Speaker #0Traduction : "La morale à tirer de cette dangereuse situation de cauchemar est simple : Ne laissez pas cela se produire, cela dépend de vous." Ces mots sont prononcés par Eric Arthur Blair, de son nom de plume George Orwell, au micro de la BBC venue l'interviewer au sujet de son œuvre la plus célèbre "1984". Six semaines après cette rencontre, le 21 janvier 1950, l'écrivain britannique, qui était aussi journaliste et chroniqueur, meurt des suites d'une tuberculose à l'âge de 47 ans seulement. Cet ultime message laissé à la postérité restera corrélé à son roman dystopique. Car qui dit "1984" aujourd'hui pense 'Big Brother is watching you' (Big Brother vous regarde). Il est cité et recité depuis plusieurs années avec souvent cette phrase pour unique référence. "1984" est devenu une sorte d'allégorie de la société de surveillance. Or, il est vraiment bien bien plus que cela...
Mais d'abord, l'histoire. Nous sommes en 1984, évidemment, sinon ça n'aurait pas grand sens. Le monde est divisé en trois grands blocs en guerre les uns contre les autres. (Voilà qui nous changera, me direz-vous, pas tellement?) Sauf que ces trois blocs (appelés Océania, Eurasia et Estasia) sont tous dirigés par des partis communistes qui devaient être, à l'origine, les libérateurs du prolétariat. L'histoire se passe à Océania, à Londres plus précisément, où règne une dictature d'un parti unique, le Parti de l'ANGSOC (comprenez le socialisme anglais) dirigé par la figure tutélaire de Big Brother et dont l'administration est d'une simplicité déconcertante, mais d'une simplicité à faire envier à un Donald Trump ou un Javier Milei. Quatre ministères seulement gouvernent ; le ministère de la Vérité, le ministère de la Paix, le ministère de l'Amour et le ministère de l'Abondance, dont les noms sont Miniver, Minipax, Miniamour et Miniplein. Dit comme ça, on a l'impression que ce sont de petites friandises sucrées à prendre l'après-midi avec un verre de thé (anglais évidemment) mais ce n'est pas du tout cela. Parce qu'à Océania, le plaisir n'est nullement de mise. Les enfants sont élevés pour espionner et dénoncer leurs parents (Bonne ambiance!), la sexualité est réprimée puisque le désir est le témoignage de l'individualité (Meilleure ambiance donc!). Bref, on est loin de la mélodie du bonheur. Big Brother est introduit dans chaque maison et appartement. Plus aucune distinction n'existe entre les sphères publique et privée. "À chaque palier, sur une affiche collée au mur face à la cage de l'ascenseur, l'énorme visage où fixait du regard. C'était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende sous le portrait disait : Big Brother vous regarde. À l'intérieur de l'appartement de Winston..."
Ah oui Winston, c'est Winston Smith, le héros du livre, il est fonctionnaire au ministère de la Vérité ; sa tâche consiste à réexaminer continuellement les journaux et à détruire "les éléments informatifs nocifs", autrement dit la réalité, pour ne garder que la Vérité du Parti.
"...À l'intérieur de l'appartement de Winston, une voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait à la production de la fonte. La voix provenait d'une plaque de métal oblongue, miroir terne encastrée dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l'appareil (du télécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n'y avait aucun moyen de l'éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du parti. Il avait les cheveux très blonds, le visage naturellement sanguin, la peau durcie par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l'hiver qui venait de prendre fin. Au dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d'un bruit bleu, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. "Big brother vous regarde", répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits. plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était la patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance, seule comptait la Police de la Pensée."
Voilà qui ne donne franchement pas envie! Mais mais... Attention, suspens en vue. Un jour, Smith va commettre un acte extrêmement subversif. Je vous le donne dans le mille : il achète un carnet vierge sur lequel il commence à noter des réflexions, interdites bien entendu. Bon, ok, on a vu plus subversif. Sauf qu'à Océania, c'est le genre de choses qui vous vaut quelques petits ennuis.
"Ce qu'il allait commencer, c'était son journal. Ce n'était pas illégal (rien n'était illégal puisqu'il n'y avait plus de lois), mais s'il était découvert, il serait sans aucun doute puni de mort ou de 25 ans au moins de travaux forcés dans un camp. Winston adapta une plume au porte-plume et la suça pour en enlever la graisse. Une plume était un article archaïque, rarement employé, même pour les signatures. Il s'en était procuré une, furtivement et avec quelques difficultés, simplement parce qu'il avait le sentiment que le bon papier crémeux appelait le tracé d'une réelle plume plutôt que les éraflures d'un crayon à encre. À dire vrai, il n'avait pas l'habitude d'écrire à la main. En dehors de très courtes notes, il était d'usage de tout dicter au phonoscript, ce qui, naturellement, était impossible pour ce qu'il projetait. Il plongea la plume dans l'encre, puis hésita une seconde. Un tremblement lui parcourait les entrailles. Faire un trait. sur le papier était un acte décisif. En petites lettres maladroites, il écrivit : 4 avril 1984. Il se redressa. Un sentiment de complète impuissance s'était emparé de lui. Pour commencer, il n'avait aucune certitude que ce fut vraiment 1984. Il devait être aux alentours de cette date, car il était sûr d'avoir 39 ans, et il croyait être né en 44 ou 45. M ais, par les temps qui couraient, il n'était possible de fixer une date qu'à un ou deux ans près. Pour qui écrivait-il ce journal ? Cette question, brusquement, s'imposa à lui. Pour l'avenir, pour des gens qui n'étaient pas nés. Son esprit erra un moment autour de la date approximative écrite sur la page, puis bondit sur un mot, 'novlangue' : double pensée. Pour la première fois, l'ampleur de son entreprise lui apparut. Comment communiquer avec l'avenir. C'était impossible intrinsèquement. Ou l'avenir ressemblerait au présent, et on ne l'écouterait pas, ou il serait différent, et son enseignement, dans ce cas, n'aurait aucun sens."
