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EN ROUE LIVRES !

"Les années Lamalif" de Zakya Daoud

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16min |09/04/2025
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"Les années Lamalif" de Zakya Daoud

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16min |09/04/2025
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Description

Lamalif est le titre de cette revue marocaine née le 15 mars 1966 et qui s’est arrêtée en juin 1988. Un arrêt qui n’a rien d’un choix ; c’est le résultat d’une conjoncture politique qui ne tolérait plus ce que véhiculait cette publication et encore moins son succès… Sa rédactrice en chef, Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, a mis près de 20 ans à raconter son histoire. Elle donne une sorte d’explication à ce délai nécessaire dès les premières lignes :

« L’intention première de ce livre était de reprendre certains articles de Lamalif, les plus marquants ou en les classant par thèmes. Je n’y suis pas arrivée. Les 15 volumes de la collection des 200 numéros me brûlent encore les mains, comme un cadavre trop chaud. Je mesure ainsi que je ne me suis jamais remise de la mort de Lamalif, de son assassinat. En 1988, après l’acte de décès, je ne parvenais même pas à monter dans mon bureau de la rue Delfy Dieude, devenue rue Khadija Bint Loualid, à Casablanca : je m’asseyais, tremblant d’angoisse sur ma chaise, tétanisée. Plus tard, rédigeant Féminisme et politique au Maghreb, j’entrepris de consulter la collection, et, à ma stupéfaction, les volumes, posés sur mes genoux, tressautaient au rythme de tremblements incompressibles. Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j’ai pensé être guérie, la distance enfin installée et la possibilité de raconter cette histoire s’est imposée comme une nécessité. J’ai cherché des témoins qui puissent m’apporter l’indispensable recul. Je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l’avenir et non vers un passé, jusqu’il y a peu, encore gênant. Lamalif reste le signe d’un regret qu’il semble encore difficile d’exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits comme une nostalgie lancinante. »



Les années Lamalif, 1958-1988. 30 ans de journalisme au Maroc de Zakya Daoud, La Croisée des Chemins, 2024



Extraits sonores :

  • Interview de Zakya Daoud au Maghreb des Livres par le Centre Culturel du Monde Arabe (CCMA), Paris, juin 2024

  • Survivor des Destiny's Child (2001), paroles et musique de Beyoncé Knowles , Anthony Dent et Mathew Knowles



Montage et réalisation : Othmane Jmad


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 5, c'est parti !

  • Speaker #1

    "Ce magazine était à l'époque dans le champ journalistique marocain très réduit et très politisé. C'était un bouffet d'air, paraît-il, pour beaucoup de gens, parce qu'on essayait de parler de tout le monde, on essayait d'être objectif, et en même temps on se dirigeait vers une... On voulait un Maroc progressiste, cultivé, enfin tous les ingrédients de la période."

  • Speaker #0

    Ce champ journalistique réduit... qu'évoque la journaliste et écrivaine franco-marocaine Zakya Daoud lors de sa participation au Maghreb des livres en 2024, n'est pas celui que nous vivons aujourd'hui. Quoique, ça pourrait se discuter,

  • Speaker #1

    "C'était le lendemain de l'indépendance et il y avait au moins, pour être plus rapide, deux courants de pensée complètement opposés. Il y avait le courant marzénien dirigé par Hassan II qui voulait restituer un Maroc qu'on estimait féodal. et lié à l'Occident, et il y avait toute la mouvance de gauche dont nous faisions partie. Il y avait des tensions, des arrestations, il y a eu des périodes très très tendues, très compliquées. Ça a été une période très compliquée."

