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ECHOS de territoires, le podcast du cap régénératif dans les territoires

#20 - Emmanuel Delafon - Chartreuse Diffusion

#20 - Emmanuel Delafon - Chartreuse Diffusion

35min |15/05/2025|

32

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ECHOS de territoires, le podcast du cap régénératif dans les territoires

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Description

Chartreuse Diffusion est une entreprise unique, détenue par des moines depuis ses origines, gérée par des laïcs pour préserver la vocation spirituelle des Chartreux. Sa vision s’inscrit depuis toujours dans le très long terme, loin des logiques capitalistes classiques.

Emmanuel Delafon, son PDG, évoque dans cet épisode, son travail avec l'ordre religieux mais aussi avec le territoire, dans un engagement qui a toujours été très lié à la nature, au soin, au sens, et au long terme : "cet actionnariat est très particulier et l'esprit y très particulier, puisque nous sommes guidés par le très long terme. Ce n'est pas le long terme, c'est le très long terme."

Emmanuel évoque aussi la difficulté d’intégrer la biodiversité en entreprise, malgré son importance. Elle fait pleinement partie du vivant, et les entreprises doivent apprendre à s’y connecter, à comprendre leurs impacts sur les écosystèmes et à agir de manière responsable, même si cela demande plus de pédagogie, de temps et d’engagement.


Une autre vision à méditer… et pourquoi pas à inspirer !


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • SG

    Bonjour, bienvenue sur Échos de Territoire, le podcast inspirant de la Convention des entreprises pour le climat, qui donne la parole aux acteurs engagés et passionnés qui construisent l'économie régénérative de demain. Je suis Stéphane Gonzalès, alumni de la promotion 2023, et je vous emmène sur les territoires du Bassin lyonnais et des Alpes à la rencontre de dirigeantes et de dirigeants qui contribuent à dessiner les contours d'un avenir durable. Et aujourd'hui, je vous propose un voyage au cœur d'un patrimoine français à la fois légendaire et vivant. Un nom qui évoque la tradition, le mystère, l'excellence. Et si j'osais quand même aussi la joie, la convivialité, je vais vous parler de la Chartreuse. Voilà, c'est ça le sujet du jour. Et cette liqueur mythique, transmise depuis plus de 4 siècles, continue de rayonner dans le monde entier. Et pourtant, derrière cette image de tradition, se cache aujourd'hui une entreprise qui a fait le choix courageux de la régénération. Donc nous allons partir plutôt dans l'Isère, tout près de Voiron, à la rencontre de Chartreuse Diffusion, qui est la société qui commercialise les produits des pères Chartreux. Et pour nous en parler, j'ai le plaisir de recevoir son dirigeant Emmanuel Delafon. Emmanuel, bonjour.

  • ED

    Bonjour Stéphane.

  • SG

    Bon, je te propose qu'on se tutoie.

  • ED

    Avec plaisir.

  • SG

    Alors, on va voir que sous ton impulsion, Chartreuse Diffusion, donc c'est la société qui diffuse des produits, a fait un choix fort de ralentir la cadence, tu vas nous en parler, malgré une demande mondiale qui est croissante. Voilà, c'est assez surprenant. Et puis de recentrer ses activités sur un peu plus largement l'herboristerie, la phytothérapie. Avec un objectif clair qui est de cultiver d'ici 2030, 80 % de ses plantes médicinales sur ses propres terres. Donc moins d'extraction, plus de sens, et puis transmettre toujours ce patrimoine vivant en harmonie avec la planète. Donc ce podcast, j'imagine qu'on va... je vais me faire plaisir avec tout ce que tu vas nous dire. Finalement c'est comment conjuguer la tradition, la spiritualité, c'est important, et l'innovation dans un monde en transition. Et donc, c'est ce qu'on va explorer ensemble dans ce nouvel épisode. Et ce que je te propose pour démarrer, c'est que tu nous présentes La Chartreuse.

  • ED

    Oui, merci. Écoute, tu as déjà dit beaucoup de choses qui résonnent très fort chez moi. Chartreuse est une société clairement atypique, puisque l'actionnarial est monastique, et ce, depuis les origines. Au départ, en fait, il n'y avait pas de société, et c'est comme ça que l'histoire des Chartreux était très compliquée et qu'ils ont connu déjà sept distilleries, des révolutions, des expulsions. Mais on va dire, depuis une centaine d'années, ils font confiance à des laïcs, des gens comme moi, qui font partie d'une tradition. Moi, je suis juste de passage. Il y avait des gens avant moi, il y en aura après moi, qui, en fait, se mènent à destiner des affaires des Chartreux pour, en fait, garder une chose fondamentale chez eux, qu'ils soient dans leur monastère pour s'occuper que de prière et de solitude. Et comme ça, ils ne dépendent pas du reste du monde, ils ne dépendent pas d'un banquier, ils ne dépendent pas de quelqu'un qui va leur dire de faire les choses d'une façon ou d'une autre. Ils ont toujours été indépendants dans leur richesse pour pouvoir vivre ça. Donc ça donne une... un actionnariat donc très particulier et un esprit très particulier, puisque nous, on est guidé par le très long terme. Ce n'est pas le long terme, c'est le très long terme. Les décisions qu'on prend, elles sont en général plutôt en 100 ou 150 ans, quand on parle des Chartreux. D'un point de vue business, évidemment, on essaye d'être plus dans le réel et donc on est plutôt en dizaines d'années. Mais c'est vraiment cet ordre-là. Et l'autre chose qui me paraît assez fondamentale, c'est qu'on ne sert pas le grand capitalisme, excuse-moi l'expression, mais on va servir quelque chose qui nous dépasse, qui effectivement, tu l'as dit, c'est plutôt la spiritualité. C'est un ordre romain, catholique, mais qui a une envergure mondiale parce que ce sont des gens qui prient pour l'humanité toute leur vie. Et notamment une prière très particulière que je citais dès les premières minutes de cet échange, c'est la prière de Matine, qui a lieu de minuit à trois heures du matin, et toutes les chartreuses du monde vont prier dans l'église de minuit à trois heures du matin pour le monde entier. Et j'aime bien cette prière de nuit, parce que d'une part, je pense que l'ensemble des personnes qui sont en lien avec la spiritualité te diront que dans la nuit il se passe des choses un peu plus fortes, et surtout, souvent, les gens sont en insomnie, vont mal, et la nuit révèle beaucoup ce genre de choses. Et je trouve ça assez rassurant qu'il y ait 500, c'est très peu, 500 moines et moniales dans le monde qui font, j'allais dire, ce travail-là. C'est un travail particulier, mais en tout cas, cette écoute-là attentive au monde à travers la prière. Parce que le Chartreux, lui, s'isole à travers des murs d'un monastère pour être connecté à l'ensemble du monde entier via, évidemment, la prière et la transcendance.

  • SG

    D'accord. Bon alors un petit mot sur cette liqueur quand même.

  • ED

    Oui bien sûr. En fait, ils ont connu plusieurs métiers en mille ans d'histoire. Ils ont été maîtres de forge, ils ont été des grands forestiers. On peut dire qu'ils ont posé les bases de l'organisation de la forêt française. Vraiment, c'était ça qu'ils faisaient. Et après, ils ont connu ce produit absolument incroyable qui s'appelle d'abord l'élixir végétal de la Grande Chartreuse. Et cet élixir, il démarre en 1605, non pas en Chartreuse, mais à Paris. On leur remet un manuscrit assez fabuleux de 130 substances végétales. Des fleurs, des écorces, des épices. Et à travers ça, ils vont en faire une utilisation assez remarquable qui, très vite, à Paris, va apporter du soin aux Parisiens. Donc les Parisiens vont à la Chartreuse de Paris, qui est l'actuel jardin du Luxembourg, et ils vont aller se soigner auprès des Chartreux. Ensuite, ils ont compris que le produit était bien, mais il n'était pas très beau ni bon. Et donc il était assez imbuvable, on peut dire. Et donc ils ont voulu l'améliorer. Et c'est pour ça qu'il va aller la Grande Chartreuse. Et en 1764, il va être finalisé, tel qu'on le connaît aujourd'hui. Donc c'est la petite boîte en bois magnifique de l'époque du frère Charles qui descendait à Chambéry et Grenoble vendre tous ses élixirs. Et en fait, ce qu'on parle beaucoup aujourd'hui, c'est la liqueur verte et jaune. Et ça, ce n'est que, j'allais dire, une diversification de 1840. Donc, c'est beaucoup plus tard. Et là, il y a eu un succès colossal à la fin du XIXe, notamment pour la liqueur jaune, d'ailleurs, plus que la verte. Et là démarre une grande saga, comme je l'ai dit tout à l'heure, de plusieurs distilleries. Ils sont partis à Tarragone après l'expulsion de 1903. Ils ont connu un éboulement à Fourvoirie lors des séries de Saint-Laurent-du-Pont. Ils sont passés par Marseille, les gens l'oublient, entre 1921 et 1931. Et là, l'histoire plus récente, ce que j'ai un peu hérité, moi, quand je suis arrivé en 2011, on était encore à Voiron. Et là, en 2014, on nous dit que c'est très dangereux. Et donc, il faut partir sur un nouveau lieu, dangereux parce qu'en fait, on stocke de l'alcool. Et la réglementation européenne à la sauce française fait qu'on devenait absolument insupportable dans un centre-ville. Donc, on est parti dans un nouveau lieu, absolument superbe, dans la distillerie d'Aigues-Noires, qui ne se visite pas, mais qui porte en elle un message incroyable, c'est que les Chartreux y étaient présents pendant 200 ans, entre le XVIe et le XVIIe, pour faire de l'agriculture, pour nourrir le monastère, ce qu'on appelle une obédience agricole. Et aujourd'hui, ils font une autre forme d'obédience agricole à travers la liqueur, qui reste des plantes, du sucre et de l'alcool. Et donc, tout ce projet-là, il sert uniquement à soutenir l'ordre mondialement. Donc les 22 maisons, les 22 monastères à travers le monde, vivent grâce, pour partie bien sûr, pas entièrement. pour partie grâce au soutien que nous, les sociétés, on peut leur donner. Donc moi, je suis un homme de paille, c'est-à-dire que je prends les risques pour les chartreux, ça ne sera jamais ma boîte. Et en revanche, les bénéfices ne servent pas à payer, je ne sais quoi, du grand capital, ça sert surtout à soutenir l'ordre et donc à aller financer des toitures, refaire des mises en normes électriques, des mises en normes incendies dans des vieux monastères moyen-âgeux. C'est ça concrètement à quoi sert la vente de liqueur aujourd'hui.

  • SG

    D'accord. Alors comment on arrive dans cette aventure ? Comment tu arrives dans cette aventure incroyable ?

  • ED

    Derrière toute histoire monastique, peut-être qu'il y a une histoire familiale, et moi j'en fais partie. C'est-à-dire que sur quelques générations, tu peux tracer ma famille qui est dauphinoise. Les Chartreux, dans leur vie très difficile à travers l'Europe et tout ce que je viens d'expliquer sommairement, ont toujours eu des familles, notamment de Grenoble, qui les ont beaucoup aidées. Ma famille en fait partie. Et donc, pour ne pas monter à quatre générations, parce que c'est le cas, mon père était administrateur depuis 1978. Donc, mon prédécesseur était très ami, ils sont toujours amis de mon père. Et du coup, quand il a songé à sa retraite vers la fin des années 2000, il est allé proposer aux moines quelques personnes qui étaient déjà dans l'esprit, en fait. Moi, je n'avais aucune expérience de spiritueux. Je n'avais jamais géré une personne de ma vie. Honnêtement, je n'ai jamais été un manager encore. J'étais très jeune, j'avais 28 ans. Et on m'a dit, tiens, ça t'intéresse de participer à ce projet. Et ce qui a été intéressant, c'est qu'il y a eu deux choses. La première, c'est de dire voilà ce qu'on va te laisser, c'est-à-dire une société plutôt en forme déjà commercialement. On n'était pas au niveau d'aujourd'hui des ventes, mais c'était déjà quelque chose qui allait mieux, parce que la chartreuse a connu des signes assez rudes dans les années 80-90. Et l'autre chose qui me paraissait assez fondamentale pour moi, c'est qu'il y avait un temps long qui était proposé avec l'équipe ancienne, qui m'a permis de m'acclimater. Et moi, j'ai fait trois ans, quasiment trois ans, de transition avec l'ancien PDG et l'ancien DGA. ce qui permet de faire un long stage que je ne referai plus jamais. J'ai passé des mois et des mois dans les différents ateliers, j'étais à l'embouteillage, à la distillerie, et ça, ça m'a permis vraiment de m'acculturer à l'ambiance de l'entreprise. Après, quand on prend les décisions, quand on prend le manteau, les épaules s'alourdissent un petit peu, ça c'est clair. 400 ans de liqueur et 1000 ans de moines à porter, ce n'est pas forcément simple quand t'as 32 ans. Mais je ne regrette pas du tout, j'allais dire, cette sortie de route.

  • SG

    J'allais dire que tu es rentré dans les ordres, mais toi tu dis sortie de route.

  • ED

    J'avais un CV qui était assez lisible jusqu'à présent, un peu classique, école de commerce, grand groupe, machin. Évidemment, je ne regrette pas ça. Et puis bon, accessoirement, c'est une région que j'adore. Moi, j'ai beaucoup voyagé avant de revenir en Chartreuse, si je puis dire. Le terme, revenir en Chartreuse, est quand même assez sympa aussi à redire là. Et qu'est-ce que j'aime de cette région ! Donc aujourd'hui, c'est sûr que c'est aussi là où je me sens le mieux.

  • SG

    Ouais, c'est pour ça que finalement, le monde, c'est la Chartreuse pour vous, un peu.

  • ED

    En fait, ce qui est très intéressant, c'est que la Chartreuse, c'est un tout petit pays. C'est le plus petit massif qui entoure Grenoble. Ça, c'est clair. Factuellement, quand tu compares Vercors, Belledonne. Mais c'est le plus connu. Et pourquoi il est le plus connu ? Parce qu'il y a 1000 ans, il y a un personnage incroyable qui s'appelle Saint-Bruno qui a eu la vision de se dire je veux me retirer du monde. On est en 1084, pas d'iPhone, pas de voiture, rien. Et malgré tout il y avait trop de bruit dans ce monde-là déjà. Il se retire du monde pour aller créer une communauté de... Ils étaient sept, les sept étoiles, c'est eux. Sept frères dans la montagne, hyper austère, avec probablement des ours et des loups partout. Et ils vont créer ce message fondamental de dire il faut qu'on soit en recul, il faut qu'on ralentisse pour prier pour l'humanité. Alors eux, c'est la façon dont ils ont... qu'ils ont décidé pour s'occuper du monde. Et il y en a plein d'autres, et je pense qu'on va en parler dans un instant. Mais je trouve ça quand même assez fascinant de se dire qu'ils avaient cette vision-là, il y a mille ans. Et quelque part, la chartreuse aujourd'hui est illuminée de ce message-là et reste pour moi, clairement, tu l'as dit tout à l'heure en introduction, et je le dis vraiment sans aucune arrogance, mais un des piliers du patrimoine français aussi grâce à cette histoire. Il n'y aurait pas les moines derrière, on serait une liqueur très sympathique, très bonne, mais une liqueur comme les autres. Ce qui donne le fondement et le sel de notre liqueur, c'est vraiment les concepteurs qui sont toujours, j'aime bien le répéter quand même, au cœur de la fabrication. Sans les moines, nous ne ferions pas la liqueur.

  • SG

    Donc du coup, on parle de temps long, donc ça va être facile pour démarrer sur le régénératif, puisque le régénératif, c'est le temps long. Prendre le temps, c'est ralentir. Donc toi, le régénératif, comment ça te résonne ?

  • ED

    Alors, j'aime bien, non pas opposer, mais associer le ralentir et, pas la rapidité, mais plutôt, parfois aussi, accepter d'accélérer certaines choses. Tu connais ça sans doute très bien, j'adore moi la philosophie de Bruno Latour, où tu vois tu vas aller accélérer des choses, renforcer des choses, arrêter d'autres choses. Et c'est vraiment ce qu'on a fait depuis 10 ans. C'est-à-dire que pour moi, on a vécu 10 ans, 15 ans maintenant, assez trépidants parce que d'abord, concrètement, il fallait sortir les risques de la distillerie. Et là, c'est très concret, le régénératif quand tu dis « il faut faire une distillerie » . Sauf qu'en fait, on a fait un choix assez audacieux. C'est qu'on a pris sans doute le site le plus compliqué de tous. C'était pas une zone industrielle, c'était pas une zone artisanale, c'était un site agricole. Donc déjà, tu vas me dire, houla, ils ont commencé à défricher de la terre végétale et puis enlever des vaches. Oui, certes, mais sauf qu'il y avait un esprit derrière assez incroyable. Et moi, j'aime bien dire qu'on n'a pas poussé l'environnement, on n'a pas compensé l'environnement, on s'est complètement inséré dans l'environnement. Et aujourd'hui, tu demandes à toutes les parties prenantes, que ce soit environnementales, locales, les voisins, évidemment les autorités qui nous ont gouvernées, donc plutôt préfectorales, je pense que tout le monde serait unanime. Je préfère que ce soit eux qui le disent que moi, mais je te le dis quand même à travers eux, que ce projet-là, il a servi l'environnement du coin d'une façon assez extraordinaire. Et je trouve que ça, c'est vraiment super de dire qu'au XXIe siècle, les entreprises, les dirigeants, les entrepreneurs sont capables d'associer aussi des thématiques économiques. Parce que moi, clairement, j'avais un enjeu très fort de dire, il faut que cette distillerie bouge et il faut qu'on le fasse bien. Et à la fin du fin, toutes les parties prenantes, il fallait voir la liste de courses qu'on avait donnée par la DDT en 2015. Ça tenait sur quatre pages. Il fallait respecter tout ça. On l'a fait et tout le monde aujourd'hui s'associe à ce succès, en fait. Et en plus, évidemment, j'aurais dû démarrer par là, la qualité de la liqueur est juste exceptionnelle. Donc, on est quand même hyper contents.

  • SG

    C'est ça, on en a bu à la CEC, tu sais. Justement, la CEC, alors pourquoi l'avoir faite ?

  • ED

    Alors nous, on est rentrés par un biais un peu différent peut-être que d'autres, dans le sens où ce n'était pas un appel à candidature ou quelque chose. C'était concrètement via un de mes administrateurs, parce que ça aussi, c'est une force que nous avons. c'est que nous sommes une société parfaitement normale avec un conseil d'administration. Et ce que j'aime beaucoup, c'est que les administrateurs sont des gens bénévoles, qui donnent leur temps, et certains ont vraiment des... Je ne vais pas dire CV, mais en tout cas, ont un agenda très très pris, et ils prennent trois journées par an bénévolement pour venir m'aider, me soutenir, parce que les moines ne seront pas présents officiellement au conseil d'administration, parce que moi, si je fais une bêtise, c'est moi qui vais en prison, c'est pas eux. Je suis une société totalement normale. Et je fais la parenthèse jusqu'au bout, si Macron décide demain d'expulser à nouveau les comités religieux, ce qu'on a fait en 1903, je peux rester parce que je suis une société normale. Mais je ferme la parenthèse. Et un de ses administrateurs, je suis content de le citer, c'est Antoine Raymond. Donc, le dirigeant d'ARaymond, une très belle société familiale grenobloise, qui a fait la CEC, la première. Voilà. Et je l'ai appelé. Et je lui ai dit, écoute Antoine, qu'est-ce que tu en penses ? Je suis sollicité pour rejoindre ce mouvement. Il était évidemment très positif. Et il m'a dit une chose que j'ai bien aimé. Il m'a dit, mais je pense que peut-être que votre message servira autant à la CEC que vous allez vous servir de la CEC. J'ai bien aimé ce parallélisme. C'est-à-dire qu'en fait, nous, on a eu une posture où on s'est dit... c'est hyper sympa de faire du collectif. En fait, c'est surtout pour ça qu'on y est allé, parce qu'on était effectivement sans doute en avance de phase sur énormément de thématiques, notamment écologiques, environnementales, je viens de te le dire. Un des projets, par exemple, la distillerie, était un truc majeur qu'on a fait entre 2014 et 2018. Et du coup, on était dans cette posture-là. Et ça a été extrêmement exaltant, j'allais dire... vraiment un moment d'échange des deux personnes qui sont allées. Moi, j'ai décidé de ne pas y aller, d'envoyer mon adjoint

  • SG

    Explique-nous un peu concrètement comment vous vous êtes organisés.

  • ED

    En fait, moi, je suis le PDG. On fonctionne avec un comité de direction très sympa. Moi, j'ai créé beaucoup d'équipes depuis que je suis arrivé il y a une quinzaine d'années. Un codir, puis un management intermédiaire, où une vingtaine de personnes, on est 100 à La Chartreuse. Donc, tu vois, 20 % des personnes, j'essaie de les animer au direct et d'avoir le plus de collectif possible. Et donc, du comité de direction, il y avait à l'époque mon adjoint qui est aujourd'hui sur d'autres projets, mais qui menait, on va dire, avec moi toute la partie commerce, marketing, communication, à l'époque de la CEC en tout cas, et le DAF, donc Olivier et Nicolas, pour les nommer. Et Olivier et Nicolas, en fait, avaient dit « moi ça m'intéresse » . Et moi j'avais trouvé ça bien qu'on puisse quelque part aussi déléguer la CEC, parce que j'avais vu que c'était très dirigeant et « planet champion » , comme vous dites. Et donc j'avais dit : bon, nous on n'a pas de planet champion, on n'a pas de responsable RSE. Et je trouvais que finalement c'était intéressant d'avoir un binôme qui pouvait émerger, qui n'était pas moi. Et en fait, ce que j'ai trouvé intéressant, c'est qu'ils y sont allés, ils revenaient à chaque fois très gonflés à bloc. Et ce n'était pas si évident de les voir revenir, notamment au sein du Codir, par exemple, parce qu'ils nous percutaient à des niveaux qui étaient extrêmement intéressants, extrêmement documentés, extrêmement puissants, en disant « regardez ce qui se passe et où est-ce qu'on va » . Et en même temps, nous, on avait une réalité, j'allais dire, à gérer, qui a d'abord été aussi remettre notre actionnaire au bon niveau. Et en fait, une des conclusions qu'on a eu de tout ça de cette année, parce qu'ils sont allés toute l'année 2023 à la CEC, on a dit en fait on va prendre la décision, ce qui n'est pas facile, et même pour le mouvement je pense que ça n'a pas été simple de ne pas publier notre feuille de route, non pas parce qu'on avait peur de quoi que ce soit, mais plutôt de la reformuler et de remettre la feuille de route CEC au sein d'une feuille de route plus globale, que nous on a déterminée six mois après. Donc ça nous a pris six mois entre la fin de la CEC et une feuille de route 2040 qu'on a appelée, où en fait on remet au cœur l'actionnariat. Et en fait ce qui est très intéressant, c'est qu'en faisant la pérennisation de l'ordre des Chartreux, et bien les conséquences heureuses, comme je dis, on est en plein dans tous les objectifs de la CEC. Donc en gros, si on prend la feuille de route CEC, évidemment autour du régénératif, autour de pas mal d'enjeux. Nous en fait, on a des enjeux, beaucoup de mobilité, comment on fait venir nos visiteurs au site de Voiron. Comment on part en station de ski voir nos clients, parce qu'on a beaucoup de clients en station de ski aussi. Comment on gère, évidemment, les achats, donc ça c'est plus le scope 3, si on est dans le carbone, achat vert, achat alcool, sucre. Et comment on va dire... On peut gérer toutes l'éco-conception, donc, toutes ces choses-là, elles sont parfaitement prises en compte aujourd'hui par l'ensemble du comité de direction dont je t'ai parlé, mais dans une vision de pérenniser l'Ordre. Et pour pérenniser l'Ordre, il faut qu'on transforme notre modèle. Ça, ça fait partie des cinq piliers qu'on a. Les quatre autres sont assez classiques, j'allais dire. C'est plutôt des choses qui sont soit stratégiques, comme le végétal. On pourra s'en parler juste après. Soit des choses, la gestion de ce qu'on appelle, nous, la gestion de nos richesses. Et nos richesses, ce n'est pas que financières. Il y a évidemment les richesses humaines, les richesses extra-financières, la richesse territoriale. Tout ça fait aussi partie d'un grand pan. Et après, il y a le pilier qui, je ne dirais pas qu'il est premier, mais il permet quand même de faire beaucoup d'autres choses derrière, c'est l'image. Donc nous, c'est vraiment un truc hyper important, parce qu'on a une image monastique, et tu l'as très bien dit en introduction, avec des clients qui sont parfois dans les lieux de consommation, de plaisir, de gastronomie. Comment tu fais tout ça ? Comment tu gères cette image pour qu'elle soit à la fois très belle, qu'elle soit bien comprise, et par exemple, aujourd'hui, il y a une frénésie autour de cette liqueur qui est assez impressionnante. Et garder du calme avec ça, pour dire, en fait, nous, on est d'abord là pour servir des moines. C'est une liqueur qui doit rester monastique, donc c'est pour ça qu'on ne peut pas en faire plus. Donc tu vois tous ces messages-là, comment tu les distilles ? Je ferme la parenthèse, mais la feuille de route CEC est parfaitement intégrée dans cette feuille de route 2040. Et ça a été vraiment, pour moi, un accélérateur de se poser vraiment en vision long terme et d'emmener beaucoup plus de personnes. Parce que peut-être que c'est des choses que moi j'avais en moi et que je me suis dit, je sais où je vais. Et j'aime bien dire qu'en ce moment, c'est beaucoup plus simple d'aller regarder le long terme de Chartreuse que le court terme qui est effrayant, on ne sait pas ce qui se passe. Trump qui te met des taxes tous les quatre matins. Court terme, c'est juste impossible. Par contre, le long terme, moi, je suis assez confiant. Mais c'était très chouette, grâce à la CEC, d'avoir beaucoup plus de collectif derrière.