Donc, d'employé modèle, Smith va petit à petit devenir un opposant coupable du crime redoutable de double pensée. Je cite Orwell : "Le crime de pensée n'entraîne pas la mort. Le crime de pensée est la mort."
En cela, "1984" est définitivement un roman d'anticipation. Même si les lecteurs et les lectrices d'aujourd'hui trouveraient certainement les moyens de surveillance quasiment archaïques par rapport à la technologie actuelle. Toutefois, l'écrivain était aussi un journaliste et un pamphlétaire. Rappelez-vous de son message en début de cet épisode. Il livre ici une critique acerbe et intemporelle du totalitarisme. Si intemporelle qu'elle n'a jamais disparu du paysage littéraire avec des pics de vente enregistrés notamment lors des affaires Snowden ou Assange, des élections américaines de ces dix dernières années ou encore pendant la pandémie du Covid-19.
Mais Orwell a surtout écrit un roman à portée philosophique dans lequel il livre une véritable ode à la culture et à la langue qui, on ne le répétera jamais assez, peuvent être aussi bien les armes que les antidotes des mouvances totalitaires. Ne dit-on pas : "Là où croit le péril, croit aussi ce qui sauve".
L'auteur a imaginé un monde en opérant une inversion de valeur. Les trois slogans de Oceania sont : "La guerre, c'est la paix", "La liberté, c'est l'esclavage", "L'ignorance, c'est la force". Une inversion visible jusque dans le titre de son livre, "1984", en référence à la date à laquelle il l'a écrit, 1948... Alors quand on sait que des auteurs ou des autrices passe des nuits blanches à chercher un titre, souvent sans y arriver, comment vous dire, ça me laisse vaguement songeuse. Bref, grâce à cette inversion de valeurs, l'autorité n'a aucun besoin de justifier ses actes, puisque la justice est l'injustice, tout comme l'injustice est la justice. Pratique, n'est-ce pas ?
(Extrait musical)
Inversion des valeurs, importance des mots et importance de la langue... La langue qui, pour Orwell, est une arme de guerre aussi. Car à Oceania, c'est la novlangue, en anglais "newspeak", qui est de mise. Elle implique de réduire au maximum le vocabulaire et de simplifier la grammaire afin d'éliminer les nuances perçues comme étant inutiles aux yeux du parti. Ce qui permet de supprimer toute pensée spéculative et rend impossible toute critique. Par exemple, si le mot 'libre' existe encore dans la novlangue, il ne peut être utilisé que dans des phrases comme "le chemin est libre" mais pas parler de liberté politique ou intellectuelle, puisque ces dernières n'existent pas. Et ce qui n'existe pas ne doit pas avoir de nom! Cette novlangue était si primordiale pour l'écrivain qu'il n'y est pas allé de main morte. Il y a consacré tout un appendice à la fin du livre. Mais, et c'est important à souligner, c'est un appendice qui en fait partie intégrante, puisqu'il a toujours refusé, malgré l'insistance de certaines maisons d'édition, de supprimer ce chapitre. Car oui, les maisons d'édition, ou parfois (qui a dit souvent?), des idées plus que saugrenues.
À ce stade, vous devez vous demander si la lecture de "1984" n'est pas trop déprimante. Alors, si je vous dis non et que je vous demande de me croire sur parole, ce ne serait pas très convaincant, j'avoue. Mais dites-vous que ce roman montre l'importance de la culture, à un moment où cette dernière est si facilement mise au banc des produits dits essentiels dans plusieurs pays. Dites-vous que c'est une histoire qui nous montre la beauté des mots, leur complexité et l'importance des nuances. Dites-vous. que c'est un récit qui nous ouvre les yeux sur les dangers de l'uniformisation, de la non-acceptation de la différence et des avis divergents. Eh bien, je ne sais pas vous, mais personnellement, ça m'amène plutôt une bonne dose d'optimisme.
Et c'est bien à cela que servent les dystopies. Non à être le contraire des utopies, dans une opposition entre le mal et le bien, mais à nous avertir que les rêves utopiques portent en eux une part problématique. Mettre en lumière cette part est plutôt bon signe, surtout quand quelqu'un comme Orwell décide de faire d'un écrit politique un art. Dans l'un de ses textes, intitulé "Pourquoi j'écris ?" (très bonne question par ailleurs), publié en 1946, on peut lire ceci : "Tout ce que j'ai écrit d'important depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois (...) Toute la question est de savoir quel camp on choisit et quelle méthode on adopte. Et plus on a conscience de ses propres partis pris politiques, plus on a de chances d'agir politiquement sans rien renier de sa personnalité esthétique et intellectuelle."
(Extrait musical)
Pour celles et ceux qui garderaient un air sceptique sur l'optimisme de ce roman, sachez que le dernier chapitre sur la novlangue dont je vous ai parlé est écrit au passé et connaissant le souci du détail d'Orwell, cela est loin d'en être un!
Je m'appelle Loubna Serraj et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques, cet épisode était consacré à "1984" de George Orwell, publié en 1949 en anglais et traduit en français un an plus tard par Amélie Audiberti pour Gallimard. Il est depuis 2021 entré dans le domaine public.
Merci infiniment à Othmane Jmad pour la réalisation, merci à mon amie Bouchra El Azhari pour l'accompagnement à la production. Et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!