  • Speaker #0

    Très compliquée, et c'est peu de le dire, nous verrons pourquoi. Mais d'abord, de quoi s'agit-il? De quel magazine parle Zakya Daoud et quel rapport avec notre livre? Ne cogitez pas trop, tout est dans le titre de l'ouvrage "Les années, Lamalif, 30 ans de journalisme au Maroc" publié en 2007 par Senso Unico et Tarik Editions au Maroc et par Manucius en France sous le titre Maroc "Les années de plomb. 1958-1988". 17 ans plus tard, en 2024, " Les années Lamalif" a été réédité par La Croisée des Chemins. Lamalif est donc le titre de cette revue, née le 15 mars 1966 et qui s'est arrêtée en juin 1988. Vous l'aurez compris, cet arrêt n'a rien d'un choix, c'est le résultat d'une conjoncture politique qui ne tolérait plus ce que véhiculait cette publication. et encore moins son succès. Sa rédactrice en chef, Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, a mis près de 20 ans à raconter son histoire. Elle donne une sorte d'explication à ce délai nécessaire dès les premières lignes de l'ouvrage. "L'intention première de ce livre était de reprendre certains articles de l'Amalif, les plus marquants, ou en les classant par thème. Je n'y suis pas arrivée. Les 15 volumes de la collection des 200 numéros me brûlent encore les mains, comme un cadavre trop chaud. Je mesure ainsi que je ne me suis jamais remise de la mort de Lamalif, de son assassinat. En 1988, après l'acte de décès, je ne parvenais même pas à monter dans mon bureau de la rue Delfy Dieude, devenue rue Khadija Bint Loualid à Casablanca. Je m'asseyais, tremblant d'angoisse sur ma chaise, tétanisée. Plus tard, rédigeant 'Féminisme et Politique au Maghreb', j'entrepris de consulter la collection et, à ma stupéfaction, les volumes posés sur mes genoux, tressautaient au rythme de tremblements incompressibles. Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j'ai pensé être guérie, la distance enfin installée, et la possibilité de raconter cette histoire s'est imposée comme une nécessité. J'ai cherché des témoins qui puissent m'apporter l'indispensable recul, je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l'avenir et non vers un passé, jusqu'il y a peu encore gênant. La malif reste le signe d'un regret qu'il semble encore difficile d'exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits. comme une nostalgie lancinante." Les témoins devenant de plus en plus rares ou trop occupés, Daoud décide de faire ce travail elle-même. "Mais comment? Moi qui trouve le moi haïssable et qui m'efforce de ne jamais l'employer, je n'avais pas d'autre choix que de prendre le biais du vécu, de l'entrecroiser avec l'histoire du Maroc suivie au jour le jour pendant 30 ans, de 58 à 88, qui traverse justement les fameuses années de Poum et avec l'évolution de la Malif pour retracer le parcours de la revue disparue en même temps que toujours s'y présente. L'idée était donc de croiser trois données. L'histoire au quotidien, qui présente peut-être l'intérêt de montrer comment des gens ordinaires ont vécu au jour le jour ces fameuses années de plomb. Les comptes rendus mensuels de cette histoire dans une revue. qui vivait les aléas de la censure et de l'autocensure, et quelques souvenirs personnels pour donner de la chair à cet ensemble." Durant ses tâches, elle s'est arrêtée, souvent, comme si tous ses souvenirs étaient trop lourds, comme si la restitution de ce parcours lui était insupportable. Mais aussi parce qu'elle était surprise. Surprise de cette succession d'affrontements sanglants, de compromis vécus, de tout ce par quoi son mari, Mohamed Loghlam, directeur de la revue, et elle-même étaient passés, ne comprenant pas comment ils en avaient si miraculeusement survécu. Parce qu'ils ont survécu. Et oui, vous me voyez venir... (Extrait musical) Les années Lamalif commencent par la passion de cette fille de paysans normands pour le journalisme dès sa plus jeune enfance. Vient ensuite sa rencontre avec Mohamed Loghlam et sa découverte du Maroc, ses particularités culturelles et surtout son bouillonnement politique au lendemain de l'indépendance. Après une expérience à la radio nationale, elle relate son immersion dans l'univers syndical de 61 à 63 à travers l'Avant-garde, l'hebdomadaire de l'Union marocaine du travail, où elle obtient d'évoquer les problèmes des femmes. Sa première victoire : les sardinières de sa fille. "Je décris avec indignation leurs dures conditions de travail, en haillons, pieds nus dans l'eau sale, les mains plongées dans des bacs pour écailler le poisson, leur enfant sur le dos. Suite au reportage, ont leur attribut des bottes et des tabliers et ont charge une vieille ouvrière de garder leurs enfants dans un local mis à disposition. Je suis très très fière. Les travailleurs de Safi m'invitent à parler à la Bourse du travail. Il y a tellement de monde que des gens grimpent sur la verrière qui risque de s'écrouler. Je ne parle pas arabe. J'ai fait des efforts. J'ai essayé plusieurs fois. Mais à chaque fois que j'ouvrais la bouche, mes collègues de l'Avant-garde s'esclaffaient, trouvant dans mes propos des connotations scabreuses qui achevèrent de me paralyser. Ils firent tant et si bien dans l'ironie que mon apprentissage de l'arabe s'arrêta net. À Safi donc, j'avais soigneusement préparé mon discours sur la nécessaire évolution du statut de la femme. Mais il me fallait une traductrice. Un militant accepta de me 'prêter' sa femme, à condition qu'elle reste voilée. Nous fûmes poliment applaudies, mais on pouvait mesurer que la chose était loin, loin d'être gagnée. On me présenta aussi une vieille militante, Khaddouj, ridée, édentée, souriante, à l'œil noir, déterminée, en me disant que cette femme exemplaire avait cassé le bras d'un policier venu l'arrêter. Je tenais mon héroïne. Je revins triomphalement au journal avec sa photo d'identité, voulant la publier dans la page de la femme. Les autres rédacteurs se moquèrent de moi. L'un d'eux, de Safi, me dit 'Mais c'est une mère maquerelle, tu t'es faite manipuler'. Je m'emporte, la photo passe, mais, pour se venger, les petits machos ponctuent le reportage et les suivants d'eux, hi hi hi hi, ou ho ho ho ho, afin de faire passer sous couvert de fautes d'imprimerie mes écrits pour des plaisanteries. Avec ma page de la femme, je deviens leur tête de turc dans l'imprimerie, où nous travaillions une journée par semaine, les mains noires de l'encre des caractères et des formes du marbre, tout ceci avant la PAO et l'informatique." Après l'Avant-garde et un passage à Jeune Afrique, c'est la création de la revue Lamalif qui semble être une sorte de suite logique, même si peu évidente pour l'époque. Dans un article publié par Zakya Daoud en 1993 sur Horizons Maghrébins, elle écrit ceci : "Il faut retourner en arrière pour tenter de se remettre dans l'atmosphère de l'époque de la création de Lamalif pour expliquer sa démarre. En mars 1966, la conjoncture était aussi délicate qu'en juin 1988. Le Maroc vivait des problèmes politiques et ethniques qui paraissaient insurmontables. Les premières déceptions de l'indépendance, la fin, qu'on ne savait pas encore définitive, de l'expérience du mouvement national. Les lendemains des premières émeutes de Casablanca, en mars 1965, et de l'affaire Ben Barka, en novembre 1965. Le pouvoir était tout puissant et se rigidifiait, l'opposition en morceaux. La première idée de Lamalif était de dire : Tout n'est pas perdu. L'enthousiasme ne doit pas mourir, la gauche ne doit pas s'avouer vaincue. Nous disions que nous voulions 'répondre à la poussée des inquiétudes et des attentes', 'faire fi des rêves maussades et des acceptations amères', 'donner le goût d'apprendre et le désir de savoir'. Ces citations de notre première éditoriale montrent bien que la revue se voulait d'emblée politique. Il est de fait qu'en tant que journalistes engagés, nous avions des idées politiques que nous voulions faire prévaloir et, par conséquent, des idées économiques et des idées sociales. Pour être tout à fait honnête, je dirais que nous n'avions pas de réelles idées culturelles. Notre démarche à ce propos était uniquement journalistique. Nous voulions rendre compte." Rendre compte, cela pourrait correspondre également à la démarche de Zakia Daoud dans les 500 pages de cet ouvrage. Et elle le fait, méthodiquement, scrupuleusement. Les faits, les faits et encore les faits. Grâce à eux, l'on comprend que Lamalif accompagne l'histoire du pays, que ce soit dans la richesse de ses publications ou par les arrêts qui lui sont imposés. La revue, qui se veut volontairement éclectique, s'intéresse autant aux sujets socio-économiques, comme l'état de l'enseignement au Maroc, qu'à des questions géopolitiques, comme les émeutes en Iran de 78, qui ont été les prémices de la révolution de 79. Elle n'oublie pas les thématiques culturelles en dédiant des pages aux comptes rendus d'ouvrages, de films et de pièces de théâtre. Pourtant le contexte n'a rien d'optimiste. "Maître du jeu, Hassan II s'appuie sur l'islam et les valeurs traditionnelles, fustige les mini-jupes, les mariages avec les non-musulmans, souligne que l'islam est une religion d'ordre et que le Maroc n'a pas besoin d'une autre philosophie. Il applique la phrase de Stendhal : 'Vous ne pouvez revenir à la monarchie qu'en organisant fortement l'Église'. Sur la même longueur, Allal el Fassi, qui l'accompagne dans un voyage fin avril 68 au Moyen-Orient, évoque pour la première fois l'hypothèse d'un sommet islamique. comme pendant au sommet arabe organisé à Rabat sur l'initiative du Maroc, alors que les États-Unis sont de plus en plus délibérément aux côtés d'Israël et que le problème palestinien est bloqué. C'est au Maroc que se tient le premier sommet islamique en septembre 69." Elle ajoute plus loin... "Dans la même veine, les écoles coraniques sont ressuscitées pour développer le sens du devoir et de l'obéissance. Les manuels scolaires réécrits dans la perspective monarchiste et islamiste, les moussams réinstaurés, les mosquées construites. Viendront par la suite les amicales sur des bases régionales, le retour aux Zaouias et le rôle renforcé des biens de main morte pour l'autonomie qu'ils donnent aux religieux, le culte du folklore et de l'architecture traditionnelle. Une totalité médiévale se reconstitue. Le Maroc retourne, en dépit de son ouverture économique, ce qui est paradoxal, à son repli de cinq siècles d'avant le protectorat, qui lui a permis de se défendre contre les incursions étrangères et de retarder sa colonisation mais en a fait une citadelle interdite aux portes de l'Europe. Réalité, la tradition redevient une valeur qui affiche ouvertement sa volonté de lutter contre les idées socialisantes. L'obscurantisme est cultivé, une langue figée et aliénante est érigée en modèle. La psychologie est bannie, tout comme la sociologie. L'individualisme combattu sauf pour la réussite économique. Le droit à la réflexion et à la contestation, les libertés individuelles n'ont plus cours. Il s'agit d'obliger les gens à rester le plus possible dans les campagnes et, au nom de la prépondérance de la famille, de tolérer l'asservissement des femmes et l'exploitation des enfants." Au fil des pages, ce n'est pas uniquement l'histoire de cette revue que l'on suit. C'est toute une époque, autant nationale que mondiale. Et si l'histoire ne se répète pas, l'on se rend compte que certains réflexes persistent. Réflexes d'enfermement, d'exclusion, de domination, de tragique. La revue Lamalif, véritable îlot de résistance intellectuelle, a été une tentative de braver un système qui, certes, a fini par obtenir son arrêt, mais qui n'a jamais pu l'effacer totalement du paysage médiatique ou des mémoires de celles et ceux qui l'ont connue, voire de celles et ceux qui en ont juste entendu parler. Alors, que vous connaissiez ou non l'histoire du Maroc, que vous fassiez partie de la génération X, Z ou toute autre lettre de l'alphabet, vous serez happé par ce récit. Car dans une époque où les médias sont de plus en plus mis à mal ou clairement combattus partout dans le monde, où les faits deviennent alternatifs, il est peut-être intéressant de se rappeler que, au plus fort de la difficulté, des lueurs demeurent, des chemins persistent pour résister aux découragements qui guettent, quitte à prendre des voies détournées. Et si vous pensez que Zakya Daoud en est sortie aigrie ou cassée, vous êtes loin, loin du compte. "La mémoire est étrange. Je pensais raconter un drame. En fait, je m'aperçois qu'il s'agit d'une belle histoire. Je pensais me plonger dans des souvenirs arides et amers, des nostalgies dépassées et désuètes. En fait, c'est un parcours relativement joyeux que je vais raconter en ce sens qu'il a été, au plus près d'événements et d'hommes qui nous ont fait et nous dépassent, de morts aussi, dont la mémoire redevient de ce fait présente. Et c'est tant mieux. Les malheurs des autres n'intéressent qu'à petite dose. Trop de drame finit par lasser un lecteur assailli par un perpétuel flot d'informations et d'images qui émousse sa sensibilité. Il ne peut plus alors être ému que par un surcroît d'horreur. Au demeurant, s'il y compatit, que peut-il faire? À quoi sert-il de dénoncer ce sur quoi il n'a aucune prise? Je ne sais pas qui a dit lorsque les cris sont vains, autant qu'ils s'apaisent. Mais il a raison. D'ailleurs, à quoi sert d'émouvoir? L'émotion qui ne peut trouver d'issue dans l'action est un poison pour l'âme. Ceux qui souffrent ont besoin d'aide, pas de culpabilité ni de larmes. L'essentiel est de donner à comprendre. C'est ainsi que l'on peut tenter de faire bouger les choses. Que l'on se rassure donc. Je témoigne sans acrimonie. Du reste, je n'en veux à personne, même si la haine a souvent la vertu d'apaiser et de rassurer, et même si faire front contre un ennemi désigné comme le mal absolu a le propre de resserrer les rangs et les esprits. Mais je n'ai nul besoin de la figure de l'ennemi pour soutenir mes convictions. Il y a des moments où la raison en est obscurcie, et où c'est une trahison de l'intelligence. Pour ma part, Je n'ai pas le culte de la revanche, ni celui de la victimisation. Ce qui m'intéresse, c'est d'avancer, de créer, de progresser. D'ailleurs, je n'ai nullement à me plaindre. J'ai fait un métier passionnant, que j'ai passionnément exercé et aimé. J'ai connu des gens remarquables, ou qui m'ont semblé tels à un moment ou à un autre de ma vie. Je me suis forgée à leur contact et à celui des événements. J'ai essayé moi aussi d'y trouver ma place. Ce livre raconte donc cette histoire, la mienne, un peu, celle d'une revue et d'un pays, surtout." Voilà une bien bonne conclusion. A bon entendeur. Je m'appelle Loubna Serraj et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques. Dans cet épisode, il était question de l'ouvrage "Les années Lamalif, 1958-1988, 30 ans de journalisme au Maroc", un récit de Zakya Daoud, réédité en 2024 aux éditions La Croisée des Chemins. Et si l'aventure Lamalif vous intéresse, la même autrice a publié un autre livre chez Artdif intitulé "Lamalif. Partis pris culturels" où l'on peut lire toute la créativité artistique de cette époque. Merci à Othmane Jmad pour la réalisation et merci à Bouchara El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!