  • SG

    Justement, comment tu embarques le collectif, même si les gens, j'imagine, qui sont quand même déjà...

  • ED

    C'est ça. Quand tu viens à Chartreuse, en général, tu sais pourquoi tu viens. Je pense qu'il y a vraiment ça. Et ce n'est pas du tout pour des raisons, peut-être, que les auditeurs vont penser. Ce n'est pas du tout où on est autant déchristianisés qu'ailleurs. Il n'y a pas de problème là-dessus, dans le sens où c'est ok pour nous d'avoir une société qui est à l'image de la société. Mais par contre, il y a un sens. Il y a un sens profond de servir effectivement du long terme, des gens qui sont particuliers, des gens qui mettent l'humain, les problématiques du soin. Moi, j'aime beaucoup parler du soin. Toi, tu parles du régénératif, qui nous parle peut-être moins dans un sens technique, mais le soin me parle beaucoup. Et je pense qu'on parle de la même chose. C'est-à-dire que les Chartreaux ont toujours donné du soin aux populations qui les entouraient, donc le lien au territoire. Je viens de relire un livre super du 19e siècle, sur Saint-Laurent-du-Pont, le petit village en dessous, qui a pris des incendies. Les Chartreux ont tout refait là-bas : les hôpitaux, les écoles, les routes, les ponts, et ils soignaient les gens. Les crises de choléra, tu vas peut-être sourire, mais ils soignaient avec les liqueurs végétales. Et c'était top. Et ça a vraiment soutenu les populations. Et donc ça, c'est vraiment important de se le redire. Et donc c'est vrai qu'embarquer l'équipe, pour moi, c'est pas que c'est simple, en disant tu vas venir rejoindre la Chartreuse. Après, je pense que quand il y a une équipe comme on est aujourd'hui, avec beaucoup d'enjeux, une PME comme toutes les PME du coin, on est à la fois très territorial et très mondial. Je pense qu'il y a vraiment le plus important pour moi, c'est de donner le sens. Et après, eux, le contenu, ils vont le faire. Et tu vois, si chacun trouve sa place en disant « Moi, je sais où je vais. Je fais que la direction, c'est là où je veux aller. On ne va pas dévier. » Et si tu es hyper correct avec ça, derrière, ça suit. Et du coup, pour moi, j'aime bien un des livres inspirants récemment que j'ai lu, c'est le livre de Chouinard que beaucoup connaissent. J'adore quand il dit « Moi, je fais du MBA, du Management by Absence. » Et en fait, j'aime bien. Je pense que si tu le fais bien…

  • SG

    Patron de Patagonia, on précise.

  • ED

    Voilà, pardon. excuse moi. Confessions d'un entrepreneur, c'est le nom du livre. En fait, ce que j'aime de chez Chouinard, c'est ce côté vraiment grande liberté dans un cadre. Et du coup, c'est ça aussi, je pense, qui plaît beaucoup à la Chartreuse.

  • SG

    Et alors, le sujet de la biodiversité, vous l'avez abordé comment ? Parce qu'on a parlé, le vivant, c'est très large et on le commence la biodiversité. C'est souvent un sujet compliqué pour les entreprises.

  • ED

    Nous, on a une chance folle. C'est qu'en fait, la diversification qu'on a menée depuis 2019 dans l'esprit et concrètement depuis 2021 avec la création de Chartreuse Herboristerie, on est au cœur du sujet. C'est-à-dire que je pourrais te parler, oui, dans la distillerie, on l'a fait de... soit des compensations comme tout le monde, soit au contraire des accompagnements, petite faune, grande faune. Mais ça, fermons la parenthèse, c'est intéressant évidemment, mais ce que je trouve fabuleux avec le projet Arboristerie, c'est qu'en fait, on est vraiment dans ce que tu appelles le régénératif, c'est-à-dire qu'on est dans cinq monastères français et italiens, ce qui est intéressant aussi, c'est qu'il y a une dimension européenne, qui sont des friches. Il ne s'est rien passé depuis des décennies, parfois sur des bases de cueillettes ou de cultures. On va faire les deux. Et donc on a fait des cas de saison, on allait mettre les meilleurs botanistes qu'on peut trouver en France. Ils nous ont fait un état des lieux sur les cas de saison, printemps, été, hiver, surtout l'été. Et ils ont dit voilà ce qu'on pense qu'il serait bien de remettre, parce que soit c'était une plante endémique qui a disparu, soit parce que grâce au réchauffement climatique, à cause du réchauffement climatique, ça, ça va bien marcher, etc. Et donc on a une carte européenne assez géniale, parce qu'on est dans l'Ain, on est dans l'Aveyron, on est dans le Var, on est en Toscane. Et on a donc quatre climats très différents. Et on va pouvoir aussi toucher du doigt justement ces changements et ces profondeurs. Et on va remettre en culture toutes ces terres qui n'étaient rien. Et donc en fait, l'avantage, ce sont des monastères différents de la Grande Chartreuse. Donc si tu m'as suivi, c'est une double diversification parce qu'on va faire des produits nouveaux dans ces terres. On est devenu agriculteur, donc on est sous terre agricole maintenant. Donc toutes les plantes qu'on cultive ou qu'on cueille vont in fine revenir à Voiron dans l'ancienne distillerie. Donc là aussi, il y a de la rénovation, la régénération d'un site, qui était industriellement mort puisqu'il ne s'est plus rien passé depuis 2017. La distillerie est partie dans un autre site. Donc on a des mètres carrés dans le centre-ville. On va remettre de l'industriel non dangereux, où toutes les plantes séchées dans les monastères vont revenir à Voiron. Et là, on pourra déployer notre gamme qui a déjà sorti, parce qu'on a démarré pour pouvoir lancer des choses, et qui est aujourd'hui sous-traitée, et qui est à terme, comme tu le disais en introduction, nous avons la vision en 2030 d'avoir 80 % des plantes aromatiques et médicinales qui viennent des monastères européens pour nourrir. une gamme de tisanes, de gémothérapies, de cosmétiques et demain de produits phytothérapeutiques.

  • SG

    Si on revenait sur le domaine business, la menace, c'est pas l'absence de moines, non ? Alors même si on sait qu'il y a une spiritualité qui est de plus en plus forte en ce moment ?

  • ED

    Alors pardon, je pensais que tu parlais du projet juste avant. Le projet juste avant, ils sont très présents parce qu'on passe d'une communauté à cinq communautés. Parce que tous les territoires que je viens de citer, c'est des monastères vivants. Il y a des communautés dans l'Ain, dans l'Aveyron, etc. En revanche, tu parles de la... Tu as absolument raison. En gros, pour aller dans ton... argumentaire, s'il n'y a plus de moi, il n'y a plus de Chartreuse, ça c'est clair. Moi, je pense que c'est intimement lié, la marque Chartreuse et les produits associés sont intimement liés à leur travail.

  • SG

    C'est pour ça que je te pose la question, c'est que toi, tu embarques des collaborateurs, mais pour embarquer des gens qui s'engagent dans des monastères, c'est différent.

  • ED

    Tu serais peut-être surpris, mais l'ordre de Chartreuse est très stable depuis 100 ans, ce qui, pour eux, correspond à notre vision d'entreprise de 10 ans, Il y a eu des hauts et des bas, clairement. Au XVIIe siècle, il y avait 200 chartreuses dans le monde, enfin en Europe, pardon. Mais en vérité, une chartreuse, la vraie Chartreuse, qui n'est pas la grande Chartreuse, qui est la maison mère, c'est 10 moines, 10 pères, 10 frères, 10 pères, parce que l'équilibre est très important. Mais en vérité, ça veut dire 20 moines par Chartreuse fois 200. Ça n'a pas été un ordre qu'il y a eu comme Cluny, qui était la seule Abbaye de Cluny, c'était l'ensemble de l'ordre. Ils ont été 4 ou 5 000 à leur maximum. Aujourd'hui, ils sont 500. Ils ont toujours été 500 depuis 50 ans à peu près. Il y a des chartreuses qui vont bien, d'autres qui vont un peu moins bien. mais globalement ça va et à nouveau, je serais surpris de voir le... L'âge moyen de la grande Chartreuse actuelle est très, très jeune. Et par exemple, un des frères qui vient de nous rejoindre dans le projet général, que ce soit liqueur ou cosmétique, il est beaucoup plus jeune que moi. Et c'est des frères qui sont animés aussi par un état d'esprit positif pour voir un savoir-faire qui peut servir l'ordre. Et en fait, ce que j'aime bien dans cette notion du frère qui rend un service, c'est que le frère dont je parle, dont je ne citerai pas le nom, parce qu'il serait gêné, mais ce frère-là... il aurait pu continuer à gérer le potager dans un autre monastère. On l'a appelé pour dire, maintenant, tu vas venir faire la liqueur. Donc, en fait, pour eux, il n'y a pas de grandeur à dire, je fais de la liqueur comme un maître de chai à Cognac. Je suis là pour rendre service à la communauté. Il y en a qui font le linge, il y en a qui font la cuisine, il y en a qui font le bois. moi je fais la liqueur ou je fais l'herboristerie.

  • SG

    D'accord. Parce qu'il n'y a pas de notion de marque employeur. Non. C'est ça qui est assez...

  • ED

    Non, et puis j'aime bien dire que chacun a aussi son domaine. Moi, je ne peux pas tout gérer. J'ai déjà suffisamment à faire avec les 100 collaborateurs et les enjeux qu'on a qui sont quand même assez forts. On a des enjeux de notre filière qui sont importants. Et donc, c'est vraiment effectivement le rôle du prieur de gérer cette partie-là. Et donc, si tu veux, la clé du succès de notre affaire ou de la pérennité de la Chartreuse et donc des Chartreux, c'est ce C'est cette relation, ce dialogue que moi j'ai avec le prieur, qui est mon patron, c'est effectivement un conseil d'administration officiel, qui a pouvoir sur moi, mais par contre, le vrai, vrai, vrai enjeu pour moi, il se situe vraiment dans un bon dialogue, une bonne connivence positive entre le prieur de la Grande Chartreuse, qui est le patron de l'ordre, et moi. Et du coup, ça c'est vraiment une relation très particulière. Et je sais que je suis extrêmement chanceux d'avoir cette opportunité d'aller le voir environ tous les deux mois, et c'est là où les bonnes décisions pour moi sont prises aussi.

  • SG

    D'accord. Et alors, comment on fait de la coopération locale ?

  • ED

    En fait, c'est assez simple pour nous parce qu'on est totalement intégré dans ce territoire depuis des siècles et des siècles. Et donc, ce qui est vrai, c'est que via les produits, on a un lien très fort. On a quand même 5 000 clients en France direct. Donc, c'est colossal. On a fait ce choix-là depuis plusieurs années d'avoir une force commerciale directe. Donc, on connaît 5 000 personnes directement par le prénom et on va les voir toute l'année. C'est des bars, des restaurants, des détaillants, enfin des cavistes, des grandes surfaces, on a vraiment un panel très large. Et donc ça aussi déjà, c'est faire territoire pour moi, c'est servir nos clients. En fournisseur, on a aussi une base extrêmement locale, on choisit le plus local possible. Mais ce que j'aime bien pour prendre la boutade, c'est que nous on a plusieurs territoires, voire on chartreuse bien sûr, probablement le socle, mais Paris est un territoire, on a un local depuis un an et demi là-bas, et comme je t'ai expliqué en introduction, c'est un monastère clé de l'histoire de la Chartreuse. Et donc le jardin du Luxembourg a été parisien depuis longtemps, mais a été chartreux pendant 500 ans, Les Parisiens le méconnaisse ce fait d'histoire. On est aussi à Tarragone, donc Tarragone est aussi un de nos territoires. Et quelque part, les monastères dont je citais tout à l'heure l'existence sont aussi un peu un autre territoire. Quand on est dans l'Aveyron ou dans le Var, on se considère un peu aussi chez nous. Donc c'est comment on fait vivre tous ces territoires, un peu par maillage, par connexion et par après-mécénat. Et donc en fait, le territoire, nous, j'aimerais bien citer deux axes. Le premier, c'est qu'on a une fête territoriale très forte qui va arriver bientôt d'ailleurs. Je vous encourage à venir nous voir la semaine du 16 mai qui s'appelle les Fêtes de la Chartreuse. On a un site dédié où vous avez toutes les actions qu'on va mener, un programme très très riche autour de la culture, autour de l'histoire, autour de visites qu'on va faire. C'est le seul week-end où l'on ouvre la distillerie au grand public, c'est aussi une visite qu'on peut faire. Et donc en fait, on associe les sept villes et villages qui ont accueilli une distillerie dans leur histoire. Donc là, en l'occurrence, localement, c'est Saint-Pierre-de-Chartreuse, Saint-Laurent-du-Pont, Entre-Deux-Guiers, l'actuel, et Voiron. Et donc tous ces villages font en gros des animations dans leur village pour célébrer la trilogie Chartreuse. C'est pas que la liqueur, c'est d'abord un massif. Ensuite un ordre monastique qui s'installe dans ce massif et ensuite les produits, parce que c'est pas que la liqueur, il y a aussi toute la partie phytothérapeutique dont j'ai parlé tout à l'heure et on aura d'ailleurs un tas de super ateliers autour de la botanique, autour de comment faire sa tisane etc. Donc c'est des choses qui sont vraiment un programme très riche, ça pour moi c'est faire territoire. Et l'autre acte clairement qu'on a donné récemment et c'est faire un peu aussi encore plus du collectif et emmener des entreprises, c'est la création de ce fonds de dotation à vocation privée, dans le sens où on ne va pas dire à tout le monde « On a un fonds de notation, c'est formidable » , même si j'ai conscience que le dire dans un podcast, ça va forcément faire des émules. Mais l'idée, c'est plutôt de dire que c'est un projet d'entreprise où on a dit à 12 personnes de l'entreprise « Si ça vous intéresse, venez. Et on va vous donner six jours par an, ce qui est assez important, de votre travail, où vous allez le dédier à ce fonds de dotation pour, un, le faire vivre, choisir des projets liés à notre feuille de route 2040, parce qu'on fait toujours le lien. Plutôt inclusion, plutôt environnemental, plutôt sylvestre, agricole, voilà. C'est un peu les thématiques qu'on s'est données. Et faire vivre ce projet d'une façon très différente, parce qu'on va pouvoir faire un espèce d'éco-système différent de l'entreprise générale, où vous allez pouvoir gérer le contenu de A à Z. Donc moi, en tant que PDG, je viens en tant que président du fonds de dotation, je suis juste garant du sens et de l'image en disant, bon ok, on respecte bien les critères généraux en lien avec les moines, la feuille de route, mais je ne suis pas du tout dans le contenu. Donc les choix appartiennent à cette équipe. Et ce que je trouve assez génial, c'est que c'est un mélange de cadres, de non-cadres, membres de Codir et personnes qui travaillent, qui sont ouvriers. Et l'idée, c'est vraiment de faire un mix aussi de comment on peut faire différemment demain, donc expérimenter des choses nouvelles. Et c'est très concret, parce qu'ils ont une dotation qui est importante et ils vont devoir choisir des projets, avec des critères qu'ils ont prédéfinis ensemble et ils ont quelque part aussi expérimenté des nouvelles pratiques, des votes par consentement, etc., des élections sans candidat. Je trouve ça absolument... réjouissante.

  • SG

    C'est la CEC qui vous a impulsé cette idée ou pas ?

  • ED

    Je pense qu'il y a beaucoup d'idées qui ont été brassées, effectivement, rebrassées à la CEC, après c'est des choses dans lesquelles on était assez à l'aise. Je pratique ces choses-là en groupe de codéveloppement depuis pas mal d'années, mais c'est sûr que la CEC nous a beaucoup inspiré cette... J'aime bien reprendre ton mot, la régénération collective. Moi, j'aime bien dire que c'est ça aussi qu'on a compris de tout ça. Et puis après, ce que je ne l'ai pas dit, ce serait dommage de ne pas le redire. Le contenu de la CEC, c'est-à-dire

  • SG

    le socle, c'est quand même génial. C'est-à-dire, quand tu vas là-bas, tu sais que c'est des fêtes, c'est de la science, ça peut être aussi de l'histoire, d'ailleurs, que je trouve aussi passionnante. Et ça, c'est très bon d'avoir ça, d'avoir des repères. Pour moi, c'est quand même des points de repère essentiels pour mener ta feuille de route.

  • ED

    Et aussi, travailler sur les imaginaires, puisque, évidemment, si on veut emmener les gens... Donc, vous, votre imaginaire, il est quand même assez noble, il est joli. Il n'y a presque même pas à l'octet, en fait.

  • SG

    C'est ça, j'allais presque prendre le rebond en disant que notre imaginaire, c'est vraiment notre réalité, parce que l'imaginaire, il est probablement plutôt derrière le mur du monastère, en se disant qu'on sert des personnes qui sont très différentes de nous. Tu peux être catho ou pas catho dans ta boîte, ça reste très différent. Moi, c'est une vie que je ne pourrais pas faire. Je suis catholique pratiquant, mais avec quatre enfants à la maison, donc ce n'est pas comme si je me dis que demain, je vais être moine. Ce serait impossible, a priori. Et ce n'est pas ma vocation personnelle. En revanche, avoir un sentiment de fierté de ce projet-là, c'est fondamental. Et donc, c'est ça qui va servir à un imaginaire, en tout cas à un idéal. Et pour moi, c'est un peu notre ambition qui est résumée là-dedans. C'est-à-dire, se lever le matin pour faire vivre un ordre millénaire, c'est assez génial, en fait.

  • ED

    Pour un entrepreneur plus classique, on va dire, quel conseil tu donnerais pour aller dans cette démarche d'économie régénérative ?

  • SG

    Déjà, ne pas croire que c'est réservé justement à certaines personnes. Ne pas croire que c'est, je ne sais pas, un truc de Khmer Vert ou... ou d'uberlu, je pense que c'est assez concret en fait. C'est plutôt très réjouissant. Et en fait, faire différemment... Enfin, c'est comme, tu vois, je vais prendre un exemple complètement trivial qui n'a rien à voir, mais qui a quelque chose à voir. C'est-à-dire, moi, je suis très mauvais bricoleur, mais par contre, j'adore pousser les objets jusqu'au bout, tu vois, réparer des trucs à mon petit niveau. Ça, je trouve ça hyper réjouissant. Le sentiment que tu as juste à prendre en disant, c'est cool, j'ai acheté un boulon à 1,50€ et mon vélo va durer... un an de plus, c'est trop cool. Et c'est un peu la même chose avec ce qu'on est en train de vivre ici. C'est-à-dire qu'on a l'impression de faire vachement de low-tech, de vivre dans des monastères vieillissants et d'aller essayer de faire un peu des bouts de chandelles au départ. Et en fait, quand tu accumules, on a une réunion assez réjouissante en novembre, on a cumulé l'ensemble des petites pierres qu'on avait posées dans les cinq monastères que j'ai précités. Et en fait, on s'est rendu compte que le truc commençait à être vraiment sympa. Et ça, c'est vraiment, pour moi, c'est démarrer en fait concrètement par des petites choses et après elles vont faire un espèce d'amalgame qui va devenir de plus en plus cohérent. Et après, moi, je crois qu'il faut oser. C'est vraiment le mot qui me viendrait le plus.

  • ED

    Audacieux ?

  • SG

    Ouais, l'audace, moi, c'est vraiment un mot que je trouve qu'on en manque tellement en ce moment.

  • ED

    L'audace, avoir la foi, enfin, on va faire un raccourci, mais...

  • SG

    L'audace et puis pas trop écouter ce qui se passe dans le grand monde, qui est vraiment à l'opposé, à mon avis, de ce qu'il faut faire.

  • ED

    On est d'accord. Et donc, il va falloir quand même qu'on conclut.

  • SG

    Bien sûr.

  • ED

    Allez, petite colle, si en trois mots tu devais me définir l'économie régénérative ?

  • SG

    Alors tu me prends au dépourvu, mais ça va, je vais quand même y arriver. Moi, ce que j'ai bien aimé dans ce qu'on a pu toucher le doigt ensemble, c'est vraiment justement le côté collectif, territoire. C'est vraiment ça qui me vient. Moi, il y a le côté aussi prendre soin, qui est très important pour nous. Et juste après ou juste avant, c'est le côté service, c'est-à-dire avoir une posture de service aussi et pas le faire dans une dimension, qu'est-ce que je veux retirer d'eux ? Tu vois ? Pareil, je vais reciter Chouinard, j'adore quand il dit l'actionnaire numéro un, pour lui, c'est la nature, l'environnement, c'est la terre. Moi, je ne peux pas le dire comme ça, parce que mon actionnaire numéro un, il l'est bien sûr ancré dans un ordre millénaire carthésien, mais en fait, on parle un peu de la même chose, c'est-à-dire une dimension qui nous dépasse. Ok, très bien. Et si tu avais une baguette magique, tu changerais les règles du jeu ? Tu m'as parlé de Trump, mais si tu devais changer les règles du jeu ?

  • ED

    comme les gens là où il est. Moi, je pense que ça, c'est le court terme et c'est le bruit du monde. Moi, si j'avais une baguette magique, je crois que je remettrais la femme au centre, ou en tout cas au bon niveau. Quand tu travailles des moines, c'est compliqué. Absolument, mais on a des moniales. On a des moniales. Donc là, je t'ai pris au dépourvu. Alors certes, elles sont moins nombreuses, mais elles sont là et c'est très important. Et d'ailleurs, un des monastères pilote est un monastère de moniales et symboliquement, je trouve ça trop bien. Et en fait, je me dis toujours que quand on prend une décision et qu'il n'y a que des hommes autour de la table, je me dis qu'il y a quand même un problème. On est deux hommes, on va le dire, donc c'est plutôt cool.

  • SG

    T'as raison. Du coup, qu'est-ce qui te prend en confiance dans l'avenir ?

  • ED

    Ça, justement, ce que je viens de dire. Je pense que les femmes vont prendre de plus en plus de place. Mes quatre enfants, je crois que ça aussi, ça me donne beaucoup d'énergie. C'est-à-dire que je crois qu'il y a cette sensibilité de demain, de faire confiance à cette génération. Honnêtement, je ne veux pas faire le gars qui dit, il n'y a pas de problème, j'ai trois ados à la maison en ce moment parce qu'on a une petite et trois ados. Bon, ce n'est pas toujours simple, clairement, d'être père aussi dans cette génération, mais parfois, je me dis, fais confiance.

  • SG

    Faites leur confiance. On leur tape souvent sur la tête. Faites leur confiance. Faites leur confiance. Je suis bien d'accord. Écoute, merci pour cette conversation inspirante, en tous les cas. Et comme à chaque fois, je finis par une citation, et là, je ne pouvais pas finir par une citation qui n'était pas celle du pape François, qui nous a quitté au début de semaine. J'invite d'ailleurs tout le monde à relire, ou à lire, même à découvrir, même quand on n'est pas catholique, Laudato si, qui est vraiment quelque chose qui résonne. Quand on est dans cette démarche. Et il a dit, alors il en a beaucoup de citations, mais j'ai pris celle-ci. Il faut repenser l'économie dans une perspective de bien commun. Puisque finalement, elle correspond à tout ce qu'on vient de dire. En tous les cas, merci Emmanuel. Merci à toi, Stéphane.

