undefined cover
undefined cover
Autostop, nationalisme et roman bulgare cover
Autostop, nationalisme et roman bulgare cover
Langue à Langue

Autostop, nationalisme et roman bulgare

Autostop, nationalisme et roman bulgare

44min |01/10/2024
Play
undefined cover
undefined cover
Autostop, nationalisme et roman bulgare cover
Autostop, nationalisme et roman bulgare cover
Langue à Langue

Autostop, nationalisme et roman bulgare

Autostop, nationalisme et roman bulgare

44min |01/10/2024
Play

Description

Marie Vrinat-Nikolov me reçoit chez elle, à Charenton, en banlieue sud-est de Paris. Traductrice du bulgare depuis 40 ans, mais aussi chercheuse et enseignante, Marie a consacré sa vie à la diffusion de la littérature bulgare en France.

Pendant plusieurs heures, elle m’a raconté sa rencontre avec la langue bulgare (vous allez voir, c’est romanesque !), son combat pour extraire la littérature bulgare des clichés, son goût pour la musique aussi.

Pour Marie, la traduction est avant tout une affaire de rythme et de sonorités. Cette approche, à la fois sensible et réflexive, des textes et de son métier, a marqué tout notre entretien.

Et puis, nous nous sommes penchées sur un texte traduit par Marie, que nous avons comparé à son original bulgare ainsi qu’à des traductions dans d’autres langues, pour vous permettre de sentir toutes les difficultés, mais aussi l’immense richesse, du passage d’une langue à l’autre. Ce texte est extrait de Physique de la mélancolie, de Guéorgui Gospodinov, paru dans sa version française en 2015 aux éditions Intervalles.

Je suis touchée de la générosité avec laquelle Marie m’a ouvert les portes de son atelier, et je suis ravie de pouvoir vous y faire entrer avec moi dans cet épisode. Bonne écoute !

 

➡️ Retrouvez tous les textes lus dans le podcast (en VO et VF) sur languealangue.com et sur les réseaux sociaux (@languealangue sur Instagram). Soutenez-nous en nous laissant des étoiles et un commentaire, et surtout, parlez-en autour de vous !

 

Langue à Langue est un podcast de Margot Grellier

Musique et graphisme : Studio Pile

Montage/mixage : Nathan Luyé de La Cabine Rouge


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Oui, bonjour Marie, je suis en bas et j'ai pas le code.

  • Speaker #1

    Tu n'as pas le code ? Non.

  • Speaker #0

    Ok,

  • Speaker #1

    à tout de suite. Oui,

  • Speaker #0

    ça va. Oui, ça va. À tout de suite. La traduction n'est pas tant au service de l'œuvre qu'elle ne lui est redevable de son existence. nous dit Walter Benjamin dans L'abandon du traducteur. Pour lui, traduire, ce n'est donc pas passer un texte d'une langue à l'autre pour transmettre un message, c'est plutôt faire éclore ce texte, le prolonger, le renouveler et le transformer. C'est une vision de la traduction à laquelle adhère complètement Marie Vrina Nikoloff. Traductrice du bulgare depuis 40 ans, Marie a consacré sa vie à l'éclosion de la littérature bulgare en français. Elle a traduit une cinquantaine de livres de plus de 20 auteurs différents, des romans, des nouvelles, de la poésie, du théâtre. Sa riche carrière, de traductrice mais aussi de chercheuse et d'enseignante, lui a valu de multiples distinctions en France et en Bulgarie. J'ai eu la chance de la rencontrer pour ce deuxième épisode de Langue à Langue. C'était un matin de février, il faisait doux. Elle m'a reçue à Charenton, en banlieue sud-est de Paris, dans l'appartement où elle vit depuis 2016 avec Georg. son compagnon, et leur petite chienne Sushi. C'est un bel appartement, très lumineux, avec un grand séjour ouvert sur la cuisine et pas moins de deux bureaux. Il fallait bien ça pour stocker les 5000 livres que possède Marie. C'est là, dans ce lieu qu'elle appelle son refuge, qu'elle traduit, plus tôt le matin et tard le soir. Pendant plusieurs heures, elle m'a raconté sa rencontre avec la langue bulgare. Vous allez voir, c'est assez rocambolesque. Elle m'a parlé de son parcours, de son combat pour diffuser la littérature bulgare et l'extraire des clichés, et de son goût pour la musique aussi. Pour Marie, la traduction c'est avant tout une affaire de rythme et de sonorité. C'est au fond, je crois, ce qui m'a touchée chez elle, cette approche très sensible et en même temps très réflexive de son travail. Cheveux argentés, voix douce et sourire bienveillant, Marie m'a ouvert les portes de son atelier avec beaucoup de générosité. Et je suis très heureuse. de vous y faire entrer aujourd'hui avec moi. Je suis Margot Grellier et vous écoutez Langue à langue, épisode 2 Autostop, nationalisme et romans bulgares avec

  • Speaker #1

    Marie-Vrina Nicolas Langue à langue.

  • Speaker #0

    Rien ne prédisposait Marie à devenir traductrice du bulgare ni même à apprendre cette langue un jour. Pour comprendre comment le bulgare est entré dans sa vie, jusqu'à y occuper une place si prépondérante aujourd'hui, il faut remonter à l'adolescence, dans les années 70. Marie vit en banlieue de Blois avec ses parents et ses sœurs. Entre le collège et la maison familiale, c'est une vie en vase clos dans laquelle elle a un peu la sensation d'étouffer, jusqu'au jour où, par hasard, ses voisins prennent un couple en autostop. Un couple bulgare.

