undefined cover
undefined cover
"Bullshit jobs" de David Graeber cover
"Bullshit jobs" de David Graeber cover
EN ROUE LIVRES !

"Bullshit jobs" de David Graeber

"Bullshit jobs" de David Graeber

13min |23/04/2025
Play
undefined cover
undefined cover
"Bullshit jobs" de David Graeber cover
"Bullshit jobs" de David Graeber cover
EN ROUE LIVRES !

"Bullshit jobs" de David Graeber

"Bullshit jobs" de David Graeber

13min |23/04/2025
Play

Description

Pour David Graeber, un bullshit job (job à la con) « c’est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence, bien que le ‘contrat’ avec son employeur l’oblige à prétendre qu’il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il, sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli, (…), ils savent que tout est construit sur un mensonge. »

Une réflexion qui, de prime abord, peut sembler absurde si, en 2017/2018, des sondages n'avaient pas révélé que 37% des employé.e.s en Grande Bretagne ont affirmé avoir un “boulot à la con” et 13% ont dit n’en être “pas sûrs”. Aux Pays-Bas, 40% ont reconnu que leur travail n’avait aucune bonne raison d’exister...

Dans Bullshit jobs, l'essayiste propose une analyse et ouvre des pistes de réflexion ; une manière de penser autrement le monde du travail et ses interactions… C’est même ainsi qu’il qualifiait son propre métier : « Nous [les anthropologues] avons étudié comment d’autres sociétés fonctionnaient ; nous sommes les gardiens d’un trésor de possibilités qu’il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n’est pas le seul. »

C’est là, à mon sens, le talent de l’auteur : faire passer des idées en se mettant à la place de celles et ceux qui le lisent... quitte à provoquer des contre-analyses, si ce n'est et des débats, qui ont toute leur place pour un sujet qui n'est que trop peu abordé.



Bullshit jobs de David Graeber, traduit en français par Élise Roy, Les Liens qui libèrent, 2018.



Extraits sonores :

  • Interview de David Graeber, La Grande Table, France culture, 10 septembre 2018

  • Générique série CSI (Who are you des Who)

  • Le travail c'est la santé d'Henri Salvador (1965), paroles de Maurice Pon et musique d'Henri Salvador

  • Extrait du film Le Cinquième Élément (1997) de Luc Besson

  • Extrait du sketch La machine à écrire de Jerry Lewis (1964)

  • Extrait du film Astérix et Obélix. Mission Cléopâtre d'Alain Chabat (2002)



Montage et réalisation : Othmane Jmad



Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 6, c'est parti !

  • Speaker #1

    "Les gens le comprennent. Ils comprennent ce qu'est l'effet de leur travail mieux que nous. Les gens ne sont pas idiots. S'ils font quelque chose qui n'a aucun sens, ils le comprennent. Et s'il y a une façon que leur travail est utile aux gens, ils vont le comprendre aussi. Donc il faut croire les gens, il faut leur faire confiance. Quand je regarde des enquêtes qui me disent qu'entre 37 et 40% de gens pensent que leur travail est absurde et que si leur emploi disparaissait, ça ne ferait aucune différence, Moi, ça a été très surprenant pour moi, les résultats de cette enquête."

  • Speaker #0

    Alors, si vous pensez être parmi ces 37 à 40% de gens qui pensent que leur travail est inutile, tendez l'oreille. Sinon, tendez les deux, car ce qui suit intéresse tout le monde, mais vraiment tout le monde. Ces mots, nous les devons à l'anthropologue américain David Graeber, invité dans l'émission La Grande Table sur France Culture en septembre 2018, à l'occasion de la sortie de son livre « Bullshit Jobs » , que l'on pourrait traduire par « Les jobs à la con » , aux éditions Les Liens qui Libèrent. Avant de se pencher sur cet ouvrage, intéressons-nous d'abord à l'auteur, qui est, ou plutôt qui était, puisqu'il est décédé en 2020, David Graber? Anthropologue, on l'a dit, Graeber était aussi une figure de proue du mouvement Occupy Wall Street en 2011. Il a joué un rôle central dans les manifestations qui se sont déroulées à New York. Il est connu pour son sens de la formule et on lui attribue même la paternité du slogan « Nous sommes les 99 » face aux 1% des maîtres du monde, dominant une société de plus en plus inégalitaire. On peut dire sans risque qu'il était incontestablement de gauche, mais pas trop fort, car ça devient apparemment une insulte. David Graeber refusait, à raison, de se faire appeler "l'anarchiste anthropologiste". Il souhaitait séparer son action politique de sa réflexion. Mais ses deux vies publiques se sont sans cesse télescopées. L'anthropologie et l'économie, ses disciplines, nourries des autres sciences humaines, lui servaient à aiguiser cette lucidité, à la faire partager au plus grand nombre possible et à la transformer en moteur pour l'action. Il était très doué pour expliquer le monde, ses paradoxes et ses absurdités de manière accessible et en profondeur. Parmi ses ouvrages, on peut citer « Dette : 5000 ans d'histoire » publié en 2013 dans lequel il renverse les théories admises sur le crédit et sur les fondamentaux dominants de l'économie. On peut citer aussi « Bureaucratie : l'utopie des règles » édité en 2015 qui démontre à quel point formulaires et paperasses administratives sont des instruments de domination qui asservissent plus qu'ils ne libèrent et des vecteurs d'inégalité sociale aggravés. Trois ans plus tard, il réitère avec « Bullshit Jobs » .

