Speaker #0Bonjour et bienvenue dans ce nouvel épisode du podcast du grand art, le podcast qui s'intéresse aux petites histoires qui ont fait la grande. Ça vous est déjà arrivé de trouver qu'une chose était belle par accident vous ? De vous dire par exemple, tiens on dirait que l'écume de mon café représente un visage. D'ailleurs si je vous demandais là tout de suite de nommer votre votre œuvre d'art préférée du moment. À quoi penseriez-vous ? Et surtout, qu'est-ce qui, selon vous, fait de cette œuvre une véritable œuvre d'art ? Les couleurs, les formes, le choix du sujet ou autre chose ? Eh bien, sachez que cette question a occupé un tribunal américain pendant des mois dans les années 1920. Réunis pendant près d'un an autour de ce qui n'était à l'origine qu'une simple affaire de fraude fiscale, ils ont dû débattre et délibérer sur ce qu'était une œuvre d'art. Ça vous intrigue ? Ça tombe bien ! C'est notre anecdote du jour, Brancousi contre le gouvernement américain, l'art au banc des accusés. Nous sommes en 1926 dans la ville de New York aux USA. Constantin Brancousi, talentueux sculpteur roumain en vogue en Europe, vient d'arriver pour une occasion très spéciale. Une exposition se prépare à la célèbre Bromer Gallery. Elle doit mettre à l'honneur la collection du défunt collectionneur John Quinn et parmi les œuvres sélectionnées pour l'événement figurent plusieurs sculptures de Brancusi. Tout se présente bien, les sculptures sont bien arrivées en Amérique du Nord. Sauf qu'un geste anodin va bouleverser l'histoire de l'art moderne. En réceptionnant les caisses, un douanier décide d'en inspecter le contenu. Il ouvre alors tous les contenants et y découvre de drôles d'objets de différentes tailles et formes. Il se saisit de l'un d'entre eux et l'observe attentivement. On dirait une sorte de grande plume en métal plantée dans un socle cylindrique. Le douanier hausse les sourcils. Encore un bibelot sans valeur. Il jette alors un coup d'œil au bon de transport pour vérifier la catégorie dont relèvent ses produits importés. Œuvre d'art ? Euh... Certainement pas en fait. Le douanier replace alors la plume métallique dans la caisse qu'il referme d'un geste sec. Il fait signe à son collègue de déplacer les caisses dans une zone à part. Les sculptures de Brancusi ne passent pas. Elles sont toutes saisies par la douane. La raison ? Marchandises ordinaires, frais de douane applicables. Et oui ! Depuis 1922, les USA prévoient la libre importation des œuvres d'art. Elles bénéficient d'un régime fiscal spécial et peuvent passer la douane sans avoir à subir de taxes. Vous imaginez bien que pas mal de malins ont essayé de contourner le système en important des produits disons ordinaires et en tentant de les faire passer sous le régime des œuvres d'art. Et ce jour-là, notre fameux douanier pense être tombé sur un fraudeur de puces. Oh, je vais me le faire celui-là ! Target locked. Sans le savoir ? il vient de mettre le feu aux poudres. Constantin Brancusi, qui pendant ce temps-là se trouve déjà à New York, découvre avec stupeur que ses œuvres sont retenues à la douane. Quand on lui annonce que pour les récupérer, il va devoir payer, et pas qu'un peu, il voit rouge. Quoi ? Comment ça ? Lui, artiste reconnu par tous les grands maîtres de l'art moderne en Europe, considéré comme un simple importateur de biens manufacturés dans le Nouveau Monde, le douanier, lui, n'en démord pas. Ce qu'il a tenu dans ses mains n'est rien d'autre qu'une babiole. certainement pas une sculpture minimaliste conceptuelle. Brancusi s'entête et refuse de payer le moindre dollar. Il va alors chercher de l'aide. Il fait appel à son ami Marcel Duchamp, qui fait appel à son ami Gertrude Vanderbilt Whitney, fondatrice du Whitney Museum of American Art, qui fait elle-même appel à ses avocats. Bref, en 1927, cet officiel, Edward Styshon, propriétaire de la sculpture controversée, fait appel de la décision auprès de la US Customs Court. C'est le début de l'affaire Brancusi contre l'État américain. Rien que ça. Mais c'est surtout la suite qui devient intéressante. On assiste à, je dirais, probablement l'un des procès les plus what the fuck de l'histoire de l'art. Les juges et les avocats débattent pendant des semaines et des mois pour savoir si les bébés de notre sculpteur moderne sont vraiment des œuvres d'art ou juste de simples objets. Évidemment, l'affaire devient médiatique et le monde de l'art prend position. Il faut dire que l'enjeu est de taille. Si seules les créations classiques du moins figuratives, sont considérées comme des œuvres d'art, alors l'art moderne, qui se détache volontairement de la figuration, risque de ne plus être considérée comme de l'art. Et si les œuvres d'art modernes ne sont plus considérées comme des œuvres d'art, alors elles risquent