  • Speaker #1

    Les voisins sont venus nous inviter à prendre l'apéritif. Moi, je n'ai pas à dénier bon y aller. Heureusement pour moi. Mes parents sont revenus avec les Bulgares qu'ils avaient invités à rester chez nous pendant, je ne sais plus, deux ou trois jours. J'ai un peu oublié le week-end. Et donc, quand j'ai entendu la mélodie, l'intonation de cette langue, Je ne peux pas dire pourquoi, mais je me suis dit, voilà, je voudrais que ce soit ma langue. Et je me suis dit, ça a été instantané. Instantané, absolument. Et donc, je pense que ça m'a ouvert, si vous voulez, à un imaginaire autre. Alors, il y a aussi le fait, je pense que... Je me demande, en fait, si le bulgare n'a pas été une sorte de russe de substitution. C'est-à-dire que... C'est vrai que j'avais une grand-mère qui... J'étais très proche de ma grand-mère, j'ai dû m'en libérer, qui était très, très, très, très pigote. Et chez elle, il y avait, parce que c'était très moral, il y avait toute la collection de la comtesse de Ségur. J'ai dévoré la comtesse de Ségur. Et dans la comtesse de Ségur, notamment, comme elle est russe elle-même, c'est la fille du comte Rostovshin qui a mis le feu à Moscou pour que l'armée de Napoléon n'entre pas dans Moscou. Elle est sa fille. Donc vous avez tout ce monde russe. dourakine. À la pure époque, moi, je ne savais pas que dourak, ça veut dire celui qui est bête, en fait, stupide. Et donc, j'ai baigné dans cette ambiance qu'on dirait que j'avais que de stéréotypes, évidemment, sur le russe. Et en tout cas, les premiers livres de littérature que j'ai lus avant de lire, par exemple, je ne sais pas moi, Balzac, Flaubert, Proust, ça a été Dostoevsky, ça a été Tolstoy, ça a été donc la littérature russe. Et donc, je... pense qu'il y avait quelque chose dans mes fantasmes parce que tout ça c'est de l'ordre de l'imaginaire évidemment et on traduit de l'imaginaire quand on traduit la littérature et je pense que tout ça a fait que le bulgare est venu au bon moment aussi.

  • Speaker #0

    Donc les parents de Marie accueillent quelques jours les autostoppeurs bulgares qui finissent quand même par rentrer en Bulgarie pour retrouver leur fils notamment qu'ils avaient dû laisser en otage au régime pendant leur voyage. Mais ils restent en contact avec la famille et Et ils envoient même un dictionnaire bulgare-français à Marie pour l'encourager dans son apprentissage de la langue.

  • Speaker #1

    Et donc lui est revenu un an plus tard, pendant une semaine chez nous, et il consacrait, j'ai un peu oublié, mais je dirais peut-être trois heures à peu près, à m'apprendre sa langue. Et donc à l'époque, il n'y avait évidemment même pas de MP3, c'était les trucs des cassettes, les radios cassettes. Et donc j'ai enregistré, et il y a quatre phonèmes qui sont... qui n'existent pas en français.

  • Speaker #0

    Un phonème, en linguistique, c'est une unité minimale de son qui permet de distinguer les mots les uns des autres et de déterminer la prononciation correcte de la langue.

  • Speaker #1

    D'ailleurs, pour le bulgare, il y a une seule voyelle qui n'existe pas en français, e Vous n'arrondissez pas la langue comme pour le e C'est un peu comme le... C'est même tout à fait comme le i sans point du turc. ou bien le I ou le A avec un accent du roumain. Et puis après, vous avez trois consonnes qui n'existent pas, trois phonèmes ou consonnes antiques qui n'existent pas en français. E, E, donc un L qui est E, qui n'existe que dans toutes les langues slaves. Et puis, alors, ça pour moi, c'était facile parce que j'ai vu une grand-mère qui... qui était du Morvan, qui avait vécu dans le Morvan, et elle prononçait le R roulé. Donc après, faire R pour moi, c'était très facile. Pour moi, traduire, je sais qu'il y a des traducteurs qui voient plus, vous savez, c'est comme le verre plein et le verre vide, qui vivent plus peut-être la frustration, parce qu'une traduction, ce n'est pas le texte original, c'est évident. Pensez à la traduction en termes d'équivalent. c'est un leurre, c'est ce que la traductologie qui est née dans le sillage ou dans le giron de la linguistique, elle s'est construite sur la recherche d'équivalence. Moi, non, je pense tout simplement que de toute façon, la traduction est toujours, toujours différente. Ce serait un texte différent. Et que donc, parler en termes de gains ou de pertes, non, il faut parler en termes d'altérité.

  • Speaker #0

    Dans son approche de la traduction, Marie s'oppose à une vision assez ancienne, selon laquelle un texte n'a qu'un seul sens juste, un sens que le traducteur devrait décoder et rendre dans la langue d'arrivée. Marie, elle, se retrouve bien plus dans une vision qui met en avant la stéréophonie du texte, c'est-à-dire ses sens multiples. Dix personnes qui lisent le même roman n'y trouvent pas forcément le même sens. Et d'ailleurs, une même personne qui lit ce roman plusieurs fois n'en retirera pas forcément la même chose à cinq, dix ou quinze ans d'intervalle. Pour Marie, le plus important, ce n'est donc pas le sens du texte, mais plutôt son rythme, ses sonorités, son originalité. Ce qu'il fait à la langue est qu'il est seul à lui faire, selon l'expression du théoricien Henri Méchenic.

  • Speaker #1

    L'idée de départ, c'est que quand on me demande Ah, tu peux nous dire quelles sont les principales difficultés quand on traduit du bulgare vers le français ? Je dis de toute façon, moi je ne traduis pas, je ne sais pas ce que c'est. Quand on parle de littérature, qu'est-ce que c'est que le bulgare ? Je ne sais pas ce que c'est. Qu'est-ce que c'est que le français ? Je ne sais pas ce que c'est. Je voudrais d'ailleurs citer une lettre de Proust à Madame Strauss où En gros, il dit, donc je cite de mémoire, mais il dit que le français n'existe pas en dehors des écrivains. Donc une langue française qu'on voudrait défendre, et qui n'existe pas, enfin, ça n'existe pas, et que l'écrivain doit faire sa langue tout comme le violoniste doit faire son son. Ça déjà d'ailleurs, c'était oser le dire comme ça, puisque je pense que si moi dans une traduction j'avais traduit comme ça, on m'aurait dit Oh écoute, son son ça va pas, c'est pas joli Ah bah oui, mais on oublie que la littérature c'est pas fait pour faire joli. La littérature c'est fait pour agir. Quand on parle de poétique, dans poétique, ça vient d'un mot grec, d'un verbe grec qui veut dire poiaïne qui veut dire faire Et ça c'est vraiment très très important. Donc effectivement cette idée qu'on ne traduit pas une langue, mais qu'on traduit une langue qui est toujours... nouvelle et qui est toujours celle d'un texte. Je ne dirais même pas celle d'un écrivain. Un écrivain, il peut très bien changer d'écriture suivant les textes. Et donc, c'est la musique, le rythme propre d'un texte que j'essaie effectivement de rendre pour qu'on n'ait pas l'impression que toutes les traductions que j'aurais faites ce soit la même langue, puisque dans les textes, ce sont des langues différentes. Et vous avez une lettre qui est... très très forte, une lettre de Patrick Chamoiseau à ses traducteurs, et qui est vraiment très très très forte, où il dit que justement il faut... Enfin, pas de huit, même s'il écrit en français, traduite dans mes termes, l'auteur explore la langue, dans toutes ses potentialités, et nous, c'est ce qu'on doit faire. Et donc, voilà, j'ai plutôt le sentiment, si vous voulez, d'explorer la langue française. Et ensuite, je pense aussi que contrairement, on va vous dire Ah, mais il est plus naturel de mettre, je ne sais pas moi, par exemple, tel complément, le complément de lieu, avant. Un nombre des mots qui seraient naturels en français. Sauf que je suis persuadée qu'un texte littéraire, quand je le lis, c'est comme un film. Dans un film, la caméra, elle vous montre les choses dans un certain ordre. Elle va s'approcher de quelque chose. elle va s'éloigner d'autre chose. Le texte, c'est pareil. C'est-à-dire que s'il me présente d'abord, un peu comme Proust, par exemple, ou même Balzac, d'ailleurs, s'il me présente d'abord toutes les circonstances avant d'en arriver au fait de ce qui se passe, je ne vais pas faire l'inverse. Si, justement, il décide, le texte n'est pas l'auteur, forcément, parce que je pense aussi que l'auteur n'est pas forcément conscient de tout ce qu'il fait. Il n'a pas la vérité sur son texte. S'il a une vérité, mais il n'a pas la vérité sur son texte. Et donc, si le texte présente des éléments dans tel ordre, ce qui produit forcément un effet sur un lecteur, moi, je vais essayer de faire des mouvements français.