Description

Lamalif est le titre de cette revue marocaine née le 15 mars 1966 et qui s’est arrêtée en juin 1988. Un arrêt qui n’a rien d’un choix ; c’est le résultat d’une conjoncture politique qui ne tolérait plus ce que véhiculait cette publication et encore moins son succès… Sa rédactrice en chef, Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, a mis près de 20 ans à raconter son histoire. Elle donne une sorte d’explication à ce délai nécessaire dès les premières lignes :

« L’intention première de ce livre était de reprendre certains articles de Lamalif, les plus marquants ou en les classant par thèmes. Je n’y suis pas arrivée. Les 15 volumes de la collection des 200 numéros me brûlent encore les mains, comme un cadavre trop chaud. Je mesure ainsi que je ne me suis jamais remise de la mort de Lamalif, de son assassinat. En 1988, après l’acte de décès, je ne parvenais même pas à monter dans mon bureau de la rue Delfy Dieude, devenue rue Khadija Bint Loualid, à Casablanca : je m’asseyais, tremblant d’angoisse sur ma chaise, tétanisée. Plus tard, rédigeant Féminisme et politique au Maghreb, j’entrepris de consulter la collection, et, à ma stupéfaction, les volumes, posés sur mes genoux, tressautaient au rythme de tremblements incompressibles. Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j’ai pensé être guérie, la distance enfin installée et la possibilité de raconter cette histoire s’est imposée comme une nécessité. J’ai cherché des témoins qui puissent m’apporter l’indispensable recul. Je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l’avenir et non vers un passé, jusqu’il y a peu, encore gênant. Lamalif reste le signe d’un regret qu’il semble encore difficile d’exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits comme une nostalgie lancinante. »



Les années Lamalif, 1958-1988. 30 ans de journalisme au Maroc de Zakya Daoud, La Croisée des Chemins, 2024



Extraits sonores :

  • Interview de Zakya Daoud au Maghreb des Livres par le Centre Culturel du Monde Arabe (CCMA), Paris, juin 2024

  • Survivor des Destiny's Child (2001), paroles et musique de Beyoncé Knowles , Anthony Dent et Mathew Knowles



Montage et réalisation : Othmane Jmad


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

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  • Speaker #0

    Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 5, c'est parti !

  • Speaker #1

    "Ce magazine était à l'époque dans le champ journalistique marocain très réduit et très politisé. C'était un bouffet d'air, paraît-il, pour beaucoup de gens, parce qu'on essayait de parler de tout le monde, on essayait d'être objectif, et en même temps on se dirigeait vers une... On voulait un Maroc progressiste, cultivé, enfin tous les ingrédients de la période."

  • Speaker #0

    Ce champ journalistique réduit... qu'évoque la journaliste et écrivaine franco-marocaine Zakya Daoud lors de sa participation au Maghreb des livres en 2024, n'est pas celui que nous vivons aujourd'hui. Quoique, ça pourrait se discuter,

  • Speaker #1

    "C'était le lendemain de l'indépendance et il y avait au moins, pour être plus rapide, deux courants de pensée complètement opposés. Il y avait le courant marzénien dirigé par Hassan II qui voulait restituer un Maroc qu'on estimait féodal. et lié à l'Occident, et il y avait toute la mouvance de gauche dont nous faisions partie. Il y avait des tensions, des arrestations, il y a eu des périodes très très tendues, très compliquées. Ça a été une période très compliquée."