d'être toutes taxées. Et si elles deviennent taxées, les collectionneurs risquent de réduire leurs investissements. Et les galeries artistes, de voir leurs revenus chuter. Qu'on se le dise, il s'agit d'un procès symbolique, mais aussi d'un procès très business. Bon aller ! Rendons-nous maintenant au tribunal pour mieux comprendre la folie de ce procès. Dans l'immense salle aux boiseries d'époque, une foule importante s'est rassemblée pour assister au procès du siècle. La légende raconte que même l'immense Peggy Guggenheim serait venue assister à l'audience. Chérie, je suis avec toi, je t'aime, force, parce que tu vas t'en sortir, je suis sûre. Au centre de la pièce trône l'œuvre d'art la plus clivante du XXe siècle qui nous réunit aujourd'hui en tant que pièce à conviction. Le juge, impassible, s'assoit sur son fauteuil. Trois coups de marteau et ça y est, la séance débute. L'avocat représentant le gouvernement américain rappelle les faits, et surtout il rappelle la loi. Les œuvres d'art sont exonérées de frais de douane à l'entrée des USA. Mais encore faut-il que les sculptures de Brancusi soient des œuvres d'art. Or, sont considérées comme des sculptures, toute reproduction sculptée ou moulée, imitation d'objets naturels, principalement de la forme humaine. Bon, ça démarre mal, mais Brancusi est bien préparé. Sa défense explique que l'objet source du litige n'est autre qu'une œuvre intitulée « L'oiseau dans l'espace » . Ça veut dire « Bird in Space » , monsieur le juge. Il s'agit donc bien d'une représentation, puisque le sujet de l'œuvre n'est autre qu'un oiseau. Et oui, voyez-vous, mon client est fou des oiseaux, il leur voue une véritable obsession. D'ailleurs, « L'oiseau dans l'espace » fait partie de toute une série de sculptures sur ce thème. On est donc bien dans une sculpture imitant un objet ou un sujet naturel. Bim, sacrée défense, un point partout. Mais l'adversaire est coriace et il ne se laisse pas faire. Mais enfin, cher confrère, rétorque l'avocat de la partie adverse. Ça ressemble à un oiseau, ça, selon vous ? L'audience se tourne vers la sculpture. Une sorte de grande lame de couteau doré plantée dans un socle en béton, diront les haters. Où est le bec ? Où sont les ailes ? On n'y voit rien. Il est donc tout à fait logique que les autorités les classaient dans la catégorie qui lui convient le mieux. Un objet utilitaire. Plus précisément... Sous la rubrique Manufacturers of Metal, plus communément appelée « ustensiles de cuisine et fournitures hospitalières » . Cette catégorie est impossible à hauteur de 40% de sa valeur. Donc, si mes calculs sont bons, cette œuvre à elle seule devrait vous coûter… un bras. Stupeur dans l'audience. « Mais en fait, ça va pas ! » C'en est assez, il nous faut des témoignages. Sont appelés à la barre Edward Station, le propriétaire de la sculpture, alors artiste, qui sera plus tard directeur du département de photographie du MoMA, mais également Jacob Epstein, sculpteur britannique, ou encore Frank Croningshield, critique d'art. Les questions des procureurs sont surréalistes et n'en finissent pas. La pièce à conviction est-elle un original ou relève-t-elle d'une production en série ? Il faut bien démontrer qu'il s'agit d'un objet et pas vraiment d'un véritable oiseau. Alors c'est ça ton combat ? On demande à Frank Croningshield, le critique d'art, est-ce un oiseau selon vous ? Ce à quoi il répond ? Eh bien, il suggère le vol. Il suggère la grâce, l'aspiration, la vigueur, associées à la vitesse dans un esprit de force, de puissance, de beauté, tout comme un oiseau. Mais le nom, le titre de cette œuvre, en réalité, ne signifie pas grand-chose. À Edward Station, le juge Byron Wade demande « Comment appelez-vous ceci ? » Edward répond « J'utilise le même terme que le sculpteur, oiseau. » Oui, mais qu'est-ce qui vous fait l'appeler oiseau ? Ressemble-t-il à un oiseau pour vous ? Il ne ressemble pas à un oiseau, mais je le ressens comme un oiseau. Et il est défini par l'artiste comme un oiseau. Mais le seul fait qu'il est appelé oiseau en fait un oiseau pour vous ? Oui, votre honneur. Et si vous l'aperceviez dans la rue ? Vous ne songeriez pas à l'appeler oiseau, n'est-ce pas ? Ah bah si c'est un interrogatoire, qu'est-ce que t'attends pour faire monter des sandwiches et de la bière ? Enfin, lorsque le sculpteur Jacob Epstein monte à la barre, on lui demande carrément si Constantin Brancusi est reconnu dans le monde de l'art. Et si lui-même a déjà vendu des sculptures de ce type ? « Je refuse, je refuse, je refuse. » « La question c'est que vous. » « Je refuse. » « Vous avez un patrimoine. » « Je refuse. » C'est à quoi Epstein botte en touche et se voit relancer sur la question à plusieurs reprises. On imagine qu'il s'est peut-être dit qu'il valait mieux ne pas trop parler