  • Speaker #0

    Pour vous faire sentir concrètement cette approche de la traduction, basée sur la rythmique, les sonorités, la langue propre au texte, je vous propose d'écouter Marie nous parler de l'une de ses traductions. C'est un roman de Maria Casimova Moisset, qui est paru en 2023 aux éditions des CIRT, et qui s'appelle Rhapsodie balkanique.

  • Speaker #1

    C'est à la fois une histoire qui est extrêmement poignante, puisque c'est une histoire de rejet d'une jeune fille qui est rejetée au début des années 30, 1920-1930. Une jeune Bulgare qui a le malheur, étant d'une mère grecque et d'un père bulgare, une mère très bigote aussi, elle a le malheur de tomber très amoureuse d'un jeune Turc musulman. Même si lui, il n'est pas forcément croyant, mais il est musulman quand même. Et à ce moment-là, elle est rejetée. Ils doivent essayer de trouver leur place dans une société dans laquelle, quand on n'est pas marié, on ne peut pas vivre ensemble. Et quand on n'est pas de la même religion, il n'y a personne qui veut vous marier. Donc c'est une histoire extrêmement poignante, avec une écriture très intéressante, qui est entrecoupée par des moments où l'autrice s'adresse à sa grand-mère, son père, son arrière-grand-mère, pour les interroger, pour essayer de comprendre. Pourquoi ? Donc c'est un dialogue fictif qui est vraiment très intéressant. Et là, souvent, elle joue avec les sonorités et l'ordre des mots. Alors, je vais essayer de... Alors, on a... Donc, si on fait du mot à mot, c'est... Il est évident que je ne peux pas mettre ça comme ça. Puisque là... Ce n'est pas recevable, je dirais. Si maintenant je dis Teotitza se couche après de Todor c'est du... Oui, c'est certes, c'est la syntaxe française, mais bon. Donc j'ai cherché et que j'ai trouvé, et je voudrais vraiment inciter sur le fait que quand je donne, quand je cite mes traductions, ça ne veut pas dire que c'est la bonne traduction. Ça ne veut pas dire que c'est la seule et unique traduction possible. C'est une possibilité. qui rencontre de la manière dont j'ai reçu ce texte et dont, voilà, je le... En fait, si vous voulez, parfois j'ai l'impression que... C'est comme si... Un texte, une langue musique m'arrivait, je ne sais pas, à entrer dans mon corps et ressortait dans une autre langue, en fait. Donc, la manière dont ça ressort de chez moi, c'est Près de Todor elle se coucha, virgule, teotitza Donc, vous avez un ordre des mots qui n'est pas à l'ordre naturel, dit naturel, mais en même temps, je pense que c'est recevable. Et Près de Todor elle se coucha, teotitza Le fait que, justement, ce ne soit pas... l'ordre que l'on dit naturel, vous le lisez autrement. Ensuite, à la fin, vous avez ce passage que je trouve très beau. Le lit ? Il fit à l'amour comme jamais auparavant, éternellement et immémorialement, à la vie et à la mort. L'horloge au mur comptait les secondes, son balancier oscillait régulièrement d'un côté, de l'autre, tandis que les ombres des flammes de l'âtre passaient, telles de petits esprits, Sur les murs, à travers les murs, sur les couvertures, elles effleuraient les dos en sueur de cet homme et de cette femme, puis retournaient, paniquaient à la lumière et mouraient quelque part là-bas. Les petits esprits de leurs enfants partirent prématurément. Cette nuit seulement, cette seule nuit où la mer avait gelé, Théotitza ne se sentit pas coupable d'être vivante à leur place. Cette nuit-là, elle fut femme avant d'être mère, amoureuse avant d'être orpheline de ses enfants. La vague de désir l'avait submergée toute entière et entraînée loin du chagrin dont elle était depuis longtemps la servante, année après année, perte après perte, enfant après enfant. Théotitsa la naufragée. Théotitsa, déesse grecque impie qui devait racheter tout le péché de la terre. Théotitsa qui, durant l'unique nuit des vagues gelées de la mer, lorsque le diable envoie des signes que le dieu a peur de déchiffrer, conçut sa fille. Et Myriam fut. Et Myriam fut. Au début, j'avais traduit et ce fut Myriam Et je me suis dit non, en bulgare c'est évident que c'est… par référence à la Bible, à la Genèse. Et comment on a traduit la Genèse en français ? Et la lumière fut. Donc, et Myriam fut. Oui. Et donc là, vous voyez aussi que il y a des effets aussi de retardement dans la phrase. Je pense aussi que sans doute, peut-être, sans que je me rende compte, ce qui a joué dans ma manière de traduire, c'est le fait que le premier écrivain français pour lequel j'ai vraiment eu un immense plaisir ascétique, c'est Proust. Or, Proust, ce sont des phrases qui, justement, présentent les différences, l'environnement, etc., avec des effets de retardement, d'enchassement, etc. Et j'aime.

