Speaker #0Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré.
Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère.
Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 4, c'est parti !
Extrait : "Vous dites volontiers que vous ne pouvez pas changer l'avenir comme écrivain, mais qu'en revanche vous pouvez changer le passé. Exact? Oui, tout à fait. L'avenir est fini. L'avenir ne va pas au-delà de la propre vie de quelqu'un, mais le passé, sur le plan de l'imagination, est infini. Il faut une révision du passé, il faut le repenser. Ce n'est jamais concrétisé une bonne fois pour toutes. Et c'est comme un puits de richesse, de bijoux, de puissance, de pouvoir, de douleur. Et le passé est en fait infini." Vous venez d'écouter Toni Morrison, nouvelle lauréate du Prix Nobel de littérature, interviewée par Michel Field de le 8 novembre 1993 pour l'émission "Le Cercle de Minuit". Morrison révèle préférer revisiter le passé faute de pouvoir changer l'avenir. Elle trouve le premier infini contrairement au second. Un parti pris saugrenu ? Absolument pas. Car cette petite fille d'ancien esclave née en 1931, qui savait d'où elle venait, n'a jamais craint de choquer. Quitte à tremper sa plume dans la violence sans la laisser la consumer et en gardant intacte son tempérament de guerrière et de révoltée jusqu'à sa mort le 5 août 2019 à l'âge de 88 ans. Elle a écrit 11 romans dont les histoires mêlent passé et présent, mort et vie, onirisme et réalisme, mais aussi de nombreux essais dont malheureusement peu ont été traduits en français, des pièces de théâtre, des nouvelles et même des livres pour enfants. En plus d'être autrice, Morrison était aussi enseignante et éditrice. Avec cette dernière casquette, elle a publié, entre autres, les autobiographies de Mohammed Ali et d'Angela Davis, ou encore la célèbre anthologie "The Black Book" en 1973, u ne composition de photographies, de chansons, de lettres et de dessins qui racontent la grande et la petite histoire du peuple noir du temps de l'esclavage jusqu'au XXe siècle.
Toni Morrison se définissait ainsi : "Je lis des livres, j'enseigne des livres, j'écris des livres, je pense aux livres, c'est un seul et même travail." Le moins que l'on puisse dire est qu'elle aimait beaucoup beaucoup les livres.
Pour aujourd'hui, j'ai choisi "Beloved" ; un roman qui a permis à Morrison d'être mondialement connu puisqu'il a remporté le Prix Pulitzer en 1988. Et "Beloved" commence ainsi...
"Le 124 était habité de malveillance, imprégné de la malédiction d'un bébé. Les femmes de la maison le savaient, et les enfants aussi. Pendant des années, chacun s'accommoda à sa manière de cette méchanceté. Puis, à partir de 1873, il n'y eut plus que Sethe et sa fille Denver à en être victimes. La grand-mère, Baby Suggs, était morte, et les fils Howard et Buglar s'étaient enfuis à l'âge de 13 ans. L'un, le jour où un simple regard sur un miroir le fit voler en éclats (ce fut le signal pour Buglar) ; l'autre, le jour où l'empreinte de deux petites mains apparue sur le gâteau (cela décida Howard). Aucun des deux garçons n'attendit d'en voir davantage : plus de chaudronnée de pois chiches renversée toute fumante sur le plancher ; plus de biscuits secs écrasés et émiettés en ligne contre la porte. Non, ils n'attendirent pas non plus l'une des périodes de répit : ces semaines, voire ces mois. où tout est calme. Chacun d'eux s'enfuit dans l'instant, au moment même où la maison commit l'ultime outrage dont il leur sembla impossible d'être les témoins passifs une seconde fois. En l'espace de deux mois, ils abandonnèrent leur grand-mère, Baby Suggs, Sethe, leur mère et leur petite sœur Denver, les laissant se débrouiller seules dans la maison grise et blanche de Bluestone Road."
Un extrait, vous en conviendrez, qui donne tout de suite le ton et qui nous plonge comme hypnotisé.e.s, à notre insu, dans cette histoire. C'était d'ailleurs tout l'objectif de l'écrivaine qui disait : "Je voulais que le lecteur se sente kidnappé, sans préparation, sans explication, sans itinéraire préétabli. Exactement comme le furent les esclaves. Je ne cherche pas à le séduire ou à le convaincre, je veux qu'il se sente emporté là de gré ou de force." Mais revenons à l'histoire de "Beloved". Nous sommes en 1873, au 124 Bluestone Road, habite Sethe. Elle traîne un poids, un poids lourd, un passé terrible. 18 ans plus tôt, sa vie devient cauchemar quand le frère du maître décédé prend les rênes de la plantation, baptisée le Bon-Abri. C'est un homme brutal et viscéralement raciste qui transforme ce lieu en enfer : il restaure les châtiments humiliants, comme les coups de fouet ou le port du mors, et il se livre à de prétendues études scientifiques afin de prouver que les esclaves noirs sont plus proches de l'animal que de l'homme. Sethe, enceinte, s'échappe après avoir réussi à faire fuir ses deux garçons, Howard et Buglar, et sa fillette de moins de deux ans. Sur la route, elle accouche d'une autre petite fille grâce à l'aide d'une femme blanche prénommée Denver, nom qu'elle donne à son nouveau-né. Arrivée au 124, elle pense être sauvée et vit les 28 plus beaux jours de sa vie. Elle est libre, elle est aimée, elle est choyée, estimée, considérée et soignée par sa belle-mère Baby Suggs. 28 jours seulement. Puisque le 29e jour, le Maître d'École, comme le surnomment les esclaves, retrouve sa trace et vient la récupérer comme la loi l'y autorise. Sethe ne veut ni retourner ni qu'on y emmène ses enfants. Elle s'enferme dans une remise, égorge sa fillette et tente de tuer ses deux garçons et son bébé. La première meurt, les autres sont sauvé.e.s in extremis. C'est à partir de ce moment qu'elle vivra avec le fantôme de celle qu'elle a enterrée et sur la tombe de laquelle elle n'a inscrit qu'un seul mot, Beloved, "bien-aimée"...
