Speaker #0Antoine Hubert, un ingénieur agronome sorti d'AgroParisTech se dit que l'avenir, c'est le scarabée. Il embarque avec lui trois copains, diplômés eux aussi de grandes écoles comme l'ESSEC ou HEC. Et ensemble, ils lancent Ÿnsect en 2011.
Le constat de départ est simple : La population mondiale augmente. On va manquer de terres agricoles dans les prochaines années. Il faut donc trouver des solutions. Les insectes sont pleins de protéines. En leur donnant une nourriture qu'ils aiment bien, on peut en produire en masse. Et mieux. Ils peuvent carrément remplacer la viande et ça c'est bon pour la planète ... et aussi pour le portefeuille.
Antoine et ses associés ne sont pas les seuls à tenter leur chance. D'autres startups françaises voient le jour dans la même période, comme Micronutris, Jiminis, InnovaFeed ou encore NutriHearth.
Deux camps vont alors se former, l'un à destination des particuliers, qu'on appelle le B2C, et l'autre à destination des professionnels, qu'on appelle le B2B.
Pour faire manger des verres ou des criquets aux particuliers, Jiminis ou Micronutris choisissent les enrobés de chocolat, de fruits rouges ou bien de caramel. Vendus en épicerie bio dans un packaging soigné, ils nous promettent une expérience gustative.
Ÿnsect et Innovafeed visent le marché des professionnels. Ils fabriquent des poudres à destination des animaux. L'avantage c'est que les chats et les poissons ne se plaignent pas trop. Mais ça permet surtout de limiter les risques.
Car avant de nous mettre des insectes dans nos assiettes, tous se heurtent à la législation. puisque, pendant longtemps, il était interdit de vendre des aliments à base d'insectes en France. Résultat, ceux qui visent le marché des particuliers, le B2C, vont vendre leur production en Belgique, en Suisse ou aux Pays-Bas, là où c'est autorisé de manger des criquets à l'apéro. Pendant que ceux qui visent le marché des professionnels, le B2B, essayent de convaincre nos jardineries françaises que les farines de verre sont meilleures pour la planète que les farines de poisson.
Pour y parvenir, Antoine Hubert et ses associés ont besoin d'argent. Il faut donc aller en chercher auprès d'investisseurs. Et à l'époque, les actions de l'entreprise valent 41 euros, ce qui semble être un deal très intéressant pour un futur actionnaire.
La petite équipe trouve ainsi énormément d'argent. Elle boucle en 2014 un premier tour de table de 1,8 million d'euros, puis un second à 5,5 millions. Et ces sommes folles servent à ouvrir une usine dans le Jura qui emploie une douzaine de personnes. C'est une première en Europe. Car jusqu'alors, en France, la production d'insectes était plutôt artisanale. Et là, on passe à une phase industrielle.
Mais la législation est lente. Par exemple, l'Agence de sécurité sanitaire française n'est pas vraiment fan à l'idée de remplacer des chips par des criquets. Dans son analyse publiée en 2015, elle recommande la prudence, car on ne sait pas encore si manger des insectes est dangereux pour la santé, même si des études prouvent pourtant le contraire. Et plus surprenant, elle se questionne aussi sur le bien-être des insectes. et invite à ce que des analyses soient réalisées.
Pendant que nos experts français débattent sur les émotions des grillons, Antoine et ses associés essayent, eux, de convaincre les clients. Alors, les débuts sont difficiles. Le chiffre d'affaires d'Ÿnsect n'est que de 20 000 à 40 000 euros sur 2016-2017 et c'est très loin de couvrir les dépenses. Résultat, l'entreprise a un trou de 10 millions d'euros fin 2017.
Comment une entreprise qui perd autant d'argent peut-elle tenir ? Eh bien, grâce aux investisseurs qui croient au projet. Une levée de fonds est alors bouclée avec le soutien de la Banque publique d'investissement. BPI France, c'est le bras financier de l'État qui a notamment pour mission de soutenir les secteurs stratégiques. Et c'est le cas ici, puisqu'on parle de souveraineté alimentaire.