  • Speaker #0

    J'ai demandé à Marie de se prêter au jeu du miroir, c'est-à-dire de mettre en comparaison l'une de ses traductions avec le texte original pour vous permettre d'apprécier la difficulté et la beauté du passage d'une langue à l'autre. Et je me dis que son choix de texte est peut-être lié à son goût pour l'écriture labyrinthique de Proust, dont elle nous parlait à l'instant. Le texte qu'elle a choisi est extrait de Physique de la mélancolie de Georgi Gospodinov, paru en 2015 aux éditions Intervalles. C'est un roman qui fait la part belle à l'image du labyrinthe, notamment dans sa structure fragmentée, qui entremêle les pensées, les souvenirs, les digressions, un peu comme un labyrinthe temporel, justement. Si vous souhaitez avoir le texte sous les yeux pendant que Marie le commente, vous pouvez vous rendre sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Vous l'y trouverez en VO, en VF, mais aussi en anglais, en italien. et en allemand. Aujourd'hui, Georgi Gospodinov est traduit dans 40 langues. Il est reconnu comme l'un des meilleurs romanciers post-modernes européens et il a obtenu en 2023 le Booker Prize pour son roman Le Pays du passé, dans la traduction anglaise d'Angela Rodel. Marie, elle, suit Gospodinov depuis ses débuts. Elle a été sa première traductrice occidentale et elle a beaucoup œuvré à sa reconnaissance en France. Alors le succès qu'il rencontre aujourd'hui, bien sûr, Pour elle, il veut dire beaucoup.

  • Speaker #1

    Je commence à voir enfin, depuis 3-4 ans, le fruit de cette obstination, puisqu'il m'est moins difficile de perçoit des... les éditeurs, je pense que j'ai un petit réseau d'éditeurs qui me font confiance. Et puis je vois maintenant qu'on est de plus en plus de traducteurs du bulgare à avoir des prix. Or, chaque prix gagné par un traducteur, c'est une visibilité, une visibilité de plus pour cette littérature. Je ne sais pas si vous avez vu, mais d'ailleurs,

  • Speaker #0

    j'arrive pas à lire.

  • Speaker #1

    Il faut décrire que vous avez des petites...

  • Speaker #0

    des petits livres en pendentif boucle d'oreille.

  • Speaker #1

    Voilà.

  • Speaker #0

    Ouspo 19.

  • Speaker #1

    Oui. Et alors, c'est quel ouvrage ? Vous regardez la bleue ou la marron ?

  • Speaker #0

    Là, c'est la marron. Ah oui, Le Pays du passé.

  • Speaker #1

    Voilà. Incroyable. Et donc, ça, c'est pareil, mais en bulgare. Et de l'autre côté. Ah oui, d'accord. Donc, ça, c'est l'original et ça, c'est la production. Vous l'avez fait ? Non, c'est moi qui ai découvert ça sur un site. Oui, sur Etsy, il y a quelqu'un qui fait des boucles d'oreilles livres. Et quand j'ai vu que... Il indiquait, si vous m'envoyez des couvertures, un lien vers des couvertures, je vous fais ce que vous voulez. Et à tout le coup, je me suis dit, mais pour une traductrice, je me fais l'original et la traduction. C'est génial. Je me suis dit que c'était un sujet très simple. Mais quelque chose n'était pas bien. La professeure ne s'est plus éclatée. Elle est venue chez moi, comme si elle se fêtait de ne pas dire plus. D'où apprend cette parole ? Mais de l'hôpital. Une des filles de la première classe a dit Bulgarie, Bulgarie, d'autre part. C'était le vrai discours. Et la professeure s'est donc attaquée par son flambeau. Bravo, ma fille. Et j'ai eu tellement de solitude avec mon Dieu. C'est incroyable qu'il n'y ait pas deux mots avec la même lettre. C'est comme si le grouille de B était trop gentil pour garder deux mots vraiment grameudants. « B » signifie la langue de la Bulgarie. « Belgaria, Bok, Niaman » . Ce sont des paroles de la mère. Le professeur de chaque « B » a été en train de le apprendre dans les classes de la maison. On a compris ? Quel mot commence par la lettre B ? Et je commande sur le fait que je l'ai laissé en cyrillique. Boc, monsieur, j'ai crié trop vite. C'était tellement facile. Boc, Dieu. Mais quelque chose clochait. L'institutrice frémit. Elle n'était plus aussi souriante. Elle est venue vers moi comme si elle craignait que je ne dise autre chose. Où l'as-tu appris ce mot ? Au cimetière ? C'est alors qu'une des filles des premiers rangs a dit La Bulgarie, la Bulgarie, camarade ! C'était la bonne réponse. Et l'institutrice s'est accrochée à cette paille. Bravo, ma petite ! Tandis que moi, je me sentais si seule avec mon Dieu. Curieux, il ne pouvait pas y avoir deux mots avec une même lettre, comme si le petit do du be était trop chétif pour supporter deux mots réellement aussi gigantesques. C'est par b que commence le mot bulgaria Bulgarie En Bulgarie, il n'y a pas de bok pas de dieu Ce sont des histoires de grand-mère, martelait l'institutrice, à chaque b Plus tard, dans les classes supérieures, on va l'apprendre. C'est bien compris ? Où se situe-t-il cet extrait ? Je ne sais plus, parce que justement, c'est un livre labyrinthe, qui revisite d'ailleurs l'histoire du labyrinthe de Minotaur. Le Minotaur est vu comme faisant partie d'une chaîne des enfants qui sont livrés à eux-mêmes, voire abandonnés. Abandonnés, plutôt livrés à eux-mêmes, parce que quand vous avez des parents qui travaillent, les enfants qui sont tout seuls et qui s'ennuient, qui donc se réfugient dans l'imaginaire. Le problème... je m'en suis rendue compte avec le pays du passé, qui joue avec les imaginaires nationaux, notamment qui joue avec toute cette terminologie qui renvoie aux luttes pour l'indépendance de la Bulgarie lors de l'Etat de l'Empire Ottoman, d'un côté, et aussi avec toute la terminologie qui évoque tout à coup, vous avez des termes qui tout à coup évoquent des mondes dans notre tête du régime communiste. Sauf que ça n'évoque rien pour un Français. Comment je fais ? Comment je fais, surtout lorsque je traduis un livre dans une collection qui n'accepte pas les notes de bas de page et qui n'accepte pas les post-faces et les pré-faces ? Donc ça veut dire que, de mon point de vue, certes, vous comprenez des choses, mais il y a plein de trucs qui vous échappent en tant que Français et je trouve que c'est un petit peu dommage qu'on ne puisse pas vous les expliquer. Si ça ne vous intéresse pas, vous ne lisez pas le regard et vous ne lisez pas la post-face. Mais si ça vous intéresse, au moins vous avez quelque chose qui vous permet d'essayer d'entrer un peu dans cet imaginaire bulgare. Et ma théorie, si je puis dire, c'est que plus les traducteurs donneront des clés pour entrer dans l'imaginaire, justement des textes qu'ils traduisent, et plus on pourra construire un imaginaire du monde, la somme des imaginaires. Et donc ce texte joue justement avec l'imaginaire national et athéiste, athée pardon, du communisme. Alors, l'idéologie communiste, comme vous le savez, au départ, c'est prolétaire de tous les pays, unissez-vous, c'est-à-dire que c'était une idéologie qui était internationale. Il se trouve que dans les pays du Bloc de l'Est, à partir des années 60, c'est une idéologie qui est devenue nationaliste. C'est curieux. Et pourquoi je dis ça ? Parce que lorsque ce texte, cet extrait du texte, joue avec la lettre B, et que donc, il se trouve que le... Le narrateur, quand il était petit, avait appris à lire sur les tombes parce que sa grand-mère était croyante, mais c'était caché. On n'avait pas le droit d'exhiber, de montrer, en fait, la foi chrétienne sous le régime communiste. Et donc, elle lisait la Bible et qu'elle avait enveloppée d'un journal, du journal officiel de l'époque. Ce qui fait que Dieu était un terme... Proscrit. Proscrit, c'était même, je dirais, un gros mot, quasiment. Et donc quand vous avez ce texte qui joue à la fois sur B, puisque c'est la première lettre du mot qui en bulgare veut dire Dieu, Bok, et le terme qui en bulgare et en français et dans la plupart des langues est aussi la première lettre du mot Bulgarie, qu'est-ce qu'on fait ? Puisque, d'un côté, je ne peux pas lui faire répondre quel mot commence par B. Je ne peux pas lui faire répondre que c'est Dieu. Ça ne marche pas. Donc là, il faut choisir. Je me suis dit, je ne peux pas remplacer le mot Bulgarie. Parce que justement, la Bulgarie, dans l'imaginaire nationaliste, c'est la terre natale. Donc c'est attaché à plein de représentations. Voilà, mais c'est l'attachement à la terre natale, la terre des ancêtres, la terre où on est né. Donc, je garde Bulgarie. Ce qui veut dire donc que je garde la lettre B. Et c'est pour ça qu'à ce moment-là, j'ai choisi de mettre Bok en bulgare, en l'explicitant, en ajoutant simplement la traduction en français. Alors, si on regarde ce qu'ont fait, par exemple, mes collègues en allemand et en italien, Quasiment pareil. C'est-à-dire que, alors je vais sûrement prononcer très mal, mais ce que fait l'italien, il fait Bok, donc il garde le mot bulgare qu'il met en alphabet latin, et tout de suite, alors que moi j'ai ajouté la traduction après, mais il met tout de suite Bok-dio. Et ensuite, évidemment, j'imagine qu'on prononce Bulgarien bien. Que fait l'allemand ?