  • Speaker #0

    Très compliquée, et c'est peu de le dire, nous verrons pourquoi. Mais d'abord, de quoi s'agit-il? De quel magazine parle Zakya Daoud et quel rapport avec notre livre? Ne cogitez pas trop, tout est dans le titre de l'ouvrage "Les années, Lamalif, 30 ans de journalisme au Maroc" publié en 2007 par Senso Unico et Tarik Editions au Maroc et par Manucius en France sous le titre Maroc "Les années de plomb. 1958-1988". 17 ans plus tard, en 2024, " Les années Lamalif" a été réédité par La Croisée des Chemins. Lamalif est donc le titre de cette revue, née le 15 mars 1966 et qui s'est arrêtée en juin 1988. Vous l'aurez compris, cet arrêt n'a rien d'un choix, c'est le résultat d'une conjoncture politique qui ne tolérait plus ce que véhiculait cette publication. et encore moins son succès. Sa rédactrice en chef, Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, a mis près de 20 ans à raconter son histoire. Elle donne une sorte d'explication à ce délai nécessaire dès les premières lignes de l'ouvrage. "L'intention première de ce livre était de reprendre certains articles de l'Amalif, les plus marquants, ou en les classant par thème. Je n'y suis pas arrivée. Les 15 volumes de la collection des 200 numéros me brûlent encore les mains, comme un cadavre trop chaud. Je mesure ainsi que je ne me suis jamais remise de la mort de Lamalif, de son assassinat. En 1988, après l'acte de décès, je ne parvenais même pas à monter dans mon bureau de la rue Delfy Dieude, devenue rue Khadija Bint Loualid à Casablanca. Je m'asseyais, tremblant d'angoisse sur ma chaise, tétanisée. Plus tard, rédigeant 'Féminisme et Politique au Maghreb', j'entrepris de consulter la collection et, à ma stupéfaction, les volumes posés sur mes genoux, tressautaient au rythme de tremblements incompressibles. Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j'ai pensé être guérie, la distance enfin installée, et la possibilité de raconter cette histoire s'est imposée comme une nécessité. J'ai cherché des témoins qui puissent m'apporter l'indispensable recul, je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l'avenir et non vers un passé, jusqu'il y a peu encore gênant. La malif reste le signe d'un regret qu'il semble encore difficile d'exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits. comme une nostalgie lancinante." Les témoins devenant de plus en plus rares ou trop occupés, Daoud décide de faire ce travail elle-même. "Mais comment? Moi qui trouve le moi haïssable et qui m'efforce de ne jamais l'employer, je n'avais pas d'autre choix que de prendre le biais du vécu, de l'entrecroiser avec l'histoire du Maroc suivie au jour le jour pendant 30 ans, de 58 à 88, qui traverse justement les fameuses années de Poum et avec l'évolution de la Malif pour retracer le parcours de la revue disparue en même temps que toujours s'y présente. L'idée était donc de croiser trois données. L'histoire au quotidien, qui présente peut-être l'intérêt de montrer comment des gens ordinaires ont vécu au jour le jour ces fameuses années de plomb. Les comptes rendus mensuels de cette histoire dans une revue. qui vivait les aléas de la censure et de l'autocensure, et quelques souvenirs personnels pour donner de la chair à cet ensemble." Durant ses tâches, elle s'est arrêtée, souvent, comme si tous ses souvenirs étaient trop lourds, comme si la restitution de ce parcours lui était insupportable. Mais aussi parce qu'elle était surprise. Surprise de cette succession d'affrontements sanglants, de compromis vécus, de tout ce par quoi son mari, Mohamed Loghlam, directeur de la revue, et elle-même étaient passés, ne comprenant pas comment ils en avaient si miraculeusement survécu. Parce qu'ils ont survécu. Et oui, vous me voyez venir... (Extrait musical) Les années Lamalif commencent par la passion de cette fille de paysans normands pour le journalisme dès sa plus jeune enfance. Vient ensuite sa rencontre avec Mohamed Loghlam et sa découverte du Maroc, ses particularités culturelles et surtout son bouillonnement politique au lendemain de l'indépendance. Après une expérience à la radio nationale, elle relate son immersion dans l'univers syndical de 61 à 63 à travers l'Avant-garde, l'hebdomadaire de l'Union marocaine du travail, où elle obtient d'évoquer les problèmes des femmes. Sa première victoire : les sardinières de sa fille. "Je décris avec indignation leurs dures conditions de travail, en haillons, pieds nus dans l'eau sale, les mains plongées dans des bacs pour écailler le poisson, leur enfant sur le dos. Suite au reportage, ont leur attribut des bottes et des tabliers et ont charge une vieille ouvrière de garder leurs enfants dans un local mis à disposition. Je suis très très fière. Les travailleurs de Safi m'invitent à parler à la Bourse du travail. Il y a tellement de monde que des gens grimpent sur la verrière qui risque de s'écrouler. Je ne parle pas arabe. J'ai fait des efforts. J'ai essayé plusieurs fois. Mais à chaque fois que j'ouvrais la bouche, mes collègues de l'Avant-garde s'esclaffaient, trouvant dans mes propos des connotations scabreuses qui achevèrent de me paralyser. Ils firent tant et si bien dans l'ironie que mon apprentissage de l'arabe s'arrêta net. À Safi donc, j'avais soigneusement préparé mon discours sur la nécessaire évolution du statut de la femme. Mais il me fallait une traductrice. Un militant accepta de me 'prêter' sa femme, à condition qu'elle reste voilée. Nous fûmes poliment applaudies, mais on pouvait mesurer que la chose était loin, loin d'être gagnée. On me présenta aussi une vieille militante, Khaddouj, ridée, édentée, souriante, à l'œil noir, déterminée, en me disant que cette femme exemplaire avait cassé le bras d'un policier venu l'arrêter. Je tenais mon héroïne. Je revins triomphalement au journal avec sa photo d'identité, voulant la publier dans la page de la femme. Les autres rédacteurs se moquèrent de moi. L'un d'eux, de Safi, me dit 'Mais c'est une mère maquerelle, tu t'es faite manipuler'. Je m'emporte, la photo passe, mais, pour se venger, les petits machos ponctuent le reportage et les suivants d'eux, hi hi hi hi, ou ho ho ho ho, afin de faire passer sous couvert de fautes d'imprimerie mes écrits pour des plaisanteries. Avec ma page de la femme, je deviens leur tête de turc dans l'imprimerie, où nous travaillions une journée par semaine, les mains noires de l'encre des caractères et des formes du marbre, tout ceci avant la PAO et l'informatique." Après l'Avant-garde et un passage à Jeune Afrique, c'est la création de la revue Lamalif qui semble être une sorte de suite logique, même si peu évidente pour l'époque. Dans un article publié par Zakya Daoud en 1993 sur Horizons Maghrébins, elle écrit ceci : "Il faut retourner en arrière pour tenter de se remettre dans l'atmosphère de l'époque de la création de Lamalif pour expliquer sa démarre. En mars 1966, la conjoncture était aussi délicate qu'en juin 1988. Le Maroc vivait des problèmes politiques et ethniques qui paraissaient insurmontables. Les premières déceptions de l'indépendance, la fin, qu'on ne savait pas encore définitive, de l'expérience du mouvement national. Les lendemains des premières émeutes de Casablanca, en mars 1965, et de l'affaire Ben Barka, en novembre 1965. Le pouvoir était tout puissant et se rigidifiait, l'opposition en morceaux. La première idée de Lamalif était de dire : Tout n'est pas perdu. L'enthousiasme ne doit pas mourir, la gauche ne doit pas s'avouer vaincue. Nous disions que nous voulions 'répondre à la poussée des inquiétudes et des attentes', 'faire fi des rêves maussades et des acceptations amères', 'donner le goût d'apprendre et le désir de savoir'. Ces citations de notre première éditoriale montrent bien que la revue se voulait d'emblée politique. Il est de fait qu'en tant que journalistes engagés, nous avions des idées politiques que nous voulions faire prévaloir et, par conséquent, des idées économiques et des idées sociales. Pour être tout à fait honnête, je dirais que nous n'avions pas de réelles idées culturelles. Notre démarche à ce propos était uniquement journalistique. Nous voulions rendre compte." Rendre compte, cela pourrait correspondre également à la démarche de Zakia Daoud dans les 500 pages de cet ouvrage. Et elle le fait, méthodiquement, scrupuleusement. Les faits, les faits et encore les faits. Grâce à eux, l'on comprend que Lamalif accompagne l'histoire du pays, que ce soit dans la richesse de ses publications ou par les arrêts qui lui sont imposés. La revue, qui se veut volontairement éclectique, s'intéresse autant aux sujets socio-économiques, comme l'état de l'enseignement au Maroc, qu'à des questions géopolitiques, comme les émeutes en Iran de 78, qui ont été les prémices de la révolution de 79. Elle n'oublie pas les thématiques culturelles en dédiant des pages aux comptes rendus d'ouvrages, de films et de pièces de théâtre. Pourtant le contexte n'a rien d'optimiste. "Maître du jeu, Hassan II s'appuie sur l'islam et les valeurs traditionnelles, fustige les mini-jupes, les mariages avec les non-musulmans, souligne que l'islam est une religion d'ordre et que le Maroc n'a pas besoin d'une autre philosophie. Il applique la phrase de Stendhal : 'Vous ne pouvez revenir à la monarchie qu'en organisant fortement l'Église'. Sur la même longueur, Allal el Fassi, qui l'accompagne dans un voyage fin avril 68 au Moyen-Orient, évoque pour la première fois l'hypothèse d'un sommet islamique. comme pendant au sommet arabe organisé à Rabat sur l'initiative du Maroc, alors que les États-Unis sont de plus en plus délibérément aux côtés d'Israël et que le problème palestinien est bloqué. C'est au Maroc que se tient le premier sommet islamique en septembre 69." Elle ajoute plus loin... "Dans la même veine, les écoles coraniques sont ressuscitées pour développer le sens du devoir et de l'obéissance. Les manuels scolaires réécrits dans la perspective monarchiste et islamiste, les moussams réinstaurés, les mosquées construites. Viendront par la suite les amicales sur des bases régionales, le retour aux Zaouias et le rôle renforcé des biens de main morte pour l'autonomie qu'ils donnent aux religieux, le culte du folklore et de l'architecture traditionnelle. Une totalité médiévale se reconstitue. Le Maroc retourne, en dépit de son ouverture économique, ce qui est paradoxal, à son repli de cinq siècles d'avant le protectorat, qui lui a permis de se défendre contre les incursions étrangères et de retarder sa colonisation mais en a fait une citadelle interdite aux portes de l'Europe. Réalité, la tradition redevient une valeur qui affiche ouvertement sa volonté de lutter contre les idées socialisantes. L'obscurantisme est cultivé, une langue figée et aliénante est érigée en modèle. La psychologie est bannie, tout comme la sociologie. L'individualisme combattu sauf pour la réussite économique. Le droit à la réflexion et à la contestation, les libertés individuelles n'ont plus cours. Il s'agit d'obliger les gens à rester le plus possible dans les campagnes et, au nom de la prépondérance de la famille, de tolérer l'asservissement des femmes et l'exploitation des enfants." Au fil des pages, ce n'est pas uniquement l'histoire de cette revue que l'on suit. C'est toute une époque, autant nationale que mondiale. Et si l'histoire ne se répète pas, l'on se rend compte que certains réflexes persistent. Réflexes d'enfermement, d'exclusion, de domination, de tragique. La revue Lamalif, véritable îlot de résistance intellectuelle, a été une tentative de braver un système qui, certes, a fini par obtenir son arrêt, mais qui n'a jamais pu l'effacer totalement du paysage médiatique ou des mémoires de celles et ceux qui l'ont connue, voire de celles et ceux qui en ont juste entendu parler. Alors, que vous connaissiez ou non l'histoire du Maroc, que vous fassiez partie de la génération X, Z ou toute autre lettre de l'alphabet, vous serez happé par ce récit. Car dans une époque où les médias sont de plus en plus mis à mal ou clairement combattus partout dans le monde, où les faits deviennent alternatifs, il est peut-être intéressant de se rappeler que, au plus fort de la difficulté, des lueurs demeurent, des chemins persistent pour résister aux découragements qui guettent, quitte à prendre des voies détournées. Et si vous pensez que Zakya Daoud en est sortie aigrie ou cassée, vous êtes loin, loin du compte. "La mémoire est étrange. Je pensais raconter un drame. En fait, je m'aperçois qu'il s'agit d'une belle histoire. Je pensais me plonger dans des souvenirs arides et amers, des nostalgies dépassées et désuètes. En fait, c'est un parcours relativement joyeux que je vais raconter en ce sens qu'il a été, au plus près d'événements et d'hommes qui nous ont fait et nous dépassent, de morts aussi, dont la mémoire redevient de ce fait présente. Et c'est tant mieux. Les malheurs des autres n'intéressent qu'à petite dose. Trop de drame finit par lasser un lecteur assailli par un perpétuel flot d'informations et d'images qui émousse sa sensibilité. Il ne peut plus alors être ému que par un surcroît d'horreur. Au demeurant, s'il y compatit, que peut-il faire? À quoi sert-il de dénoncer ce sur quoi il n'a aucune prise? Je ne sais pas qui a dit lorsque les cris sont vains, autant qu'ils s'apaisent. Mais il a raison. D'ailleurs, à quoi sert d'émouvoir? L'émotion qui ne peut trouver d'issue dans l'action est un poison pour l'âme. Ceux qui souffrent ont besoin d'aide, pas de culpabilité ni de larmes. L'essentiel est de donner à comprendre. C'est ainsi que l'on peut tenter de faire bouger les choses. Que l'on se rassure donc. Je témoigne sans acrimonie. Du reste, je n'en veux à personne, même si la haine a souvent la vertu d'apaiser et de rassurer, et même si faire front contre un ennemi désigné comme le mal absolu a le propre de resserrer les rangs et les esprits. Mais je n'ai nul besoin de la figure de l'ennemi pour soutenir mes convictions. Il y a des moments où la raison en est obscurcie, et où c'est une trahison de l'intelligence. Pour ma part, Je n'ai pas le culte de la revanche, ni celui de la victimisation. Ce qui m'intéresse, c'est d'avancer, de créer, de progresser. D'ailleurs, je n'ai nullement à me plaindre. J'ai fait un métier passionnant, que j'ai passionnément exercé et aimé. J'ai connu des gens remarquables, ou qui m'ont semblé tels à un moment ou à un autre de ma vie. Je me suis forgée à leur contact et à celui des événements. J'ai essayé moi aussi d'y trouver ma place. Ce livre raconte donc cette histoire, la mienne, un peu, celle d'une revue et d'un pays, surtout." Voilà une bien bonne conclusion. A bon entendeur. Je m'appelle Loubna Serraj et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques. Dans cet épisode, il était question de l'ouvrage "Les années Lamalif, 1958-1988, 30 ans de journalisme au Maroc", un récit de Zakya Daoud, réédité en 2024 aux éditions La Croisée des Chemins. Et si l'aventure Lamalif vous intéresse, la même autrice a publié un autre livre chez Artdif intitulé "Lamalif. Partis pris culturels" où l'on peut lire toute la créativité artistique de cette époque. Merci à Othmane Jmad pour la réalisation et merci à Bouchara El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!