Dans les mois qui suivent, l'argent va alors pleuvoir. Plus de 300 millions d'euros vont venir d'investisseurs à travers le monde convaincus de tenir la poule aux oeufs d'or. C'est un record absolu dans le secteur. Même l'acteur hollywoodien qui joue Iron Man et de la partie et va se transformer en VRP à la télé américaine pour vendre les mérites d'Escarabée en poudre.
Chaque action vaut alors 94 euros, soit deux fois plus que cinq ans auparavant. Les levées de fonds s'enchaînent : 16 millions en janvier, 2 millions en mars, 7 millions en avril, 55 millions en août. À tel point que le service juridique de l'entreprise finit par s'y perdre. Entre les actions ordinaires, les préférentielles, les séries A, B, C1, C2, C3, il faut publier un correctif pour mettre de l'ordre dans les calculs.
Pour soutenir ce grand projet de scarabée en poudre, les aides publiques se multiplient. L'entreprise reçoit plusieurs subventions comme celle de la région Hauts-de-France et d'Amiens Métropole. Pour un montant de 1,5 million. Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, l'Union européenne donne elle aussi une enveloppe de 20 millions d'euros.
Tout cet argent sert à racheter des concurrents à l'étranger, comme aux Pays-Bas par exemple, et surtout à investir dans une nouvelle usine. Car Antoine et ses associés voient grand, très grand, l'usine du Jura, c'était juste un échauffement pour eux. Le plan, c'est de déployer le modèle à grande échelle. Et en mai 2021, on pose la première pierre d'une gigafactory, la plus grande au monde, dans la région d'Amiens, avec à la clé une centaine d'emplois. Le site devient un pèlerinage pour les politiques comme Xavier Bertrand, Barbara Pompili ou Cédric O, qui vont se succéder à l'applaudimètre. Il faut dire que dans la région, les fermetures d'usines s'enchaînent depuis des années, comme Goodyear ou Whirlpool. Alors forcément, une start-up française qui construit une usine toute neuve, eh bien, ça tombe à pic.
Sauf que la fabrication de l'usine prend beaucoup de retard. La crise sanitaire n'est d'en pas, ce qui entraîne des dépenses supplémentaires. L'activité est aussi gourmande en énergie. Pour que les larves poussent bien et restent bien dodues, il faut une température constante d'au moins 25 degrés (77°F). Or, la guerre en Ukraine a fait flamber les prix de l'énergie.
Difficile dans ces conditions de rester compétitif. Une tonne de farine d'insectes coûte maintenant 3 fois plus cher que la farine de poisson est dix fois plus cher que le soja qu'elle est censée remplacer. Antoine et ses associés doivent donc se contenter de fabriquer des croquettes pour chiens et de l'engrais pour faire pousser les plantes. Et résultat, entre 2021 et 2022, les pertes s'envolent à 90 millions d'euros pour seulement 400 à 600 000 euros de farine vendue, soit en gros le chiffre d'affaires d'une grosse boulangerie.
Et pourtant, malgré ces pertes colossales, la valeur de l'entreprise continue de grimper. puisque chaque action vaut désormais 131 euros, c'est-à-dire 10 fois plus cher qu'à ses débuts. Comment c'est possible ? Eh bien d'abord parce qu'une agence européenne donne un avis favorable à l'utilisation du scarabée dans l'alimentation humaine. Et même si ce n'est pas un feu vert définitif, c'est un très bon signe. Ensuite, parce que Ÿnsect est à deux doigts de devenir une licorne. Une licorne, c'est une entreprise valorisée plus d'un milliard de dollars. Un statut rare, prestigieux qui attire les investisseurs prêts à payer encore plus cher pour être de la partie. Il faut dire qu'à ce stade, l'entreprise bénéficie d'un vrai soutien politique à tel point qu'elle est même invitée par Emmanuel Macron pour représenter la France aux Etats-Unis aux côtés de poids lourds du capitalisme français comme Bernard Arnault ou Xavier Niel.