  • Speaker #0

    Il fait une légère incise pour expliquer,

  • Speaker #1

    pour donner la traduction. Et Gartou en alphabet latin.

  • Speaker #0

    C'est la différence par rapport à qui avait conservé l'écriture cyrillique en premier et qui avait mis plus tard une transcription.

  • Speaker #1

    Et l'incise avec la traduction, je l'ai mise aussi la deuxième fois et pas la première fois. En allemand, c'est Bock et lui Il est un peu plus explicite puisqu'il dit Das heißt Gott ce qui veut dire ça veut dire

  • Speaker #0

    Dieu.

  • Speaker #1

    Voilà, d'accord.

  • Speaker #0

    Mais il fait quasiment la même chose, mais en explicitant. Giuseppe della Gatta, donc, et moi, nous ne disons pas Boc, ça veut dire Dieu. On met Boc, virgule, Dieu. Et ensuite, évidemment, nous avons Bulgarien. Bien. Et donc, la seule... Ce qui change, c'est la traduction anglaise. Elle, donc, manifestement, n'a pas voulu... Alors, après aussi, est-ce que c'est le traducteur ou est-ce que c'est le jeu entre le traducteur et l'éditeur ? On ne peut jamais savoir. Il se peut très bien que, par exemple, elle ait voulu faire comme nous et que son éditeur lui ait dit non. Je ne vais jamais poser la question, alors qu'on se connaît bien. En tout cas, elle commence en disant What word starts with the letter G ? Donc, bien sûr, elle prend, elle change. God À partir du moment où elle met God la Bulgarie, ça ne marchait plus. Et donc, elle change avec Government Et pour moi, dans l'imaginaire, ça ne marche pas. Ça ne marche pas parce que le nationalisme, il répond, il ne se fonde. Vous savez que tout nationalisme est irrationnel et affectif. Vous n'avez pas de relation affective et irrationnelle avec un gouvernement qui est politique, une entité politique. Surtout à l'époque. du communisme, où franchement, tout ce qui était gouvernement s'était haï par tous les gens qui n'en pouvaient plus de ce régime. Et puis, dans un régime qui n'est pas démocratique, peut-on vraiment parler de gouvernement ? Au sens où on l'entend, nous. Voilà. Donc pour moi, si vous voulez, ça pose un problème, justement, d'imaginaire quand je transpose dans la réalité bulgare et l'histoire bulgare. En revanche, Quand j'ai lu sa traduction, je me suis dit, il y a un truc que j'ai raté. Moi qui pourtant, soi-disant, est très attentive aux sonorités, j'ai raté un truc. C'est-à-dire que quand vous avez, quand l'institutrice, donc qui n'est pas contente parce qu'il ne faut surtout pas parler de Dieu, dit que ce sont des sottises, elle dit Thomas babeski plikaski Je l'ai traduit littéralement parce que ça marche aussi en français. Ce sont des histoires de bonnes femmes, des histoires de grands... Ah non ! J'aurais pu mettre des histoires de bonnes femmes. Et là, ça aurait été bien parce que j'aurais eu des bœufs. J'aurais eu un bœuf. Et moi, j'ai mis, ce sont des histoires de grand-mère. C'est aussi, je crois, ce qu'a fait l'Italien. Son nom favorait d'Ivechiette. Je ne sais pas si on prononce exactement comme ça, mais voilà. Et en allemand, je crois que c'est aussi la même chose. Altweiber Gewäch. Donc là, on perd la sonnance avec le bœuf. Et là, c'est génial ce qu'elle a fait. en anglais, c'est-à-dire que puisqu'elle a choisi le G, elle met Gabaldigook. Et là, vous avez en plus deux fois Gabaldigook. Ce qui veut dire des fadaises.