  • Speaker #1

    "Le travail, c'est la santé. Rien faire, c'est la conserver. Les prisonniers du boulot font... Pas de vieux os" Comme quoi, de David Graeber à Henri Salvador, il n'y a qu'un pas. Allez, quelques-uns quand même. Mais soit. L'histoire de ce qui deviendra un concept et une expression générique est intéressante. Elle est d'ailleurs racontée par l'auteur lui-même dans la préface de son ouvrage. Cela commence en 2013, quand un nouveau magazine en ligne radical appelé Strike lui demande un article provocateur que personne ne prendrait le risque de publier. Graeber ressort une ébauche qu'il avait dans ses tiroirs et qui reposait sur une intuition et un questionnement qu'il avait eu et que je vous livre : "Nous connaissons tous ces boulots qui, vus de l'extérieur, ne paraissent pas consister en grand-chose. Consultants en ressources humaines, coordinateurs en communication, chercheurs en relations publiques, stratégistes financiers ou avocats d'affaires... ou bien ces personnes très nombreuses dans les cercles universitaires qui passent leur temps à former des commissions au sein desquelles on discute du problème des commissions superflues. Je me suis demandé si ces jobs étaient réellement inutiles, et si ceux qui les occupent en étaient conscients?" Et l'anthropologue poursuit : "D'une certaine manière, en écrivant mon papier, je menais une expérience. J'étais curieux, curieux de voir les réactions qu'il susciterait." Et des réactions, il y en a eu, c'est le moins que l'on puisse dire! Dans les semaines qui suivent la publication de l'article de Graeber, plus d'un million de lecteurs et de lectrices se connectent sur Strike, faisant planter le site à plusieurs reprises. L'article est traduit dans plus de dix langues et l'expression « bullshit job » commence à être utilisée donnant naissance à plusieurs blogs. Des gens lui écrivent du monde entier pour réagir et témoigner, à tel point que cela titille encore plus sa curiosité, et qu'il décide de mener une enquête plus approfondie, enquête qui aboutit au livre dont je vous parle aujourd'hui. Mais attention, Graeber ne cède pas à la facilité de la formule. Dans un premier chapitre (l'ouvrage en compte 7), il nous invite à suivre sa méthodologie, grâce à des centaines de commentaires, d'exemples réels et de résultats d'études, pour construire la définition suivante du « bullshit job » . Pour lui, "c'est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l'existence, bien que le 'contrat' avec son employeur l'oblige à prétendre qu'il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il, sont souvent entourés d'honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (...). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n'avoir rien accompli, (...), ils savent que tout est construit sur un mensonge." Il est important de noter que Graeber va de la perception des individus vis-à-vis de leur job et non de la sienne. D'ailleurs, peu de temps après la publication de son article, certains instituts de sondage se sont emparés du sujet. Et on revient aux chiffres qu'il mentionnait en début de cet épisode. 37% des employés en Grande-Bretagne ont affirmé avoir un boulot à la con et 13% ont dit n'en être pas sûr. Aux Pays-Bas, ce sont 40% qui ont reconnu que leur travail n'avait aucune bonne raison d'exister. David Graeber a admis plus tard que ces chiffres allaient bien au-delà de ce qu'il avait imaginé au moment où il avait écrit son papier. Après la définition, il propose dans le second chapitre une typologie des jobs à la con. Et là encore, son sens de la formule, de la pédagogie et de la dérision sont au rendez-vous. Jugez-en par vous-même. Nous avons les larbins, servant à mettre en valeur les supérieurs hiérarchiques ou les clients. Les porte-flingues, recrutés car les concurrents emploient déjà quelqu'un à ce poste. Le travail des porte-flingues a évidemment une dimension agressive. Les rafistoleurs, employés pour résoudre des problèmes qui auraient pu être évités. Les petits chefs, surveillant des personnes travaillant. déjà de façon autonome, et les cocheurs de cases recrutés pour permettre à une organisation de prétendre qu'elle traite un problème qu'elle n'a aucune intention de résoudre. À ce stade, vous pourriez vous dire qu'au contraire, plusieurs personnes seraient plutôt contentes d'être finalement payées à ne rien faire. Par exemple, aller au hasard au hasard dans l'Administration. Mais voilà, Graeber bat en brèche ces deux idées dans les chapitres 3 et 4. Il pointe du doigt l'importance de la quête de sens inhérente à tout individu et qui fait que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, être payé à ne rien faire n'est pas une si belle affaire que cela. Il met l'accent sur ce qu'il appelle la violence spirituelle, en faisant notamment appel à des études de psychologues qui montrent qu'un être humain incapable d'avoir un impact significatif sur le monde cesse d'exister. ( Alors, certains gagneraient à avoir moins d'impact à mon avis, mais ça, c'est une autre histoire.) David Graeber met en évidence les dépressions et les anxiétés, mais aussi tout un florilège de maladies psychosomatiques et un tas de symptômes qui disparaissent au moment où l'on donne à ces personnes une vraie tâche à accomplir dans leur travail, ou un vrai travail. Selon lui, le coût médical, psychologique, pour la société de ces emplois inutiles est certes incalculable, mais il est gigantesque, sans parler du coût de l'augmentation de la violence. Quant à la question des jobs à la con, cantonnés au secteur public ou à l'Administration, il y a tout un sous-chapitre qui lui est dédié. Autre incohérence qui pourrait être pointée du doigt est cette question qu'il pose : Comment se fait-il qu'un système qui traque tout coût superflu permette la prolifération de ces bullshit jobs ? Sauf que, pour l'auteur, nous assistons depuis quelques décennies au fait que la valeur produite par la productivité ne profite plus qu'aux couches managériales. Les emplois d'ouvriers (et autres emplois non bullshit) ont été supprimés pour créer des couches supplémentaires de personnel hiérarchique et administratif. Dans les cinquièmes et sixièmes chapitres, il appelle ce phénomène la montée en puissance du féodalisme managérial. Sans oublier que, pour lui, l'augmentation des bullshit jobs a beaucoup à voir avec l'importance croissante de la finance, qui a déclenché, écrit-il, "un cercle vicieux dans lequel les travailleurs se sont sentis de moins en moins loyaux vis-à-vis de leur employeur, qui étaient de moins en moins loyal envers eux, ce qui a fait qu'il a davantage fallu les gérer et les contrôler." Vient alors le septième et dernier chapitre, si vous avez bien suivi, qui évoque les conséquences politiques des bullshit jobs et comment y remédier avec des mesures comme le revenu universel de base qui permettrait de déconnecter le travail de la rémunération afin qu'il ne soit plus considéré comme le fondement de la production et de la distribution. Dès lors, chaque personne pourrait choisir les activités auxquelles consacrer son temps. Les bullshit jobs que certains et certaines sont forcés de garder pour conserver un salaire pourraient alors disparaître. Bien entendu, après sa publication, cet essai a fait l'objet de nombreuses contre-analyses, pour ne pas dire de débats. Ce qui est plutôt sain, je trouve. Des politologues, comme la Française Béatrice Hibou, refusent le fait qu'il existerait des boulots à la con, mais qu'il y aurait plutôt une part de tâche à la con dans certains jobs. Pour des philosophes, comme le Canadien Alain Deneault, c'est l'organisation actuelle du monde du travail qui serait à remettre en cause. Et quelques psychologues, comme la Suisse Nadia Droz, préfèrent parler de "démission intérieure". En conclusion, vous n'avez absolument pas besoin d'être d'accord avec tout ce qui est évoqué dans cet ouvrage, pas plus qu'un autre d'ailleurs. Graeber a proposé une analyse et a ouvert des pistes de réflexion, une manière de penser autrement le monde du travail et ses interactions. C'est même ainsi qu'il qualifiait son propre métier : "Nous, (les anthropologues), avons étudié comment d'autres sociétés fonctionnaient. Nous sommes les gardiens d'un trésor de possibilités qu'il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n'est pas le seul." Et c'est là, à mon sens, le talent de l'auteur. Faire passer des idées en se mettant à la place de celles et ceux qui le lisent. En parcourant ses pages, vous vivrez avec Appolonia, Oscar, Ramadan, Rachel, Eric... puisque l'ouvrage regorge de témoignages dont Graeber se sert tout au long de son raisonnement, sans négliger la documentation de rapports et d'études. Vous tomberez sur des références ou des clins d'œil à Orwell, ce qui n'est pas très surprenant, mais, ce qui l'est plus, à Ibn Khaldoun, à Confucius, à Dostoïevski ou encore à Game of Thrones, à Star Trek, ou même au Parrain. Et je parie que vous allez aussi sourire, voire franchement rire, parce que Graeber ne manque pas d'humour, noir voire très noir parfois mais toujours très très bien trouvé. Je m'appelle Loubna Serra et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques Cet épisode était consacré au livre "Bullshit Jobs" de David Graeber. Un essai traduit en français par Elise Roy et publié en 2018 aux éditions Les Liens qui Libèrent. Merci infiniment à Othmane Jmad pour la réalisation, merci à Boucha El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!