Le temps passe... Et presque 20 ans après ces faits, alors que le fantôme de ce bébé semble hanter la maisonnée ainsi que les trois personnes qui y habitent désormais, Sethe, son compagnon Paul et sa fille Denver, une jeune femme se présente.
"-Vous êtes de par ici ? lui demande à Sethe.
La femme signifia que non en secouant la tête et se pencha en avant pour ôter ses chaussures. Elle retroussa sa robe jusqu'aux genoux et roula ses bas. Quand ils furent fourrés dans ses chaussures, Sethe vie que ses pieds étaient comme ses mains, doux et tendres. Elle s'est probablement fait charger à bord d'un chariot, se dit Sethe. Sûrement une de ses filles de Virginie de l'Ouest en quête d'un sort plus enviable qu'une vie de tabac et de sorgho. Sethe se pencha pour ramasser les chaussures.
- On peut savoir votre nom ? demande Paul.
- Beloved répond-elle. Beloved.
Et sa voix était si basse, si rauque, qu'ils s'entreregardèrent. Ils entendirent la voix d'abord, le nom ensuite.
- Beloved, vous avez un nom de famille. Beloved ? lui demanda Paul. - De famille?
Elle paraissait troublée. Puis elle dit : "Non" et leur épela son nom lentement, comme si les lettres se formaient à mesure qu'elle les prononçait. Sethe, laissa choir les chaussures ; Denver s'assit et Paul sourit. Il reconnaissait la façon appliquée d'énoncer de ceux qui, comme lui, ne savent pas lire, mais ont appris par cœur les lettres de leur nom. Il faillit lui demander qui était sa famille, puis y renonça. Une jeune femme de couleur à la dérive errait pour échapper à la destruction. À Rochester, où il était quatre ans auparavant, il avait vu arriver quatre femmes accompagnées de quatorze enfants de sexe féminin. Tous leurs hommes - frères, oncles, pères, maris, fils - avaient été abattus un par un, l'un après l'autre. Elles n'avaient qu'un bout de papier, les adressant à un prêtre, dans Devore Street. La Guerre était alors finie depuis quatre ou cinq ans, mais personne, Noir ou Blanc, ne semblait le savoir." Puis, un peu plus loin, on peut lire ceci...
"Beloved dormit durant quatre jours, ne s'éveillant et ne s'asseyant que pour boire de l'eau. Denver la soigna, surveilla son sommeil profond, écouta son souffle laborieux et, tant par amour qu'à cause de la possessivité obsessive qui l'avait envahie, elle cacha comme une faute personnelle l'incontinence de la dormeuse. Elle rinçait les draps en secret lorsque Sethe était partie pour le restaurant et que Paul sortait en quête de péniches qu'il pourrait aider à décharger. Elle faisait bouillir le linge de corps et le passer au bleu, tout en priant que la fièvre passe sans dommage. Elle lui prodiguait ses soins avec autant d'intensité qu'elle en oubliait de manger et d'aller dans la gloriette émeraude.
- Beloved ! lui chuchotait Denver. Beloved?
Et quand les yeux noirs s'ouvraient d'une fente, tout ce qu'elle parvenait à dire était : 'Je suis là, je suis toujours là'."
Glaçant et émouvant.. Beloved est comme entouré de mystères et de phénomènes inexplicables, un être presque fantomatique bien que réel. Cette sorte de réincarnation du bébé tué par compassion est un personnage complexe et intriguant, instable émotionnellement, qui semble se sentir toujours enfant et qui va alterner tyrannie et amour envers Sethe et Denver.
Et c'est là tout le talent de Toni Morrison qui multiplie les analepses, autrement dit les retours en arrière, les sauts d'une temporalité à une autre, pour comprendre ce passé aux souvenirs un peu aménagés... un passé qui forge le présent et qui questionne la possibilité d'un futur.
Indirectement, Beloved agit comme une révélatrice de leur personnalité et en les mettant face à leurs démons et à leurs peurs, elle les oblige finalement à les affronter pour s'en libérer.