Description

Chartreuse Diffusion est une entreprise unique, détenue par des moines depuis ses origines, gérée par des laïcs pour préserver la vocation spirituelle des Chartreux. Sa vision s’inscrit depuis toujours dans le très long terme, loin des logiques capitalistes classiques.

Emmanuel Delafon, son PDG, évoque dans cet épisode, son travail avec l'ordre religieux mais aussi avec le territoire, dans un engagement qui a toujours été très lié à la nature, au soin, au sens, et au long terme : "cet actionnariat est très particulier et l'esprit y très particulier, puisque nous sommes guidés par le très long terme. Ce n'est pas le long terme, c'est le très long terme."

Emmanuel évoque aussi la difficulté d’intégrer la biodiversité en entreprise, malgré son importance. Elle fait pleinement partie du vivant, et les entreprises doivent apprendre à s’y connecter, à comprendre leurs impacts sur les écosystèmes et à agir de manière responsable, même si cela demande plus de pédagogie, de temps et d’engagement.


Une autre vision à méditer… et pourquoi pas à inspirer !


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • SG

    Bonjour, bienvenue sur Échos de Territoire, le podcast inspirant de la Convention des entreprises pour le climat, qui donne la parole aux acteurs engagés et passionnés qui construisent l'économie régénérative de demain. Je suis Stéphane Gonzalès, alumni de la promotion 2023, et je vous emmène sur les territoires du Bassin lyonnais et des Alpes à la rencontre de dirigeantes et de dirigeants qui contribuent à dessiner les contours d'un avenir durable. Et aujourd'hui, je vous propose un voyage au cœur d'un patrimoine français à la fois légendaire et vivant. Un nom qui évoque la tradition, le mystère, l'excellence. Et si j'osais quand même aussi la joie, la convivialité, je vais vous parler de la Chartreuse. Voilà, c'est ça le sujet du jour. Et cette liqueur mythique, transmise depuis plus de 4 siècles, continue de rayonner dans le monde entier. Et pourtant, derrière cette image de tradition, se cache aujourd'hui une entreprise qui a fait le choix courageux de la régénération. Donc nous allons partir plutôt dans l'Isère, tout près de Voiron, à la rencontre de Chartreuse Diffusion, qui est la société qui commercialise les produits des pères Chartreux. Et pour nous en parler, j'ai le plaisir de recevoir son dirigeant Emmanuel Delafon. Emmanuel, bonjour.

  • ED

    Bonjour Stéphane.

  • SG

    Bon, je te propose qu'on se tutoie.

  • ED

    Avec plaisir.

  • SG

    Alors, on va voir que sous ton impulsion, Chartreuse Diffusion, donc c'est la société qui diffuse des produits, a fait un choix fort de ralentir la cadence, tu vas nous en parler, malgré une demande mondiale qui est croissante. Voilà, c'est assez surprenant. Et puis de recentrer ses activités sur un peu plus largement l'herboristerie, la phytothérapie. Avec un objectif clair qui est de cultiver d'ici 2030, 80 % de ses plantes médicinales sur ses propres terres. Donc moins d'extraction, plus de sens, et puis transmettre toujours ce patrimoine vivant en harmonie avec la planète. Donc ce podcast, j'imagine qu'on va... je vais me faire plaisir avec tout ce que tu vas nous dire. Finalement c'est comment conjuguer la tradition, la spiritualité, c'est important, et l'innovation dans un monde en transition. Et donc, c'est ce qu'on va explorer ensemble dans ce nouvel épisode. Et ce que je te propose pour démarrer, c'est que tu nous présentes La Chartreuse.

  • ED

    Oui, merci. Écoute, tu as déjà dit beaucoup de choses qui résonnent très fort chez moi. Chartreuse est une société clairement atypique, puisque l'actionnarial est monastique, et ce, depuis les origines. Au départ, en fait, il n'y avait pas de société, et c'est comme ça que l'histoire des Chartreux était très compliquée et qu'ils ont connu déjà sept distilleries, des révolutions, des expulsions. Mais on va dire, depuis une centaine d'années, ils font confiance à des laïcs, des gens comme moi, qui font partie d'une tradition. Moi, je suis juste de passage. Il y avait des gens avant moi, il y en aura après moi, qui, en fait, se mènent à destiner des affaires des Chartreux pour, en fait, garder une chose fondamentale chez eux, qu'ils soient dans leur monastère pour s'occuper que de prière et de solitude. Et comme ça, ils ne dépendent pas du reste du monde, ils ne dépendent pas d'un banquier, ils ne dépendent pas de quelqu'un qui va leur dire de faire les choses d'une façon ou d'une autre. Ils ont toujours été indépendants dans leur richesse pour pouvoir vivre ça. Donc ça donne une... un actionnariat donc très particulier et un esprit très particulier, puisque nous, on est guidé par le très long terme. Ce n'est pas le long terme, c'est le très long terme. Les décisions qu'on prend, elles sont en général plutôt en 100 ou 150 ans, quand on parle des Chartreux. D'un point de vue business, évidemment, on essaye d'être plus dans le réel et donc on est plutôt en dizaines d'années. Mais c'est vraiment cet ordre-là. Et l'autre chose qui me paraît assez fondamentale, c'est qu'on ne sert pas le grand capitalisme, excuse-moi l'expression, mais on va servir quelque chose qui nous dépasse, qui effectivement, tu l'as dit, c'est plutôt la spiritualité. C'est un ordre romain, catholique, mais qui a une envergure mondiale parce que ce sont des gens qui prient pour l'humanité toute leur vie. Et notamment une prière très particulière que je citais dès les premières minutes de cet échange, c'est la prière de Matine, qui a lieu de minuit à trois heures du matin, et toutes les chartreuses du monde vont prier dans l'église de minuit à trois heures du matin pour le monde entier. Et j'aime bien cette prière de nuit, parce que d'une part, je pense que l'ensemble des personnes qui sont en lien avec la spiritualité te diront que dans la nuit il se passe des choses un peu plus fortes, et surtout, souvent, les gens sont en insomnie, vont mal, et la nuit révèle beaucoup ce genre de choses. Et je trouve ça assez rassurant qu'il y ait 500, c'est très peu, 500 moines et moniales dans le monde qui font, j'allais dire, ce travail-là. C'est un travail particulier, mais en tout cas, cette écoute-là attentive au monde à travers la prière. Parce que le Chartreux, lui, s'isole à travers des murs d'un monastère pour être connecté à l'ensemble du monde entier via, évidemment, la prière et la transcendance.

  • SG

    D'accord. Bon alors un petit mot sur cette liqueur quand même.

  • ED

    Oui bien sûr. En fait, ils ont connu plusieurs métiers en mille ans d'histoire. Ils ont été maîtres de forge, ils ont été des grands forestiers. On peut dire qu'ils ont posé les bases de l'organisation de la forêt française. Vraiment, c'était ça qu'ils faisaient. Et après, ils ont connu ce produit absolument incroyable qui s'appelle d'abord l'élixir végétal de la Grande Chartreuse. Et cet élixir, il démarre en 1605, non pas en Chartreuse, mais à Paris. On leur remet un manuscrit assez fabuleux de 130 substances végétales. Des fleurs, des écorces, des épices. Et à travers ça, ils vont en faire une utilisation assez remarquable qui, très vite, à Paris, va apporter du soin aux Parisiens. Donc les Parisiens vont à la Chartreuse de Paris, qui est l'actuel jardin du Luxembourg, et ils vont aller se soigner auprès des Chartreux. Ensuite, ils ont compris que le produit était bien, mais il n'était pas très beau ni bon. Et donc il était assez imbuvable, on peut dire. Et donc ils ont voulu l'améliorer. Et c'est pour ça qu'il va aller la Grande Chartreuse. Et en 1764, il va être finalisé, tel qu'on le connaît aujourd'hui. Donc c'est la petite boîte en bois magnifique de l'époque du frère Charles qui descendait à Chambéry et Grenoble vendre tous ses élixirs. Et en fait, ce qu'on parle beaucoup aujourd'hui, c'est la liqueur verte et jaune. Et ça, ce n'est que, j'allais dire, une diversification de 1840. Donc, c'est beaucoup plus tard. Et là, il y a eu un succès colossal à la fin du XIXe, notamment pour la liqueur jaune, d'ailleurs, plus que la verte. Et là démarre une grande saga, comme je l'ai dit tout à l'heure, de plusieurs distilleries. Ils sont partis à Tarragone après l'expulsion de 1903. Ils ont connu un éboulement à Fourvoirie lors des séries de Saint-Laurent-du-Pont. Ils sont passés par Marseille, les gens l'oublient, entre 1921 et 1931. Et là, l'histoire plus récente, ce que j'ai un peu hérité, moi, quand je suis arrivé en 2011, on était encore à Voiron. Et là, en 2014, on nous dit que c'est très dangereux. Et donc, il faut partir sur un nouveau lieu, dangereux parce qu'en fait, on stocke de l'alcool. Et la réglementation européenne à la sauce française fait qu'on devenait absolument insupportable dans un centre-ville. Donc, on est parti dans un nouveau lieu, absolument superbe, dans la distillerie d'Aigues-Noires, qui ne se visite pas, mais qui porte en elle un message incroyable, c'est que les Chartreux y étaient présents pendant 200 ans, entre le XVIe et le XVIIe, pour faire de l'agriculture, pour nourrir le monastère, ce qu'on appelle une obédience agricole. Et aujourd'hui, ils font une autre forme d'obédience agricole à travers la liqueur, qui reste des plantes, du sucre et de l'alcool. Et donc, tout ce projet-là, il sert uniquement à soutenir l'ordre mondialement. Donc les 22 maisons, les 22 monastères à travers le monde, vivent grâce, pour partie bien sûr, pas entièrement. pour partie grâce au soutien que nous, les sociétés, on peut leur donner. Donc moi, je suis un homme de paille, c'est-à-dire que je prends les risques pour les chartreux, ça ne sera jamais ma boîte. Et en revanche, les bénéfices ne servent pas à payer, je ne sais quoi, du grand capital, ça sert surtout à soutenir l'ordre et donc à aller financer des toitures, refaire des mises en normes électriques, des mises en normes incendies dans des vieux monastères moyen-âgeux. C'est ça concrètement à quoi sert la vente de liqueur aujourd'hui.

  • SG

    D'accord. Alors comment on arrive dans cette aventure ? Comment tu arrives dans cette aventure incroyable ?

  • ED

    Derrière toute histoire monastique, peut-être qu'il y a une histoire familiale, et moi j'en fais partie. C'est-à-dire que sur quelques générations, tu peux tracer ma famille qui est dauphinoise. Les Chartreux, dans leur vie très difficile à travers l'Europe et tout ce que je viens d'expliquer sommairement, ont toujours eu des familles, notamment de Grenoble, qui les ont beaucoup aidées. Ma famille en fait partie. Et donc, pour ne pas monter à quatre générations, parce que c'est le cas, mon père était administrateur depuis 1978. Donc, mon prédécesseur était très ami, ils sont toujours amis de mon père. Et du coup, quand il a songé à sa retraite vers la fin des années 2000, il est allé proposer aux moines quelques personnes qui étaient déjà dans l'esprit, en fait. Moi, je n'avais aucune expérience de spiritueux. Je n'avais jamais géré une personne de ma vie. Honnêtement, je n'ai jamais été un manager encore. J'étais très jeune, j'avais 28 ans. Et on m'a dit, tiens, ça t'intéresse de participer à ce projet. Et ce qui a été intéressant, c'est qu'il y a eu deux choses. La première, c'est de dire voilà ce qu'on va te laisser, c'est-à-dire une société plutôt en forme déjà commercialement. On n'était pas au niveau d'aujourd'hui des ventes, mais c'était déjà quelque chose qui allait mieux, parce que la chartreuse a connu des signes assez rudes dans les années 80-90. Et l'autre chose qui me paraissait assez fondamentale pour moi, c'est qu'il y avait un temps long qui était proposé avec l'équipe ancienne, qui m'a permis de m'acclimater. Et moi, j'ai fait trois ans, quasiment trois ans, de transition avec l'ancien PDG et l'ancien DGA. ce qui permet de faire un long stage que je ne referai plus jamais. J'ai passé des mois et des mois dans les différents ateliers, j'étais à l'embouteillage, à la distillerie, et ça, ça m'a permis vraiment de m'acculturer à l'ambiance de l'entreprise. Après, quand on prend les décisions, quand on prend le manteau, les épaules s'alourdissent un petit peu, ça c'est clair. 400 ans de liqueur et 1000 ans de moines à porter, ce n'est pas forcément simple quand t'as 32 ans. Mais je ne regrette pas du tout, j'allais dire, cette sortie de route.

  • SG

    J'allais dire que tu es rentré dans les ordres, mais toi tu dis sortie de route.

  • ED

    J'avais un CV qui était assez lisible jusqu'à présent, un peu classique, école de commerce, grand groupe, machin. Évidemment, je ne regrette pas ça. Et puis bon, accessoirement, c'est une région que j'adore. Moi, j'ai beaucoup voyagé avant de revenir en Chartreuse, si je puis dire. Le terme, revenir en Chartreuse, est quand même assez sympa aussi à redire là. Et qu'est-ce que j'aime de cette région ! Donc aujourd'hui, c'est sûr que c'est aussi là où je me sens le mieux.

  • SG

    Ouais, c'est pour ça que finalement, le monde, c'est la Chartreuse pour vous, un peu.

  • ED

    En fait, ce qui est très intéressant, c'est que la Chartreuse, c'est un tout petit pays. C'est le plus petit massif qui entoure Grenoble. Ça, c'est clair. Factuellement, quand tu compares Vercors, Belledonne. Mais c'est le plus connu. Et pourquoi il est le plus connu ? Parce qu'il y a 1000 ans, il y a un personnage incroyable qui s'appelle Saint-Bruno qui a eu la vision de se dire je veux me retirer du monde. On est en 1084, pas d'iPhone, pas de voiture, rien. Et malgré tout il y avait trop de bruit dans ce monde-là déjà. Il se retire du monde pour aller créer une communauté de... Ils étaient sept, les sept étoiles, c'est eux. Sept frères dans la montagne, hyper austère, avec probablement des ours et des loups partout. Et ils vont créer ce message fondamental de dire il faut qu'on soit en recul, il faut qu'on ralentisse pour prier pour l'humanité. Alors eux, c'est la façon dont ils ont... qu'ils ont décidé pour s'occuper du monde. Et il y en a plein d'autres, et je pense qu'on va en parler dans un instant. Mais je trouve ça quand même assez fascinant de se dire qu'ils avaient cette vision-là, il y a mille ans. Et quelque part, la chartreuse aujourd'hui est illuminée de ce message-là et reste pour moi, clairement, tu l'as dit tout à l'heure en introduction, et je le dis vraiment sans aucune arrogance, mais un des piliers du patrimoine français aussi grâce à cette histoire. Il n'y aurait pas les moines derrière, on serait une liqueur très sympathique, très bonne, mais une liqueur comme les autres. Ce qui donne le fondement et le sel de notre liqueur, c'est vraiment les concepteurs qui sont toujours, j'aime bien le répéter quand même, au cœur de la fabrication. Sans les moines, nous ne ferions pas la liqueur.

  • SG

    Donc du coup, on parle de temps long, donc ça va être facile pour démarrer sur le régénératif, puisque le régénératif, c'est le temps long. Prendre le temps, c'est ralentir. Donc toi, le régénératif, comment ça te résonne ?

  • ED

    Alors, j'aime bien, non pas opposer, mais associer le ralentir et, pas la rapidité, mais plutôt, parfois aussi, accepter d'accélérer certaines choses. Tu connais ça sans doute très bien, j'adore moi la philosophie de Bruno Latour, où tu vois tu vas aller accélérer des choses, renforcer des choses, arrêter d'autres choses. Et c'est vraiment ce qu'on a fait depuis 10 ans. C'est-à-dire que pour moi, on a vécu 10 ans, 15 ans maintenant, assez trépidants parce que d'abord, concrètement, il fallait sortir les risques de la distillerie. Et là, c'est très concret, le régénératif quand tu dis « il faut faire une distillerie » . Sauf qu'en fait, on a fait un choix assez audacieux. C'est qu'on a pris sans doute le site le plus compliqué de tous. C'était pas une zone industrielle, c'était pas une zone artisanale, c'était un site agricole. Donc déjà, tu vas me dire, houla, ils ont commencé à défricher de la terre végétale et puis enlever des vaches. Oui, certes, mais sauf qu'il y avait un esprit derrière assez incroyable. Et moi, j'aime bien dire qu'on n'a pas poussé l'environnement, on n'a pas compensé l'environnement, on s'est complètement inséré dans l'environnement. Et aujourd'hui, tu demandes à toutes les parties prenantes, que ce soit environnementales, locales, les voisins, évidemment les autorités qui nous ont gouvernées, donc plutôt préfectorales, je pense que tout le monde serait unanime. Je préfère que ce soit eux qui le disent que moi, mais je te le dis quand même à travers eux, que ce projet-là, il a servi l'environnement du coin d'une façon assez extraordinaire. Et je trouve que ça, c'est vraiment super de dire qu'au XXIe siècle, les entreprises, les dirigeants, les entrepreneurs sont capables d'associer aussi des thématiques économiques. Parce que moi, clairement, j'avais un enjeu très fort de dire, il faut que cette distillerie bouge et il faut qu'on le fasse bien. Et à la fin du fin, toutes les parties prenantes, il fallait voir la liste de courses qu'on avait donnée par la DDT en 2015. Ça tenait sur quatre pages. Il fallait respecter tout ça. On l'a fait et tout le monde aujourd'hui s'associe à ce succès, en fait. Et en plus, évidemment, j'aurais dû démarrer par là, la qualité de la liqueur est juste exceptionnelle. Donc, on est quand même hyper contents.

  • SG

    C'est ça, on en a bu à la CEC, tu sais. Justement, la CEC, alors pourquoi l'avoir faite ?

  • ED

    Alors nous, on est rentrés par un biais un peu différent peut-être que d'autres, dans le sens où ce n'était pas un appel à candidature ou quelque chose. C'était concrètement via un de mes administrateurs, parce que ça aussi, c'est une force que nous avons. c'est que nous sommes une société parfaitement normale avec un conseil d'administration. Et ce que j'aime beaucoup, c'est que les administrateurs sont des gens bénévoles, qui donnent leur temps, et certains ont vraiment des... Je ne vais pas dire CV, mais en tout cas, ont un agenda très très pris, et ils prennent trois journées par an bénévolement pour venir m'aider, me soutenir, parce que les moines ne seront pas présents officiellement au conseil d'administration, parce que moi, si je fais une bêtise, c'est moi qui vais en prison, c'est pas eux. Je suis une société totalement normale. Et je fais la parenthèse jusqu'au bout, si Macron décide demain d'expulser à nouveau les comités religieux, ce qu'on a fait en 1903, je peux rester parce que je suis une société normale. Mais je ferme la parenthèse. Et un de ses administrateurs, je suis content de le citer, c'est Antoine Raymond. Donc, le dirigeant d'ARaymond, une très belle société familiale grenobloise, qui a fait la CEC, la première. Voilà. Et je l'ai appelé. Et je lui ai dit, écoute Antoine, qu'est-ce que tu en penses ? Je suis sollicité pour rejoindre ce mouvement. Il était évidemment très positif. Et il m'a dit une chose que j'ai bien aimé. Il m'a dit, mais je pense que peut-être que votre message servira autant à la CEC que vous allez vous servir de la CEC. J'ai bien aimé ce parallélisme. C'est-à-dire qu'en fait, nous, on a eu une posture où on s'est dit... c'est hyper sympa de faire du collectif. En fait, c'est surtout pour ça qu'on y est allé, parce qu'on était effectivement sans doute en avance de phase sur énormément de thématiques, notamment écologiques, environnementales, je viens de te le dire. Un des projets, par exemple, la distillerie, était un truc majeur qu'on a fait entre 2014 et 2018. Et du coup, on était dans cette posture-là. Et ça a été extrêmement exaltant, j'allais dire... vraiment un moment d'échange des deux personnes qui sont allées. Moi, j'ai décidé de ne pas y aller, d'envoyer mon adjoint

  • SG

    Explique-nous un peu concrètement comment vous vous êtes organisés.

  • ED

    En fait, moi, je suis le PDG. On fonctionne avec un comité de direction très sympa. Moi, j'ai créé beaucoup d'équipes depuis que je suis arrivé il y a une quinzaine d'années. Un codir, puis un management intermédiaire, où une vingtaine de personnes, on est 100 à La Chartreuse. Donc, tu vois, 20 % des personnes, j'essaie de les animer au direct et d'avoir le plus de collectif possible. Et donc, du comité de direction, il y avait à l'époque mon adjoint qui est aujourd'hui sur d'autres projets, mais qui menait, on va dire, avec moi toute la partie commerce, marketing, communication, à l'époque de la CEC en tout cas, et le DAF, donc Olivier et Nicolas, pour les nommer. Et Olivier et Nicolas, en fait, avaient dit « moi ça m'intéresse » . Et moi j'avais trouvé ça bien qu'on puisse quelque part aussi déléguer la CEC, parce que j'avais vu que c'était très dirigeant et « planet champion » , comme vous dites. Et donc j'avais dit : bon, nous on n'a pas de planet champion, on n'a pas de responsable RSE. Et je trouvais que finalement c'était intéressant d'avoir un binôme qui pouvait émerger, qui n'était pas moi. Et en fait, ce que j'ai trouvé intéressant, c'est qu'ils y sont allés, ils revenaient à chaque fois très gonflés à bloc. Et ce n'était pas si évident de les voir revenir, notamment au sein du Codir, par exemple, parce qu'ils nous percutaient à des niveaux qui étaient extrêmement intéressants, extrêmement documentés, extrêmement puissants, en disant « regardez ce qui se passe et où est-ce qu'on va » . Et en même temps, nous, on avait une réalité, j'allais dire, à gérer, qui a d'abord été aussi remettre notre actionnaire au bon niveau. Et en fait, une des conclusions qu'on a eu de tout ça de cette année, parce qu'ils sont allés toute l'année 2023 à la CEC, on a dit en fait on va prendre la décision, ce qui n'est pas facile, et même pour le mouvement je pense que ça n'a pas été simple de ne pas publier notre feuille de route, non pas parce qu'on avait peur de quoi que ce soit, mais plutôt de la reformuler et de remettre la feuille de route CEC au sein d'une feuille de route plus globale, que nous on a déterminée six mois après. Donc ça nous a pris six mois entre la fin de la CEC et une feuille de route 2040 qu'on a appelée, où en fait on remet au cœur l'actionnariat. Et en fait ce qui est très intéressant, c'est qu'en faisant la pérennisation de l'ordre des Chartreux, et bien les conséquences heureuses, comme je dis, on est en plein dans tous les objectifs de la CEC. Donc en gros, si on prend la feuille de route CEC, évidemment autour du régénératif, autour de pas mal d'enjeux. Nous en fait, on a des enjeux, beaucoup de mobilité, comment on fait venir nos visiteurs au site de Voiron. Comment on part en station de ski voir nos clients, parce qu'on a beaucoup de clients en station de ski aussi. Comment on gère, évidemment, les achats, donc ça c'est plus le scope 3, si on est dans le carbone, achat vert, achat alcool, sucre. Et comment on va dire... On peut gérer toutes l'éco-conception, donc, toutes ces choses-là, elles sont parfaitement prises en compte aujourd'hui par l'ensemble du comité de direction dont je t'ai parlé, mais dans une vision de pérenniser l'Ordre. Et pour pérenniser l'Ordre, il faut qu'on transforme notre modèle. Ça, ça fait partie des cinq piliers qu'on a. Les quatre autres sont assez classiques, j'allais dire. C'est plutôt des choses qui sont soit stratégiques, comme le végétal. On pourra s'en parler juste après. Soit des choses, la gestion de ce qu'on appelle, nous, la gestion de nos richesses. Et nos richesses, ce n'est pas que financières. Il y a évidemment les richesses humaines, les richesses extra-financières, la richesse territoriale. Tout ça fait aussi partie d'un grand pan. Et après, il y a le pilier qui, je ne dirais pas qu'il est premier, mais il permet quand même de faire beaucoup d'autres choses derrière, c'est l'image. Donc nous, c'est vraiment un truc hyper important, parce qu'on a une image monastique, et tu l'as très bien dit en introduction, avec des clients qui sont parfois dans les lieux de consommation, de plaisir, de gastronomie. Comment tu fais tout ça ? Comment tu gères cette image pour qu'elle soit à la fois très belle, qu'elle soit bien comprise, et par exemple, aujourd'hui, il y a une frénésie autour de cette liqueur qui est assez impressionnante. Et garder du calme avec ça, pour dire, en fait, nous, on est d'abord là pour servir des moines. C'est une liqueur qui doit rester monastique, donc c'est pour ça qu'on ne peut pas en faire plus. Donc tu vois tous ces messages-là, comment tu les distilles ? Je ferme la parenthèse, mais la feuille de route CEC est parfaitement intégrée dans cette feuille de route 2040. Et ça a été vraiment, pour moi, un accélérateur de se poser vraiment en vision long terme et d'emmener beaucoup plus de personnes. Parce que peut-être que c'est des choses que moi j'avais en moi et que je me suis dit, je sais où je vais. Et j'aime bien dire qu'en ce moment, c'est beaucoup plus simple d'aller regarder le long terme de Chartreuse que le court terme qui est effrayant, on ne sait pas ce qui se passe. Trump qui te met des taxes tous les quatre matins. Court terme, c'est juste impossible. Par contre, le long terme, moi, je suis assez confiant. Mais c'était très chouette, grâce à la CEC, d'avoir beaucoup plus de collectif derrière.