Description

Pour David Graeber, un bullshit job (job à la con) « c’est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence, bien que le ‘contrat’ avec son employeur l’oblige à prétendre qu’il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il, sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli, (…), ils savent que tout est construit sur un mensonge. »

Une réflexion qui, de prime abord, peut sembler absurde si, en 2017/2018, des sondages n'avaient pas révélé que 37% des employé.e.s en Grande Bretagne ont affirmé avoir un “boulot à la con” et 13% ont dit n’en être “pas sûrs”. Aux Pays-Bas, 40% ont reconnu que leur travail n’avait aucune bonne raison d’exister...

Dans Bullshit jobs, l'essayiste propose une analyse et ouvre des pistes de réflexion ; une manière de penser autrement le monde du travail et ses interactions… C’est même ainsi qu’il qualifiait son propre métier : « Nous [les anthropologues] avons étudié comment d’autres sociétés fonctionnaient ; nous sommes les gardiens d’un trésor de possibilités qu’il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n’est pas le seul. »

C’est là, à mon sens, le talent de l’auteur : faire passer des idées en se mettant à la place de celles et ceux qui le lisent... quitte à provoquer des contre-analyses, si ce n'est et des débats, qui ont toute leur place pour un sujet qui n'est que trop peu abordé.



Bullshit jobs de David Graeber, traduit en français par Élise Roy, Les Liens qui libèrent, 2018.



Extraits sonores :

  • Interview de David Graeber, La Grande Table, France culture, 10 septembre 2018

  • Générique série CSI (Who are you des Who)

  • Le travail c'est la santé d'Henri Salvador (1965), paroles de Maurice Pon et musique d'Henri Salvador

  • Extrait du film Le Cinquième Élément (1997) de Luc Besson

  • Extrait du sketch La machine à écrire de Jerry Lewis (1964)

  • Extrait du film Astérix et Obélix. Mission Cléopâtre d'Alain Chabat (2002)



Montage et réalisation : Othmane Jmad



Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 6, c'est parti !

  • Speaker #1

    "Les gens le comprennent. Ils comprennent ce qu'est l'effet de leur travail mieux que nous. Les gens ne sont pas idiots. S'ils font quelque chose qui n'a aucun sens, ils le comprennent. Et s'il y a une façon que leur travail est utile aux gens, ils vont le comprendre aussi. Donc il faut croire les gens, il faut leur faire confiance. Quand je regarde des enquêtes qui me disent qu'entre 37 et 40% de gens pensent que leur travail est absurde et que si leur emploi disparaissait, ça ne ferait aucune différence, Moi, ça a été très surprenant pour moi, les résultats de cette enquête."

  • Speaker #0

    Alors, si vous pensez être parmi ces 37 à 40% de gens qui pensent que leur travail est inutile, tendez l'oreille. Sinon, tendez les deux, car ce qui suit intéresse tout le monde, mais vraiment tout le monde. Ces mots, nous les devons à l'anthropologue américain David Graeber, invité dans l'émission La Grande Table sur France Culture en septembre 2018, à l'occasion de la sortie de son livre « Bullshit Jobs » , que l'on pourrait traduire par « Les jobs à la con » , aux éditions Les Liens qui Libèrent. Avant de se pencher sur cet ouvrage, intéressons-nous d'abord à l'auteur, qui est, ou plutôt qui était, puisqu'il est décédé en 2020, David Graber? Anthropologue, on l'a dit, Graeber était aussi une figure de proue du mouvement Occupy Wall Street en 2011. Il a joué un rôle central dans les manifestations qui se sont déroulées à New York. Il est connu pour son sens de la formule et on lui attribue même la paternité du slogan « Nous sommes les 99 » face aux 1% des maîtres du monde, dominant une société de plus en plus inégalitaire. On peut dire sans risque qu'il était incontestablement de gauche, mais pas trop fort, car ça devient apparemment une insulte. David Graeber refusait, à raison, de se faire appeler "l'anarchiste anthropologiste". Il souhaitait séparer son action politique de sa réflexion. Mais ses deux vies publiques se sont sans cesse télescopées. L'anthropologie et l'économie, ses disciplines, nourries des autres sciences humaines, lui servaient à aiguiser cette lucidité, à la faire partager au plus grand nombre possible et à la transformer en moteur pour l'action. Il était très doué pour expliquer le monde, ses paradoxes et ses absurdités de manière accessible et en profondeur. Parmi ses ouvrages, on peut citer « Dette : 5000 ans d'histoire » publié en 2013 dans lequel il renverse les théories admises sur le crédit et sur les fondamentaux dominants de l'économie. On peut citer aussi « Bureaucratie : l'utopie des règles » édité en 2015 qui démontre à quel point formulaires et paperasses administratives sont des instruments de domination qui asservissent plus qu'ils ne libèrent et des vecteurs d'inégalité sociale aggravés. Trois ans plus tard, il réitère avec « Bullshit Jobs » .