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Description

Lamalif est le titre de cette revue marocaine née le 15 mars 1966 et qui s’est arrêtée en juin 1988. Un arrêt qui n’a rien d’un choix ; c’est le résultat d’une conjoncture politique qui ne tolérait plus ce que véhiculait cette publication et encore moins son succès… Sa rédactrice en chef, Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, a mis près de 20 ans à raconter son histoire. Elle donne une sorte d’explication à ce délai nécessaire dès les premières lignes :

« L’intention première de ce livre était de reprendre certains articles de Lamalif, les plus marquants ou en les classant par thèmes. Je n’y suis pas arrivée. Les 15 volumes de la collection des 200 numéros me brûlent encore les mains, comme un cadavre trop chaud. Je mesure ainsi que je ne me suis jamais remise de la mort de Lamalif, de son assassinat. En 1988, après l’acte de décès, je ne parvenais même pas à monter dans mon bureau de la rue Delfy Dieude, devenue rue Khadija Bint Loualid, à Casablanca : je m’asseyais, tremblant d’angoisse sur ma chaise, tétanisée. Plus tard, rédigeant Féminisme et politique au Maghreb, j’entrepris de consulter la collection, et, à ma stupéfaction, les volumes, posés sur mes genoux, tressautaient au rythme de tremblements incompressibles. Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j’ai pensé être guérie, la distance enfin installée et la possibilité de raconter cette histoire s’est imposée comme une nécessité. J’ai cherché des témoins qui puissent m’apporter l’indispensable recul. Je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l’avenir et non vers un passé, jusqu’il y a peu, encore gênant. Lamalif reste le signe d’un regret qu’il semble encore difficile d’exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits comme une nostalgie lancinante. »



Les années Lamalif, 1958-1988. 30 ans de journalisme au Maroc de Zakya Daoud, La Croisée des Chemins, 2024



Extraits sonores :

  • Interview de Zakya Daoud au Maghreb des Livres par le Centre Culturel du Monde Arabe (CCMA), Paris, juin 2024

  • Survivor des Destiny's Child (2001), paroles et musique de Beyoncé Knowles , Anthony Dent et Mathew Knowles



Montage et réalisation : Othmane Jmad


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 5, c'est parti !

  • Speaker #1

    "Ce magazine était à l'époque dans le champ journalistique marocain très réduit et très politisé. C'était un bouffet d'air, paraît-il, pour beaucoup de gens, parce qu'on essayait de parler de tout le monde, on essayait d'être objectif, et en même temps on se dirigeait vers une... On voulait un Maroc progressiste, cultivé, enfin tous les ingrédients de la période."

  • Speaker #0

    Ce champ journalistique réduit... qu'évoque la journaliste et écrivaine franco-marocaine Zakya Daoud lors de sa participation au Maghreb des livres en 2024, n'est pas celui que nous vivons aujourd'hui. Quoique, ça pourrait se discuter,

  • Speaker #1

    "C'était le lendemain de l'indépendance et il y avait au moins, pour être plus rapide, deux courants de pensée complètement opposés. Il y avait le courant marzénien dirigé par Hassan II qui voulait restituer un Maroc qu'on estimait féodal. et lié à l'Occident, et il y avait toute la mouvance de gauche dont nous faisions partie. Il y avait des tensions, des arrestations, il y a eu des périodes très très tendues, très compliquées. Ça a été une période très compliquée."