  • SG

    Justement, comment tu embarques le collectif, même si les gens, j'imagine, qui sont quand même déjà...

  • ED

    C'est ça. Quand tu viens à Chartreuse, en général, tu sais pourquoi tu viens. Je pense qu'il y a vraiment ça. Et ce n'est pas du tout pour des raisons, peut-être, que les auditeurs vont penser. Ce n'est pas du tout où on est autant déchristianisés qu'ailleurs. Il n'y a pas de problème là-dessus, dans le sens où c'est ok pour nous d'avoir une société qui est à l'image de la société. Mais par contre, il y a un sens. Il y a un sens profond de servir effectivement du long terme, des gens qui sont particuliers, des gens qui mettent l'humain, les problématiques du soin. Moi, j'aime beaucoup parler du soin. Toi, tu parles du régénératif, qui nous parle peut-être moins dans un sens technique, mais le soin me parle beaucoup. Et je pense qu'on parle de la même chose. C'est-à-dire que les Chartreaux ont toujours donné du soin aux populations qui les entouraient, donc le lien au territoire. Je viens de relire un livre super du 19e siècle, sur Saint-Laurent-du-Pont, le petit village en dessous, qui a pris des incendies. Les Chartreux ont tout refait là-bas : les hôpitaux, les écoles, les routes, les ponts, et ils soignaient les gens. Les crises de choléra, tu vas peut-être sourire, mais ils soignaient avec les liqueurs végétales. Et c'était top. Et ça a vraiment soutenu les populations. Et donc ça, c'est vraiment important de se le redire. Et donc c'est vrai qu'embarquer l'équipe, pour moi, c'est pas que c'est simple, en disant tu vas venir rejoindre la Chartreuse. Après, je pense que quand il y a une équipe comme on est aujourd'hui, avec beaucoup d'enjeux, une PME comme toutes les PME du coin, on est à la fois très territorial et très mondial. Je pense qu'il y a vraiment le plus important pour moi, c'est de donner le sens. Et après, eux, le contenu, ils vont le faire. Et tu vois, si chacun trouve sa place en disant « Moi, je sais où je vais. Je fais que la direction, c'est là où je veux aller. On ne va pas dévier. » Et si tu es hyper correct avec ça, derrière, ça suit. Et du coup, pour moi, j'aime bien un des livres inspirants récemment que j'ai lu, c'est le livre de Chouinard que beaucoup connaissent. J'adore quand il dit « Moi, je fais du MBA, du Management by Absence. » Et en fait, j'aime bien. Je pense que si tu le fais bien…

  • SG

    Patron de Patagonia, on précise.

  • ED

    Voilà, pardon. excuse moi. Confessions d'un entrepreneur, c'est le nom du livre. En fait, ce que j'aime de chez Chouinard, c'est ce côté vraiment grande liberté dans un cadre. Et du coup, c'est ça aussi, je pense, qui plaît beaucoup à la Chartreuse.

  • SG

    Et alors, le sujet de la biodiversité, vous l'avez abordé comment ? Parce qu'on a parlé, le vivant, c'est très large et on le commence la biodiversité. C'est souvent un sujet compliqué pour les entreprises.

  • ED

    Nous, on a une chance folle. C'est qu'en fait, la diversification qu'on a menée depuis 2019 dans l'esprit et concrètement depuis 2021 avec la création de Chartreuse Herboristerie, on est au cœur du sujet. C'est-à-dire que je pourrais te parler, oui, dans la distillerie, on l'a fait de... soit des compensations comme tout le monde, soit au contraire des accompagnements, petite faune, grande faune. Mais ça, fermons la parenthèse, c'est intéressant évidemment, mais ce que je trouve fabuleux avec le projet Arboristerie, c'est qu'en fait, on est vraiment dans ce que tu appelles le régénératif, c'est-à-dire qu'on est dans cinq monastères français et italiens, ce qui est intéressant aussi, c'est qu'il y a une dimension européenne, qui sont des friches. Il ne s'est rien passé depuis des décennies, parfois sur des bases de cueillettes ou de cultures. On va faire les deux. Et donc on a fait des cas de saison, on allait mettre les meilleurs botanistes qu'on peut trouver en France. Ils nous ont fait un état des lieux sur les cas de saison, printemps, été, hiver, surtout l'été. Et ils ont dit voilà ce qu'on pense qu'il serait bien de remettre, parce que soit c'était une plante endémique qui a disparu, soit parce que grâce au réchauffement climatique, à cause du réchauffement climatique, ça, ça va bien marcher, etc. Et donc on a une carte européenne assez géniale, parce qu'on est dans l'Ain, on est dans l'Aveyron, on est dans le Var, on est en Toscane. Et on a donc quatre climats très différents. Et on va pouvoir aussi toucher du doigt justement ces changements et ces profondeurs. Et on va remettre en culture toutes ces terres qui n'étaient rien. Et donc en fait, l'avantage, ce sont des monastères différents de la Grande Chartreuse. Donc si tu m'as suivi, c'est une double diversification parce qu'on va faire des produits nouveaux dans ces terres. On est devenu agriculteur, donc on est sous terre agricole maintenant. Donc toutes les plantes qu'on cultive ou qu'on cueille vont in fine revenir à Voiron dans l'ancienne distillerie. Donc là aussi, il y a de la rénovation, la régénération d'un site, qui était industriellement mort puisqu'il ne s'est plus rien passé depuis 2017. La distillerie est partie dans un autre site. Donc on a des mètres carrés dans le centre-ville. On va remettre de l'industriel non dangereux, où toutes les plantes séchées dans les monastères vont revenir à Voiron. Et là, on pourra déployer notre gamme qui a déjà sorti, parce qu'on a démarré pour pouvoir lancer des choses, et qui est aujourd'hui sous-traitée, et qui est à terme, comme tu le disais en introduction, nous avons la vision en 2030 d'avoir 80 % des plantes aromatiques et médicinales qui viennent des monastères européens pour nourrir. une gamme de tisanes, de gémothérapies, de cosmétiques et demain de produits phytothérapeutiques.

  • SG

    Si on revenait sur le domaine business, la menace, c'est pas l'absence de moines, non ? Alors même si on sait qu'il y a une spiritualité qui est de plus en plus forte en ce moment ?

  • ED

    Alors pardon, je pensais que tu parlais du projet juste avant. Le projet juste avant, ils sont très présents parce qu'on passe d'une communauté à cinq communautés. Parce que tous les territoires que je viens de citer, c'est des monastères vivants. Il y a des communautés dans l'Ain, dans l'Aveyron, etc. En revanche, tu parles de la... Tu as absolument raison. En gros, pour aller dans ton... argumentaire, s'il n'y a plus de moi, il n'y a plus de Chartreuse, ça c'est clair. Moi, je pense que c'est intimement lié, la marque Chartreuse et les produits associés sont intimement liés à leur travail.

  • SG

    C'est pour ça que je te pose la question, c'est que toi, tu embarques des collaborateurs, mais pour embarquer des gens qui s'engagent dans des monastères, c'est différent.

  • ED

    Tu serais peut-être surpris, mais l'ordre de Chartreuse est très stable depuis 100 ans, ce qui, pour eux, correspond à notre vision d'entreprise de 10 ans, Il y a eu des hauts et des bas, clairement. Au XVIIe siècle, il y avait 200 chartreuses dans le monde, enfin en Europe, pardon. Mais en vérité, une chartreuse, la vraie Chartreuse, qui n'est pas la grande Chartreuse, qui est la maison mère, c'est 10 moines, 10 pères, 10 frères, 10 pères, parce que l'équilibre est très important. Mais en vérité, ça veut dire 20 moines par Chartreuse fois 200. Ça n'a pas été un ordre qu'il y a eu comme Cluny, qui était la seule Abbaye de Cluny, c'était l'ensemble de l'ordre. Ils ont été 4 ou 5 000 à leur maximum. Aujourd'hui, ils sont 500. Ils ont toujours été 500 depuis 50 ans à peu près. Il y a des chartreuses qui vont bien, d'autres qui vont un peu moins bien. mais globalement ça va et à nouveau, je serais surpris de voir le... L'âge moyen de la grande Chartreuse actuelle est très, très jeune. Et par exemple, un des frères qui vient de nous rejoindre dans le projet général, que ce soit liqueur ou cosmétique, il est beaucoup plus jeune que moi. Et c'est des frères qui sont animés aussi par un état d'esprit positif pour voir un savoir-faire qui peut servir l'ordre. Et en fait, ce que j'aime bien dans cette notion du frère qui rend un service, c'est que le frère dont je parle, dont je ne citerai pas le nom, parce qu'il serait gêné, mais ce frère-là... il aurait pu continuer à gérer le potager dans un autre monastère. On l'a appelé pour dire, maintenant, tu vas venir faire la liqueur. Donc, en fait, pour eux, il n'y a pas de grandeur à dire, je fais de la liqueur comme un maître de chai à Cognac. Je suis là pour rendre service à la communauté. Il y en a qui font le linge, il y en a qui font la cuisine, il y en a qui font le bois. moi je fais la liqueur ou je fais l'herboristerie.

  • SG

    D'accord. Parce qu'il n'y a pas de notion de marque employeur. Non. C'est ça qui est assez...

  • ED

    Non, et puis j'aime bien dire que chacun a aussi son domaine. Moi, je ne peux pas tout gérer. J'ai déjà suffisamment à faire avec les 100 collaborateurs et les enjeux qu'on a qui sont quand même assez forts. On a des enjeux de notre filière qui sont importants. Et donc, c'est vraiment effectivement le rôle du prieur de gérer cette partie-là. Et donc, si tu veux, la clé du succès de notre affaire ou de la pérennité de la Chartreuse et donc des Chartreux, c'est ce C'est cette relation, ce dialogue que moi j'ai avec le prieur, qui est mon patron, c'est effectivement un conseil d'administration officiel, qui a pouvoir sur moi, mais par contre, le vrai, vrai, vrai enjeu pour moi, il se situe vraiment dans un bon dialogue, une bonne connivence positive entre le prieur de la Grande Chartreuse, qui est le patron de l'ordre, et moi. Et du coup, ça c'est vraiment une relation très particulière. Et je sais que je suis extrêmement chanceux d'avoir cette opportunité d'aller le voir environ tous les deux mois, et c'est là où les bonnes décisions pour moi sont prises aussi.

  • SG

    D'accord. Et alors, comment on fait de la coopération locale ?

  • ED

    En fait, c'est assez simple pour nous parce qu'on est totalement intégré dans ce territoire depuis des siècles et des siècles. Et donc, ce qui est vrai, c'est que via les produits, on a un lien très fort. On a quand même 5 000 clients en France direct. Donc, c'est colossal. On a fait ce choix-là depuis plusieurs années d'avoir une force commerciale directe. Donc, on connaît 5 000 personnes directement par le prénom et on va les voir toute l'année. C'est des bars, des restaurants, des détaillants, enfin des cavistes, des grandes surfaces, on a vraiment un panel très large. Et donc ça aussi déjà, c'est faire territoire pour moi, c'est servir nos clients. En fournisseur, on a aussi une base extrêmement locale, on choisit le plus local possible. Mais ce que j'aime bien pour prendre la boutade, c'est que nous on a plusieurs territoires, voire on chartreuse bien sûr, probablement le socle, mais Paris est un territoire, on a un local depuis un an et demi là-bas, et comme je t'ai expliqué en introduction, c'est un monastère clé de l'histoire de la Chartreuse. Et donc le jardin du Luxembourg a été parisien depuis longtemps, mais a été chartreux pendant 500 ans, Les Parisiens le méconnaisse ce fait d'histoire. On est aussi à Tarragone, donc Tarragone est aussi un de nos territoires. Et quelque part, les monastères dont je citais tout à l'heure l'existence sont aussi un peu un autre territoire. Quand on est dans l'Aveyron ou dans le Var, on se considère un peu aussi chez nous. Donc c'est comment on fait vivre tous ces territoires, un peu par maillage, par connexion et par après-mécénat. Et donc en fait, le territoire, nous, j'aimerais bien citer deux axes. Le premier, c'est qu'on a une fête territoriale très forte qui va arriver bientôt d'ailleurs. Je vous encourage à venir nous voir la semaine du 16 mai qui s'appelle les Fêtes de la Chartreuse. On a un site dédié où vous avez toutes les actions qu'on va mener, un programme très très riche autour de la culture, autour de l'histoire, autour de visites qu'on va faire. C'est le seul week-end où l'on ouvre la distillerie au grand public, c'est aussi une visite qu'on peut faire. Et donc en fait, on associe les sept villes et villages qui ont accueilli une distillerie dans leur histoire. Donc là, en l'occurrence, localement, c'est Saint-Pierre-de-Chartreuse, Saint-Laurent-du-Pont, Entre-Deux-Guiers, l'actuel, et Voiron. Et donc tous ces villages font en gros des animations dans leur village pour célébrer la trilogie Chartreuse. C'est pas que la liqueur, c'est d'abord un massif. Ensuite un ordre monastique qui s'installe dans ce massif et ensuite les produits, parce que c'est pas que la liqueur, il y a aussi toute la partie phytothérapeutique dont j'ai parlé tout à l'heure et on aura d'ailleurs un tas de super ateliers autour de la botanique, autour de comment faire sa tisane etc. Donc c'est des choses qui sont vraiment un programme très riche, ça pour moi c'est faire territoire. Et l'autre acte clairement qu'on a donné récemment et c'est faire un peu aussi encore plus du collectif et emmener des entreprises, c'est la création de ce fonds de dotation à vocation privée, dans le sens où on ne va pas dire à tout le monde « On a un fonds de notation, c'est formidable » , même si j'ai conscience que le dire dans un podcast, ça va forcément faire des émules. Mais l'idée, c'est plutôt de dire que c'est un projet d'entreprise où on a dit à 12 personnes de l'entreprise « Si ça vous intéresse, venez. Et on va vous donner six jours par an, ce qui est assez important, de votre travail, où vous allez le dédier à ce fonds de dotation pour, un, le faire vivre, choisir des projets liés à notre feuille de route 2040, parce qu'on fait toujours le lien. Plutôt inclusion, plutôt environnemental, plutôt sylvestre, agricole, voilà. C'est un peu les thématiques qu'on s'est données. Et faire vivre ce projet d'une façon très différente, parce qu'on va pouvoir faire un espèce d'éco-système différent de l'entreprise générale, où vous allez pouvoir gérer le contenu de A à Z. Donc moi, en tant que PDG, je viens en tant que président du fonds de dotation, je suis juste garant du sens et de l'image en disant, bon ok, on respecte bien les critères généraux en lien avec les moines, la feuille de route, mais je ne suis pas du tout dans le contenu. Donc les choix appartiennent à cette équipe. Et ce que je trouve assez génial, c'est que c'est un mélange de cadres, de non-cadres, membres de Codir et personnes qui travaillent, qui sont ouvriers. Et l'idée, c'est vraiment de faire un mix aussi de comment on peut faire différemment demain, donc expérimenter des choses nouvelles. Et c'est très concret, parce qu'ils ont une dotation qui est importante et ils vont devoir choisir des projets, avec des critères qu'ils ont prédéfinis ensemble et ils ont quelque part aussi expérimenté des nouvelles pratiques, des votes par consentement, etc., des élections sans candidat. Je trouve ça absolument... réjouissante.

  • SG

    C'est la CEC qui vous a impulsé cette idée ou pas ?

  • ED

    Je pense qu'il y a beaucoup d'idées qui ont été brassées, effectivement, rebrassées à la CEC, après c'est des choses dans lesquelles on était assez à l'aise. Je pratique ces choses-là en groupe de codéveloppement depuis pas mal d'années, mais c'est sûr que la CEC nous a beaucoup inspiré cette... J'aime bien reprendre ton mot, la régénération collective. Moi, j'aime bien dire que c'est ça aussi qu'on a compris de tout ça. Et puis après, ce que je ne l'ai pas dit, ce serait dommage de ne pas le redire. Le contenu de la CEC, c'est-à-dire

  • SG

    le socle, c'est quand même génial. C'est-à-dire, quand tu vas là-bas, tu sais que c'est des fêtes, c'est de la science, ça peut être aussi de l'histoire, d'ailleurs, que je trouve aussi passionnante. Et ça, c'est très bon d'avoir ça, d'avoir des repères. Pour moi, c'est quand même des points de repère essentiels pour mener ta feuille de route.

  • ED

    Et aussi, travailler sur les imaginaires, puisque, évidemment, si on veut emmener les gens... Donc, vous, votre imaginaire, il est quand même assez noble, il est joli. Il n'y a presque même pas à l'octet, en fait.

  • SG

    C'est ça, j'allais presque prendre le rebond en disant que notre imaginaire, c'est vraiment notre réalité, parce que l'imaginaire, il est probablement plutôt derrière le mur du monastère, en se disant qu'on sert des personnes qui sont très différentes de nous. Tu peux être catho ou pas catho dans ta boîte, ça reste très différent. Moi, c'est une vie que je ne pourrais pas faire. Je suis catholique pratiquant, mais avec quatre enfants à la maison, donc ce n'est pas comme si je me dis que demain, je vais être moine. Ce serait impossible, a priori. Et ce n'est pas ma vocation personnelle. En revanche, avoir un sentiment de fierté de ce projet-là, c'est fondamental. Et donc, c'est ça qui va servir à un imaginaire, en tout cas à un idéal. Et pour moi, c'est un peu notre ambition qui est résumée là-dedans. C'est-à-dire, se lever le matin pour faire vivre un ordre millénaire, c'est assez génial, en fait.

  • ED

    Pour un entrepreneur plus classique, on va dire, quel conseil tu donnerais pour aller dans cette démarche d'économie régénérative ?

  • SG

    Déjà, ne pas croire que c'est réservé justement à certaines personnes. Ne pas croire que c'est, je ne sais pas, un truc de Khmer Vert ou... ou d'uberlu, je pense que c'est assez concret en fait. C'est plutôt très réjouissant. Et en fait, faire différemment... Enfin, c'est comme, tu vois, je vais prendre un exemple complètement trivial qui n'a rien à voir, mais qui a quelque chose à voir. C'est-à-dire, moi, je suis très mauvais bricoleur, mais par contre, j'adore pousser les objets jusqu'au bout, tu vois, réparer des trucs à mon petit niveau. Ça, je trouve ça hyper réjouissant. Le sentiment que tu as juste à prendre en disant, c'est cool, j'ai acheté un boulon à 1,50€ et mon vélo va durer... un an de plus, c'est trop cool. Et c'est un peu la même chose avec ce qu'on est en train de vivre ici. C'est-à-dire qu'on a l'impression de faire vachement de low-tech, de vivre dans des monastères vieillissants et d'aller essayer de faire un peu des bouts de chandelles au départ. Et en fait, quand tu accumules, on a une réunion assez réjouissante en novembre, on a cumulé l'ensemble des petites pierres qu'on avait posées dans les cinq monastères que j'ai précités. Et en fait, on s'est rendu compte que le truc commençait à être vraiment sympa. Et ça, c'est vraiment, pour moi, c'est démarrer en fait concrètement par des petites choses et après elles vont faire un espèce d'amalgame qui va devenir de plus en plus cohérent. Et après, moi, je crois qu'il faut oser. C'est vraiment le mot qui me viendrait le plus.

  • ED

    Audacieux ?

  • SG

    Ouais, l'audace, moi, c'est vraiment un mot que je trouve qu'on en manque tellement en ce moment.

  • ED

    L'audace, avoir la foi, enfin, on va faire un raccourci, mais...

  • SG

    L'audace et puis pas trop écouter ce qui se passe dans le grand monde, qui est vraiment à l'opposé, à mon avis, de ce qu'il faut faire.

  • ED

    On est d'accord. Et donc, il va falloir quand même qu'on conclut.

  • SG

    Bien sûr.

  • ED

    Allez, petite colle, si en trois mots tu devais me définir l'économie régénérative ?

  • SG

    Alors tu me prends au dépourvu, mais ça va, je vais quand même y arriver. Moi, ce que j'ai bien aimé dans ce qu'on a pu toucher le doigt ensemble, c'est vraiment justement le côté collectif, territoire. C'est vraiment ça qui me vient. Moi, il y a le côté aussi prendre soin, qui est très important pour nous. Et juste après ou juste avant, c'est le côté service, c'est-à-dire avoir une posture de service aussi et pas le faire dans une dimension, qu'est-ce que je veux retirer d'eux ? Tu vois ? Pareil, je vais reciter Chouinard, j'adore quand il dit l'actionnaire numéro un, pour lui, c'est la nature, l'environnement, c'est la terre. Moi, je ne peux pas le dire comme ça, parce que mon actionnaire numéro un, il l'est bien sûr ancré dans un ordre millénaire carthésien, mais en fait, on parle un peu de la même chose, c'est-à-dire une dimension qui nous dépasse. Ok, très bien. Et si tu avais une baguette magique, tu changerais les règles du jeu ? Tu m'as parlé de Trump, mais si tu devais changer les règles du jeu ?

  • ED

    comme les gens là où il est. Moi, je pense que ça, c'est le court terme et c'est le bruit du monde. Moi, si j'avais une baguette magique, je crois que je remettrais la femme au centre, ou en tout cas au bon niveau. Quand tu travailles des moines, c'est compliqué. Absolument, mais on a des moniales. On a des moniales. Donc là, je t'ai pris au dépourvu. Alors certes, elles sont moins nombreuses, mais elles sont là et c'est très important. Et d'ailleurs, un des monastères pilote est un monastère de moniales et symboliquement, je trouve ça trop bien. Et en fait, je me dis toujours que quand on prend une décision et qu'il n'y a que des hommes autour de la table, je me dis qu'il y a quand même un problème. On est deux hommes, on va le dire, donc c'est plutôt cool.

  • SG

    T'as raison. Du coup, qu'est-ce qui te prend en confiance dans l'avenir ?

  • ED

    Ça, justement, ce que je viens de dire. Je pense que les femmes vont prendre de plus en plus de place. Mes quatre enfants, je crois que ça aussi, ça me donne beaucoup d'énergie. C'est-à-dire que je crois qu'il y a cette sensibilité de demain, de faire confiance à cette génération. Honnêtement, je ne veux pas faire le gars qui dit, il n'y a pas de problème, j'ai trois ados à la maison en ce moment parce qu'on a une petite et trois ados. Bon, ce n'est pas toujours simple, clairement, d'être père aussi dans cette génération, mais parfois, je me dis, fais confiance.

  • SG

    Faites leur confiance. On leur tape souvent sur la tête. Faites leur confiance. Faites leur confiance. Je suis bien d'accord. Écoute, merci pour cette conversation inspirante, en tous les cas. Et comme à chaque fois, je finis par une citation, et là, je ne pouvais pas finir par une citation qui n'était pas celle du pape François, qui nous a quitté au début de semaine. J'invite d'ailleurs tout le monde à relire, ou à lire, même à découvrir, même quand on n'est pas catholique, Laudato si, qui est vraiment quelque chose qui résonne. Quand on est dans cette démarche. Et il a dit, alors il en a beaucoup de citations, mais j'ai pris celle-ci. Il faut repenser l'économie dans une perspective de bien commun. Puisque finalement, elle correspond à tout ce qu'on vient de dire. En tous les cas, merci Emmanuel. Merci à toi, Stéphane.