  • Speaker #1

    "Le travail, c'est la santé. Rien faire, c'est la conserver. Les prisonniers du boulot font... Pas de vieux os" Comme quoi, de David Graeber à Henri Salvador, il n'y a qu'un pas. Allez, quelques-uns quand même. Mais soit. L'histoire de ce qui deviendra un concept et une expression générique est intéressante. Elle est d'ailleurs racontée par l'auteur lui-même dans la préface de son ouvrage. Cela commence en 2013, quand un nouveau magazine en ligne radical appelé Strike lui demande un article provocateur que personne ne prendrait le risque de publier. Graeber ressort une ébauche qu'il avait dans ses tiroirs et qui reposait sur une intuition et un questionnement qu'il avait eu et que je vous livre : "Nous connaissons tous ces boulots qui, vus de l'extérieur, ne paraissent pas consister en grand-chose. Consultants en ressources humaines, coordinateurs en communication, chercheurs en relations publiques, stratégistes financiers ou avocats d'affaires... ou bien ces personnes très nombreuses dans les cercles universitaires qui passent leur temps à former des commissions au sein desquelles on discute du problème des commissions superflues. Je me suis demandé si ces jobs étaient réellement inutiles, et si ceux qui les occupent en étaient conscients?" Et l'anthropologue poursuit : "D'une certaine manière, en écrivant mon papier, je menais une expérience. J'étais curieux, curieux de voir les réactions qu'il susciterait." Et des réactions, il y en a eu, c'est le moins que l'on puisse dire! Dans les semaines qui suivent la publication de l'article de Graeber, plus d'un million de lecteurs et de lectrices se connectent sur Strike, faisant planter le site à plusieurs reprises. L'article est traduit dans plus de dix langues et l'expression « bullshit job » commence à être utilisée donnant naissance à plusieurs blogs. Des gens lui écrivent du monde entier pour réagir et témoigner, à tel point que cela titille encore plus sa curiosité, et qu'il décide de mener une enquête plus approfondie, enquête qui aboutit au livre dont je vous parle aujourd'hui. Mais attention, Graeber ne cède pas à la facilité de la formule. Dans un premier chapitre (l'ouvrage en compte 7), il nous invite à suivre sa méthodologie, grâce à des centaines de commentaires, d'exemples réels et de résultats d'études, pour construire la définition suivante du « bullshit job » . Pour lui, "c'est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l'existence, bien que le 'contrat' avec son employeur l'oblige à prétendre qu'il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il, sont souvent entourés d'honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (...). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n'avoir rien accompli, (...), ils savent que tout est construit sur un mensonge." Il est important de noter que Graeber va de la perception des individus vis-à-vis de leur job et non de la sienne. D'ailleurs, peu de temps après la publication de son article, certains instituts de sondage se sont emparés du sujet. Et on revient aux chiffres qu'il mentionnait en début de cet épisode. 37% des employés en Grande-Bretagne ont affirmé avoir un boulot à la con et 13% ont dit n'en être pas sûr. Aux Pays-Bas, ce sont 40% qui ont reconnu que leur travail n'avait aucune bonne raison d'exister. David Graeber a admis plus tard que ces chiffres allaient bien au-delà de ce qu'il avait imaginé au moment où il avait écrit son papier. Après la définition, il propose dans le second chapitre une typologie des jobs à la con. Et là encore, son sens de la formule, de la pédagogie et de la dérision sont au rendez-vous. Jugez-en par vous-même. Nous avons les larbins, servant à mettre en valeur les supérieurs hiérarchiques ou les clients. Les porte-flingues, recrutés car les concurrents emploient déjà quelqu'un à ce poste. Le travail des porte-flingues a évidemment une dimension agressive. Les rafistoleurs, employés pour résoudre des problèmes qui auraient pu être évités. Les petits chefs, surveillant des personnes travaillant. déjà de façon autonome, et les cocheurs de cases recrutés pour permettre à une organisation de prétendre qu'elle traite un problème qu'elle n'a aucune intention de résoudre. À ce stade, vous pourriez vous dire qu'au contraire, plusieurs personnes seraient plutôt contentes d'être finalement payées à ne rien faire. Par exemple, aller au hasard au hasard dans l'Administration. Mais voilà, Graeber bat en brèche ces deux idées dans les chapitres 3 et 4. Il pointe du doigt l'importance de la quête de sens inhérente à tout individu et qui fait que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, être payé à ne rien faire n'est pas une si belle affaire que cela. Il met l'accent sur ce qu'il appelle la violence spirituelle, en faisant notamment appel à des études de psychologues qui montrent qu'un être humain incapable d'avoir un impact significatif sur le monde cesse d'exister. ( Alors, certains gagneraient à avoir moins d'impact à mon avis, mais ça, c'est une autre histoire.) David Graeber met en évidence les dépressions et les anxiétés, mais aussi tout un florilège de maladies psychosomatiques et un tas de symptômes qui disparaissent au moment où l'on donne à ces personnes une vraie tâche à accomplir dans leur travail, ou un vrai travail. Selon lui, le coût médical, psychologique, pour la société de ces emplois inutiles est certes incalculable, mais il est gigantesque, sans parler du coût de l'augmentation de la violence. Quant à la question des jobs à la con, cantonnés au secteur public ou à l'Administration, il y a tout un sous-chapitre qui lui est dédié. Autre incohérence qui pourrait être pointée du doigt est cette question qu'il pose : Comment se fait-il qu'un système qui traque tout coût superflu permette la prolifération de ces bullshit jobs ? Sauf que, pour l'auteur, nous assistons depuis quelques décennies au fait que la valeur produite par la productivité ne profite plus qu'aux couches managériales. Les emplois d'ouvriers (et autres emplois non bullshit) ont été supprimés pour créer des couches supplémentaires de personnel hiérarchique et administratif. Dans les cinquièmes et sixièmes chapitres, il appelle ce phénomène la montée en puissance du féodalisme managérial. Sans oublier que, pour lui, l'augmentation des bullshit jobs a beaucoup à voir avec l'importance croissante de la finance, qui a déclenché, écrit-il, "un cercle vicieux dans lequel les travailleurs se sont sentis de moins en moins loyaux vis-à-vis de leur employeur, qui étaient de moins en moins loyal envers eux, ce qui a fait qu'il a davantage fallu les gérer et les contrôler." Vient alors le septième et dernier chapitre, si vous avez bien suivi, qui évoque les conséquences politiques des bullshit jobs et comment y remédier avec des mesures comme le revenu universel de base qui permettrait de déconnecter le travail de la rémunération afin qu'il ne soit plus considéré comme le fondement de la production et de la distribution. Dès lors, chaque personne pourrait choisir les activités auxquelles consacrer son temps. Les bullshit jobs que certains et certaines sont forcés de garder pour conserver un salaire pourraient alors disparaître. Bien entendu, après sa publication, cet essai a fait l'objet de nombreuses contre-analyses, pour ne pas dire de débats. Ce qui est plutôt sain, je trouve. Des politologues, comme la Française Béatrice Hibou, refusent le fait qu'il existerait des boulots à la con, mais qu'il y aurait plutôt une part de tâche à la con dans certains jobs. Pour des philosophes, comme le Canadien Alain Deneault, c'est l'organisation actuelle du monde du travail qui serait à remettre en cause. Et quelques psychologues, comme la Suisse Nadia Droz, préfèrent parler de "démission intérieure". En conclusion, vous n'avez absolument pas besoin d'être d'accord avec tout ce qui est évoqué dans cet ouvrage, pas plus qu'un autre d'ailleurs. Graeber a proposé une analyse et a ouvert des pistes de réflexion, une manière de penser autrement le monde du travail et ses interactions. C'est même ainsi qu'il qualifiait son propre métier : "Nous, (les anthropologues), avons étudié comment d'autres sociétés fonctionnaient. Nous sommes les gardiens d'un trésor de possibilités qu'il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n'est pas le seul." Et c'est là, à mon sens, le talent de l'auteur. Faire passer des idées en se mettant à la place de celles et ceux qui le lisent. En parcourant ses pages, vous vivrez avec Appolonia, Oscar, Ramadan, Rachel, Eric... puisque l'ouvrage regorge de témoignages dont Graeber se sert tout au long de son raisonnement, sans négliger la documentation de rapports et d'études. Vous tomberez sur des références ou des clins d'œil à Orwell, ce qui n'est pas très surprenant, mais, ce qui l'est plus, à Ibn Khaldoun, à Confucius, à Dostoïevski ou encore à Game of Thrones, à Star Trek, ou même au Parrain. Et je parie que vous allez aussi sourire, voire franchement rire, parce que Graeber ne manque pas d'humour, noir voire très noir parfois mais toujours très très bien trouvé. Je m'appelle Loubna Serra et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques Cet épisode était consacré au livre "Bullshit Jobs" de David Graeber. Un essai traduit en français par Elise Roy et publié en 2018 aux éditions Les Liens qui Libèrent. Merci infiniment à Othmane Jmad pour la réalisation, merci à Boucha El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!