  • Speaker #1

    Un peu naïvement, je m'étais imaginé qu'il devait y avoir une vingtaine de traducteurs du bulgare publiés en France. En fait, aujourd'hui, il n'y en a que deux, dont Marie. Donc la situation est assez paradoxale parce que, si je résume, les traducteurs de langues qu'on appelle minorées, c'est-à-dire de langues moins visibles, comme le bulgare, se battent pour essayer de faire publier une littérature qu'on connaît encore mal en France. Mais si cette littérature est méconnue, c'est justement parce qu'elle est peu traduite. Marie a commencé sa carrière dans les années 80 et elle le reconnaît, ses débuts ont été difficiles. Pour construire son réseau d'éditeurs, elle a dû s'armer de courage et de beaucoup de patience. Parfois même une fois l'éditeur trouvé. Parce que la collaboration traducteur-éditeur n'est pas toujours aussi facile qu'on l'imagine.

  • Speaker #0

    En fait je dirais que, et je ne les nommerai pas évidemment, mais j'ai trouvé que ça avait été compliqué avec deux éditeurs. Un qui n'existe plus d'ailleurs. Parce que c'était une conception, justement, je me souviens d'un texte qui est une histoire arménienne en Bulgarie, et le héros principal, en fait, est un propriétaire terrien qui est très attaché à sa terre. Et un exemple que j'ai donné plusieurs fois dans des publications, mais parce qu'il est caricatural, et on se dit, mais comment est-ce possible ? À un moment donné, sa femme est en train d'accoucher, ça se passe très mal, ça dure longtemps. Elle joue, elle souffre, elle crie, elle pleure. Et lui, il ne supporte pas les cris et les pleurs. Et donc, à un moment donné, il sort, il se met sur son cheval, il regarde. Et qu'est-ce qu'il voit ? Les étoiles pendaient au ciel comme de gros haricots. Métaphore terrienne. Je veux dire, c'est quelqu'un qui aime sa terre, qui est quasiment amoureux de sa terre, qui la laboure, qui la travaille. Et donc, oui, les étoiles pendent au ciel comme de gros haricots. Lorsque j'ai remis ma traduction, j'ai eu dans la marge, en français, on dit les étoiles bris. Et j'ai répondu qu'en bulgare aussi, on pouvait dire les étoiles bris. Mais que le texte ne dit pas les étoiles bris. C'est devenu finalement des fèves. Bon, je ne sais pas pourquoi. Parce que les fèves, c'est plus noble que des haricots ? Je ne sais pas. Ça a été comme ça sur plein de choses. Il y avait aussi, je me souviens, les eaux rouillées des villes en ruines. L'éditeur m'a dit, je pense que là, tu n'as pas compris, ce n'est pas possible, ça n'existe pas. Et là, je me suis dit, les métaphores, tu ne connais pas. Voilà.

  • Speaker #1

    Est-ce que vous diriez que, pour le schématiser un petit peu, que dans la relation traducteur-éditeur, le traducteur est plutôt défenseur du texte, et l'éditeur... Du lecteur, mais un lecteur à qui on ne ferait pas confiance.

  • Speaker #0

    Alors ça, je dirais que c'était à l'ancienne. C'est ce que j'essaie de dire à mes étudiants, d'ailleurs, qu'il ne faut pas se mettre dans cette dichotomie. Mais que, effectivement, pendant longtemps, les éditeurs se défendaient en disant le lecteur ne va pas aimer ça Ce qui fait que je parle d'un hyperlecteur qui n'existe pas. C'est quoi le lecteur ? vous et moi on nous met un livre on va pas réagir de la même manière donc prétendre qu'on connait le lecteur je comprends pas mais actuellement non j'ai vraiment le sentiment que les éditeurs avec lesquels je travaille et moi on est ensemble pour produire un texte qui à la fois soit effectivement donne le mieux à entendre ce que fait entendre le texte d'origine et soit le mieux reçu par le lecteur

  • Speaker #1

    Quand elle ne traduit pas, quand elle n'enseigne pas, Marie mène aussi des travaux de recherche. Avec une équipe franco-bulgare, elle s'est récemment lancée dans un chantier colossal qui mûrissait dans sa tête depuis plus de dix ans, celui d'écrire une histoire non standard de la littérature bulgare.

  • Speaker #0

    L'histoire littéraire, en tout cas en Europe, Elle est née au moment de la fabrique, de ce que Anne-Marie Thies a appelé la fabrique des identités nationales. C'est-à-dire qu'au moment, si vous voulez, vous savez qu'en Europe, pendant très longtemps, il y a eu quand même trois grands empires, l'Empire russe, l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. Et puis sans compter aussi l'Empire allemand, finalement. Et lorsque, au moment de la désagrégation d'abord de l'Empire ottoman, XIXe siècle, puis de l'Empire austro-hongrois, Donc, on assiste à la naissance de petits états-nations. Et ce qui est très intéressant, et ce que Marie Thiers montre bien, c'est que la fabrique des états-nations, c'est national, mais en même temps, c'est une fabrique qui s'est faite de manière internationale, et avec beaucoup... Chacun, en fait, a regardé ce qui se faisait chez les autres, et a fait la même chose. Et donc, il fallait démontrer qu'on avait une langue, qu'on avait une littérature, et donc, on formait une nation. En ce qui concerne les territoires bulgares, ce qui est pour moi très dommage, c'est qu'on est passé d'une très riche diversité d'écritures. Et j'ai publié pas mal de textes là-dessus. C'est-à-dire que, en fait, si vous voulez, sur les territoires bulgares, ont circulé, ont été publiés, ont été écrits des textes en hébreu, la langue religieuse en ladino, la langue ou le judéo-espagnol, donc la langue parlée. des juifs, donc des séfarades de l'Empire ottoman, en arménien, dans ces deux variantes, pareil, variante religieuse, variante parlée, en arabe, en persan, en turc-ottoman, en turc. Tout cela, évidemment, au moment où l'État-nation, après 1878, se crée, il faut montrer qu'on a une seule littérature. Moi, ce que je veux, si vous voulez, avec toute une équipe qu'on a mise en place, c'est au contraire retrouver cette diversité perdue, et donc essayer, ce qui n'est pas facile pour mes collègues bulgares, qui ne sont pas habitués, essayer de traiter de... la littérature bulgare, et la question qu'est-ce que la littérature bulgare est une question qui se pose réellement, ça veut dire quoi ? Littérature écrite par des gens qui ont écrit en Bulgarie ? Ben oui, mais c'est un territoire qui a quand même, qui a évolué parce que les langues, Dieu merci, ne connaissent pas les frontières. Est-ce que c'est ce qui est écrit en bulgare ? Ben non, pas forcément. Et donc essayer de faire l'histoire de cette littérature, j'appelle ça plutôt un cheminement d'ailleurs, dans l'espace littéraire bulgare. Donc je ne parle pas littérature bulgare exprès. Parce que littérature bulgare, on entend ce qui a été écrit en bulgare. L'espace littéraire bulgare, pour moi, c'est évidemment le noyau, je dirais, c'est le territoire bulgaro-macédonien, une partie de la Macédoine actuelle, mais aussi dans une perspective transnationale, c'est-à-dire en regardant tous les contacts, tous les dialogues, je n'aime pas le terme d'influence, tous les dialogues que ces textes ont entretenus avec beaucoup d'autres aires culturelles. Et puis, pour éviter aussi l'effet téléologique, c'est-à-dire l'effet de cause à effet, si vous voulez, l'idée que l'on se chemine vers un progrès des formes, des idées, j'emprunte la structure à un gros livre qui s'appelle De la littérature française de Denis Ollier. Pareil, là, c'était aussi une équipe franco-américaine. Et en fait, il choisit des dates à graphe qui sont représentatives d'un événement. en littérature, première traduction de je ne sais pas quoi, première représentation de telle pièce, ou voilà. Ça peut être aussi un événement quand même politique, mais qui joue beaucoup pour la littérature. Et ça donne lieu à des développements. Et donc, ça veut dire que si vous voulez, on évite le grand récit linéaire. Et je pense qu'à l'heure actuelle, un lecteur est capable de lire une histoire littéraire justement de cette manière non linéaire et d'aller piocher ce qui va l'intéresser. au lieu de se farcir, pardonnez-moi pour le terme, 800, 1000, 1200 pages où on vous raconte. Et en plus, le grand récit national, en principe, il se veut exhaustif. Ce n'est pas possible l'exhaustivité. Et il ne fait que répéter ce qui s'est dit, c'est-à-dire un canon qui est un peu figé. Et dans ce canon, comme par hasard, il y a très peu d'écrivaines, alors qu'il y a eu des écrivaines. Voilà, tout ce que le national a privilégié en le canonisant.