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Description

Chartreuse Diffusion est une entreprise unique, détenue par des moines depuis ses origines, gérée par des laïcs pour préserver la vocation spirituelle des Chartreux. Sa vision s’inscrit depuis toujours dans le très long terme, loin des logiques capitalistes classiques.

Emmanuel Delafon, son PDG, évoque dans cet épisode, son travail avec l'ordre religieux mais aussi avec le territoire, dans un engagement qui a toujours été très lié à la nature, au soin, au sens, et au long terme : "cet actionnariat est très particulier et l'esprit y très particulier, puisque nous sommes guidés par le très long terme. Ce n'est pas le long terme, c'est le très long terme."

Emmanuel évoque aussi la difficulté d’intégrer la biodiversité en entreprise, malgré son importance. Elle fait pleinement partie du vivant, et les entreprises doivent apprendre à s’y connecter, à comprendre leurs impacts sur les écosystèmes et à agir de manière responsable, même si cela demande plus de pédagogie, de temps et d’engagement.


Une autre vision à méditer… et pourquoi pas à inspirer !


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • SG

    Bonjour, bienvenue sur Échos de Territoire, le podcast inspirant de la Convention des entreprises pour le climat, qui donne la parole aux acteurs engagés et passionnés qui construisent l'économie régénérative de demain. Je suis Stéphane Gonzalès, alumni de la promotion 2023, et je vous emmène sur les territoires du Bassin lyonnais et des Alpes à la rencontre de dirigeantes et de dirigeants qui contribuent à dessiner les contours d'un avenir durable. Et aujourd'hui, je vous propose un voyage au cœur d'un patrimoine français à la fois légendaire et vivant. Un nom qui évoque la tradition, le mystère, l'excellence. Et si j'osais quand même aussi la joie, la convivialité, je vais vous parler de la Chartreuse. Voilà, c'est ça le sujet du jour. Et cette liqueur mythique, transmise depuis plus de 4 siècles, continue de rayonner dans le monde entier. Et pourtant, derrière cette image de tradition, se cache aujourd'hui une entreprise qui a fait le choix courageux de la régénération. Donc nous allons partir plutôt dans l'Isère, tout près de Voiron, à la rencontre de Chartreuse Diffusion, qui est la société qui commercialise les produits des pères Chartreux. Et pour nous en parler, j'ai le plaisir de recevoir son dirigeant Emmanuel Delafon. Emmanuel, bonjour.

  • ED

    Bonjour Stéphane.

  • SG

    Bon, je te propose qu'on se tutoie.

  • ED

    Avec plaisir.

  • SG

    Alors, on va voir que sous ton impulsion, Chartreuse Diffusion, donc c'est la société qui diffuse des produits, a fait un choix fort de ralentir la cadence, tu vas nous en parler, malgré une demande mondiale qui est croissante. Voilà, c'est assez surprenant. Et puis de recentrer ses activités sur un peu plus largement l'herboristerie, la phytothérapie. Avec un objectif clair qui est de cultiver d'ici 2030, 80 % de ses plantes médicinales sur ses propres terres. Donc moins d'extraction, plus de sens, et puis transmettre toujours ce patrimoine vivant en harmonie avec la planète. Donc ce podcast, j'imagine qu'on va... je vais me faire plaisir avec tout ce que tu vas nous dire. Finalement c'est comment conjuguer la tradition, la spiritualité, c'est important, et l'innovation dans un monde en transition. Et donc, c'est ce qu'on va explorer ensemble dans ce nouvel épisode. Et ce que je te propose pour démarrer, c'est que tu nous présentes La Chartreuse.

  • ED

    Oui, merci. Écoute, tu as déjà dit beaucoup de choses qui résonnent très fort chez moi. Chartreuse est une société clairement atypique, puisque l'actionnarial est monastique, et ce, depuis les origines. Au départ, en fait, il n'y avait pas de société, et c'est comme ça que l'histoire des Chartreux était très compliquée et qu'ils ont connu déjà sept distilleries, des révolutions, des expulsions. Mais on va dire, depuis une centaine d'années, ils font confiance à des laïcs, des gens comme moi, qui font partie d'une tradition. Moi, je suis juste de passage. Il y avait des gens avant moi, il y en aura après moi, qui, en fait, se mènent à destiner des affaires des Chartreux pour, en fait, garder une chose fondamentale chez eux, qu'ils soient dans leur monastère pour s'occuper que de prière et de solitude. Et comme ça, ils ne dépendent pas du reste du monde, ils ne dépendent pas d'un banquier, ils ne dépendent pas de quelqu'un qui va leur dire de faire les choses d'une façon ou d'une autre. Ils ont toujours été indépendants dans leur richesse pour pouvoir vivre ça. Donc ça donne une... un actionnariat donc très particulier et un esprit très particulier, puisque nous, on est guidé par le très long terme. Ce n'est pas le long terme, c'est le très long terme. Les décisions qu'on prend, elles sont en général plutôt en 100 ou 150 ans, quand on parle des Chartreux. D'un point de vue business, évidemment, on essaye d'être plus dans le réel et donc on est plutôt en dizaines d'années. Mais c'est vraiment cet ordre-là. Et l'autre chose qui me paraît assez fondamentale, c'est qu'on ne sert pas le grand capitalisme, excuse-moi l'expression, mais on va servir quelque chose qui nous dépasse, qui effectivement, tu l'as dit, c'est plutôt la spiritualité. C'est un ordre romain, catholique, mais qui a une envergure mondiale parce que ce sont des gens qui prient pour l'humanité toute leur vie. Et notamment une prière très particulière que je citais dès les premières minutes de cet échange, c'est la prière de Matine, qui a lieu de minuit à trois heures du matin, et toutes les chartreuses du monde vont prier dans l'église de minuit à trois heures du matin pour le monde entier. Et j'aime bien cette prière de nuit, parce que d'une part, je pense que l'ensemble des personnes qui sont en lien avec la spiritualité te diront que dans la nuit il se passe des choses un peu plus fortes, et surtout, souvent, les gens sont en insomnie, vont mal, et la nuit révèle beaucoup ce genre de choses. Et je trouve ça assez rassurant qu'il y ait 500, c'est très peu, 500 moines et moniales dans le monde qui font, j'allais dire, ce travail-là. C'est un travail particulier, mais en tout cas, cette écoute-là attentive au monde à travers la prière. Parce que le Chartreux, lui, s'isole à travers des murs d'un monastère pour être connecté à l'ensemble du monde entier via, évidemment, la prière et la transcendance.

  • SG

    D'accord. Bon alors un petit mot sur cette liqueur quand même.

  • ED

    Oui bien sûr. En fait, ils ont connu plusieurs métiers en mille ans d'histoire. Ils ont été maîtres de forge, ils ont été des grands forestiers. On peut dire qu'ils ont posé les bases de l'organisation de la forêt française. Vraiment, c'était ça qu'ils faisaient. Et après, ils ont connu ce produit absolument incroyable qui s'appelle d'abord l'élixir végétal de la Grande Chartreuse. Et cet élixir, il démarre en 1605, non pas en Chartreuse, mais à Paris. On leur remet un manuscrit assez fabuleux de 130 substances végétales. Des fleurs, des écorces, des épices. Et à travers ça, ils vont en faire une utilisation assez remarquable qui, très vite, à Paris, va apporter du soin aux Parisiens. Donc les Parisiens vont à la Chartreuse de Paris, qui est l'actuel jardin du Luxembourg, et ils vont aller se soigner auprès des Chartreux. Ensuite, ils ont compris que le produit était bien, mais il n'était pas très beau ni bon. Et donc il était assez imbuvable, on peut dire. Et donc ils ont voulu l'améliorer. Et c'est pour ça qu'il va aller la Grande Chartreuse. Et en 1764, il va être finalisé, tel qu'on le connaît aujourd'hui. Donc c'est la petite boîte en bois magnifique de l'époque du frère Charles qui descendait à Chambéry et Grenoble vendre tous ses élixirs. Et en fait, ce qu'on parle beaucoup aujourd'hui, c'est la liqueur verte et jaune. Et ça, ce n'est que, j'allais dire, une diversification de 1840. Donc, c'est beaucoup plus tard. Et là, il y a eu un succès colossal à la fin du XIXe, notamment pour la liqueur jaune, d'ailleurs, plus que la verte. Et là démarre une grande saga, comme je l'ai dit tout à l'heure, de plusieurs distilleries. Ils sont partis à Tarragone après l'expulsion de 1903. Ils ont connu un éboulement à Fourvoirie lors des séries de Saint-Laurent-du-Pont. Ils sont passés par Marseille, les gens l'oublient, entre 1921 et 1931. Et là, l'histoire plus récente, ce que j'ai un peu hérité, moi, quand je suis arrivé en 2011, on était encore à Voiron. Et là, en 2014, on nous dit que c'est très dangereux. Et donc, il faut partir sur un nouveau lieu, dangereux parce qu'en fait, on stocke de l'alcool. Et la réglementation européenne à la sauce française fait qu'on devenait absolument insupportable dans un centre-ville. Donc, on est parti dans un nouveau lieu, absolument superbe, dans la distillerie d'Aigues-Noires, qui ne se visite pas, mais qui porte en elle un message incroyable, c'est que les Chartreux y étaient présents pendant 200 ans, entre le XVIe et le XVIIe, pour faire de l'agriculture, pour nourrir le monastère, ce qu'on appelle une obédience agricole. Et aujourd'hui, ils font une autre forme d'obédience agricole à travers la liqueur, qui reste des plantes, du sucre et de l'alcool. Et donc, tout ce projet-là, il sert uniquement à soutenir l'ordre mondialement. Donc les 22 maisons, les 22 monastères à travers le monde, vivent grâce, pour partie bien sûr, pas entièrement. pour partie grâce au soutien que nous, les sociétés, on peut leur donner. Donc moi, je suis un homme de paille, c'est-à-dire que je prends les risques pour les chartreux, ça ne sera jamais ma boîte. Et en revanche, les bénéfices ne servent pas à payer, je ne sais quoi, du grand capital, ça sert surtout à soutenir l'ordre et donc à aller financer des toitures, refaire des mises en normes électriques, des mises en normes incendies dans des vieux monastères moyen-âgeux. C'est ça concrètement à quoi sert la vente de liqueur aujourd'hui.

  • SG

    D'accord. Alors comment on arrive dans cette aventure ? Comment tu arrives dans cette aventure incroyable ?

  • ED

    Derrière toute histoire monastique, peut-être qu'il y a une histoire familiale, et moi j'en fais partie. C'est-à-dire que sur quelques générations, tu peux tracer ma famille qui est dauphinoise. Les Chartreux, dans leur vie très difficile à travers l'Europe et tout ce que je viens d'expliquer sommairement, ont toujours eu des familles, notamment de Grenoble, qui les ont beaucoup aidées. Ma famille en fait partie. Et donc, pour ne pas monter à quatre générations, parce que c'est le cas, mon père était administrateur depuis 1978. Donc, mon prédécesseur était très ami, ils sont toujours amis de mon père. Et du coup, quand il a songé à sa retraite vers la fin des années 2000, il est allé proposer aux moines quelques personnes qui étaient déjà dans l'esprit, en fait. Moi, je n'avais aucune expérience de spiritueux. Je n'avais jamais géré une personne de ma vie. Honnêtement, je n'ai jamais été un manager encore. J'étais très jeune, j'avais 28 ans. Et on m'a dit, tiens, ça t'intéresse de participer à ce projet. Et ce qui a été intéressant, c'est qu'il y a eu deux choses. La première, c'est de dire voilà ce qu'on va te laisser, c'est-à-dire une société plutôt en forme déjà commercialement. On n'était pas au niveau d'aujourd'hui des ventes, mais c'était déjà quelque chose qui allait mieux, parce que la chartreuse a connu des signes assez rudes dans les années 80-90. Et l'autre chose qui me paraissait assez fondamentale pour moi, c'est qu'il y avait un temps long qui était proposé avec l'équipe ancienne, qui m'a permis de m'acclimater. Et moi, j'ai fait trois ans, quasiment trois ans, de transition avec l'ancien PDG et l'ancien DGA. ce qui permet de faire un long stage que je ne referai plus jamais. J'ai passé des mois et des mois dans les différents ateliers, j'étais à l'embouteillage, à la distillerie, et ça, ça m'a permis vraiment de m'acculturer à l'ambiance de l'entreprise. Après, quand on prend les décisions, quand on prend le manteau, les épaules s'alourdissent un petit peu, ça c'est clair. 400 ans de liqueur et 1000 ans de moines à porter, ce n'est pas forcément simple quand t'as 32 ans. Mais je ne regrette pas du tout, j'allais dire, cette sortie de route.

  • SG

    J'allais dire que tu es rentré dans les ordres, mais toi tu dis sortie de route.

  • ED

    J'avais un CV qui était assez lisible jusqu'à présent, un peu classique, école de commerce, grand groupe, machin. Évidemment, je ne regrette pas ça. Et puis bon, accessoirement, c'est une région que j'adore. Moi, j'ai beaucoup voyagé avant de revenir en Chartreuse, si je puis dire. Le terme, revenir en Chartreuse, est quand même assez sympa aussi à redire là. Et qu'est-ce que j'aime de cette région ! Donc aujourd'hui, c'est sûr que c'est aussi là où je me sens le mieux.

  • SG

    Ouais, c'est pour ça que finalement, le monde, c'est la Chartreuse pour vous, un peu.

  • ED

    En fait, ce qui est très intéressant, c'est que la Chartreuse, c'est un tout petit pays. C'est le plus petit massif qui entoure Grenoble. Ça, c'est clair. Factuellement, quand tu compares Vercors, Belledonne. Mais c'est le plus connu. Et pourquoi il est le plus connu ? Parce qu'il y a 1000 ans, il y a un personnage incroyable qui s'appelle Saint-Bruno qui a eu la vision de se dire je veux me retirer du monde. On est en 1084, pas d'iPhone, pas de voiture, rien. Et malgré tout il y avait trop de bruit dans ce monde-là déjà. Il se retire du monde pour aller créer une communauté de... Ils étaient sept, les sept étoiles, c'est eux. Sept frères dans la montagne, hyper austère, avec probablement des ours et des loups partout. Et ils vont créer ce message fondamental de dire il faut qu'on soit en recul, il faut qu'on ralentisse pour prier pour l'humanité. Alors eux, c'est la façon dont ils ont... qu'ils ont décidé pour s'occuper du monde. Et il y en a plein d'autres, et je pense qu'on va en parler dans un instant. Mais je trouve ça quand même assez fascinant de se dire qu'ils avaient cette vision-là, il y a mille ans. Et quelque part, la chartreuse aujourd'hui est illuminée de ce message-là et reste pour moi, clairement, tu l'as dit tout à l'heure en introduction, et je le dis vraiment sans aucune arrogance, mais un des piliers du patrimoine français aussi grâce à cette histoire. Il n'y aurait pas les moines derrière, on serait une liqueur très sympathique, très bonne, mais une liqueur comme les autres. Ce qui donne le fondement et le sel de notre liqueur, c'est vraiment les concepteurs qui sont toujours, j'aime bien le répéter quand même, au cœur de la fabrication. Sans les moines, nous ne ferions pas la liqueur.

  • SG

    Donc du coup, on parle de temps long, donc ça va être facile pour démarrer sur le régénératif, puisque le régénératif, c'est le temps long. Prendre le temps, c'est ralentir. Donc toi, le régénératif, comment ça te résonne ?

  • ED

    Alors, j'aime bien, non pas opposer, mais associer le ralentir et, pas la rapidité, mais plutôt, parfois aussi, accepter d'accélérer certaines choses. Tu connais ça sans doute très bien, j'adore moi la philosophie de Bruno Latour, où tu vois tu vas aller accélérer des choses, renforcer des choses, arrêter d'autres choses. Et c'est vraiment ce qu'on a fait depuis 10 ans. C'est-à-dire que pour moi, on a vécu 10 ans, 15 ans maintenant, assez trépidants parce que d'abord, concrètement, il fallait sortir les risques de la distillerie. Et là, c'est très concret, le régénératif quand tu dis « il faut faire une distillerie » . Sauf qu'en fait, on a fait un choix assez audacieux. C'est qu'on a pris sans doute le site le plus compliqué de tous. C'était pas une zone industrielle, c'était pas une zone artisanale, c'était un site agricole. Donc déjà, tu vas me dire, houla, ils ont commencé à défricher de la terre végétale et puis enlever des vaches. Oui, certes, mais sauf qu'il y avait un esprit derrière assez incroyable. Et moi, j'aime bien dire qu'on n'a pas poussé l'environnement, on n'a pas compensé l'environnement, on s'est complètement inséré dans l'environnement. Et aujourd'hui, tu demandes à toutes les parties prenantes, que ce soit environnementales, locales, les voisins, évidemment les autorités qui nous ont gouvernées, donc plutôt préfectorales, je pense que tout le monde serait unanime. Je préfère que ce soit eux qui le disent que moi, mais je te le dis quand même à travers eux, que ce projet-là, il a servi l'environnement du coin d'une façon assez extraordinaire. Et je trouve que ça, c'est vraiment super de dire qu'au XXIe siècle, les entreprises, les dirigeants, les entrepreneurs sont capables d'associer aussi des thématiques économiques. Parce que moi, clairement, j'avais un enjeu très fort de dire, il faut que cette distillerie bouge et il faut qu'on le fasse bien. Et à la fin du fin, toutes les parties prenantes, il fallait voir la liste de courses qu'on avait donnée par la DDT en 2015. Ça tenait sur quatre pages. Il fallait respecter tout ça. On l'a fait et tout le monde aujourd'hui s'associe à ce succès, en fait. Et en plus, évidemment, j'aurais dû démarrer par là, la qualité de la liqueur est juste exceptionnelle. Donc, on est quand même hyper contents.

  • SG

    C'est ça, on en a bu à la CEC, tu sais. Justement, la CEC, alors pourquoi l'avoir faite ?

  • ED

    Alors nous, on est rentrés par un biais un peu différent peut-être que d'autres, dans le sens où ce n'était pas un appel à candidature ou quelque chose. C'était concrètement via un de mes administrateurs, parce que ça aussi, c'est une force que nous avons. c'est que nous sommes une société parfaitement normale avec un conseil d'administration. Et ce que j'aime beaucoup, c'est que les administrateurs sont des gens bénévoles, qui donnent leur temps, et certains ont vraiment des... Je ne vais pas dire CV, mais en tout cas, ont un agenda très très pris, et ils prennent trois journées par an bénévolement pour venir m'aider, me soutenir, parce que les moines ne seront pas présents officiellement au conseil d'administration, parce que moi, si je fais une bêtise, c'est moi qui vais en prison, c'est pas eux. Je suis une société totalement normale. Et je fais la parenthèse jusqu'au bout, si Macron décide demain d'expulser à nouveau les comités religieux, ce qu'on a fait en 1903, je peux rester parce que je suis une société normale. Mais je ferme la parenthèse. Et un de ses administrateurs, je suis content de le citer, c'est Antoine Raymond. Donc, le dirigeant d'ARaymond, une très belle société familiale grenobloise, qui a fait la CEC, la première. Voilà. Et je l'ai appelé. Et je lui ai dit, écoute Antoine, qu'est-ce que tu en penses ? Je suis sollicité pour rejoindre ce mouvement. Il était évidemment très positif. Et il m'a dit une chose que j'ai bien aimé. Il m'a dit, mais je pense que peut-être que votre message servira autant à la CEC que vous allez vous servir de la CEC. J'ai bien aimé ce parallélisme. C'est-à-dire qu'en fait, nous, on a eu une posture où on s'est dit... c'est hyper sympa de faire du collectif. En fait, c'est surtout pour ça qu'on y est allé, parce qu'on était effectivement sans doute en avance de phase sur énormément de thématiques, notamment écologiques, environnementales, je viens de te le dire. Un des projets, par exemple, la distillerie, était un truc majeur qu'on a fait entre 2014 et 2018. Et du coup, on était dans cette posture-là. Et ça a été extrêmement exaltant, j'allais dire... vraiment un moment d'échange des deux personnes qui sont allées. Moi, j'ai décidé de ne pas y aller, d'envoyer mon adjoint

  • SG

    Explique-nous un peu concrètement comment vous vous êtes organisés.

  • ED

    En fait, moi, je suis le PDG. On fonctionne avec un comité de direction très sympa. Moi, j'ai créé beaucoup d'équipes depuis que je suis arrivé il y a une quinzaine d'années. Un codir, puis un management intermédiaire, où une vingtaine de personnes, on est 100 à La Chartreuse. Donc, tu vois, 20 % des personnes, j'essaie de les animer au direct et d'avoir le plus de collectif possible. Et donc, du comité de direction, il y avait à l'époque mon adjoint qui est aujourd'hui sur d'autres projets, mais qui menait, on va dire, avec moi toute la partie commerce, marketing, communication, à l'époque de la CEC en tout cas, et le DAF, donc Olivier et Nicolas, pour les nommer. Et Olivier et Nicolas, en fait, avaient dit « moi ça m'intéresse » . Et moi j'avais trouvé ça bien qu'on puisse quelque part aussi déléguer la CEC, parce que j'avais vu que c'était très dirigeant et « planet champion » , comme vous dites. Et donc j'avais dit : bon, nous on n'a pas de planet champion, on n'a pas de responsable RSE. Et je trouvais que finalement c'était intéressant d'avoir un binôme qui pouvait émerger, qui n'était pas moi. Et en fait, ce que j'ai trouvé intéressant, c'est qu'ils y sont allés, ils revenaient à chaque fois très gonflés à bloc. Et ce n'était pas si évident de les voir revenir, notamment au sein du Codir, par exemple, parce qu'ils nous percutaient à des niveaux qui étaient extrêmement intéressants, extrêmement documentés, extrêmement puissants, en disant « regardez ce qui se passe et où est-ce qu'on va » . Et en même temps, nous, on avait une réalité, j'allais dire, à gérer, qui a d'abord été aussi remettre notre actionnaire au bon niveau. Et en fait, une des conclusions qu'on a eu de tout ça de cette année, parce qu'ils sont allés toute l'année 2023 à la CEC, on a dit en fait on va prendre la décision, ce qui n'est pas facile, et même pour le mouvement je pense que ça n'a pas été simple de ne pas publier notre feuille de route, non pas parce qu'on avait peur de quoi que ce soit, mais plutôt de la reformuler et de remettre la feuille de route CEC au sein d'une feuille de route plus globale, que nous on a déterminée six mois après. Donc ça nous a pris six mois entre la fin de la CEC et une feuille de route 2040 qu'on a appelée, où en fait on remet au cœur l'actionnariat. Et en fait ce qui est très intéressant, c'est qu'en faisant la pérennisation de l'ordre des Chartreux, et bien les conséquences heureuses, comme je dis, on est en plein dans tous les objectifs de la CEC. Donc en gros, si on prend la feuille de route CEC, évidemment autour du régénératif, autour de pas mal d'enjeux. Nous en fait, on a des enjeux, beaucoup de mobilité, comment on fait venir nos visiteurs au site de Voiron. Comment on part en station de ski voir nos clients, parce qu'on a beaucoup de clients en station de ski aussi. Comment on gère, évidemment, les achats, donc ça c'est plus le scope 3, si on est dans le carbone, achat vert, achat alcool, sucre. Et comment on va dire... On peut gérer toutes l'éco-conception, donc, toutes ces choses-là, elles sont parfaitement prises en compte aujourd'hui par l'ensemble du comité de direction dont je t'ai parlé, mais dans une vision de pérenniser l'Ordre. Et pour pérenniser l'Ordre, il faut qu'on transforme notre modèle. Ça, ça fait partie des cinq piliers qu'on a. Les quatre autres sont assez classiques, j'allais dire. C'est plutôt des choses qui sont soit stratégiques, comme le végétal. On pourra s'en parler juste après. Soit des choses, la gestion de ce qu'on appelle, nous, la gestion de nos richesses. Et nos richesses, ce n'est pas que financières. Il y a évidemment les richesses humaines, les richesses extra-financières, la richesse territoriale. Tout ça fait aussi partie d'un grand pan. Et après, il y a le pilier qui, je ne dirais pas qu'il est premier, mais il permet quand même de faire beaucoup d'autres choses derrière, c'est l'image. Donc nous, c'est vraiment un truc hyper important, parce qu'on a une image monastique, et tu l'as très bien dit en introduction, avec des clients qui sont parfois dans les lieux de consommation, de plaisir, de gastronomie. Comment tu fais tout ça ? Comment tu gères cette image pour qu'elle soit à la fois très belle, qu'elle soit bien comprise, et par exemple, aujourd'hui, il y a une frénésie autour de cette liqueur qui est assez impressionnante. Et garder du calme avec ça, pour dire, en fait, nous, on est d'abord là pour servir des moines. C'est une liqueur qui doit rester monastique, donc c'est pour ça qu'on ne peut pas en faire plus. Donc tu vois tous ces messages-là, comment tu les distilles ? Je ferme la parenthèse, mais la feuille de route CEC est parfaitement intégrée dans cette feuille de route 2040. Et ça a été vraiment, pour moi, un accélérateur de se poser vraiment en vision long terme et d'emmener beaucoup plus de personnes. Parce que peut-être que c'est des choses que moi j'avais en moi et que je me suis dit, je sais où je vais. Et j'aime bien dire qu'en ce moment, c'est beaucoup plus simple d'aller regarder le long terme de Chartreuse que le court terme qui est effrayant, on ne sait pas ce qui se passe. Trump qui te met des taxes tous les quatre matins. Court terme, c'est juste impossible. Par contre, le long terme, moi, je suis assez confiant. Mais c'était très chouette, grâce à la CEC, d'avoir beaucoup plus de collectif derrière.