Share

Embed

You may also like

Description

Pour David Graeber, un bullshit job (job à la con) « c’est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence, bien que le ‘contrat’ avec son employeur l’oblige à prétendre qu’il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il, sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli, (…), ils savent que tout est construit sur un mensonge. »

Une réflexion qui, de prime abord, peut sembler absurde si, en 2017/2018, des sondages n'avaient pas révélé que 37% des employé.e.s en Grande Bretagne ont affirmé avoir un “boulot à la con” et 13% ont dit n’en être “pas sûrs”. Aux Pays-Bas, 40% ont reconnu que leur travail n’avait aucune bonne raison d’exister...

Dans Bullshit jobs, l'essayiste propose une analyse et ouvre des pistes de réflexion ; une manière de penser autrement le monde du travail et ses interactions… C’est même ainsi qu’il qualifiait son propre métier : « Nous [les anthropologues] avons étudié comment d’autres sociétés fonctionnaient ; nous sommes les gardiens d’un trésor de possibilités qu’il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n’est pas le seul. »

C’est là, à mon sens, le talent de l’auteur : faire passer des idées en se mettant à la place de celles et ceux qui le lisent... quitte à provoquer des contre-analyses, si ce n'est et des débats, qui ont toute leur place pour un sujet qui n'est que trop peu abordé.



Bullshit jobs de David Graeber, traduit en français par Élise Roy, Les Liens qui libèrent, 2018.



Extraits sonores :

  • Interview de David Graeber, La Grande Table, France culture, 10 septembre 2018

  • Générique série CSI (Who are you des Who)

  • Le travail c'est la santé d'Henri Salvador (1965), paroles de Maurice Pon et musique d'Henri Salvador

  • Extrait du film Le Cinquième Élément (1997) de Luc Besson

  • Extrait du sketch La machine à écrire de Jerry Lewis (1964)

  • Extrait du film Astérix et Obélix. Mission Cléopâtre d'Alain Chabat (2002)



Montage et réalisation : Othmane Jmad



Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 6, c'est parti !

  • Speaker #1

    "Les gens le comprennent. Ils comprennent ce qu'est l'effet de leur travail mieux que nous. Les gens ne sont pas idiots. S'ils font quelque chose qui n'a aucun sens, ils le comprennent. Et s'il y a une façon que leur travail est utile aux gens, ils vont le comprendre aussi. Donc il faut croire les gens, il faut leur faire confiance. Quand je regarde des enquêtes qui me disent qu'entre 37 et 40% de gens pensent que leur travail est absurde et que si leur emploi disparaissait, ça ne ferait aucune différence, Moi, ça a été très surprenant pour moi, les résultats de cette enquête."

  • Speaker #0

    Alors, si vous pensez être parmi ces 37 à 40% de gens qui pensent que leur travail est inutile, tendez l'oreille. Sinon, tendez les deux, car ce qui suit intéresse tout le monde, mais vraiment tout le monde. Ces mots, nous les devons à l'anthropologue américain David Graeber, invité dans l'émission La Grande Table sur France Culture en septembre 2018, à l'occasion de la sortie de son livre « Bullshit Jobs » , que l'on pourrait traduire par « Les jobs à la con » , aux éditions Les Liens qui Libèrent. Avant de se pencher sur cet ouvrage, intéressons-nous d'abord à l'auteur, qui est, ou plutôt qui était, puisqu'il est décédé en 2020, David Graber? Anthropologue, on l'a dit, Graeber était aussi une figure de proue du mouvement Occupy Wall Street en 2011. Il a joué un rôle central dans les manifestations qui se sont déroulées à New York. Il est connu pour son sens de la formule et on lui attribue même la paternité du slogan « Nous sommes les 99 » face aux 1% des maîtres du monde, dominant une société de plus en plus inégalitaire. On peut dire sans risque qu'il était incontestablement de gauche, mais pas trop fort, car ça devient apparemment une insulte. David Graeber refusait, à raison, de se faire appeler "l'anarchiste anthropologiste". Il souhaitait séparer son action politique de sa réflexion. Mais ses deux vies publiques se sont sans cesse télescopées. L'anthropologie et l'économie, ses disciplines, nourries des autres sciences humaines, lui servaient à aiguiser cette lucidité, à la faire partager au plus grand nombre possible et à la transformer en moteur pour l'action. Il était très doué pour expliquer le monde, ses paradoxes et ses absurdités de manière accessible et en profondeur. Parmi ses ouvrages, on peut citer « Dette : 5000 ans d'histoire » publié en 2013 dans lequel il renverse les théories admises sur le crédit et sur les fondamentaux dominants de l'économie. On peut citer aussi « Bureaucratie : l'utopie des règles » édité en 2015 qui démontre à quel point formulaires et paperasses administratives sont des instruments de domination qui asservissent plus qu'ils ne libèrent et des vecteurs d'inégalité sociale aggravés. Trois ans plus tard, il réitère avec « Bullshit Jobs » .

