieux y vivre.

  • Speaker #0

    Place à un volet plus personnel. Je voulais vous parler du rôle et de l'influence de Nora sur la construction de mon féminin. C'est un peu particulier par rapport aux autres épisodes, puisqu'on l'a vu, Nora c'est plutôt le personnage de la déconstruction. Jusqu'à la dernière scène entre elle et Thorvald, Nora donne une image intense et très traditionnelle du féminin, centrée sur l'amour de l'autre, la sollicitude. Elle ne parle pas que pour elle, mais pour tout le genre féminin. Je suis toujours autant bouleversée quand elle renvoie Thorvald à sa bassesse d'homme au moment de leur séparation.

  • Speaker #1

    C'est avec bonheur que je vais travailler pour toi nuit et jour, que je vais accepter tous les soucis, toutes les privations. Mais il n'y a pas un seul homme qui offrirait son honneur pour l'être qu'il aime.

  • Speaker #0

    Les femmes l'ont fait. Et c'est seulement quelques lignes après s'être fait porte-parole du féminin et l'avoir porté au nu qu'elle s'en détache. Telle que je suis maintenant, je ne peux être ta femme ? Telle que je suis maintenant, je ne peux pas être une mère pour les enfants ? Nora ? est un personnage qui reconnaît la grandeur, la noblesse des valeurs dites féminines et qui décide de les déposer sur le chemin et de continuer sa route sans. C'est quelque chose qui me fait frémir à chaque fois, de prendre le risque de laisser une part immense de son identité derrière soi. Il y a la citation célèbre de Beauvoir, On ne n'est pas femme, on le devient Eh bien Nora m'apprend qu'une fois qu'on est devenu femme, qu'on n'est défini que par cela même aux yeux de la société, on peut envoyer valser le féminin et devenir autre chose. Me construire en tant que femme, c'est aussi déconstruire mon féminin, l'oublier, faire un reset, me repenser en tant qu'individu, appelons ça comme on veut. Et si Nora peut se le permettre, à une époque où absolument tout la ramène à son genre en permanence, alors moi aussi, je devrais parfois exister comme un être humain. Je peux déposer mon masque d'épouse de mère, de bourgeoise, et aussi celui de femme. C'est peut-être le masque le plus difficile à déposer parce que c'est celui qu'on se trimballe depuis tellement plus longtemps. C'est une des toutes premières couches, une des plus profondes. Ça fait peur de l'enlever, de se retrouver à poil, de se demander ce qui reste en dessous. Très personnellement, je sais que c'est une des raisons intimes qui me poussent à être comédienne. Il y a quelques années, j'ai vu un spectacle qui m'a bouleversée au moins autant que Nora, intitulé Pour en finir avec la mascarade de Morgane Laurie. Et la première phrase de ce spectacle, c'est Si être une femme, c'est jouer un rôle, alors qu'est-ce qu'être une comédienne ? Ça a complètement renversé mon approche du travail de la scène. Il n'y aurait pas d'intérêt à monter sur scène avec un empilage de masques, dont j'ai déjà bien du mal à me défaire au quotidien. La Seine est un lieu exposé, nu, mais qui m'est paradoxalement plus hospitalier que le monde. C'est l'espace de liberté où je peux enlever les masques. C'est ma maison. Voilà, retour en 2023. Alors on garde Nora telle qu'elle ou on la change un peu ? Si Nora était parmi nous aujourd'hui, elle s'en sortirait bien. Elles verraient que notre société est devenue plus individualiste et elles seraient moins consensuelles qu'une poupée Barbie. Tout à fait, j'ai vu le film Barbie pour préparer cet épisode. Je vous lis un bout d'une critique de Vanity Fair qui résume mon point de vue. Barbie n'est pas là pour créer la polémique. Greta Gerwig incite simplement ses personnages et son public à accepter que le monde est aussi abîmé et complexe qu'il est beau et que la meilleure façon de l'habiter est d'être soi-même. Au grand débat sur le patriarcat et le féminisme, Barbie préfère un message acceptable sur l'individualisme. Eh, il a bon dos l'individualisme. C'est pour ça qu'à mes yeux, Nora va plus loin. Elle est bien dans des revendications féministes. Elle ne va pas accepter le monde et chercher le compromis. Elle refuse le système. Au moins pour un temps, elle part. Alors je garde Nora. Je pense que Barbie sauce 2023 ne suffit pas et que le cran d'après, ce serait de trouver comment renverser tout le système patriarcal. Mais on n'y est pas encore. Les féministes radicales sont sur le coup, cela dit. Enfin, et parce que cette saison 2 de rôle-titre est consacrée aux nouvelles mères, celles qui sont aussi des individus, je garde en tête ce que montre l'histoire de Nora. Il est tout à fait possible de mettre au monde un, deux ou trois enfants sans être née à soi-même. Tu es une enfant, Nora. Et sa stratégie de nouvelle mère est pour le moins radicale. Elle choisit de démissionner pour commencer par être sa propre mère. Celle qu'elle n'a pas eue. Celle que son mari ne peut pas remplacer, aussi infantilisant soit-il. Je veux songer avant tout à m'élever moi-même. Tu n'es pas homme à me faciliter cette tâche. Elle ne relève que de moi. Ce n'est pas un renouveau joyeux comme le printemps. Nora part à l'inconnu en disant, je ne crois plus au miracle. Mais la renaissance est en marche. Et on n'a jamais vu un papillon retourner dans sa chrysalide. Dans une autre pièce... La sauvage, Jean-Anouilh terminait par ces mots. Et elle part, toute menue, dure et lucide, pour se cogner partout dans le monde. Nora part se cogner, comme une enfant sortie de la maison rose qui se fera des bleus au dehors. Comme un papillon désorienté qui vient de déployer ses ailes, plus fragile que jamais, mais avec le ciel devant elle. L'échappée belle. Thorvald n'était pas si loin en la voyant comme un oiseau. Mais il n'aurait jamais pu imaginer la métamorphose de Nora. Qui pouvait imaginer le fracas que causerait son départ ? Que le battement d'aile d'un papillon pouvait provoquer une tornade ? Nora est déjà loin. Elle quitte le regard de ses proches et même le nôtre public. Au fur et à mesure qu'elle devient point à l'horizon, elle se révèle. Elle se rêve. Elle. Merci d'avoir écouté Rôle titre. Si vous avez apprécié l'épisode, voici trois choses que vous pouvez faire. Vous abonner à Rôle titre sur votre plateforme de podcast préférée et laisser 5 étoiles s'il s'agit d'Apple Podcast ou de Spotify. Rejoindre la newsletter de Rôle titre. ou son compte Instagram pour découvrir encore plus de contenu inspirant. Me soutenir financièrement par une donation sur la plateforme Ko-fi. Je vous explique tout en détail dans les notes de l'épisode. Une dernière chose, Roule titre abrite les femmes de fiction qui appartiennent à mon panthéon intérieur. Mais leur voix ne peut se propager que grâce à vous. 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