  • SG

    Justement, comment tu embarques le collectif, même si les gens, j'imagine, qui sont quand même déjà...

  • ED

    C'est ça. Quand tu viens à Chartreuse, en général, tu sais pourquoi tu viens. Je pense qu'il y a vraiment ça. Et ce n'est pas du tout pour des raisons, peut-être, que les auditeurs vont penser. Ce n'est pas du tout où on est autant déchristianisés qu'ailleurs. Il n'y a pas de problème là-dessus, dans le sens où c'est ok pour nous d'avoir une société qui est à l'image de la société. Mais par contre, il y a un sens. Il y a un sens profond de servir effectivement du long terme, des gens qui sont particuliers, des gens qui mettent l'humain, les problématiques du soin. Moi, j'aime beaucoup parler du soin. Toi, tu parles du régénératif, qui nous parle peut-être moins dans un sens technique, mais le soin me parle beaucoup. Et je pense qu'on parle de la même chose. C'est-à-dire que les Chartreaux ont toujours donné du soin aux populations qui les entouraient, donc le lien au territoire. Je viens de relire un livre super du 19e siècle, sur Saint-Laurent-du-Pont, le petit village en dessous, qui a pris des incendies. Les Chartreux ont tout refait là-bas : les hôpitaux, les écoles, les routes, les ponts, et ils soignaient les gens. Les crises de choléra, tu vas peut-être sourire, mais ils soignaient avec les liqueurs végétales. Et c'était top. Et ça a vraiment soutenu les populations. Et donc ça, c'est vraiment important de se le redire. Et donc c'est vrai qu'embarquer l'équipe, pour moi, c'est pas que c'est simple, en disant tu vas venir rejoindre la Chartreuse. Après, je pense que quand il y a une équipe comme on est aujourd'hui, avec beaucoup d'enjeux, une PME comme toutes les PME du coin, on est à la fois très territorial et très mondial. Je pense qu'il y a vraiment le plus important pour moi, c'est de donner le sens. Et après, eux, le contenu, ils vont le faire. Et tu vois, si chacun trouve sa place en disant « Moi, je sais où je vais. Je fais que la direction, c'est là où je veux aller. On ne va pas dévier. » Et si tu es hyper correct avec ça, derrière, ça suit. Et du coup, pour moi, j'aime bien un des livres inspirants récemment que j'ai lu, c'est le livre de Chouinard que beaucoup connaissent. J'adore quand il dit « Moi, je fais du MBA, du Management by Absence. » Et en fait, j'aime bien. Je pense que si tu le fais bien…

  • SG

    Patron de Patagonia, on précise.

  • ED

    Voilà, pardon. excuse moi. Confessions d'un entrepreneur, c'est le nom du livre. En fait, ce que j'aime de chez Chouinard, c'est ce côté vraiment grande liberté dans un cadre. Et du coup, c'est ça aussi, je pense, qui plaît beaucoup à la Chartreuse.

  • SG

    Et alors, le sujet de la biodiversité, vous l'avez abordé comment ? Parce qu'on a parlé, le vivant, c'est très large et on le commence la biodiversité. C'est souvent un sujet compliqué pour les entreprises.

  • ED

    Nous, on a une chance folle. C'est qu'en fait, la diversification qu'on a menée depuis 2019 dans l'esprit et concrètement depuis 2021 avec la création de Chartreuse Herboristerie, on est au cœur du sujet. C'est-à-dire que je pourrais te parler, oui, dans la distillerie, on l'a fait de... soit des compensations comme tout le monde, soit au contraire des accompagnements, petite faune, grande faune. Mais ça, fermons la parenthèse, c'est intéressant évidemment, mais ce que je trouve fabuleux avec le projet Arboristerie, c'est qu'en fait, on est vraiment dans ce que tu appelles le régénératif, c'est-à-dire qu'on est dans cinq monastères français et italiens, ce qui est intéressant aussi, c'est qu'il y a une dimension européenne, qui sont des friches. Il ne s'est rien passé depuis des décennies, parfois sur des bases de cueillettes ou de cultures. On va faire les deux. Et donc on a fait des cas de saison, on allait mettre les meilleurs botanistes qu'on peut trouver en France. Ils nous ont fait un état des lieux sur les cas de saison, printemps, été, hiver, surtout l'été. Et ils ont dit voilà ce qu'on pense qu'il serait bien de remettre, parce que soit c'était une plante endémique qui a disparu, soit parce que grâce au réchauffement climatique, à cause du réchauffement climatique, ça, ça va bien marcher, etc. Et donc on a une carte européenne assez géniale, parce qu'on est dans l'Ain, on est dans l'Aveyron, on est dans le Var, on est en Toscane. Et on a donc quatre climats très différents. Et on va pouvoir aussi toucher du doigt justement ces changements et ces profondeurs. Et on va remettre en culture toutes ces terres qui n'étaient rien. Et donc en fait, l'avantage, ce sont des monastères différents de la Grande Chartreuse. Donc si tu m'as suivi, c'est une double diversification parce qu'on va faire des produits nouveaux dans ces terres. On est devenu agriculteur, donc on est sous terre agricole maintenant. Donc toutes les plantes qu'on cultive ou qu'on cueille vont in fine revenir à Voiron dans l'ancienne distillerie. Donc là aussi, il y a de la rénovation, la régénération d'un site, qui était industriellement mort puisqu'il ne s'est plus rien passé depuis 2017. La distillerie est partie dans un autre site. Donc on a des mètres carrés dans le centre-ville. On va remettre de l'industriel non dangereux, où toutes les plantes séchées dans les monastères vont revenir à Voiron. Et là, on pourra déployer notre gamme qui a déjà sorti, parce qu'on a démarré pour pouvoir lancer des choses, et qui est aujourd'hui sous-traitée, et qui est à terme, comme tu le disais en introduction, nous avons la vision en 2030 d'avoir 80 % des plantes aromatiques et médicinales qui viennent des monastères européens pour nourrir. une gamme de tisanes, de gémothérapies, de cosmétiques et demain de produits phytothérapeutiques.

  • SG

    Si on revenait sur le domaine business, la menace, c'est pas l'absence de moines, non ? Alors même si on sait qu'il y a une spiritualité qui est de plus en plus forte en ce moment ?

  • ED

    Alors pardon, je pensais que tu parlais du projet juste avant. Le projet juste avant, ils sont très présents parce qu'on passe d'une communauté à cinq communautés. Parce que tous les territoires que je viens de citer, c'est des monastères vivants. Il y a des communautés dans l'Ain, dans l'Aveyron, etc. En revanche, tu parles de la... Tu as absolument raison. En gros, pour aller dans ton... argumentaire, s'il n'y a plus de moi, il n'y a plus de Chartreuse, ça c'est clair. Moi, je pense que c'est intimement lié, la marque Chartreuse et les produits associés sont intimement liés à leur travail.

  • SG

    C'est pour ça que je te pose la question, c'est que toi, tu embarques des collaborateurs, mais pour embarquer des gens qui s'engagent dans des monastères, c'est différent.

  • ED

    Tu serais peut-être surpris, mais l'ordre de Chartreuse est très stable depuis 100 ans, ce qui, pour eux, correspond à notre vision d'entreprise de 10 ans, Il y a eu des hauts et des bas, clairement. Au XVIIe siècle, il y avait 200 chartreuses dans le monde, enfin en Europe, pardon. Mais en vérité, une chartreuse, la vraie Chartreuse, qui n'est pas la grande Chartreuse, qui est la maison mère, c'est 10 moines, 10 pères, 10 frères, 10 pères, parce que l'équilibre est très important. Mais en vérité, ça veut dire 20 moines par Chartreuse fois 200. Ça n'a pas été un ordre qu'il y a eu comme Cluny, qui était la seule Abbaye de Cluny, c'était l'ensemble de l'ordre. Ils ont été 4 ou 5 000 à leur maximum. Aujourd'hui, ils sont 500. Ils ont toujours été 500 depuis 50 ans à peu près. Il y a des chartreuses qui vont bien, d'autres qui vont un peu moins bien. mais globalement ça va et à nouveau, je serais surpris de voir le... L'âge moyen de la grande Chartreuse actuelle est très, très jeune. Et par exemple, un des frères qui vient de nous rejoindre dans le projet général, que ce soit liqueur ou cosmétique, il est beaucoup plus jeune que moi. Et c'est des frères qui sont animés aussi par un état d'esprit positif pour voir un savoir-faire qui peut servir l'ordre. Et en fait, ce que j'aime bien dans cette notion du frère qui rend un service, c'est que le frère dont je parle, dont je ne citerai pas le nom, parce qu'il serait gêné, mais ce frère-là... il aurait pu continuer à gérer le potager dans un autre monastère. On l'a appelé pour dire, maintenant, tu vas venir faire la liqueur. Donc, en fait, pour eux, il n'y a pas de grandeur à dire, je fais de la liqueur comme un maître de chai à Cognac. Je suis là pour rendre service à la communauté. Il y en a qui font le linge, il y en a qui font la cuisine, il y en a qui font le bois. moi je fais la liqueur ou je fais l'herboristerie.

  • SG

    D'accord. Parce qu'il n'y a pas de notion de marque employeur. Non. C'est ça qui est assez...

  • ED

    Non, et puis j'aime bien dire que chacun a aussi son domaine. Moi, je ne peux pas tout gérer. J'ai déjà suffisamment à faire avec les 100 collaborateurs et les enjeux qu'on a qui sont quand même assez forts. On a des enjeux de notre filière qui sont importants. Et donc, c'est vraiment effectivement le rôle du prieur de gérer cette partie-là. Et donc, si tu veux, la clé du succès de notre affaire ou de la pérennité de la Chartreuse et donc des Chartreux, c'est ce C'est cette relation, ce dialogue que moi j'ai avec le prieur, qui est mon patron, c'est effectivement un conseil d'administration officiel, qui a pouvoir sur moi, mais par contre, le vrai, vrai, vrai enjeu pour moi, il se situe vraiment dans un bon dialogue, une bonne connivence positive entre le prieur de la Grande Chartreuse, qui est le patron de l'ordre, et moi. Et du coup, ça c'est vraiment une relation très particulière. Et je sais que je suis extrêmement chanceux d'avoir cette opportunité d'aller le voir environ tous les deux mois, et c'est là où les bonnes décisions pour moi sont prises aussi.

  • SG

    D'accord. Et alors, comment on fait de la coopération locale ?

  • ED

    En fait, c'est assez simple pour nous parce qu'on est totalement intégré dans ce territoire depuis des siècles et des siècles. Et donc, ce qui est vrai, c'est que via les produits, on a un lien très fort. On a quand même 5 000 clients en France direct. Donc, c'est colossal. On a fait ce choix-là depuis plusieurs années d'avoir une force commerciale directe. Donc, on connaît 5 000 personnes directement par le prénom et on va les voir toute l'année. C'est des bars, des restaurants, des détaillants, enfin des cavistes, des grandes surfaces, on a vraiment un panel très large. Et donc ça aussi déjà, c'est faire territoire pour moi, c'est servir nos clients. En fournisseur, on a aussi une base extrêmement locale, on choisit le plus local possible. Mais ce que j'aime bien pour prendre la boutade, c'est que nous on a plusieurs territoires, voire on chartreuse bien sûr, probablement le socle, mais Paris est un territoire, on a un local depuis un an et demi là-bas, et comme je t'ai expliqué en introduction, c'est un monastère clé de l'histoire de la Chartreuse. Et donc le jardin du Luxembourg a été parisien depuis longtemps, mais a été chartreux pendant 500 ans, Les Parisiens le méconnaisse ce fait d'histoire. On est aussi à Tarragone, donc Tarragone est aussi un de nos territoires. Et quelque part, les monastères dont je citais tout à l'heure l'existence sont aussi un peu un autre territoire. Quand on est dans l'Aveyron ou dans le Var, on se considère un peu aussi chez nous. Donc c'est comment on fait vivre tous ces territoires, un peu par maillage, par connexion et par après-mécénat. Et donc en fait, le territoire, nous, j'aimerais bien citer deux axes. Le premier, c'est qu'on a une fête territoriale très forte qui va arriver bientôt d'ailleurs. Je vous encourage à venir nous voir la semaine du 16 mai qui s'appelle les Fêtes de la Chartreuse. On a un site dédié où vous avez toutes les actions qu'on va mener, un programme très très riche autour de la culture, autour de l'histoire, autour de visites qu'on va faire. C'est le seul week-end où l'on ouvre la distillerie au grand public, c'est aussi une visite qu'on peut faire. Et donc en fait, on associe les sept villes et villages qui ont accueilli une distillerie dans leur histoire. Donc là, en l'occurrence, localement, c'est Saint-Pierre-de-Chartreuse, Saint-Laurent-du-Pont, Entre-Deux-Guiers, l'actuel, et Voiron. Et donc tous ces villages font en gros des animations dans leur village pour célébrer la trilogie Chartreuse. C'est pas que la liqueur, c'est d'abord un massif. Ensuite un ordre monastique qui s'installe dans ce massif et ensuite les produits, parce que c'est pas que la liqueur, il y a aussi toute la partie phytothérapeutique dont j'ai parlé tout à l'heure et on aura d'ailleurs un tas de super ateliers autour de la botanique, autour de comment faire sa tisane etc. Donc c'est des choses qui sont vraiment un programme très riche, ça pour moi c'est faire territoire. Et l'autre acte clairement qu'on a donné récemment et c'est faire un peu aussi encore plus du collectif et emmener des entreprises, c'est la création de ce fonds de dotation à vocation privée, dans le sens où on ne va pas dire à tout le monde « On a un fonds de notation, c'est formidable » , même si j'ai conscience que le dire dans un podcast, ça va forcément faire des émules. Mais l'idée, c'est plutôt de dire que c'est un projet d'entreprise où on a dit à 12 personnes de l'entreprise « Si ça vous intéresse, venez. Et on va vous donner six jours par an, ce qui est assez important, de votre travail, où vous allez le dédier à ce fonds de dotation pour, un, le faire vivre, choisir des projets liés à notre feuille de route 2040, parce qu'on fait toujours le lien. Plutôt inclusion, plutôt environnemental, plutôt sylvestre, agricole, voilà. C'est un peu les thématiques qu'on s'est données. Et faire vivre ce projet d'une façon très différente, parce qu'on va pouvoir faire un espèce d'éco-système différent de l'entreprise générale, où vous allez pouvoir gérer le contenu de A à Z. Donc moi, en tant que PDG, je viens en tant que président du fonds de dotation, je suis juste garant du sens et de l'image en disant, bon ok, on respecte bien les critères généraux en lien avec les moines, la feuille de route, mais je ne suis pas du tout dans le contenu. Donc les choix appartiennent à cette équipe. Et ce que je trouve assez génial, c'est que c'est un mélange de cadres, de non-cadres, membres de Codir et personnes qui travaillent, qui sont ouvriers. Et l'idée, c'est vraiment de faire un mix aussi de comment on peut faire différemment demain, donc expérimenter des choses nouvelles. Et c'est très concret, parce qu'ils ont une dotation qui est importante et ils vont devoir choisir des projets, avec des critères qu'ils ont prédéfinis ensemble et ils ont quelque part aussi expérimenté des nouvelles pratiques, des votes par consentement, etc., des élections sans candidat. Je trouve ça absolument... réjouissante.

  • SG

    C'est la CEC qui vous a impulsé cette idée ou pas ?

  • ED

    Je pense qu'il y a beaucoup d'idées qui ont été brassées, effectivement, rebrassées à la CEC, après c'est des choses dans lesquelles on était assez à l'aise. Je pratique ces choses-là en groupe de codéveloppement depuis pas mal d'années, mais c'est sûr que la CEC nous a beaucoup inspiré cette... J'aime bien reprendre ton mot, la régénération collective. Moi, j'aime bien dire que c'est ça aussi qu'on a compris de tout ça. Et puis après, ce que je ne l'ai pas dit, ce serait dommage de ne pas le redire. Le contenu de la CEC, c'est-à-dire

  • SG

    le socle, c'est quand même génial. C'est-à-dire, quand tu vas là-bas, tu sais que c'est des fêtes, c'est de la science, ça peut être aussi de l'histoire, d'ailleurs, que je trouve aussi passionnante. Et ça, c'est très bon d'avoir ça, d'avoir des repères. Pour moi, c'est quand même des points de repère essentiels pour mener ta feuille de route.

  • ED

    Et aussi, travailler sur les imaginaires, puisque, évidemment, si on veut emmener les gens... Donc, vous, votre imaginaire, il est quand même assez noble, il est joli. Il n'y a presque même pas à l'octet, en fait.

  • SG

    C'est ça, j'allais presque prendre le rebond en disant que notre imaginaire, c'est vraiment notre réalité, parce que l'imaginaire, il est probablement plutôt derrière le mur du monastère, en se disant qu'on sert des personnes qui sont très différentes de nous. Tu peux être catho ou pas catho dans ta boîte, ça reste très différent. Moi, c'est une vie que je ne pourrais pas faire. Je suis catholique pratiquant, mais avec quatre enfants à la maison, donc ce n'est pas comme si je me dis que demain, je vais être moine. Ce serait impossible, a priori. Et ce n'est pas ma vocation personnelle. En revanche, avoir un sentiment de fierté de ce projet-là, c'est fondamental. Et donc, c'est ça qui va servir à un imaginaire, en tout cas à un idéal. Et pour moi, c'est un peu notre ambition qui est résumée là-dedans. C'est-à-dire, se lever le matin pour faire vivre un ordre millénaire, c'est assez génial, en fait.

  • ED

    Pour un entrepreneur plus classique, on va dire, quel conseil tu donnerais pour aller dans cette démarche d'économie régénérative ?

  • SG

    Déjà, ne pas croire que c'est réservé justement à certaines personnes. Ne pas croire que c'est, je ne sais pas, un truc de Khmer Vert ou... ou d'uberlu, je pense que c'est assez concret en fait. C'est plutôt très réjouissant. Et en fait, faire différemment... Enfin, c'est comme, tu vois, je vais prendre un exemple complètement trivial qui n'a rien à voir, mais qui a quelque chose à voir. C'est-à-dire, moi, je suis très mauvais bricoleur, mais par contre, j'adore pousser les objets jusqu'au bout, tu vois, réparer des trucs à mon petit niveau. Ça, je trouve ça hyper réjouissant. Le sentiment que tu as juste à prendre en disant, c'est cool, j'ai acheté un boulon à 1,50€ et mon vélo va durer... un an de plus, c'est trop cool. Et c'est un peu la même chose avec ce qu'on est en train de vivre ici. C'est-à-dire qu'on a l'impression de faire vachement de low-tech, de vivre dans des monastères vieillissants et d'aller essayer de faire un peu des bouts de chandelles au départ. Et en fait, quand tu accumules, on a une réunion assez réjouissante en novembre, on a cumulé l'ensemble des petites pierres qu'on avait posées dans les cinq monastères que j'ai précités. Et en fait, on s'est rendu compte que le truc commençait à être vraiment sympa. Et ça, c'est vraiment, pour moi, c'est démarrer en fait concrètement par des petites choses et après elles vont faire un espèce d'amalgame qui va devenir de plus en plus cohérent. Et après, moi, je crois qu'il faut oser. C'est vraiment le mot qui me viendrait le plus.

  • ED

    Audacieux ?

  • SG

    Ouais, l'audace, moi, c'est vraiment un mot que je trouve qu'on en manque tellement en ce moment.

  • ED

    L'audace, avoir la foi, enfin, on va faire un raccourci, mais...

  • SG

    L'audace et puis pas trop écouter ce qui se passe dans le grand monde, qui est vraiment à l'opposé, à mon avis, de ce qu'il faut faire.

  • ED

    On est d'accord. Et donc, il va falloir quand même qu'on conclut.

  • SG

    Bien sûr.

  • ED

    Allez, petite colle, si en trois mots tu devais me définir l'économie régénérative ?

  • SG

    Alors tu me prends au dépourvu, mais ça va, je vais quand même y arriver. Moi, ce que j'ai bien aimé dans ce qu'on a pu toucher le doigt ensemble, c'est vraiment justement le côté collectif, territoire. C'est vraiment ça qui me vient. Moi, il y a le côté aussi prendre soin, qui est très important pour nous. Et juste après ou juste avant, c'est le côté service, c'est-à-dire avoir une posture de service aussi et pas le faire dans une dimension, qu'est-ce que je veux retirer d'eux ? Tu vois ? Pareil, je vais reciter Chouinard, j'adore quand il dit l'actionnaire numéro un, pour lui, c'est la nature, l'environnement, c'est la terre. Moi, je ne peux pas le dire comme ça, parce que mon actionnaire numéro un, il l'est bien sûr ancré dans un ordre millénaire carthésien, mais en fait, on parle un peu de la même chose, c'est-à-dire une dimension qui nous dépasse. Ok, très bien. Et si tu avais une baguette magique, tu changerais les règles du jeu ? Tu m'as parlé de Trump, mais si tu devais changer les règles du jeu ?

  • ED

    comme les gens là où il est. Moi, je pense que ça, c'est le court terme et c'est le bruit du monde. Moi, si j'avais une baguette magique, je crois que je remettrais la femme au centre, ou en tout cas au bon niveau. Quand tu travailles des moines, c'est compliqué. Absolument, mais on a des moniales. On a des moniales. Donc là, je t'ai pris au dépourvu. Alors certes, elles sont moins nombreuses, mais elles sont là et c'est très important. Et d'ailleurs, un des monastères pilote est un monastère de moniales et symboliquement, je trouve ça trop bien. Et en fait, je me dis toujours que quand on prend une décision et qu'il n'y a que des hommes autour de la table, je me dis qu'il y a quand même un problème. On est deux hommes, on va le dire, donc c'est plutôt cool.

  • SG

    T'as raison. Du coup, qu'est-ce qui te prend en confiance dans l'avenir ?

  • ED

    Ça, justement, ce que je viens de dire. Je pense que les femmes vont prendre de plus en plus de place. Mes quatre enfants, je crois que ça aussi, ça me donne beaucoup d'énergie. C'est-à-dire que je crois qu'il y a cette sensibilité de demain, de faire confiance à cette génération. Honnêtement, je ne veux pas faire le gars qui dit, il n'y a pas de problème, j'ai trois ados à la maison en ce moment parce qu'on a une petite et trois ados. Bon, ce n'est pas toujours simple, clairement, d'être père aussi dans cette génération, mais parfois, je me dis, fais confiance.

  • SG

    Faites leur confiance. On leur tape souvent sur la tête. Faites leur confiance. Faites leur confiance. Je suis bien d'accord. Écoute, merci pour cette conversation inspirante, en tous les cas. Et comme à chaque fois, je finis par une citation, et là, je ne pouvais pas finir par une citation qui n'était pas celle du pape François, qui nous a quitté au début de semaine. J'invite d'ailleurs tout le monde à relire, ou à lire, même à découvrir, même quand on n'est pas catholique, Laudato si, qui est vraiment quelque chose qui résonne. Quand on est dans cette démarche. Et il a dit, alors il en a beaucoup de citations, mais j'ai pris celle-ci. Il faut repenser l'économie dans une perspective de bien commun. Puisque finalement, elle correspond à tout ce qu'on vient de dire. En tous les cas, merci Emmanuel. Merci à toi, Stéphane.