  • Speaker #0

    Très compliquée, et c'est peu de le dire, nous verrons pourquoi. Mais d'abord, de quoi s'agit-il? De quel magazine parle Zakya Daoud et quel rapport avec notre livre? Ne cogitez pas trop, tout est dans le titre de l'ouvrage "Les années, Lamalif, 30 ans de journalisme au Maroc" publié en 2007 par Senso Unico et Tarik Editions au Maroc et par Manucius en France sous le titre Maroc "Les années de plomb. 1958-1988". 17 ans plus tard, en 2024, " Les années Lamalif" a été réédité par La Croisée des Chemins. Lamalif est donc le titre de cette revue, née le 15 mars 1966 et qui s'est arrêtée en juin 1988. Vous l'aurez compris, cet arrêt n'a rien d'un choix, c'est le résultat d'une conjoncture politique qui ne tolérait plus ce que véhiculait cette publication. et encore moins son succès. Sa rédactrice en chef, Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, a mis près de 20 ans à raconter son histoire. Elle donne une sorte d'explication à ce délai nécessaire dès les premières lignes de l'ouvrage. "L'intention première de ce livre était de reprendre certains articles de l'Amalif, les plus marquants, ou en les classant par thème. Je n'y suis pas arrivée. Les 15 volumes de la collection des 200 numéros me brûlent encore les mains, comme un cadavre trop chaud. Je mesure ainsi que je ne me suis jamais remise de la mort de Lamalif, de son assassinat. En 1988, après l'acte de décès, je ne parvenais même pas à monter dans mon bureau de la rue Delfy Dieude, devenue rue Khadija Bint Loualid à Casablanca. Je m'asseyais, tremblant d'angoisse sur ma chaise, tétanisée. Plus tard, rédigeant 'Féminisme et Politique au Maghreb', j'entrepris de consulter la collection et, à ma stupéfaction, les volumes posés sur mes genoux, tressautaient au rythme de tremblements incompressibles. Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j'ai pensé être guérie, la distance enfin installée, et la possibilité de raconter cette histoire s'est imposée comme une nécessité. J'ai cherché des témoins qui puissent m'apporter l'indispensable recul, je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l'avenir et non vers un passé, jusqu'il y a peu encore gênant. La malif reste le signe d'un regret qu'il semble encore difficile d'exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits. comme une nostalgie lancinante." Les témoins devenant de plus en plus rares ou trop occupés, Daoud décide de faire ce travail elle-même. "Mais comment? Moi qui trouve le moi haïssable et qui m'efforce de ne jamais l'employer, je n'avais pas d'autre choix que de prendre le biais du vécu, de l'entrecroiser avec l'histoire du Maroc suivie au jour le jour pendant 30 ans, de 58 à 88, qui traverse justement les fameuses années de Poum et avec l'évolution de la Malif pour retracer le parcours de la revue disparue en même temps que toujours s'y présente. L'idée était donc de croiser trois données. L'histoire au quotidien, qui présente peut-être l'intérêt de montrer comment des gens ordinaires ont vécu au jour le jour ces fameuses années de plomb. Les comptes rendus mensuels de cette histoire dans une revue. qui vivait les aléas de la censure et de l'autocensure, et quelques souvenirs personnels pour donner de la chair à cet ensemble." Durant ses tâches, elle s'est arrêtée, souvent, comme si tous ses souvenirs étaient trop lourds, comme si la restitution de ce parcours lui était insupportable. Mais aussi parce qu'elle était surprise. Surprise de cette succession d'affrontements sanglants, de compromis vécus, de tout ce par quoi son mari, Mohamed Loghlam, directeur de la revue, et elle-même étaient passés, ne comprenant pas comment ils en avaient si miraculeusement survécu. Parce qu'ils ont survécu. Et oui, vous me voyez venir... (Extrait musical) Les années Lamalif commencent par la passion de cette fille de paysans normands pour le journalisme dès sa plus jeune enfance. Vient ensuite sa rencontre avec Mohamed Loghlam et sa découverte du Maroc, ses particularités culturelles et surtout son bouillonnement politique au lendemain de l'indépendance. Après une expérience à la radio nationale, elle relate son immersion dans l'univers syndical de 61 à 63 à travers l'Avant-garde, l'hebdomadaire de l'Union marocaine du travail, où elle obtient d'évoquer les problèmes des femmes. Sa première victoire : les sardinières de sa fille. "Je décris avec indignation leurs dures conditions de travail, en haillons, pieds nus dans l'eau sale, les mains plongées dans des bacs pour écailler le poisson, leur enfant sur le dos. Suite au reportage, ont leur attribut des bottes et des tabliers et ont charge une vieille ouvrière de garder leurs enfants dans un local mis à disposition. Je suis très très fière. Les travailleurs de Safi m'invitent à parler à la Bourse du travail. Il y a tellement de monde que des gens grimpent sur la verrière qui risque de s'écrouler. Je ne parle pas arabe. J'ai fait des efforts. J'ai essayé plusieurs fois. Mais à chaque fois que j'ouvrais la bouche, mes collègues de l'Avant-garde s'esclaffaient, trouvant dans mes propos des connotations scabreuses qui achevèrent de me paralyser. Ils firent tant et si bien dans l'ironie que mon apprentissage de l'arabe s'arrêta net. À Safi donc, j'avais soigneusement préparé mon discours sur la nécessaire évolution du statut de la femme. Mais il me fallait une traductrice. Un militant accepta de me 'prêter' sa femme, à condition qu'elle reste voilée. Nous fûmes poliment applaudies, mais on pouvait mesurer que la chose était loin, loin d'être gagnée. On me présenta aussi une vieille militante, Khaddouj, ridée, édentée, souriante, à l'œil noir, déterminée, en me disant que cette femme exemplaire avait cassé le bras d'un policier venu l'arrêter. Je tenais mon héroïne. Je revins triomphalement au journal avec sa photo d'identité, voulant la publier dans la page de la femme. Les autres rédacteurs se moquèrent de moi. L'un d'eux, de Safi, me dit 'Mais c'est une mère maquerelle, tu t'es faite manipuler'. Je m'emporte, la photo passe, mais, pour se venger, les petits machos ponctuent le reportage et les suivants d'eux, hi hi hi hi, ou ho ho ho ho, afin de faire passer sous couvert de fautes d'imprimerie mes écrits pour des plaisanteries. Avec ma page de la femme, je deviens leur tête de turc dans l'imprimerie, où nous travaillions une journée par semaine, les mains noires de l'encre des caractères et des formes du marbre, tout ceci avant la PAO et l'informatique." Après l'Avant-garde et un passage à Jeune Afrique, c'est la création de la revue Lamalif qui semble être une sorte de suite logique, même si peu évidente pour l'époque. Dans un article publié par Zakya Daoud en 1993 sur Horizons Maghrébins, elle écrit ceci : "Il faut retourner en arrière pour tenter de se remettre dans l'atmosphère de l'époque de la création de Lamalif pour expliquer sa démarre. En mars 1966, la conjoncture était aussi délicate qu'en juin 1988. Le Maroc vivait des problèmes politiques et ethniques qui paraissaient insurmontables. Les premières déceptions de l'indépendance, la fin, qu'on ne savait pas encore définitive, de l'expérience du mouvement national. Les lendemains des premières émeutes de Casablanca, en mars 1965, et de l'affaire Ben Barka, en novembre 1965. Le pouvoir était tout puissant et se rigidifiait, l'opposition en morceaux. La première idée de Lamalif était de dire : Tout n'est pas perdu. L'enthousiasme ne doit pas mourir, la gauche ne doit pas s'avouer vaincue. Nous disions que nous voulions 'répondre à la poussée des inquiétudes et des attentes', 'faire fi des rêves maussades et des acceptations amères', 'donner le goût d'apprendre et le désir de savoir'. Ces citations de notre première éditoriale montrent bien que la revue se voulait d'emblée politique. Il est de fait qu'en tant que journalistes engagés, nous avions des idées politiques que nous voulions faire prévaloir et, par conséquent, des idées économiques et des idées sociales. Pour être tout à fait honnête, je dirais que nous n'avions pas de réelles idées culturelles. Notre démarche à ce propos était uniquement journalistique. Nous voulions rendre compte." Rendre compte, cela pourrait correspondre également à la démarche de Zakia Daoud dans les 500 pages de cet ouvrage. Et elle le fait, méthodiquement, scrupuleusement. Les faits, les faits et encore les faits. Grâce à eux, l'on comprend que Lamalif accompagne l'histoire du pays, que ce soit dans la richesse de ses publications ou par les arrêts qui lui sont imposés. La revue, qui se veut volontairement éclectique, s'intéresse autant aux sujets socio-économiques, comme l'état de l'enseignement au Maroc, qu'à des questions géopolitiques, comme les émeutes en Iran de 78, qui ont été les prémices de la révolution de 79. Elle n'oublie pas les thématiques culturelles en dédiant des pages aux comptes rendus d'ouvrages, de films et de pièces de théâtre. Pourtant le contexte n'a rien d'optimiste. "Maître du jeu, Hassan II s'appuie sur l'islam et les valeurs traditionnelles, fustige les mini-jupes, les mariages avec les non-musulmans, souligne que l'islam est une religion d'ordre et que le Maroc n'a pas besoin d'une autre philosophie. Il applique la phrase de Stendhal : 'Vous ne pouvez revenir à la monarchie qu'en organisant fortement l'Église'. Sur la même longueur, Allal el Fassi, qui l'accompagne dans un voyage fin avril 68 au Moyen-Orient, évoque pour la première fois l'hypothèse d'un sommet islamique. comme pendant au sommet arabe organisé à Rabat sur l'initiative du Maroc, alors que les États-Unis sont de plus en plus délibérément aux côtés d'Israël et que le problème palestinien est bloqué. C'est au Maroc que se tient le premier sommet islamique en septembre 69." Elle ajoute plus loin... "Dans la même veine, les écoles coraniques sont ressuscitées pour développer le sens du devoir et de l'obéissance. Les manuels scolaires réécrits dans la perspective monarchiste et islamiste, les moussams réinstaurés, les mosquées construites. Viendront par la suite les amicales sur des bases régionales, le retour aux Zaouias et le rôle renforcé des biens de main morte pour l'autonomie qu'ils donnent aux religieux, le culte du folklore et de l'architecture traditionnelle. Une totalité médiévale se reconstitue. Le Maroc retourne, en dépit de son ouverture économique, ce qui est paradoxal, à son repli de cinq siècles d'avant le protectorat, qui lui a permis de se défendre contre les incursions étrangères et de retarder sa colonisation mais en a fait une citadelle interdite aux portes de l'Europe. Réalité, la tradition redevient une valeur qui affiche ouvertement sa volonté de lutter contre les idées socialisantes. L'obscurantisme est cultivé, une langue figée et aliénante est érigée en modèle. La psychologie est bannie, tout comme la sociologie. L'individualisme combattu sauf pour la réussite économique. Le droit à la réflexion et à la contestation, les libertés individuelles n'ont plus cours. Il s'agit d'obliger les gens à rester le plus possible dans les campagnes et, au nom de la prépondérance de la famille, de tolérer l'asservissement des femmes et l'exploitation des enfants." Au fil des pages, ce n'est pas uniquement l'histoire de cette revue que l'on suit. C'est toute une époque, autant nationale que mondiale. Et si l'histoire ne se répète pas, l'on se rend compte que certains réflexes persistent. Réflexes d'enfermement, d'exclusion, de domination, de tragique. La revue Lamalif, véritable îlot de résistance intellectuelle, a été une tentative de braver un système qui, certes, a fini par obtenir son arrêt, mais qui n'a jamais pu l'effacer totalement du paysage médiatique ou des mémoires de celles et ceux qui l'ont connue, voire de celles et ceux qui en ont juste entendu parler. Alors, que vous connaissiez ou non l'histoire du Maroc, que vous fassiez partie de la génération X, Z ou toute autre lettre de l'alphabet, vous serez happé par ce récit. Car dans une époque où les médias sont de plus en plus mis à mal ou clairement combattus partout dans le monde, où les faits deviennent alternatifs, il est peut-être intéressant de se rappeler que, au plus fort de la difficulté, des lueurs demeurent, des chemins persistent pour résister aux découragements qui guettent, quitte à prendre des voies détournées. Et si vous pensez que Zakya Daoud en est sortie aigrie ou cassée, vous êtes loin, loin du compte. "La mémoire est étrange. Je pensais raconter un drame. En fait, je m'aperçois qu'il s'agit d'une belle histoire. Je pensais me plonger dans des souvenirs arides et amers, des nostalgies dépassées et désuètes. En fait, c'est un parcours relativement joyeux que je vais raconter en ce sens qu'il a été, au plus près d'événements et d'hommes qui nous ont fait et nous dépassent, de morts aussi, dont la mémoire redevient de ce fait présente. Et c'est tant mieux. Les malheurs des autres n'intéressent qu'à petite dose. Trop de drame finit par lasser un lecteur assailli par un perpétuel flot d'informations et d'images qui émousse sa sensibilité. Il ne peut plus alors être ému que par un surcroît d'horreur. Au demeurant, s'il y compatit, que peut-il faire? À quoi sert-il de dénoncer ce sur quoi il n'a aucune prise? Je ne sais pas qui a dit lorsque les cris sont vains, autant qu'ils s'apaisent. Mais il a raison. D'ailleurs, à quoi sert d'émouvoir? L'émotion qui ne peut trouver d'issue dans l'action est un poison pour l'âme. Ceux qui souffrent ont besoin d'aide, pas de culpabilité ni de larmes. L'essentiel est de donner à comprendre. C'est ainsi que l'on peut tenter de faire bouger les choses. Que l'on se rassure donc. Je témoigne sans acrimonie. Du reste, je n'en veux à personne, même si la haine a souvent la vertu d'apaiser et de rassurer, et même si faire front contre un ennemi désigné comme le mal absolu a le propre de resserrer les rangs et les esprits. Mais je n'ai nul besoin de la figure de l'ennemi pour soutenir mes convictions. Il y a des moments où la raison en est obscurcie, et où c'est une trahison de l'intelligence. Pour ma part, Je n'ai pas le culte de la revanche, ni celui de la victimisation. Ce qui m'intéresse, c'est d'avancer, de créer, de progresser. D'ailleurs, je n'ai nullement à me plaindre. J'ai fait un métier passionnant, que j'ai passionnément exercé et aimé. J'ai connu des gens remarquables, ou qui m'ont semblé tels à un moment ou à un autre de ma vie. Je me suis forgée à leur contact et à celui des événements. J'ai essayé moi aussi d'y trouver ma place. Ce livre raconte donc cette histoire, la mienne, un peu, celle d'une revue et d'un pays, surtout." Voilà une bien bonne conclusion. A bon entendeur. Je m'appelle Loubna Serraj et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques. Dans cet épisode, il était question de l'ouvrage "Les années Lamalif, 1958-1988, 30 ans de journalisme au Maroc", un récit de Zakya Daoud, réédité en 2024 aux éditions La Croisée des Chemins. Et si l'aventure Lamalif vous intéresse, la même autrice a publié un autre livre chez Artdif intitulé "Lamalif. Partis pris culturels" où l'on peut lire toute la créativité artistique de cette époque. Merci à Othmane Jmad pour la réalisation et merci à Bouchara El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!