  • Speaker #1

    Par son travail de recherche, Marie tente donc, d'une part, de sortir la littérature bulgare du carcan du récit national, mais aussi de montrer que cette littérature va bien au-delà des clichés véhiculés par une certaine vision occidentale.

  • Speaker #0

    On attend des littératures de l'Est, effectivement, soit qu'elles soient exotisantes, soit politiques.

  • Speaker #1

    Et ce que vous arrivez à montrer par vos choix d'auteurs et de textes,

  • Speaker #0

    c'est surtout que... c'est qu'il y a une vraie... On partage, oui, c'est ça, une valeur littéraire, et puis aussi parce que je pense que dans plusieurs points du globe, on partage les mêmes angoisses, les mêmes désirs, les mêmes malheurs, les mêmes bonheurs, etc. Et c'est pour ça que j'aime pas quand on me dit est-ce que cet auteur est universel ? Ça veut dire quoi ? Universel, c'est quand même une catégorie qui est très problématique quand on l'emploie, parce que ça veut dire, en général, c'est employé par des... par exemple, par la France. de manière un peu arrogante, je dirais. Si c'est compréhensible pour un lecteur français, ça veut dire que c'est universel. Ce n'est pas ma manière à moi de concevoir l'universel. C'est pour ça que je dirais qu'à mon avis, étant donné que, justement, en Bulgarie, le succès de Gospodinov a fait que beaucoup de jeunes écrivains se sont dit Mais quelle est la clé de ce succès ? Et donc, plusieurs se sont mis à écrire sur l'enfance, etc. Sauf qu'il ne suffit pas d'écrire sur l'enfance pour faire du Gospodinov. Et donc, je pense que c'est une rencontre heureuse en fait entre une écriture et aussi, donc une poétique, une écriture, et aussi une vision du monde et de l'homme. Et pour moi Gospodinow est un grand humaniste. Et donc paradoxalement aussi, plus une écriture justement fera quelque chose à sa langue qu'elle sera seule à lui faire, et plus je pense elle peut toucher le plus grand nombre.

  • Speaker #1

    J'espère que vous sortez de cet épisode avec l'envie de découvrir la littérature bulgare et de vous plonger dans l'œuvre d'auteur comme Georgi Gospodinov. Pour ma part, j'ai été ravie de rencontrer Marie-Vrina Nikolov pour ce deuxième épisode de Langue à langue. Elle m'a charmée par sa sensibilité et par la générosité et la finesse avec lesquelles elle s'est livrée à l'exercice du commentaire sur plusieurs de ses traductions. Je lui adresse un immense merci pour cela. Je vous rappelle le titre des livres sur lesquels nous nous sommes penchés, Rhapsodie balkanique de Maria Casimova-Moissey, parue aux éditions des CIRT en 2023, et Physique de la mélancolie de Georgi Gospodinov, parue aux éditions Interval en 2015. Vous pouvez retrouver l'extrait de ce dernier livre en bulgare, ainsi que ses traductions françaises, anglaises, italiennes et allemandes, sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Langue à langue est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique sont signées Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Si vous avez aimé cet épisode, n'hésitez pas à soutenir le podcast en nous suivant sur les réseaux et en vous abonnant sur votre plateforme d'écoute. Et si vous êtes dans un bon jour, vous pouvez même nous laisser des étoiles et un commentaire, toujours sur votre plateforme d'écoute, c'est super utile. Et bien sûr, parlez-en autour de vous. Moi, je vous dis à dans trois semaines pour le prochain épisode. Cette fois, nous irons en Grèce avec le traducteur Michel Volkovitch. Salut, et comme on dit en bulgare, do vizh dané. Après le démarrage,

  • Speaker #0

    on a eu l'occasion de voir la réalité.

Chapters

  • Introduction

    00:00

  • Générique

    02:28

  • Marie m'accueille chez elle

    03:00

  • Rencontre de Marie avec la langue bulgare

    03:19

  • Sonorités de la langue bulgare

    06:28

  • Traduire l'originalité du texte

    07:46

  • Exemple : Rhapsodie balkanique

    12:40

  • Introduction de Physique de la mélancolie, de Guéorgui Gospodinov

    18:10

  • Lecture en bulgare

    21:10

  • Lecture en français

    22:36

  • Commentaire de traduction

    23:59

  • Collaboration traducteur-éditeur

    32:46

  • Pour une histoire non-standard de la littérature bulgare

    36:01

  • Extraire la littérature bulgare des clichés

    41:02

  • Conclusion

    43:00

Description

Marie Vrinat-Nikolov me reçoit chez elle, à Charenton, en banlieue sud-est de Paris. Traductrice du bulgare depuis 40 ans, mais aussi chercheuse et enseignante, Marie a consacré sa vie à la diffusion de la littérature bulgare en France.

Pendant plusieurs heures, elle m’a raconté sa rencontre avec la langue bulgare (vous allez voir, c’est romanesque !), son combat pour extraire la littérature bulgare des clichés, son goût pour la musique aussi.