Description

Chartreuse Diffusion est une entreprise unique, détenue par des moines depuis ses origines, gérée par des laïcs pour préserver la vocation spirituelle des Chartreux. Sa vision s’inscrit depuis toujours dans le très long terme, loin des logiques capitalistes classiques.

Emmanuel Delafon, son PDG, évoque dans cet épisode, son travail avec l'ordre religieux mais aussi avec le territoire, dans un engagement qui a toujours été très lié à la nature, au soin, au sens, et au long terme : "cet actionnariat est très particulier et l'esprit y très particulier, puisque nous sommes guidés par le très long terme. Ce n'est pas le long terme, c'est le très long terme."

Emmanuel évoque aussi la difficulté d’intégrer la biodiversité en entreprise, malgré son importance. Elle fait pleinement partie du vivant, et les entreprises doivent apprendre à s’y connecter, à comprendre leurs impacts sur les écosystèmes et à agir de manière responsable, même si cela demande plus de pédagogie, de temps et d’engagement.


Une autre vision à méditer… et pourquoi pas à inspirer !


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • SG

    Bonjour, bienvenue sur Échos de Territoire, le podcast inspirant de la Convention des entreprises pour le climat, qui donne la parole aux acteurs engagés et passionnés qui construisent l'économie régénérative de demain. Je suis Stéphane Gonzalès, alumni de la promotion 2023, et je vous emmène sur les territoires du Bassin lyonnais et des Alpes à la rencontre de dirigeantes et de dirigeants qui contribuent à dessiner les contours d'un avenir durable. Et aujourd'hui, je vous propose un voyage au cœur d'un patrimoine français à la fois légendaire et vivant. Un nom qui évoque la tradition, le mystère, l'excellence. Et si j'osais quand même aussi la joie, la convivialité, je vais vous parler de la Chartreuse. Voilà, c'est ça le sujet du jour. Et cette liqueur mythique, transmise depuis plus de 4 siècles, continue de rayonner dans le monde entier. Et pourtant, derrière cette image de tradition, se cache aujourd'hui une entreprise qui a fait le choix courageux de la régénération. Donc nous allons partir plutôt dans l'Isère, tout près de Voiron, à la rencontre de Chartreuse Diffusion, qui est la société qui commercialise les produits des pères Chartreux. Et pour nous en parler, j'ai le plaisir de recevoir son dirigeant Emmanuel Delafon. Emmanuel, bonjour.

  • ED

    Bonjour Stéphane.

  • SG

    Bon, je te propose qu'on se tutoie.

  • ED

    Avec plaisir.

  • SG

    Alors, on va voir que sous ton impulsion, Chartreuse Diffusion, donc c'est la société qui diffuse des produits, a fait un choix fort de ralentir la cadence, tu vas nous en parler, malgré une demande mondiale qui est croissante. Voilà, c'est assez surprenant. Et puis de recentrer ses activités sur un peu plus largement l'herboristerie, la phytothérapie. Avec un objectif clair qui est de cultiver d'ici 2030, 80 % de ses plantes médicinales sur ses propres terres. Donc moins d'extraction, plus de sens, et puis transmettre toujours ce patrimoine vivant en harmonie avec la planète. Donc ce podcast, j'imagine qu'on va... je vais me faire plaisir avec tout ce que tu vas nous dire. Finalement c'est comment conjuguer la tradition, la spiritualité, c'est important, et l'innovation dans un monde en transition. Et donc, c'est ce qu'on va explorer ensemble dans ce nouvel épisode. Et ce que je te propose pour démarrer, c'est que tu nous présentes La Chartreuse.

  • ED

    Oui, merci. Écoute, tu as déjà dit beaucoup de choses qui résonnent très fort chez moi. Chartreuse est une société clairement atypique, puisque l'actionnarial est monastique, et ce, depuis les origines. Au départ, en fait, il n'y avait pas de société, et c'est comme ça que l'histoire des Chartreux était très compliquée et qu'ils ont connu déjà sept distilleries, des révolutions, des expulsions. Mais on va dire, depuis une centaine d'années, ils font confiance à des laïcs, des gens comme moi, qui font partie d'une tradition. Moi, je suis juste de passage. Il y avait des gens avant moi, il y en aura après moi, qui, en fait, se mènent à destiner des affaires des Chartreux pour, en fait, garder une chose fondamentale chez eux, qu'ils soient dans leur monastère pour s'occuper que de prière et de solitude. Et comme ça, ils ne dépendent pas du reste du monde, ils ne dépendent pas d'un banquier, ils ne dépendent pas de quelqu'un qui va leur dire de faire les choses d'une façon ou d'une autre. Ils ont toujours été indépendants dans leur richesse pour pouvoir vivre ça. Donc ça donne une... un actionnariat donc très particulier et un esprit très particulier, puisque nous, on est guidé par le très long terme. Ce n'est pas le long terme, c'est le très long terme. Les décisions qu'on prend, elles sont en général plutôt en 100 ou 150 ans, quand on parle des Chartreux. D'un point de vue business, évidemment, on essaye d'être plus dans le réel et donc on est plutôt en dizaines d'années. Mais c'est vraiment cet ordre-là. Et l'autre chose qui me paraît assez fondamentale, c'est qu'on ne sert pas le grand capitalisme, excuse-moi l'expression, mais on va servir quelque chose qui nous dépasse, qui effectivement, tu l'as dit, c'est plutôt la spiritualité. C'est un ordre romain, catholique, mais qui a une envergure mondiale parce que ce sont des gens qui prient pour l'humanité toute leur vie. Et notamment une prière très particulière que je citais dès les premières minutes de cet échange, c'est la prière de Matine, qui a lieu de minuit à trois heures du matin, et toutes les chartreuses du monde vont prier dans l'église de minuit à trois heures du matin pour le monde entier. Et j'aime bien cette prière de nuit, parce que d'une part, je pense que l'ensemble des personnes qui sont en lien avec la spiritualité te diront que dans la nuit il se passe des choses un peu plus fortes, et surtout, souvent, les gens sont en insomnie, vont mal, et la nuit révèle beaucoup ce genre de choses. Et je trouve ça assez rassurant qu'il y ait 500, c'est très peu, 500 moines et moniales dans le monde qui font, j'allais dire, ce travail-là. C'est un travail particulier, mais en tout cas, cette écoute-là attentive au monde à travers la prière. Parce que le Chartreux, lui, s'isole à travers des murs d'un monastère pour être connecté à l'ensemble du monde entier via, évidemment, la prière et la transcendance.

  • SG

    D'accord. Bon alors un petit mot sur cette liqueur quand même.

  • ED

    Oui bien sûr. En fait, ils ont connu plusieurs métiers en mille ans d'histoire. Ils ont été maîtres de forge, ils ont été des grands forestiers. On peut dire qu'ils ont posé les bases de l'organisation de la forêt française. Vraiment, c'était ça qu'ils faisaient. Et après, ils ont connu ce produit absolument incroyable qui s'appelle d'abord l'élixir végétal de la Grande Chartreuse. Et cet élixir, il démarre en 1605, non pas en Chartreuse, mais à Paris. On leur remet un manuscrit assez fabuleux de 130 substances végétales. Des fleurs, des écorces, des épices. Et à travers ça, ils vont en faire une utilisation assez remarquable qui, très vite, à Paris, va apporter du soin aux Parisiens. Donc les Parisiens vont à la Chartreuse de Paris, qui est l'actuel jardin du Luxembourg, et ils vont aller se soigner auprès des Chartreux. Ensuite, ils ont compris que le produit était bien, mais il n'était pas très beau ni bon. Et donc il était assez imbuvable, on peut dire. Et donc ils ont voulu l'améliorer. Et c'est pour ça qu'il va aller la Grande Chartreuse. Et en 1764, il va être finalisé, tel qu'on le connaît aujourd'hui. Donc c'est la petite boîte en bois magnifique de l'époque du frère Charles qui descendait à Chambéry et Grenoble vendre tous ses élixirs. Et en fait, ce qu'on parle beaucoup aujourd'hui, c'est la liqueur verte et jaune. Et ça, ce n'est que, j'allais dire, une diversification de 1840. Donc, c'est beaucoup plus tard. Et là, il y a eu un succès colossal à la fin du XIXe, notamment pour la liqueur jaune, d'ailleurs, plus que la verte. Et là démarre une grande saga, comme je l'ai dit tout à l'heure, de plusieurs distilleries. Ils sont partis à Tarragone après l'expulsion de 1903. Ils ont connu un éboulement à Fourvoirie lors des séries de Saint-Laurent-du-Pont. Ils sont passés par Marseille, les gens l'oublient, entre 1921 et 1931. Et là, l'histoire plus récente, ce que j'ai un peu hérité, moi, quand je suis arrivé en 2011, on était encore à Voiron. Et là, en 2014, on nous dit que c'est très dangereux. Et donc, il faut partir sur un nouveau lieu, dangereux parce qu'en fait, on stocke de l'alcool. Et la réglementation européenne à la sauce française fait qu'on devenait absolument insupportable dans un centre-ville. Donc, on est parti dans un nouveau lieu, absolument superbe, dans la distillerie d'Aigues-Noires, qui ne se visite pas, mais qui porte en elle un message incroyable, c'est que les Chartreux y étaient présents pendant 200 ans, entre le XVIe et le XVIIe, pour faire de l'agriculture, pour nourrir le monastère, ce qu'on appelle une obédience agricole. Et aujourd'hui, ils font une autre forme d'obédience agricole à travers la liqueur, qui reste des plantes, du sucre et de l'alcool. Et donc, tout ce projet-là, il sert uniquement à soutenir l'ordre mondialement. Donc les 22 maisons, les 22 monastères à travers le monde, vivent grâce, pour partie bien sûr, pas entièrement. pour partie grâce au soutien que nous, les sociétés, on peut leur donner. Donc moi, je suis un homme de paille, c'est-à-dire que je prends les risques pour les chartreux, ça ne sera jamais ma boîte. Et en revanche, les bénéfices ne servent pas à payer, je ne sais quoi, du grand capital, ça sert surtout à soutenir l'ordre et donc à aller financer des toitures, refaire des mises en normes électriques, des mises en normes incendies dans des vieux monastères moyen-âgeux. C'est ça concrètement à quoi sert la vente de liqueur aujourd'hui.

  • SG

    D'accord. Alors comment on arrive dans cette aventure ? Comment tu arrives dans cette aventure incroyable ?

  • ED

    Derrière toute histoire monastique, peut-être qu'il y a une histoire familiale, et moi j'en fais partie. C'est-à-dire que sur quelques générations, tu peux tracer ma famille qui est dauphinoise. Les Chartreux, dans leur vie très difficile à travers l'Europe et tout ce que je viens d'expliquer sommairement, ont toujours eu des familles, notamment de Grenoble, qui les ont beaucoup aidées. Ma famille en fait partie. Et donc, pour ne pas monter à quatre générations, parce que c'est le cas, mon père était administrateur depuis 1978. Donc, mon prédécesseur était très ami, ils sont toujours amis de mon père. Et du coup, quand il a songé à sa retraite vers la fin des années 2000, il est allé proposer aux moines quelques personnes qui étaient déjà dans l'esprit, en fait. Moi, je n'avais aucune expérience de spiritueux. Je n'avais jamais géré une personne de ma vie. Honnêtement, je n'ai jamais été un manager encore. J'étais très jeune, j'avais 28 ans. Et on m'a dit, tiens, ça t'intéresse de participer à ce projet. Et ce qui a été intéressant, c'est qu'il y a eu deux choses. La première, c'est de dire voilà ce qu'on va te laisser, c'est-à-dire une société plutôt en forme déjà commercialement. On n'était pas au niveau d'aujourd'hui des ventes, mais c'était déjà quelque chose qui allait mieux, parce que la chartreuse a connu des signes assez rudes dans les années 80-90. Et l'autre chose qui me paraissait assez fondamentale pour moi, c'est qu'il y avait un temps long qui était proposé avec l'équipe ancienne, qui m'a permis de m'acclimater. Et moi, j'ai fait trois ans, quasiment trois ans, de transition avec l'ancien PDG et l'ancien DGA. ce qui permet de faire un long stage que je ne referai plus jamais. J'ai passé des mois et des mois dans les différents ateliers, j'étais à l'embouteillage, à la distillerie, et ça, ça m'a permis vraiment de m'acculturer à l'ambiance de l'entreprise. Après, quand on prend les décisions, quand on prend le manteau, les épaules s'alourdissent un petit peu, ça c'est clair. 400 ans de liqueur et 1000 ans de moines à porter, ce n'est pas forcément simple quand t'as 32 ans. Mais je ne regrette pas du tout, j'allais dire, cette sortie de route.

  • SG

    J'allais dire que tu es rentré dans les ordres, mais toi tu dis sortie de route.

  • ED

    J'avais un CV qui était assez lisible jusqu'à présent, un peu classique, école de commerce, grand groupe, machin. Évidemment, je ne regrette pas ça. Et puis bon, accessoirement, c'est une région que j'adore. Moi, j'ai beaucoup voyagé avant de revenir en Chartreuse, si je puis dire. Le terme, revenir en Chartreuse, est quand même assez sympa aussi à redire là. Et qu'est-ce que j'aime de cette région ! Donc aujourd'hui, c'est sûr que c'est aussi là où je me sens le mieux.

  • SG

    Ouais, c'est pour ça que finalement, le monde, c'est la Chartreuse pour vous, un peu.

  • ED

    En fait, ce qui est très intéressant, c'est que la Chartreuse, c'est un tout petit pays. C'est le plus petit massif qui entoure Grenoble. Ça, c'est clair. Factuellement, quand tu compares Vercors, Belledonne. Mais c'est le plus connu. Et pourquoi il est le plus connu ? Parce qu'il y a 1000 ans, il y a un personnage incroyable qui s'appelle Saint-Bruno qui a eu la vision de se dire je veux me retirer du monde. On est en 1084, pas d'iPhone, pas de voiture, rien. Et malgré tout il y avait trop de bruit dans ce monde-là déjà. Il se retire du monde pour aller créer une communauté de... Ils étaient sept, les sept étoiles, c'est eux. Sept frères dans la montagne, hyper austère, avec probablement des ours et des loups partout. Et ils vont créer ce message fondamental de dire il faut qu'on soit en recul, il faut qu'on ralentisse pour prier pour l'humanité. Alors eux, c'est la façon dont ils ont... qu'ils ont décidé pour s'occuper du monde. Et il y en a plein d'autres, et je pense qu'on va en parler dans un instant. Mais je trouve ça quand même assez fascinant de se dire qu'ils avaient cette vision-là, il y a mille ans. Et quelque part, la chartreuse aujourd'hui est illuminée de ce message-là et reste pour moi, clairement, tu l'as dit tout à l'heure en introduction, et je le dis vraiment sans aucune arrogance, mais un des piliers du patrimoine français aussi grâce à cette histoire. Il n'y aurait pas les moines derrière, on serait une liqueur très sympathique, très bonne, mais une liqueur comme les autres. Ce qui donne le fondement et le sel de notre liqueur, c'est vraiment les concepteurs qui sont toujours, j'aime bien le répéter quand même, au cœur de la fabrication. Sans les moines, nous ne ferions pas la liqueur.

  • SG

    Donc du coup, on parle de temps long, donc ça va être facile pour démarrer sur le régénératif, puisque le régénératif, c'est le temps long. Prendre le temps, c'est ralentir. Donc toi, le régénératif, comment ça te résonne ?

  • ED

    Alors, j'aime bien, non pas opposer, mais associer le ralentir et, pas la rapidité, mais plutôt, parfois aussi, accepter d'accélérer certaines choses. Tu connais ça sans doute très bien, j'adore moi la philosophie de Bruno Latour, où tu vois tu vas aller accélérer des choses, renforcer des choses, arrêter d'autres choses. Et c'est vraiment ce qu'on a fait depuis 10 ans. C'est-à-dire que pour moi, on a vécu 10 ans, 15 ans maintenant, assez trépidants parce que d'abord, concrètement, il fallait sortir les risques de la distillerie. Et là, c'est très concret, le régénératif quand tu dis « il faut faire une distillerie » . Sauf qu'en fait, on a fait un choix assez audacieux. C'est qu'on a pris sans doute le site le plus compliqué de tous. C'était pas une zone industrielle, c'était pas une zone artisanale, c'était un site agricole. Donc déjà, tu vas me dire, houla, ils ont commencé à défricher de la terre végétale et puis enlever des vaches. Oui, certes, mais sauf qu'il y avait un esprit derrière assez incroyable. Et moi, j'aime bien dire qu'on n'a pas poussé l'environnement, on n'a pas compensé l'environnement, on s'est complètement inséré dans l'environnement. Et aujourd'hui, tu demandes à toutes les parties prenantes, que ce soit environnementales, locales, les voisins, évidemment les autorités qui nous ont gouvernées, donc plutôt préfectorales, je pense que tout le monde serait unanime. Je préfère que ce soit eux qui le disent que moi, mais je te le dis quand même à travers eux, que ce projet-là, il a servi l'environnement du coin d'une façon assez extraordinaire. Et je trouve que ça, c'est vraiment super de dire qu'au XXIe siècle, les entreprises, les dirigeants, les entrepreneurs sont capables d'associer aussi des thématiques économiques. Parce que moi, clairement, j'avais un enjeu très fort de dire, il faut que cette distillerie bouge et il faut qu'on le fasse bien. Et à la fin du fin, toutes les parties prenantes, il fallait voir la liste de courses qu'on avait donnée par la DDT en 2015. Ça tenait sur quatre pages. Il fallait respecter tout ça. On l'a fait et tout le monde aujourd'hui s'associe à ce succès, en fait. Et en plus, évidemment, j'aurais dû démarrer par là, la qualité de la liqueur est juste exceptionnelle. Donc, on est quand même hyper contents.

  • SG

    C'est ça, on en a bu à la CEC, tu sais. Justement, la CEC, alors pourquoi l'avoir faite ?

  • ED

    Alors nous, on est rentrés par un biais un peu différent peut-être que d'autres, dans le sens où ce n'était pas un appel à candidature ou quelque chose. C'était concrètement via un de mes administrateurs, parce que ça aussi, c'est une force que nous avons. c'est que nous sommes une société parfaitement normale avec un conseil d'administration. Et ce que j'aime beaucoup, c'est que les administrateurs sont des gens bénévoles, qui donnent leur temps, et certains ont vraiment des... Je ne vais pas dire CV, mais en tout cas, ont un agenda très très pris, et ils prennent trois journées par an bénévolement pour venir m'aider, me soutenir, parce que les moines ne seront pas présents officiellement au conseil d'administration, parce que moi, si je fais une bêtise, c'est moi qui vais en prison, c'est pas eux. Je suis une société totalement normale. Et je fais la parenthèse jusqu'au bout, si Macron décide demain d'expulser à nouveau les comités religieux, ce qu'on a fait en 1903, je peux rester parce que je suis une société normale. Mais je ferme la parenthèse. Et un de ses administrateurs, je suis content de le citer, c'est Antoine Raymond. Donc, le dirigeant d'ARaymond, une très belle société familiale grenobloise, qui a fait la CEC, la première. Voilà. Et je l'ai appelé. Et je lui ai dit, écoute Antoine, qu'est-ce que tu en penses ? Je suis sollicité pour rejoindre ce mouvement. Il était évidemment très positif. Et il m'a dit une chose que j'ai bien aimé. Il m'a dit, mais je pense que peut-être que votre message servira autant à la CEC que vous allez vous servir de la CEC. J'ai bien aimé ce parallélisme. C'est-à-dire qu'en fait, nous, on a eu une posture où on s'est dit... c'est hyper sympa de faire du collectif. En fait, c'est surtout pour ça qu'on y est allé, parce qu'on était effectivement sans doute en avance de phase sur énormément de thématiques, notamment écologiques, environnementales, je viens de te le dire. Un des projets, par exemple, la distillerie, était un truc majeur qu'on a fait entre 2014 et 2018. Et du coup, on était dans cette posture-là. Et ça a été extrêmement exaltant, j'allais dire... vraiment un moment d'échange des deux personnes qui sont allées. Moi, j'ai décidé de ne pas y aller, d'envoyer mon adjoint

  • SG

    Explique-nous un peu concrètement comment vous vous êtes organisés.

  • ED

    En fait, moi, je suis le PDG. On fonctionne avec un comité de direction très sympa. Moi, j'ai créé beaucoup d'équipes depuis que je suis arrivé il y a une quinzaine d'années. Un codir, puis un management intermédiaire, où une vingtaine de personnes, on est 100 à La Chartreuse. Donc, tu vois, 20 % des personnes, j'essaie de les animer au direct et d'avoir le plus de collectif possible. Et donc, du comité de direction, il y avait à l'époque mon adjoint qui est aujourd'hui sur d'autres projets, mais qui menait, on va dire, avec moi toute la partie commerce, marketing, communication, à l'époque de la CEC en tout cas, et le DAF, donc Olivier et Nicolas, pour les nommer. Et Olivier et Nicolas, en fait, avaient dit « moi ça m'intéresse » . Et moi j'avais trouvé ça bien qu'on puisse quelque part aussi déléguer la CEC, parce que j'avais vu que c'était très dirigeant et « planet champion » , comme vous dites. Et donc j'avais dit : bon, nous on n'a pas de planet champion, on n'a pas de responsable RSE. Et je trouvais que finalement c'était intéressant d'avoir un binôme qui pouvait émerger, qui n'était pas moi. Et en fait, ce que j'ai trouvé intéressant, c'est qu'ils y sont allés, ils revenaient à chaque fois très gonflés à bloc. Et ce n'était pas si évident de les voir revenir, notamment au sein du Codir, par exemple, parce qu'ils nous percutaient à des niveaux qui étaient extrêmement intéressants, extrêmement documentés, extrêmement puissants, en disant « regardez ce qui se passe et où est-ce qu'on va » . Et en même temps, nous, on avait une réalité, j'allais dire, à gérer, qui a d'abord été aussi remettre notre actionnaire au bon niveau. Et en fait, une des conclusions qu'on a eu de tout ça de cette année, parce qu'ils sont allés toute l'année 2023 à la CEC, on a dit en fait on va prendre la décision, ce qui n'est pas facile, et même pour le mouvement je pense que ça n'a pas été simple de ne pas publier notre feuille de route, non pas parce qu'on avait peur de quoi que ce soit, mais plutôt de la reformuler et de remettre la feuille de route CEC au sein d'une feuille de route plus globale, que nous on a déterminée six mois après. Donc ça nous a pris six mois entre la fin de la CEC et une feuille de route 2040 qu'on a appelée, où en fait on remet au cœur l'actionnariat. Et en fait ce qui est très intéressant, c'est qu'en faisant la pérennisation de l'ordre des Chartreux, et bien les conséquences heureuses, comme je dis, on est en plein dans tous les objectifs de la CEC. Donc en gros, si on prend la feuille de route CEC, évidemment autour du régénératif, autour de pas mal d'enjeux. Nous en fait, on a des enjeux, beaucoup de mobilité, comment on fait venir nos visiteurs au site de Voiron. Comment on part en station de ski voir nos clients, parce qu'on a beaucoup de clients en station de ski aussi. Comment on gère, évidemment, les achats, donc ça c'est plus le scope 3, si on est dans le carbone, achat vert, achat alcool, sucre. Et comment on va dire... On peut gérer toutes l'éco-conception, donc, toutes ces choses-là, elles sont parfaitement prises en compte aujourd'hui par l'ensemble du comité de direction dont je t'ai parlé, mais dans une vision de pérenniser l'Ordre. Et pour pérenniser l'Ordre, il faut qu'on transforme notre modèle. Ça, ça fait partie des cinq piliers qu'on a. Les quatre autres sont assez classiques, j'allais dire. C'est plutôt des choses qui sont soit stratégiques, comme le végétal. On pourra s'en parler juste après. Soit des choses, la gestion de ce qu'on appelle, nous, la gestion de nos richesses. Et nos richesses, ce n'est pas que financières. Il y a évidemment les richesses humaines, les richesses extra-financières, la richesse territoriale. Tout ça fait aussi partie d'un grand pan. Et après, il y a le pilier qui, je ne dirais pas qu'il est premier, mais il permet quand même de faire beaucoup d'autres choses derrière, c'est l'image. Donc nous, c'est vraiment un truc hyper important, parce qu'on a une image monastique, et tu l'as très bien dit en introduction, avec des clients qui sont parfois dans les lieux de consommation, de plaisir, de gastronomie. Comment tu fais tout ça ? Comment tu gères cette image pour qu'elle soit à la fois très belle, qu'elle soit bien comprise, et par exemple, aujourd'hui, il y a une frénésie autour de cette liqueur qui est assez impressionnante. Et garder du calme avec ça, pour dire, en fait, nous, on est d'abord là pour servir des moines. C'est une liqueur qui doit rester monastique, donc c'est pour ça qu'on ne peut pas en faire plus. Donc tu vois tous ces messages-là, comment tu les distilles ? Je ferme la parenthèse, mais la feuille de route CEC est parfaitement intégrée dans cette feuille de route 2040. Et ça a été vraiment, pour moi, un accélérateur de se poser vraiment en vision long terme et d'emmener beaucoup plus de personnes. Parce que peut-être que c'est des choses que moi j'avais en moi et que je me suis dit, je sais où je vais. Et j'aime bien dire qu'en ce moment, c'est beaucoup plus simple d'aller regarder le long terme de Chartreuse que le court terme qui est effrayant, on ne sait pas ce qui se passe. Trump qui te met des taxes tous les quatre matins. Court terme, c'est juste impossible. Par contre, le long terme, moi, je suis assez confiant. Mais c'était très chouette, grâce à la CEC, d'avoir beaucoup plus de collectif derrière.