  • Speaker #1

    "Le travail, c'est la santé. Rien faire, c'est la conserver. Les prisonniers du boulot font... Pas de vieux os" Comme quoi, de David Graeber à Henri Salvador, il n'y a qu'un pas. Allez, quelques-uns quand même. Mais soit. L'histoire de ce qui deviendra un concept et une expression générique est intéressante. Elle est d'ailleurs racontée par l'auteur lui-même dans la préface de son ouvrage. Cela commence en 2013, quand un nouveau magazine en ligne radical appelé Strike lui demande un article provocateur que personne ne prendrait le risque de publier. Graeber ressort une ébauche qu'il avait dans ses tiroirs et qui reposait sur une intuition et un questionnement qu'il avait eu et que je vous livre : "Nous connaissons tous ces boulots qui, vus de l'extérieur, ne paraissent pas consister en grand-chose. Consultants en ressources humaines, coordinateurs en communication, chercheurs en relations publiques, stratégistes financiers ou avocats d'affaires... ou bien ces personnes très nombreuses dans les cercles universitaires qui passent leur temps à former des commissions au sein desquelles on discute du problème des commissions superflues. Je me suis demandé si ces jobs étaient réellement inutiles, et si ceux qui les occupent en étaient conscients?" Et l'anthropologue poursuit : "D'une certaine manière, en écrivant mon papier, je menais une expérience. J'étais curieux, curieux de voir les réactions qu'il susciterait." Et des réactions, il y en a eu, c'est le moins que l'on puisse dire! Dans les semaines qui suivent la publication de l'article de Graeber, plus d'un million de lecteurs et de lectrices se connectent sur Strike, faisant planter le site à plusieurs reprises. L'article est traduit dans plus de dix langues et l'expression « bullshit job » commence à être utilisée donnant naissance à plusieurs blogs. Des gens lui écrivent du monde entier pour réagir et témoigner, à tel point que cela titille encore plus sa curiosité, et qu'il décide de mener une enquête plus approfondie, enquête qui aboutit au livre dont je vous parle aujourd'hui. Mais attention, Graeber ne cède pas à la facilité de la formule. Dans un premier chapitre (l'ouvrage en compte 7), il nous invite à suivre sa méthodologie, grâce à des centaines de commentaires, d'exemples réels et de résultats d'études, pour construire la définition suivante du « bullshit job » . Pour lui, "c'est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l'existence, bien que le 'contrat' avec son employeur l'oblige à prétendre qu'il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il, sont souvent entourés d'honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (...). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n'avoir rien accompli, (...), ils savent que tout est construit sur un mensonge." Il est important de noter que Graeber va de la perception des individus vis-à-vis de leur job et non de la sienne. D'ailleurs, peu de temps après la publication de son article, certains instituts de sondage se sont emparés du sujet. Et on revient aux chiffres qu'il mentionnait en début de cet épisode. 37% des employés en Grande-Bretagne ont affirmé avoir un boulot à la con et 13% ont dit n'en être pas sûr. Aux Pays-Bas, ce sont 40% qui ont reconnu que leur travail n'avait aucune bonne raison d'exister. David Graeber a admis plus tard que ces chiffres allaient bien au-delà de ce qu'il avait imaginé au moment où il avait écrit son papier. Après la définition, il propose dans le second chapitre une typologie des jobs à la con. Et là encore, son sens de la formule, de la pédagogie et de la dérision sont au rendez-vous. Jugez-en par vous-même. Nous avons les larbins, servant à mettre en valeur les supérieurs hiérarchiques ou les clients. Les porte-flingues, recrutés car les concurrents emploient déjà quelqu'un à ce poste. Le travail des porte-flingues a évidemment une dimension agressive. Les rafistoleurs, employés pour résoudre des problèmes qui auraient pu être évités. Les petits chefs, surveillant des personnes travaillant. déjà de façon autonome, et les cocheurs de cases recrutés pour permettre à une organisation de prétendre qu'elle traite un problème qu'elle n'a aucune intention de résoudre. À ce stade, vous pourriez vous dire qu'au contraire, plusieurs personnes seraient plutôt contentes d'être finalement payées à ne rien faire. Par exemple, aller au hasard au hasard dans l'Administration. Mais voilà, Graeber bat en brèche ces deux idées dans les chapitres 3 et 4. Il pointe du doigt l'importance de la quête de sens inhérente à tout individu et qui fait que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, être payé à ne rien faire n'est pas une si belle affaire que cela. Il met l'accent sur ce qu'il appelle la violence spirituelle, en faisant notamment appel à des études de psychologues qui montrent qu'un être humain incapable d'avoir un impact significatif sur le monde cesse d'exister. ( Alors, certains gagneraient à avoir moins d'impact à mon avis, mais ça, c'est une autre histoire.) David Graeber met en évidence les dépressions et les anxiétés, mais aussi tout un florilège de maladies psychosomatiques et un tas de symptômes qui disparaissent au moment où l'on donne à ces personnes une vraie tâche à accomplir dans leur travail, ou un vrai travail. Selon lui, le coût médical, psychologique, pour la société de ces emplois inutiles est certes incalculable, mais il est gigantesque, sans parler du coût de l'augmentation de la violence. Quant à la question des jobs à la con, cantonnés au secteur public ou à l'Administration, il y a tout un sous-chapitre qui lui est dédié. Autre incohérence qui pourrait être pointée du doigt est cette question qu'il pose : Comment se fait-il qu'un système qui traque tout coût superflu permette la prolifération de ces bullshit jobs ? Sauf que, pour l'auteur, nous assistons depuis quelques décennies au fait que la valeur produite par la productivité ne profite plus qu'aux couches managériales. Les emplois d'ouvriers (et autres emplois non bullshit) ont été supprimés pour créer des couches supplémentaires de personnel hiérarchique et administratif. Dans les cinquièmes et sixièmes chapitres, il appelle ce phénomène la montée en puissance du féodalisme managérial. Sans oublier que, pour lui, l'augmentation des bullshit jobs a beaucoup à voir avec l'importance croissante de la finance, qui a déclenché, écrit-il, "un cercle vicieux dans lequel les travailleurs se sont sentis de moins en moins loyaux vis-à-vis de leur employeur, qui étaient de moins en moins loyal envers eux, ce qui a fait qu'il a davantage fallu les gérer et les contrôler." Vient alors le septième et dernier chapitre, si vous avez bien suivi, qui évoque les conséquences politiques des bullshit jobs et comment y remédier avec des mesures comme le revenu universel de base qui permettrait de déconnecter le travail de la rémunération afin qu'il ne soit plus considéré comme le fondement de la production et de la distribution. Dès lors, chaque personne pourrait choisir les activités auxquelles consacrer son temps. Les bullshit jobs que certains et certaines sont forcés de garder pour conserver un salaire pourraient alors disparaître. Bien entendu, après sa publication, cet essai a fait l'objet de nombreuses contre-analyses, pour ne pas dire de débats. Ce qui est plutôt sain, je trouve. Des politologues, comme la Française Béatrice Hibou, refusent le fait qu'il existerait des boulots à la con, mais qu'il y aurait plutôt une part de tâche à la con dans certains jobs. Pour des philosophes, comme le Canadien Alain Deneault, c'est l'organisation actuelle du monde du travail qui serait à remettre en cause. Et quelques psychologues, comme la Suisse Nadia Droz, préfèrent parler de "démission intérieure". En conclusion, vous n'avez absolument pas besoin d'être d'accord avec tout ce qui est évoqué dans cet ouvrage, pas plus qu'un autre d'ailleurs. Graeber a proposé une analyse et a ouvert des pistes de réflexion, une manière de penser autrement le monde du travail et ses interactions. C'est même ainsi qu'il qualifiait son propre métier : "Nous, (les anthropologues), avons étudié comment d'autres sociétés fonctionnaient. Nous sommes les gardiens d'un trésor de possibilités qu'il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n'est pas le seul." Et c'est là, à mon sens, le talent de l'auteur. Faire passer des idées en se mettant à la place de celles et ceux qui le lisent. En parcourant ses pages, vous vivrez avec Appolonia, Oscar, Ramadan, Rachel, Eric... puisque l'ouvrage regorge de témoignages dont Graeber se sert tout au long de son raisonnement, sans négliger la documentation de rapports et d'études. Vous tomberez sur des références ou des clins d'œil à Orwell, ce qui n'est pas très surprenant, mais, ce qui l'est plus, à Ibn Khaldoun, à Confucius, à Dostoïevski ou encore à Game of Thrones, à Star Trek, ou même au Parrain. Et je parie que vous allez aussi sourire, voire franchement rire, parce que Graeber ne manque pas d'humour, noir voire très noir parfois mais toujours très très bien trouvé. Je m'appelle Loubna Serra et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques Cet épisode était consacré au livre "Bullshit Jobs" de David Graeber. Un essai traduit en français par Elise Roy et publié en 2018 aux éditions Les Liens qui Libèrent. Merci infiniment à Othmane Jmad pour la réalisation, merci à Boucha El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!