Description

Lamalif est le titre de cette revue marocaine née le 15 mars 1966 et qui s’est arrêtée en juin 1988. Un arrêt qui n’a rien d’un choix ; c’est le résultat d’une conjoncture politique qui ne tolérait plus ce que véhiculait cette publication et encore moins son succès… Sa rédactrice en chef, Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, a mis près de 20 ans à raconter son histoire. Elle donne une sorte d’explication à ce délai nécessaire dès les premières lignes :

« L’intention première de ce livre était de reprendre certains articles de Lamalif, les plus marquants ou en les classant par thèmes. Je n’y suis pas arrivée. Les 15 volumes de la collection des 200 numéros me brûlent encore les mains, comme un cadavre trop chaud. Je mesure ainsi que je ne me suis jamais remise de la mort de Lamalif, de son assassinat. En 1988, après l’acte de décès, je ne parvenais même pas à monter dans mon bureau de la rue Delfy Dieude, devenue rue Khadija Bint Loualid, à Casablanca : je m’asseyais, tremblant d’angoisse sur ma chaise, tétanisée. Plus tard, rédigeant Féminisme et politique au Maghreb, j’entrepris de consulter la collection, et, à ma stupéfaction, les volumes, posés sur mes genoux, tressautaient au rythme de tremblements incompressibles. Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j’ai pensé être guérie, la distance enfin installée et la possibilité de raconter cette histoire s’est imposée comme une nécessité. J’ai cherché des témoins qui puissent m’apporter l’indispensable recul. Je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l’avenir et non vers un passé, jusqu’il y a peu, encore gênant. Lamalif reste le signe d’un regret qu’il semble encore difficile d’exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits comme une nostalgie lancinante. »



Les années Lamalif, 1958-1988. 30 ans de journalisme au Maroc de Zakya Daoud, La Croisée des Chemins, 2024



Extraits sonores :

  • Interview de Zakya Daoud au Maghreb des Livres par le Centre Culturel du Monde Arabe (CCMA), Paris, juin 2024

  • Survivor des Destiny's Child (2001), paroles et musique de Beyoncé Knowles , Anthony Dent et Mathew Knowles



Montage et réalisation : Othmane Jmad


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 5, c'est parti !

  • Speaker #1

    "Ce magazine était à l'époque dans le champ journalistique marocain très réduit et très politisé. C'était un bouffet d'air, paraît-il, pour beaucoup de gens, parce qu'on essayait de parler de tout le monde, on essayait d'être objectif, et en même temps on se dirigeait vers une... On voulait un Maroc progressiste, cultivé, enfin tous les ingrédients de la période."

  • Speaker #0

    Ce champ journalistique réduit... qu'évoque la journaliste et écrivaine franco-marocaine Zakya Daoud lors de sa participation au Maghreb des livres en 2024, n'est pas celui que nous vivons aujourd'hui. Quoique, ça pourrait se discuter,

  • Speaker #1

    "C'était le lendemain de l'indépendance et il y avait au moins, pour être plus rapide, deux courants de pensée complètement opposés. Il y avait le courant marzénien dirigé par Hassan II qui voulait restituer un Maroc qu'on estimait féodal. et lié à l'Occident, et il y avait toute la mouvance de gauche dont nous faisions partie. Il y avait des tensions, des arrestations, il y a eu des périodes très très tendues, très compliquées. Ça a été une période très compliquée."