Mais l'entreprise ne sera officiellement jamais une licorne, car peu de temps après une dernière levée de fonds de 160 millions d'euros, les mauvaises nouvelles vont s'enchaîner.
Tout d'abord, Antoine Hubert démissionne de ses fonctions de président le 29 juin 2023. Alors il ne quitte pas l'entreprise puisqu'il devient directeur de l'innovation, mais il n'est plus le pilote de l'avion. Deux présidents vont alors se succéder en deux ans, preuve que la mission ne doit quand même pas être facile. Le conseil d'administration est aussi renouvelé. Parmi les nouveaux, on trouve l'ancien directeur général de Nestlé France. Alors sa présence ne doit rien au hasard évidemment, puisque l'entreprise envisage de se faire racheter.
Ÿnsect est alors placé en procédure de sauvegarde. C'est un peu l'équivalent de mettre l'activité sous cloche, le temps de respirer un peu, sans être harcelé par les créanciers. L'objectif est de trouver un repreneur ou un investisseur prêt à miser sur les verres de farine.
Sauf que cette fois, la magie ne prend plus. Nestlé ne rachètera pas Ÿnsect. En février 2025, après plusieurs mois de suspense, le couperet tombe. Aucun repreneur, aucun investisseur. Rien. Les caisses sont vides, l'entreprise est alors placée en redressement judiciaire.
Et c'est à ce moment-là que l'Union Européenne autorise enfin l'utilisation des insectes dans l'alimentation humaine. Sauf que c'est NutriEarth, le concurrent d'Ÿnsect, qui remporte la mise. Et c'est la douche froide pour l'entreprise qui est coiffée au poteau.
Mais on lui accorde tout de même une rallonge de 10 millions d'euros quand même, pour essayer de sauver ce qui peut l'être. Avec encore une fois BPI France comme boîte sauvetage.
Malgré cette nouvelle aide publique, l'entreprise annonce qu'elle va licencier deux tiers de son personnel, principalement sur le site d'Amiens. Et ironie du sort, parmi ces futurs chômeurs, certains viennent tout droit de Whirlpool, une autre usine de la région qui a fait faillite avec fracas quelques années plus tôt.
Alors forcément, la colère monte. Beaucoup ne comprennent pas pourquoi une entreprise présentée comme un modèle national, couverte de subventions et soutenue à coups de millions d'euros, finit dans le mur. Ils veulent des explications et surtout, ils veulent que l'État intervienne.
Pour eux, le naufrage d'Ÿnsect devient le symbole d'un soutien aveugle de l'État à des projets qui n'ont jamais démontré leur rentabilité et certains appellent un contrôle beaucoup plus strict des aides attribuées aux entreprises.
Et même si ces critiques sont légitimes, il faut toutefois les nuancer, en précisant que les déboires d'Ÿnsect ne sont pas une exception. Beaucoup de startups industrielles sont en grande difficulté en France depuis quelques années, comme le slip français, 1083, ou encore DaanTech, le fabricant de Bob le lave-vaisselle, et avec des difficultés similaires. Des coûts de fabrication trop élevés, un endettement qui s'accumule année après année et une concurrence étrangère à bas prix qui prend trop de temps à réguler.
Mais tout n'est pas perdu pour la filière française des insectes. Certaines entreprises s'en sortent mieux que d'autres, comme Innovafeed, dont l'usine se situe d'ailleurs à quelques kilomètres de celle d'Ÿnsect. Et même s'il reste improbable que demain les Français réclament de la poudre de scarabée dans leur lasagne, les poissons et les cochons, eux, ne sont pas du genre à faire la fine mouche.