  • SG

    Justement, comment tu embarques le collectif, même si les gens, j'imagine, qui sont quand même déjà...

  • ED

    C'est ça. Quand tu viens à Chartreuse, en général, tu sais pourquoi tu viens. Je pense qu'il y a vraiment ça. Et ce n'est pas du tout pour des raisons, peut-être, que les auditeurs vont penser. Ce n'est pas du tout où on est autant déchristianisés qu'ailleurs. Il n'y a pas de problème là-dessus, dans le sens où c'est ok pour nous d'avoir une société qui est à l'image de la société. Mais par contre, il y a un sens. Il y a un sens profond de servir effectivement du long terme, des gens qui sont particuliers, des gens qui mettent l'humain, les problématiques du soin. Moi, j'aime beaucoup parler du soin. Toi, tu parles du régénératif, qui nous parle peut-être moins dans un sens technique, mais le soin me parle beaucoup. Et je pense qu'on parle de la même chose. C'est-à-dire que les Chartreaux ont toujours donné du soin aux populations qui les entouraient, donc le lien au territoire. Je viens de relire un livre super du 19e siècle, sur Saint-Laurent-du-Pont, le petit village en dessous, qui a pris des incendies. Les Chartreux ont tout refait là-bas : les hôpitaux, les écoles, les routes, les ponts, et ils soignaient les gens. Les crises de choléra, tu vas peut-être sourire, mais ils soignaient avec les liqueurs végétales. Et c'était top. Et ça a vraiment soutenu les populations. Et donc ça, c'est vraiment important de se le redire. Et donc c'est vrai qu'embarquer l'équipe, pour moi, c'est pas que c'est simple, en disant tu vas venir rejoindre la Chartreuse. Après, je pense que quand il y a une équipe comme on est aujourd'hui, avec beaucoup d'enjeux, une PME comme toutes les PME du coin, on est à la fois très territorial et très mondial. Je pense qu'il y a vraiment le plus important pour moi, c'est de donner le sens. Et après, eux, le contenu, ils vont le faire. Et tu vois, si chacun trouve sa place en disant « Moi, je sais où je vais. Je fais que la direction, c'est là où je veux aller. On ne va pas dévier. » Et si tu es hyper correct avec ça, derrière, ça suit. Et du coup, pour moi, j'aime bien un des livres inspirants récemment que j'ai lu, c'est le livre de Chouinard que beaucoup connaissent. J'adore quand il dit « Moi, je fais du MBA, du Management by Absence. » Et en fait, j'aime bien. Je pense que si tu le fais bien…

  • SG

    Patron de Patagonia, on précise.

  • ED

    Voilà, pardon. excuse moi. Confessions d'un entrepreneur, c'est le nom du livre. En fait, ce que j'aime de chez Chouinard, c'est ce côté vraiment grande liberté dans un cadre. Et du coup, c'est ça aussi, je pense, qui plaît beaucoup à la Chartreuse.

  • SG

    Et alors, le sujet de la biodiversité, vous l'avez abordé comment ? Parce qu'on a parlé, le vivant, c'est très large et on le commence la biodiversité. C'est souvent un sujet compliqué pour les entreprises.

  • ED

    Nous, on a une chance folle. C'est qu'en fait, la diversification qu'on a menée depuis 2019 dans l'esprit et concrètement depuis 2021 avec la création de Chartreuse Herboristerie, on est au cœur du sujet. C'est-à-dire que je pourrais te parler, oui, dans la distillerie, on l'a fait de... soit des compensations comme tout le monde, soit au contraire des accompagnements, petite faune, grande faune. Mais ça, fermons la parenthèse, c'est intéressant évidemment, mais ce que je trouve fabuleux avec le projet Arboristerie, c'est qu'en fait, on est vraiment dans ce que tu appelles le régénératif, c'est-à-dire qu'on est dans cinq monastères français et italiens, ce qui est intéressant aussi, c'est qu'il y a une dimension européenne, qui sont des friches. Il ne s'est rien passé depuis des décennies, parfois sur des bases de cueillettes ou de cultures. On va faire les deux. Et donc on a fait des cas de saison, on allait mettre les meilleurs botanistes qu'on peut trouver en France. Ils nous ont fait un état des lieux sur les cas de saison, printemps, été, hiver, surtout l'été. Et ils ont dit voilà ce qu'on pense qu'il serait bien de remettre, parce que soit c'était une plante endémique qui a disparu, soit parce que grâce au réchauffement climatique, à cause du réchauffement climatique, ça, ça va bien marcher, etc. Et donc on a une carte européenne assez géniale, parce qu'on est dans l'Ain, on est dans l'Aveyron, on est dans le Var, on est en Toscane. Et on a donc quatre climats très différents. Et on va pouvoir aussi toucher du doigt justement ces changements et ces profondeurs. Et on va remettre en culture toutes ces terres qui n'étaient rien. Et donc en fait, l'avantage, ce sont des monastères différents de la Grande Chartreuse. Donc si tu m'as suivi, c'est une double diversification parce qu'on va faire des produits nouveaux dans ces terres. On est devenu agriculteur, donc on est sous terre agricole maintenant. Donc toutes les plantes qu'on cultive ou qu'on cueille vont in fine revenir à Voiron dans l'ancienne distillerie. Donc là aussi, il y a de la rénovation, la régénération d'un site, qui était industriellement mort puisqu'il ne s'est plus rien passé depuis 2017. La distillerie est partie dans un autre site. Donc on a des mètres carrés dans le centre-ville. On va remettre de l'industriel non dangereux, où toutes les plantes séchées dans les monastères vont revenir à Voiron. Et là, on pourra déployer notre gamme qui a déjà sorti, parce qu'on a démarré pour pouvoir lancer des choses, et qui est aujourd'hui sous-traitée, et qui est à terme, comme tu le disais en introduction, nous avons la vision en 2030 d'avoir 80 % des plantes aromatiques et médicinales qui viennent des monastères européens pour nourrir. une gamme de tisanes, de gémothérapies, de cosmétiques et demain de produits phytothérapeutiques.

  • SG

    Si on revenait sur le domaine business, la menace, c'est pas l'absence de moines, non ? Alors même si on sait qu'il y a une spiritualité qui est de plus en plus forte en ce moment ?

  • ED

    Alors pardon, je pensais que tu parlais du projet juste avant. Le projet juste avant, ils sont très présents parce qu'on passe d'une communauté à cinq communautés. Parce que tous les territoires que je viens de citer, c'est des monastères vivants. Il y a des communautés dans l'Ain, dans l'Aveyron, etc. En revanche, tu parles de la... Tu as absolument raison. En gros, pour aller dans ton... argumentaire, s'il n'y a plus de moi, il n'y a plus de Chartreuse, ça c'est clair. Moi, je pense que c'est intimement lié, la marque Chartreuse et les produits associés sont intimement liés à leur travail.

  • SG

    C'est pour ça que je te pose la question, c'est que toi, tu embarques des collaborateurs, mais pour embarquer des gens qui s'engagent dans des monastères, c'est différent.

  • ED

    Tu serais peut-être surpris, mais l'ordre de Chartreuse est très stable depuis 100 ans, ce qui, pour eux, correspond à notre vision d'entreprise de 10 ans, Il y a eu des hauts et des bas, clairement. Au XVIIe siècle, il y avait 200 chartreuses dans le monde, enfin en Europe, pardon. Mais en vérité, une chartreuse, la vraie Chartreuse, qui n'est pas la grande Chartreuse, qui est la maison mère, c'est 10 moines, 10 pères, 10 frères, 10 pères, parce que l'équilibre est très important. Mais en vérité, ça veut dire 20 moines par Chartreuse fois 200. Ça n'a pas été un ordre qu'il y a eu comme Cluny, qui était la seule Abbaye de Cluny, c'était l'ensemble de l'ordre. Ils ont été 4 ou 5 000 à leur maximum. Aujourd'hui, ils sont 500. Ils ont toujours été 500 depuis 50 ans à peu près. Il y a des chartreuses qui vont bien, d'autres qui vont un peu moins bien. mais globalement ça va et à nouveau, je serais surpris de voir le... L'âge moyen de la grande Chartreuse actuelle est très, très jeune. Et par exemple, un des frères qui vient de nous rejoindre dans le projet général, que ce soit liqueur ou cosmétique, il est beaucoup plus jeune que moi. Et c'est des frères qui sont animés aussi par un état d'esprit positif pour voir un savoir-faire qui peut servir l'ordre. Et en fait, ce que j'aime bien dans cette notion du frère qui rend un service, c'est que le frère dont je parle, dont je ne citerai pas le nom, parce qu'il serait gêné, mais ce frère-là... il aurait pu continuer à gérer le potager dans un autre monastère. On l'a appelé pour dire, maintenant, tu vas venir faire la liqueur. Donc, en fait, pour eux, il n'y a pas de grandeur à dire, je fais de la liqueur comme un maître de chai à Cognac. Je suis là pour rendre service à la communauté. Il y en a qui font le linge, il y en a qui font la cuisine, il y en a qui font le bois. moi je fais la liqueur ou je fais l'herboristerie.

  • SG

    D'accord. Parce qu'il n'y a pas de notion de marque employeur. Non. C'est ça qui est assez...

  • ED

    Non, et puis j'aime bien dire que chacun a aussi son domaine. Moi, je ne peux pas tout gérer. J'ai déjà suffisamment à faire avec les 100 collaborateurs et les enjeux qu'on a qui sont quand même assez forts. On a des enjeux de notre filière qui sont importants. Et donc, c'est vraiment effectivement le rôle du prieur de gérer cette partie-là. Et donc, si tu veux, la clé du succès de notre affaire ou de la pérennité de la Chartreuse et donc des Chartreux, c'est ce C'est cette relation, ce dialogue que moi j'ai avec le prieur, qui est mon patron, c'est effectivement un conseil d'administration officiel, qui a pouvoir sur moi, mais par contre, le vrai, vrai, vrai enjeu pour moi, il se situe vraiment dans un bon dialogue, une bonne connivence positive entre le prieur de la Grande Chartreuse, qui est le patron de l'ordre, et moi. Et du coup, ça c'est vraiment une relation très particulière. Et je sais que je suis extrêmement chanceux d'avoir cette opportunité d'aller le voir environ tous les deux mois, et c'est là où les bonnes décisions pour moi sont prises aussi.

  • SG

    D'accord. Et alors, comment on fait de la coopération locale ?

  • ED

    En fait, c'est assez simple pour nous parce qu'on est totalement intégré dans ce territoire depuis des siècles et des siècles. Et donc, ce qui est vrai, c'est que via les produits, on a un lien très fort. On a quand même 5 000 clients en France direct. Donc, c'est colossal. On a fait ce choix-là depuis plusieurs années d'avoir une force commerciale directe. Donc, on connaît 5 000 personnes directement par le prénom et on va les voir toute l'année. C'est des bars, des restaurants, des détaillants, enfin des cavistes, des grandes surfaces, on a vraiment un panel très large. Et donc ça aussi déjà, c'est faire territoire pour moi, c'est servir nos clients. En fournisseur, on a aussi une base extrêmement locale, on choisit le plus local possible. Mais ce que j'aime bien pour prendre la boutade, c'est que nous on a plusieurs territoires, voire on chartreuse bien sûr, probablement le socle, mais Paris est un territoire, on a un local depuis un an et demi là-bas, et comme je t'ai expliqué en introduction, c'est un monastère clé de l'histoire de la Chartreuse. Et donc le jardin du Luxembourg a été parisien depuis longtemps, mais a été chartreux pendant 500 ans, Les Parisiens le méconnaisse ce fait d'histoire. On est aussi à Tarragone, donc Tarragone est aussi un de nos territoires. Et quelque part, les monastères dont je citais tout à l'heure l'existence sont aussi un peu un autre territoire. Quand on est dans l'Aveyron ou dans le Var, on se considère un peu aussi chez nous. Donc c'est comment on fait vivre tous ces territoires, un peu par maillage, par connexion et par après-mécénat. Et donc en fait, le territoire, nous, j'aimerais bien citer deux axes. Le premier, c'est qu'on a une fête territoriale très forte qui va arriver bientôt d'ailleurs. Je vous encourage à venir nous voir la semaine du 16 mai qui s'appelle les Fêtes de la Chartreuse. On a un site dédié où vous avez toutes les actions qu'on va mener, un programme très très riche autour de la culture, autour de l'histoire, autour de visites qu'on va faire. C'est le seul week-end où l'on ouvre la distillerie au grand public, c'est aussi une visite qu'on peut faire. Et donc en fait, on associe les sept villes et villages qui ont accueilli une distillerie dans leur histoire. Donc là, en l'occurrence, localement, c'est Saint-Pierre-de-Chartreuse, Saint-Laurent-du-Pont, Entre-Deux-Guiers, l'actuel, et Voiron. Et donc tous ces villages font en gros des animations dans leur village pour célébrer la trilogie Chartreuse. C'est pas que la liqueur, c'est d'abord un massif. Ensuite un ordre monastique qui s'installe dans ce massif et ensuite les produits, parce que c'est pas que la liqueur, il y a aussi toute la partie phytothérapeutique dont j'ai parlé tout à l'heure et on aura d'ailleurs un tas de super ateliers autour de la botanique, autour de comment faire sa tisane etc. Donc c'est des choses qui sont vraiment un programme très riche, ça pour moi c'est faire territoire. Et l'autre acte clairement qu'on a donné récemment et c'est faire un peu aussi encore plus du collectif et emmener des entreprises, c'est la création de ce fonds de dotation à vocation privée, dans le sens où on ne va pas dire à tout le monde « On a un fonds de notation, c'est formidable » , même si j'ai conscience que le dire dans un podcast, ça va forcément faire des émules. Mais l'idée, c'est plutôt de dire que c'est un projet d'entreprise où on a dit à 12 personnes de l'entreprise « Si ça vous intéresse, venez. Et on va vous donner six jours par an, ce qui est assez important, de votre travail, où vous allez le dédier à ce fonds de dotation pour, un, le faire vivre, choisir des projets liés à notre feuille de route 2040, parce qu'on fait toujours le lien. Plutôt inclusion, plutôt environnemental, plutôt sylvestre, agricole, voilà. C'est un peu les thématiques qu'on s'est données. Et faire vivre ce projet d'une façon très différente, parce qu'on va pouvoir faire un espèce d'éco-système différent de l'entreprise générale, où vous allez pouvoir gérer le contenu de A à Z. Donc moi, en tant que PDG, je viens en tant que président du fonds de dotation, je suis juste garant du sens et de l'image en disant, bon ok, on respecte bien les critères généraux en lien avec les moines, la feuille de route, mais je ne suis pas du tout dans le contenu. Donc les choix appartiennent à cette équipe. Et ce que je trouve assez génial, c'est que c'est un mélange de cadres, de non-cadres, membres de Codir et personnes qui travaillent, qui sont ouvriers. Et l'idée, c'est vraiment de faire un mix aussi de comment on peut faire différemment demain, donc expérimenter des choses nouvelles. Et c'est très concret, parce qu'ils ont une dotation qui est importante et ils vont devoir choisir des projets, avec des critères qu'ils ont prédéfinis ensemble et ils ont quelque part aussi expérimenté des nouvelles pratiques, des votes par consentement, etc., des élections sans candidat. Je trouve ça absolument... réjouissante.

  • SG

    C'est la CEC qui vous a impulsé cette idée ou pas ?

  • ED

    Je pense qu'il y a beaucoup d'idées qui ont été brassées, effectivement, rebrassées à la CEC, après c'est des choses dans lesquelles on était assez à l'aise. Je pratique ces choses-là en groupe de codéveloppement depuis pas mal d'années, mais c'est sûr que la CEC nous a beaucoup inspiré cette... J'aime bien reprendre ton mot, la régénération collective. Moi, j'aime bien dire que c'est ça aussi qu'on a compris de tout ça. Et puis après, ce que je ne l'ai pas dit, ce serait dommage de ne pas le redire. Le contenu de la CEC, c'est-à-dire

  • SG

    le socle, c'est quand même génial. C'est-à-dire, quand tu vas là-bas, tu sais que c'est des fêtes, c'est de la science, ça peut être aussi de l'histoire, d'ailleurs, que je trouve aussi passionnante. Et ça, c'est très bon d'avoir ça, d'avoir des repères. Pour moi, c'est quand même des points de repère essentiels pour mener ta feuille de route.

  • ED

    Et aussi, travailler sur les imaginaires, puisque, évidemment, si on veut emmener les gens... Donc, vous, votre imaginaire, il est quand même assez noble, il est joli. Il n'y a presque même pas à l'octet, en fait.

  • SG

    C'est ça, j'allais presque prendre le rebond en disant que notre imaginaire, c'est vraiment notre réalité, parce que l'imaginaire, il est probablement plutôt derrière le mur du monastère, en se disant qu'on sert des personnes qui sont très différentes de nous. Tu peux être catho ou pas catho dans ta boîte, ça reste très différent. Moi, c'est une vie que je ne pourrais pas faire. Je suis catholique pratiquant, mais avec quatre enfants à la maison, donc ce n'est pas comme si je me dis que demain, je vais être moine. Ce serait impossible, a priori. Et ce n'est pas ma vocation personnelle. En revanche, avoir un sentiment de fierté de ce projet-là, c'est fondamental. Et donc, c'est ça qui va servir à un imaginaire, en tout cas à un idéal. Et pour moi, c'est un peu notre ambition qui est résumée là-dedans. C'est-à-dire, se lever le matin pour faire vivre un ordre millénaire, c'est assez génial, en fait.

  • ED

    Pour un entrepreneur plus classique, on va dire, quel conseil tu donnerais pour aller dans cette démarche d'économie régénérative ?

  • SG

    Déjà, ne pas croire que c'est réservé justement à certaines personnes. Ne pas croire que c'est, je ne sais pas, un truc de Khmer Vert ou... ou d'uberlu, je pense que c'est assez concret en fait. C'est plutôt très réjouissant. Et en fait, faire différemment... Enfin, c'est comme, tu vois, je vais prendre un exemple complètement trivial qui n'a rien à voir, mais qui a quelque chose à voir. C'est-à-dire, moi, je suis très mauvais bricoleur, mais par contre, j'adore pousser les objets jusqu'au bout, tu vois, réparer des trucs à mon petit niveau. Ça, je trouve ça hyper réjouissant. Le sentiment que tu as juste à prendre en disant, c'est cool, j'ai acheté un boulon à 1,50€ et mon vélo va durer... un an de plus, c'est trop cool. Et c'est un peu la même chose avec ce qu'on est en train de vivre ici. C'est-à-dire qu'on a l'impression de faire vachement de low-tech, de vivre dans des monastères vieillissants et d'aller essayer de faire un peu des bouts de chandelles au départ. Et en fait, quand tu accumules, on a une réunion assez réjouissante en novembre, on a cumulé l'ensemble des petites pierres qu'on avait posées dans les cinq monastères que j'ai précités. Et en fait, on s'est rendu compte que le truc commençait à être vraiment sympa. Et ça, c'est vraiment, pour moi, c'est démarrer en fait concrètement par des petites choses et après elles vont faire un espèce d'amalgame qui va devenir de plus en plus cohérent. Et après, moi, je crois qu'il faut oser. C'est vraiment le mot qui me viendrait le plus.

  • ED

    Audacieux ?

  • SG

    Ouais, l'audace, moi, c'est vraiment un mot que je trouve qu'on en manque tellement en ce moment.

  • ED

    L'audace, avoir la foi, enfin, on va faire un raccourci, mais...

  • SG

    L'audace et puis pas trop écouter ce qui se passe dans le grand monde, qui est vraiment à l'opposé, à mon avis, de ce qu'il faut faire.

  • ED

    On est d'accord. Et donc, il va falloir quand même qu'on conclut.

  • SG

    Bien sûr.

  • ED

    Allez, petite colle, si en trois mots tu devais me définir l'économie régénérative ?

  • SG

    Alors tu me prends au dépourvu, mais ça va, je vais quand même y arriver. Moi, ce que j'ai bien aimé dans ce qu'on a pu toucher le doigt ensemble, c'est vraiment justement le côté collectif, territoire. C'est vraiment ça qui me vient. Moi, il y a le côté aussi prendre soin, qui est très important pour nous. Et juste après ou juste avant, c'est le côté service, c'est-à-dire avoir une posture de service aussi et pas le faire dans une dimension, qu'est-ce que je veux retirer d'eux ? Tu vois ? Pareil, je vais reciter Chouinard, j'adore quand il dit l'actionnaire numéro un, pour lui, c'est la nature, l'environnement, c'est la terre. Moi, je ne peux pas le dire comme ça, parce que mon actionnaire numéro un, il l'est bien sûr ancré dans un ordre millénaire carthésien, mais en fait, on parle un peu de la même chose, c'est-à-dire une dimension qui nous dépasse. Ok, très bien. Et si tu avais une baguette magique, tu changerais les règles du jeu ? Tu m'as parlé de Trump, mais si tu devais changer les règles du jeu ?

  • ED

    comme les gens là où il est. Moi, je pense que ça, c'est le court terme et c'est le bruit du monde. Moi, si j'avais une baguette magique, je crois que je remettrais la femme au centre, ou en tout cas au bon niveau. Quand tu travailles des moines, c'est compliqué. Absolument, mais on a des moniales. On a des moniales. Donc là, je t'ai pris au dépourvu. Alors certes, elles sont moins nombreuses, mais elles sont là et c'est très important. Et d'ailleurs, un des monastères pilote est un monastère de moniales et symboliquement, je trouve ça trop bien. Et en fait, je me dis toujours que quand on prend une décision et qu'il n'y a que des hommes autour de la table, je me dis qu'il y a quand même un problème. On est deux hommes, on va le dire, donc c'est plutôt cool.

  • SG

    T'as raison. Du coup, qu'est-ce qui te prend en confiance dans l'avenir ?

  • ED

    Ça, justement, ce que je viens de dire. Je pense que les femmes vont prendre de plus en plus de place. Mes quatre enfants, je crois que ça aussi, ça me donne beaucoup d'énergie. C'est-à-dire que je crois qu'il y a cette sensibilité de demain, de faire confiance à cette génération. Honnêtement, je ne veux pas faire le gars qui dit, il n'y a pas de problème, j'ai trois ados à la maison en ce moment parce qu'on a une petite et trois ados. Bon, ce n'est pas toujours simple, clairement, d'être père aussi dans cette génération, mais parfois, je me dis, fais confiance.

  • SG

    Faites leur confiance. On leur tape souvent sur la tête. Faites leur confiance. Faites leur confiance. Je suis bien d'accord. Écoute, merci pour cette conversation inspirante, en tous les cas. Et comme à chaque fois, je finis par une citation, et là, je ne pouvais pas finir par une citation qui n'était pas celle du pape François, qui nous a quitté au début de semaine. J'invite d'ailleurs tout le monde à relire, ou à lire, même à découvrir, même quand on n'est pas catholique, Laudato si, qui est vraiment quelque chose qui résonne. Quand on est dans cette démarche. Et il a dit, alors il en a beaucoup de citations, mais j'ai pris celle-ci. Il faut repenser l'économie dans une perspective de bien commun. Puisque finalement, elle correspond à tout ce qu'on vient de dire. En tous les cas, merci Emmanuel. Merci à toi, Stéphane.

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