  • Speaker #0

    Très compliquée, et c'est peu de le dire, nous verrons pourquoi. Mais d'abord, de quoi s'agit-il? De quel magazine parle Zakya Daoud et quel rapport avec notre livre? Ne cogitez pas trop, tout est dans le titre de l'ouvrage "Les années, Lamalif, 30 ans de journalisme au Maroc" publié en 2007 par Senso Unico et Tarik Editions au Maroc et par Manucius en France sous le titre Maroc "Les années de plomb. 1958-1988". 17 ans plus tard, en 2024, " Les années Lamalif" a été réédité par La Croisée des Chemins. Lamalif est donc le titre de cette revue, née le 15 mars 1966 et qui s'est arrêtée en juin 1988. Vous l'aurez compris, cet arrêt n'a rien d'un choix, c'est le résultat d'une conjoncture politique qui ne tolérait plus ce que véhiculait cette publication. et encore moins son succès. Sa rédactrice en chef, Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, a mis près de 20 ans à raconter son histoire. Elle donne une sorte d'explication à ce délai nécessaire dès les premières lignes de l'ouvrage. "L'intention première de ce livre était de reprendre certains articles de l'Amalif, les plus marquants, ou en les classant par thème. Je n'y suis pas arrivée. Les 15 volumes de la collection des 200 numéros me brûlent encore les mains, comme un cadavre trop chaud. Je mesure ainsi que je ne me suis jamais remise de la mort de Lamalif, de son assassinat. En 1988, après l'acte de décès, je ne parvenais même pas à monter dans mon bureau de la rue Delfy Dieude, devenue rue Khadija Bint Loualid à Casablanca. Je m'asseyais, tremblant d'angoisse sur ma chaise, tétanisée. Plus tard, rédigeant 'Féminisme et Politique au Maghreb', j'entrepris de consulter la collection et, à ma stupéfaction, les volumes posés sur mes genoux, tressautaient au rythme de tremblements incompressibles. Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j'ai pensé être guérie, la distance enfin installée, et la possibilité de raconter cette histoire s'est imposée comme une nécessité. J'ai cherché des témoins qui puissent m'apporter l'indispensable recul, je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l'avenir et non vers un passé, jusqu'il y a peu encore gênant. La malif reste le signe d'un regret qu'il semble encore difficile d'exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits. comme une nostalgie lancinante." Les témoins devenant de plus en plus rares ou trop occupés, Daoud décide de faire ce travail elle-même. "Mais comment? Moi qui trouve le moi haïssable et qui m'efforce de ne jamais l'employer, je n'avais pas d'autre choix que de prendre le biais du vécu, de l'entrecroiser avec l'histoire du Maroc suivie au jour le jour pendant 30 ans, de 58 à 88, qui traverse justement les fameuses années de Poum et avec l'évolution de la Malif pour retracer le parcours de la revue disparue en même temps que toujours s'y présente. L'idée était donc de croiser trois données. L'histoire au quotidien, qui présente peut-être l'intérêt de montrer comment des gens ordinaires ont vécu au jour le jour ces fameuses années de plomb. Les comptes rendus mensuels de cette histoire dans une revue. qui vivait les aléas de la censure et de l'autocensure, et quelques souvenirs personnels pour donner de la chair à cet ensemble." Durant ses tâches, elle s'est arrêtée, souvent, comme si tous ses souvenirs étaient trop lourds, comme si la restitution de ce parcours lui était insupportable. Mais aussi parce qu'elle était surprise. Surprise de cette succession d'affrontements sanglants, de compromis vécus, de tout ce par quoi son mari, Mohamed Loghlam, directeur de la revue, et elle-même étaient passés, ne comprenant pas comment ils en avaient si miraculeusement survécu. Parce qu'ils ont survécu. Et oui, vous me voyez venir... (Extrait musical) Les années Lamalif commencent par la passion de cette fille de paysans normands pour le journalisme dès sa plus jeune enfance. Vient ensuite sa rencontre avec Mohamed Loghlam et sa découverte du Maroc, ses particularités culturelles et surtout son bouillonnement politique au lendemain de l'indépendance. Après une expérience à la radio nationale, elle relate son immersion dans l'univers syndical de 61 à 63 à travers l'Avant-garde, l'hebdomadaire de l'Union marocaine du travail, où elle obtient d'évoquer les problèmes des femmes. Sa première victoire : les sardinières de sa fille. "Je décris avec indignation leurs dures conditions de travail, en haillons, pieds nus dans l'eau sale, les mains plongées dans des bacs pour écailler le poisson, leur enfant sur le dos. Suite au reportage, ont leur attribut des bottes et des tabliers et ont charge une vieille ouvrière de garder leurs enfants dans un local mis à disposition. Je suis très très fière. Les travailleurs de Safi m'invitent à parler à la Bourse du travail. Il y a tellement de monde que des gens grimpent sur la verrière qui risque de s'écrouler. Je ne parle pas arabe. J'ai fait des efforts. J'ai essayé plusieurs fois. Mais à chaque fois que j'ouvrais la bouche, mes collègues de l'Avant-garde s'esclaffaient, trouvant dans mes propos des connotations scabreuses qui achevèrent de me paralyser. Ils firent tant et si bien dans l'ironie que mon apprentissage de l'arabe s'arrêta net. À Safi donc, j'avais soigneusement préparé mon discours sur la nécessaire évolution du statut de la femme. Mais il me fallait une traductrice. Un militant accepta de me 'prêter' sa femme, à condition qu'elle reste voilée. Nous fûmes poliment applaudies, mais on pouvait mesurer que la chose était loin, loin d'être gagnée. On me présenta aussi une vieille militante, Khaddouj, ridée, édentée, souriante, à l'œil noir, déterminée, en me disant que cette femme exemplaire avait cassé le bras d'un policier venu l'arrêter. Je tenais mon héroïne. Je revins triomphalement au journal avec sa photo d'identité, voulant la publier dans la page de la femme. Les autres rédacteurs se moquèrent de moi. L'un d'eux, de Safi, me dit 'Mais c'est une mère maquerelle, tu t'es faite manipuler'. Je m'emporte, la photo passe, mais, pour se venger, les petits machos ponctuent le reportage et les suivants d'eux, hi hi hi hi, ou ho ho ho ho, afin de faire passer sous couvert de fautes d'imprimerie mes écrits pour des plaisanteries. Avec ma page de la femme, je deviens leur tête de turc dans l'imprimerie, où nous travaillions une journée par semaine, les mains noires de l'encre des caractères et des formes du marbre, tout ceci avant la PAO et l'informatique." Après l'Avant-garde et un passage à Jeune Afrique, c'est la création de la revue Lamalif qui semble être une sorte de suite logique, même si peu évidente pour l'époque. Dans un article publié par Zakya Daoud en 1993 sur Horizons Maghrébins, elle écrit ceci : "Il faut retourner en arrière pour tenter de se remettre dans l'atmosphère de l'époque de la création de Lamalif pour expliquer sa démarre. En mars 1966, la conjoncture était aussi délicate qu'en juin 1988. Le Maroc vivait des problèmes politiques et ethniques qui paraissaient insurmontables. Les premières déceptions de l'indépendance, la fin, qu'on ne savait pas encore définitive, de l'expérience du mouvement national. Les lendemains des premières émeutes de Casablanca, en mars 1965, et de l'affaire Ben Barka, en novembre 1965. Le pouvoir était tout puissant et se rigidifiait, l'opposition en morceaux. La première idée de Lamalif était de dire : Tout n'est pas perdu. L'enthousiasme ne doit pas mourir, la gauche ne doit pas s'avouer vaincue. Nous disions que nous voulions 'répondre à la poussée des inquiétudes et des attentes', 'faire fi des rêves maussades et des acceptations amères', 'donner le goût d'apprendre et le désir de savoir'. Ces citations de notre première éditoriale montrent bien que la revue se voulait d'emblée politique. Il est de fait qu'en tant que journalistes engagés, nous avions des idées politiques que nous voulions faire prévaloir et, par conséquent, des idées économiques et des idées sociales. Pour être tout à fait honnête, je dirais que nous n'avions pas de réelles idées culturelles. Notre démarche à ce propos était uniquement journalistique. Nous voulions rendre compte." Rendre compte, cela pourrait correspondre également à la démarche de Zakia Daoud dans les 500 pages de cet ouvrage. Et elle le fait, méthodiquement, scrupuleusement. Les faits, les faits et encore les faits. Grâce à eux, l'on comprend que Lamalif accompagne l'histoire du pays, que ce soit dans la richesse de ses publications ou par les arrêts qui lui sont imposés. La revue, qui se veut volontairement éclectique, s'intéresse autant aux sujets socio-économiques, comme l'état de l'enseignement au Maroc, qu'à des questions géopolitiques, comme les émeutes en Iran de 78, qui ont été les prémices de la révolution de 79. Elle n'oublie pas les thématiques culturelles en dédiant des pages aux comptes rendus d'ouvrages, de films et de pièces de théâtre. Pourtant le contexte n'a rien d'optimiste. "Maître du jeu, Hassan II s'appuie sur l'islam et les valeurs traditionnelles, fustige les mini-jupes, les mariages avec les non-musulmans, souligne que l'islam est une religion d'ordre et que le Maroc n'a pas besoin d'une autre philosophie. Il applique la phrase de Stendhal : 'Vous ne pouvez revenir à la monarchie qu'en organisant fortement l'Église'. Sur la même longueur, Allal el Fassi, qui l'accompagne dans un voyage fin avril 68 au Moyen-Orient, évoque pour la première fois l'hypothèse d'un sommet islamique. comme pendant au sommet arabe organisé à Rabat sur l'initiative du Maroc, alors que les États-Unis sont de plus en plus délibérément aux côtés d'Israël et que le problème palestinien est bloqué. C'est au Maroc que se tient le premier sommet islamique en septembre 69." Elle ajoute plus loin... "Dans la même veine, les écoles coraniques sont ressuscitées pour développer le sens du devoir et de l'obéissance. Les manuels scolaires réécrits dans la perspective monarchiste et islamiste, les moussams réinstaurés, les mosquées construites. Viendront par la suite les amicales sur des bases régionales, le retour aux Zaouias et le rôle renforcé des biens de main morte pour l'autonomie qu'ils donnent aux religieux, le culte du folklore et de l'architecture traditionnelle. Une totalité médiévale se reconstitue. Le Maroc retourne, en dépit de son ouverture économique, ce qui est paradoxal, à son repli de cinq siècles d'avant le protectorat, qui lui a permis de se défendre contre les incursions étrangères et de retarder sa colonisation mais en a fait une citadelle interdite aux portes de l'Europe. Réalité, la tradition redevient une valeur qui affiche ouvertement sa volonté de lutter contre les idées socialisantes. L'obscurantisme est cultivé, une langue figée et aliénante est érigée en modèle. La psychologie est bannie, tout comme la sociologie. L'individualisme combattu sauf pour la réussite économique. Le droit à la réflexion et à la contestation, les libertés individuelles n'ont plus cours. Il s'agit d'obliger les gens à rester le plus possible dans les campagnes et, au nom de la prépondérance de la famille, de tolérer l'asservissement des femmes et l'exploitation des enfants." Au fil des pages, ce n'est pas uniquement l'histoire de cette revue que l'on suit. C'est toute une époque, autant nationale que mondiale. Et si l'histoire ne se répète pas, l'on se rend compte que certains réflexes persistent. Réflexes d'enfermement, d'exclusion, de domination, de tragique. La revue Lamalif, véritable îlot de résistance intellectuelle, a été une tentative de braver un système qui, certes, a fini par obtenir son arrêt, mais qui n'a jamais pu l'effacer totalement du paysage médiatique ou des mémoires de celles et ceux qui l'ont connue, voire de celles et ceux qui en ont juste entendu parler. Alors, que vous connaissiez ou non l'histoire du Maroc, que vous fassiez partie de la génération X, Z ou toute autre lettre de l'alphabet, vous serez happé par ce récit. Car dans une époque où les médias sont de plus en plus mis à mal ou clairement combattus partout dans le monde, où les faits deviennent alternatifs, il est peut-être intéressant de se rappeler que, au plus fort de la difficulté, des lueurs demeurent, des chemins persistent pour résister aux découragements qui guettent, quitte à prendre des voies détournées. Et si vous pensez que Zakya Daoud en est sortie aigrie ou cassée, vous êtes loin, loin du compte. "La mémoire est étrange. Je pensais raconter un drame. En fait, je m'aperçois qu'il s'agit d'une belle histoire. Je pensais me plonger dans des souvenirs arides et amers, des nostalgies dépassées et désuètes. En fait, c'est un parcours relativement joyeux que je vais raconter en ce sens qu'il a été, au plus près d'événements et d'hommes qui nous ont fait et nous dépassent, de morts aussi, dont la mémoire redevient de ce fait présente. Et c'est tant mieux. Les malheurs des autres n'intéressent qu'à petite dose. Trop de drame finit par lasser un lecteur assailli par un perpétuel flot d'informations et d'images qui émousse sa sensibilité. Il ne peut plus alors être ému que par un surcroît d'horreur. Au demeurant, s'il y compatit, que peut-il faire? À quoi sert-il de dénoncer ce sur quoi il n'a aucune prise? Je ne sais pas qui a dit lorsque les cris sont vains, autant qu'ils s'apaisent. Mais il a raison. D'ailleurs, à quoi sert d'émouvoir? L'émotion qui ne peut trouver d'issue dans l'action est un poison pour l'âme. Ceux qui souffrent ont besoin d'aide, pas de culpabilité ni de larmes. L'essentiel est de donner à comprendre. C'est ainsi que l'on peut tenter de faire bouger les choses. Que l'on se rassure donc. Je témoigne sans acrimonie. Du reste, je n'en veux à personne, même si la haine a souvent la vertu d'apaiser et de rassurer, et même si faire front contre un ennemi désigné comme le mal absolu a le propre de resserrer les rangs et les esprits. Mais je n'ai nul besoin de la figure de l'ennemi pour soutenir mes convictions. Il y a des moments où la raison en est obscurcie, et où c'est une trahison de l'intelligence. Pour ma part, Je n'ai pas le culte de la revanche, ni celui de la victimisation. Ce qui m'intéresse, c'est d'avancer, de créer, de progresser. D'ailleurs, je n'ai nullement à me plaindre. J'ai fait un métier passionnant, que j'ai passionnément exercé et aimé. J'ai connu des gens remarquables, ou qui m'ont semblé tels à un moment ou à un autre de ma vie. Je me suis forgée à leur contact et à celui des événements. J'ai essayé moi aussi d'y trouver ma place. Ce livre raconte donc cette histoire, la mienne, un peu, celle d'une revue et d'un pays, surtout." Voilà une bien bonne conclusion. A bon entendeur. Je m'appelle Loubna Serraj et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques. Dans cet épisode, il était question de l'ouvrage "Les années Lamalif, 1958-1988, 30 ans de journalisme au Maroc", un récit de Zakya Daoud, réédité en 2024 aux éditions La Croisée des Chemins. Et si l'aventure Lamalif vous intéresse, la même autrice a publié un autre livre chez Artdif intitulé "Lamalif. Partis pris culturels" où l'on peut lire toute la créativité artistique de cette époque. Merci à Othmane Jmad pour la réalisation et merci à Bouchara El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!

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