de ses œuvres d'art moderne, étant donné la petite tension fiscale en cours dans la salle. Les questions qui suivent sont drôles ou philosophiques, tout dépend de votre humeur du jour, j'ai envie de dire. Je vous laisse juger. Monsieur, imaginons qu'un sculpteur prenne un morceau de roche, du marbre, et le taille simplement à intervalles réguliers. Tant que ce travail de taille à intervalles réguliers est effectué par un sculpteur, considérez-vous qu'il s'agit d'une œuvre d'art. Puis, plus tard, cela ressemble aussi davantage à la quille d'un bateau, non ? Et un peu au croissant d'une nouvelle lune ? Ou encore, si M. Brancusi appelait ça un poisson, cela serait-il alors un poisson pour vous ? Et s'il appelait cela un tigre, cela changerait-il votre opinion et en ferait-il un tigre ? C'est pas possible là ! Non vous me faites marcher ! Oh ! C'est juste une blague ! C'est pas une blague ! Non non non non ! Le garant me dit que c'est pas une blague ! Je suis pas venu là pour ça ! Et peut-être enfin le meilleur échange. de tout ce procès. Quand vous dites que vous considérez cela comme une œuvre d'art, pourriez-vous m'expliquer pourquoi ? La réponse du témoin ? Eh bien cela satisfait mon sens de la beauté. Cela me procure un sentiment de plaisir. Réalisée par un sculpteur, elle comporte à mes yeux de nombreux éléments, mais elle constitue en soi un bel objet. Pour moi, c'est une œuvre d'art. Je ne crois pas du tout au talent. Alors vous parlez de l'effort et de la discipline, ça c'est plutôt les moyens. Je crois surtout au désir. Je crois que ce que l'on appelle Le talent, c'est l'intensité du désir. Bref, un juge légèrement orienté, des procureurs coriaces et des discussions sans fin. Après des mois d'échanges houleux de débats infinis et de réflexions philosophiques, le verdict tombe enfin. Le juge Byron Wade rend son jugement. Une nouvelle école artistique s'est développée, dont les représentants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d'imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en accord avec ces nouvelles idées et les écoles qui les représentent, nous pensons que leur existence et leur influence sur le monde de l'art, tel que reconnu par les tribunaux, doit être prise en considération. En d'autres termes, « Je souhaite que chacun se reprenne. Tout le monde y a intérêt. » ce n'est pas à l'oncle Sam de définir ce qui relève de l'art ou non. Victoire pour Constantin Brancusi et surtout, victoire pour l'art moderne. Alors, que retenir du procès de Constantin Brancusi versus le gouvernement américain ? Eh bien peut-être que ce qui fait une œuvre d'art, ce n'est pas le sujet, ce n'est pas l'objet, ce n'est pas le médium. C'est le regard que l'on porte sur l'œuvre. Ce que nous disent les avocats de Brancusi et Steichen, et toutes les personnes qui ont pris leur défense d'ailleurs, c'est que dès lors qu'il y a la volonté de créer une émotion, ou que le public est traversé d'une émotion, alors l'objet est une œuvre. Il existe des œuvres qui nous impressionnent par la prouesse technique avec laquelle elles ont été réalisées. C'est le cas de la création d'Adam de Michel-Ange par exemple. Il existe également des œuvres qui nous mettent mal à l'aise parce qu'elles abordent des thèmes tabous. Je pense notamment à Real Bodies, une exposition de véritables corps humains plastinés, inspirée du travail de l'anatomiste Gunther von Hagen. Elle avait fait un véritable scandale à l'époque. Et enfin, il existe des œuvres qui nous émeuvent, non pas à travers la représentation en elle-même, mais parce qu'elles évoquent. Au début des années 1990, l'artiste Félix González Torres a réalisé une série intitulée Candy Snacks. Il avait installé dans le coin d'une pièce une pile de bonbons bleus, blancs et rouges aux couleurs du drapeau américain. Le gigantesque tas de bonbons pesait 136 kg, soit le poids exact de son conjoint et lui réuni. Conjoint qui était atteint du sida. Chaque visiteur de l'exposition pouvait emporter avec lui un bonbon. Au bout d'un certain temps, le tas a disparu. comme le compagnon de Félix González Torres. Mais chaque personne qui a lu leur histoire sur l'affichette de l'œuvre est repartie avec un peu de goût. Lorsqu'on a demandé à Félix González Torres pourquoi il avait choisi des bonbons pour produire son œuvre, il a répondu « parce que les fleurs périssent » . Vous voyez, on peut même verser une larme devant un bonbon créma. Et c'est une excellente nouvelle, parce que ça veut dire qu'avec votre simple regard, vous avez le pouvoir de rendre ce monde plus beau. Alors ouvrez grand les yeux et restez à l'affût. Et accessoirement, n'oubliez pas de nous laisser un commentaire ou un avis positif. Je vous dis à la semaine prochaine pour une nouvelle anecdote croustillante sur l'art et le design.