Description

Pour David Graeber, un bullshit job (job à la con) « c’est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence, bien que le ‘contrat’ avec son employeur l’oblige à prétendre qu’il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il, sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli, (…), ils savent que tout est construit sur un mensonge. »

Une réflexion qui, de prime abord, peut sembler absurde si, en 2017/2018, des sondages n'avaient pas révélé que 37% des employé.e.s en Grande Bretagne ont affirmé avoir un “boulot à la con” et 13% ont dit n’en être “pas sûrs”. Aux Pays-Bas, 40% ont reconnu que leur travail n’avait aucune bonne raison d’exister...

Dans Bullshit jobs, l'essayiste propose une analyse et ouvre des pistes de réflexion ; une manière de penser autrement le monde du travail et ses interactions… C’est même ainsi qu’il qualifiait son propre métier : « Nous [les anthropologues] avons étudié comment d’autres sociétés fonctionnaient ; nous sommes les gardiens d’un trésor de possibilités qu’il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n’est pas le seul. »

C’est là, à mon sens, le talent de l’auteur : faire passer des idées en se mettant à la place de celles et ceux qui le lisent... quitte à provoquer des contre-analyses, si ce n'est et des débats, qui ont toute leur place pour un sujet qui n'est que trop peu abordé.



Bullshit jobs de David Graeber, traduit en français par Élise Roy, Les Liens qui libèrent, 2018.



Extraits sonores :

  • Interview de David Graeber, La Grande Table, France culture, 10 septembre 2018

  • Générique série CSI (Who are you des Who)

  • Le travail c'est la santé d'Henri Salvador (1965), paroles de Maurice Pon et musique d'Henri Salvador

  • Extrait du film Le Cinquième Élément (1997) de Luc Besson

  • Extrait du sketch La machine à écrire de Jerry Lewis (1964)

  • Extrait du film Astérix et Obélix. Mission Cléopâtre d'Alain Chabat (2002)



Montage et réalisation : Othmane Jmad



Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 6, c'est parti !

  • Speaker #1

    "Les gens le comprennent. Ils comprennent ce qu'est l'effet de leur travail mieux que nous. Les gens ne sont pas idiots. S'ils font quelque chose qui n'a aucun sens, ils le comprennent. Et s'il y a une façon que leur travail est utile aux gens, ils vont le comprendre aussi. Donc il faut croire les gens, il faut leur faire confiance. Quand je regarde des enquêtes qui me disent qu'entre 37 et 40% de gens pensent que leur travail est absurde et que si leur emploi disparaissait, ça ne ferait aucune différence, Moi, ça a été très surprenant pour moi, les résultats de cette enquête."

  • Speaker #0

    Alors, si vous pensez être parmi ces 37 à 40% de gens qui pensent que leur travail est inutile, tendez l'oreille. Sinon, tendez les deux, car ce qui suit intéresse tout le monde, mais vraiment tout le monde. Ces mots, nous les devons à l'anthropologue américain David Graeber, invité dans l'émission La Grande Table sur France Culture en septembre 2018, à l'occasion de la sortie de son livre « Bullshit Jobs » , que l'on pourrait traduire par « Les jobs à la con » , aux éditions Les Liens qui Libèrent. Avant de se pencher sur cet ouvrage, intéressons-nous d'abord à l'auteur, qui est, ou plutôt qui était, puisqu'il est décédé en 2020, David Graber? Anthropologue, on l'a dit, Graeber était aussi une figure de proue du mouvement Occupy Wall Street en 2011. Il a joué un rôle central dans les manifestations qui se sont déroulées à New York. Il est connu pour son sens de la formule et on lui attribue même la paternité du slogan « Nous sommes les 99 » face aux 1% des maîtres du monde, dominant une société de plus en plus inégalitaire. On peut dire sans risque qu'il était incontestablement de gauche, mais pas trop fort, car ça devient apparemment une insulte. David Graeber refusait, à raison, de se faire appeler "l'anarchiste anthropologiste". Il souhaitait séparer son action politique de sa réflexion. Mais ses deux vies publiques se sont sans cesse télescopées. L'anthropologie et l'économie, ses disciplines, nourries des autres sciences humaines, lui servaient à aiguiser cette lucidité, à la faire partager au plus grand nombre possible et à la transformer en moteur pour l'action. Il était très doué pour expliquer le monde, ses paradoxes et ses absurdités de manière accessible et en profondeur. Parmi ses ouvrages, on peut citer « Dette : 5000 ans d'histoire » publié en 2013 dans lequel il renverse les théories admises sur le crédit et sur les fondamentaux dominants de l'économie. On peut citer aussi « Bureaucratie : l'utopie des règles » édité en 2015 qui démontre à quel point formulaires et paperasses administratives sont des instruments de domination qui asservissent plus qu'ils ne libèrent et des vecteurs d'inégalité sociale aggravés. Trois ans plus tard, il réitère avec « Bullshit Jobs » .

  • Speaker #1

    "Le travail, c'est la santé. Rien faire, c'est la conserver. Les prisonniers du boulot font... Pas de vieux os" Comme quoi, de David Graeber à Henri Salvador, il n'y a qu'un pas. Allez, quelques-uns quand même. Mais soit. L'histoire de ce qui deviendra un concept et une expression générique est intéressante. Elle est d'ailleurs racontée par l'auteur lui-même dans la préface de son ouvrage. Cela commence en 2013, quand un nouveau magazine en ligne radical appelé Strike lui demande un article provocateur que personne ne prendrait le risque de publier. Graeber ressort une ébauche qu'il avait dans ses tiroirs et qui reposait sur une intuition et un questionnement qu'il avait eu et que je vous livre : "Nous connaissons tous ces boulots qui, vus de l'extérieur, ne paraissent pas consister en grand-chose. Consultants en ressources humaines, coordinateurs en communication, chercheurs en relations publiques, stratégistes financiers ou avocats d'affaires... ou bien ces personnes très nombreuses dans les cercles universitaires qui passent leur temps à former des commissions au sein desquelles on discute du problème des commissions superflues. Je me suis demandé si ces jobs étaient réellement inutiles, et si ceux qui les occupent en étaient conscients?" Et l'anthropologue poursuit : "D'une certaine manière, en écrivant mon papier, je menais une expérience. J'étais curieux, curieux de voir les réactions qu'il susciterait." Et des réactions, il y en a eu, c'est le moins que l'on puisse dire! Dans les semaines qui suivent la publication de l'article de Graeber, plus d'un million de lecteurs et de lectrices se connectent sur Strike, faisant planter le site à plusieurs reprises. L'article est traduit dans plus de dix langues et l'expression « bullshit job » commence à être utilisée donnant naissance à plusieurs blogs. Des gens lui écrivent du monde entier pour réagir et témoigner, à tel point que cela titille encore plus sa curiosité, et qu'il décide de mener une enquête plus approfondie, enquête qui aboutit au livre dont je vous parle aujourd'hui. Mais attention, Graeber ne cède pas à la facilité de la formule. Dans un premier chapitre (l'ouvrage en compte 7), il nous invite à suivre sa méthodologie, grâce à des centaines de commentaires, d'exemples réels et de résultats d'études, pour construire la définition suivante du « bullshit job » . Pour lui, "c'est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l'existence, bien que le 'contrat' avec son employeur l'oblige à prétendre qu'il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il, sont souvent entourés d'honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (...). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n'avoir rien accompli, (...), ils savent que tout est construit sur un mensonge." Il est important de noter que Graeber va de la perception des individus vis-à-vis de leur job et non de la sienne. D'ailleurs, peu de temps après la publication de son article, certains instituts de sondage se sont emparés du sujet. Et on revient aux chiffres qu'il mentionnait en début de cet épisode. 37% des employés en Grande-Bretagne ont affirmé avoir un boulot à la con et 13% ont dit n'en être pas sûr. Aux Pays-Bas, ce sont 40% qui ont reconnu que leur travail n'avait aucune bonne raison d'exister. David Graeber a admis plus tard que ces chiffres allaient bien au-delà de ce qu'il avait imaginé au moment où il avait écrit son papier. Après la définition, il propose dans le second chapitre une typologie des jobs à la con. Et là encore, son sens de la formule, de la pédagogie et de la dérision sont au rendez-vous. Jugez-en par vous-même. Nous avons les larbins, servant à mettre en valeur les supérieurs hiérarchiques ou les clients. Les porte-flingues, recrutés car les concurrents emploient déjà quelqu'un à ce poste. Le travail des porte-flingues a évidemment une dimension agressive. Les rafistoleurs, employés pour résoudre des problèmes qui auraient pu être évités. Les petits chefs, surveillant des personnes travaillant. déjà de façon autonome, et les cocheurs de cases recrutés pour permettre à une organisation de prétendre qu'elle traite un problème qu'elle n'a aucune intention de résoudre. À ce stade, vous pourriez vous dire qu'au contraire, plusieurs personnes seraient plutôt contentes d'être finalement payées à ne rien faire. Par exemple, aller au hasard au hasard dans l'Administration. Mais voilà, Graeber bat en brèche ces deux idées dans les chapitres 3 et 4. Il pointe du doigt l'importance de la quête de sens inhérente à tout individu et qui fait que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, être payé à ne rien faire n'est pas une si belle affaire que cela. Il met l'accent sur ce qu'il appelle la violence spirituelle, en faisant notamment appel à des études de psychologues qui montrent qu'un être humain incapable d'avoir un impact significatif sur le monde cesse d'exister. ( Alors, certains gagneraient à avoir moins d'impact à mon avis, mais ça, c'est une autre histoire.) David Graeber met en évidence les dépressions et les anxiétés, mais aussi tout un florilège de maladies psychosomatiques et un tas de symptômes qui disparaissent au moment où l'on donne à ces personnes une vraie tâche à accomplir dans leur travail, ou un vrai travail. Selon lui, le coût médical, psychologique, pour la société de ces emplois inutiles est certes incalculable, mais il est gigantesque, sans parler du coût de l'augmentation de la violence. Quant à la question des jobs à la con, cantonnés au secteur public ou à l'Administration, il y a tout un sous-chapitre qui lui est dédié. Autre incohérence qui pourrait être pointée du doigt est cette question qu'il pose : Comment se fait-il qu'un système qui traque tout coût superflu permette la prolifération de ces bullshit jobs ? Sauf que, pour l'auteur, nous assistons depuis quelques décennies au fait que la valeur produite par la productivité ne profite plus qu'aux couches managériales. Les emplois d'ouvriers (et autres emplois non bullshit) ont été supprimés pour créer des couches supplémentaires de personnel hiérarchique et administratif. Dans les cinquièmes et sixièmes chapitres, il appelle ce phénomène la montée en puissance du féodalisme managérial. Sans oublier que, pour lui, l'augmentation des bullshit jobs a beaucoup à voir avec l'importance croissante de la finance, qui a déclenché, écrit-il, "un cercle vicieux dans lequel les travailleurs se sont sentis de moins en moins loyaux vis-à-vis de leur employeur, qui étaient de moins en moins loyal envers eux, ce qui a fait qu'il a davantage fallu les gérer et les contrôler." Vient alors le septième et dernier chapitre, si vous avez bien suivi, qui évoque les conséquences politiques des bullshit jobs et comment y remédier avec des mesures comme le revenu universel de base qui permettrait de déconnecter le travail de la rémunération afin qu'il ne soit plus considéré comme le fondement de la production et de la distribution. Dès lors, chaque personne pourrait choisir les activités auxquelles consacrer son temps. Les bullshit jobs que certains et certaines sont forcés de garder pour conserver un salaire pourraient alors disparaître. Bien entendu, après sa publication, cet essai a fait l'objet de nombreuses contre-analyses, pour ne pas dire de débats. Ce qui est plutôt sain, je trouve. Des politologues, comme la Française Béatrice Hibou, refusent le fait qu'il existerait des boulots à la con, mais qu'il y aurait plutôt une part de tâche à la con dans certains jobs. Pour des philosophes, comme le Canadien Alain Deneault, c'est l'organisation actuelle du monde du travail qui serait à remettre en cause. Et quelques psychologues, comme la Suisse Nadia Droz, préfèrent parler de "démission intérieure". En conclusion, vous n'avez absolument pas besoin d'être d'accord avec tout ce qui est évoqué dans cet ouvrage, pas plus qu'un autre d'ailleurs. Graeber a proposé une analyse et a ouvert des pistes de réflexion, une manière de penser autrement le monde du travail et ses interactions. C'est même ainsi qu'il qualifiait son propre métier : "Nous, (les anthropologues), avons étudié comment d'autres sociétés fonctionnaient. Nous sommes les gardiens d'un trésor de possibilités qu'il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n'est pas le seul." Et c'est là, à mon sens, le talent de l'auteur. Faire passer des idées en se mettant à la place de celles et ceux qui le lisent. En parcourant ses pages, vous vivrez avec Appolonia, Oscar, Ramadan, Rachel, Eric... puisque l'ouvrage regorge de témoignages dont Graeber se sert tout au long de son raisonnement, sans négliger la documentation de rapports et d'études. Vous tomberez sur des références ou des clins d'œil à Orwell, ce qui n'est pas très surprenant, mais, ce qui l'est plus, à Ibn Khaldoun, à Confucius, à Dostoïevski ou encore à Game of Thrones, à Star Trek, ou même au Parrain. Et je parie que vous allez aussi sourire, voire franchement rire, parce que Graeber ne manque pas d'humour, noir voire très noir parfois mais toujours très très bien trouvé. Je m'appelle Loubna Serra et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques Cet épisode était consacré au livre "Bullshit Jobs" de David Graeber. Un essai traduit en français par Elise Roy et publié en 2018 aux éditions Les Liens qui Libèrent. Merci infiniment à Othmane Jmad pour la réalisation, merci à Boucha El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!

Share

Embed

You may also like