Pour Marie, la traduction est avant tout une affaire de rythme et de sonorités. Cette approche, à la fois sensible et réflexive, des textes et de son métier, a marqué tout notre entretien.

Et puis, nous nous sommes penchées sur un texte traduit par Marie, que nous avons comparé à son original bulgare ainsi qu’à des traductions dans d’autres langues, pour vous permettre de sentir toutes les difficultés, mais aussi l’immense richesse, du passage d’une langue à l’autre. Ce texte est extrait de Physique de la mélancolie, de Guéorgui Gospodinov, paru dans sa version française en 2015 aux éditions Intervalles.

Je suis touchée de la générosité avec laquelle Marie m’a ouvert les portes de son atelier, et je suis ravie de pouvoir vous y faire entrer avec moi dans cet épisode. Bonne écoute !

 

➡️ Retrouvez tous les textes lus dans le podcast (en VO et VF) sur languealangue.com et sur les réseaux sociaux (@languealangue sur Instagram). Soutenez-nous en nous laissant des étoiles et un commentaire, et surtout, parlez-en autour de vous !

 

Langue à Langue est un podcast de Margot Grellier

Musique et graphisme : Studio Pile

Montage/mixage : Nathan Luyé de La Cabine Rouge


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Oui, bonjour Marie, je suis en bas et j'ai pas le code.

  • Speaker #1

    Tu n'as pas le code ? Non.

  • Speaker #0

    Ok,

  • Speaker #1

    à tout de suite. Oui,

  • Speaker #0

    ça va. Oui, ça va. À tout de suite. La traduction n'est pas tant au service de l'œuvre qu'elle ne lui est redevable de son existence. nous dit Walter Benjamin dans L'abandon du traducteur. Pour lui, traduire, ce n'est donc pas passer un texte d'une langue à l'autre pour transmettre un message, c'est plutôt faire éclore ce texte, le prolonger, le renouveler et le transformer. C'est une vision de la traduction à laquelle adhère complètement Marie Vrina Nikoloff. Traductrice du bulgare depuis 40 ans, Marie a consacré sa vie à l'éclosion de la littérature bulgare en français. Elle a traduit une cinquantaine de livres de plus de 20 auteurs différents, des romans, des nouvelles, de la poésie, du théâtre. Sa riche carrière, de traductrice mais aussi de chercheuse et d'enseignante, lui a valu de multiples distinctions en France et en Bulgarie. J'ai eu la chance de la rencontrer pour ce deuxième épisode de Langue à Langue. C'était un matin de février, il faisait doux. Elle m'a reçue à Charenton, en banlieue sud-est de Paris, dans l'appartement où elle vit depuis 2016 avec Georg. son compagnon, et leur petite chienne Sushi. C'est un bel appartement, très lumineux, avec un grand séjour ouvert sur la cuisine et pas moins de deux bureaux. Il fallait bien ça pour stocker les 5000 livres que possède Marie. C'est là, dans ce lieu qu'elle appelle son refuge, qu'elle traduit, plus tôt le matin et tard le soir. Pendant plusieurs heures, elle m'a raconté sa rencontre avec la langue bulgare. Vous allez voir, c'est assez rocambolesque. Elle m'a parlé de son parcours, de son combat pour diffuser la littérature bulgare et l'extraire des clichés, et de son goût pour la musique aussi. Pour Marie, la traduction c'est avant tout une affaire de rythme et de sonorité. C'est au fond, je crois, ce qui m'a touchée chez elle, cette approche très sensible et en même temps très réflexive de son travail. Cheveux argentés, voix douce et sourire bienveillant, Marie m'a ouvert les portes de son atelier avec beaucoup de générosité. Et je suis très heureuse. de vous y faire entrer aujourd'hui avec moi. Je suis Margot Grellier et vous écoutez Langue à langue, épisode 2 Autostop, nationalisme et romans bulgares avec

  • Speaker #1

    Marie-Vrina Nicolas Langue à langue.

  • Speaker #0

    Rien ne prédisposait Marie à devenir traductrice du bulgare ni même à apprendre cette langue un jour. Pour comprendre comment le bulgare est entré dans sa vie, jusqu'à y occuper une place si prépondérante aujourd'hui, il faut remonter à l'adolescence, dans les années 70. Marie vit en banlieue de Blois avec ses parents et ses sœurs. Entre le collège et la maison familiale, c'est une vie en vase clos dans laquelle elle a un peu la sensation d'étouffer, jusqu'au jour où, par hasard, ses voisins prennent un couple en autostop. Un couple bulgare.

  • Speaker #1

    Les voisins sont venus nous inviter à prendre l'apéritif. Moi, je n'ai pas à dénier bon y aller. Heureusement pour moi. Mes parents sont revenus avec les Bulgares qu'ils avaient invités à rester chez nous pendant, je ne sais plus, deux ou trois jours. J'ai un peu oublié le week-end. Et donc, quand j'ai entendu la mélodie, l'intonation de cette langue, Je ne peux pas dire pourquoi, mais je me suis dit, voilà, je voudrais que ce soit ma langue. Et je me suis dit, ça a été instantané. Instantané, absolument. Et donc, je pense que ça m'a ouvert, si vous voulez, à un imaginaire autre. Alors, il y a aussi le fait, je pense que... Je me demande, en fait, si le bulgare n'a pas été une sorte de russe de substitution. C'est-à-dire que... C'est vrai que j'avais une grand-mère qui... J'étais très proche de ma grand-mère, j'ai dû m'en libérer, qui était très, très, très, très pigote. Et chez elle, il y avait, parce que c'était très moral, il y avait toute la collection de la comtesse de Ségur. J'ai dévoré la comtesse de Ségur. Et dans la comtesse de Ségur, notamment, comme elle est russe elle-même, c'est la fille du comte Rostovshin qui a mis le feu à Moscou pour que l'armée de Napoléon n'entre pas dans Moscou. Elle est sa fille. Donc vous avez tout ce monde russe. dourakine. À la pure époque, moi, je ne savais pas que dourak, ça veut dire celui qui est bête, en fait, stupide. Et donc, j'ai baigné dans cette ambiance qu'on dirait que j'avais que de stéréotypes, évidemment, sur le russe. Et en tout cas, les premiers livres de littérature que j'ai lus avant de lire, par exemple, je ne sais pas moi, Balzac, Flaubert, Proust, ça a été Dostoevsky, ça a été Tolstoy, ça a été donc la littérature russe. Et donc, je... pense qu'il y avait quelque chose dans mes fantasmes parce que tout ça c'est de l'ordre de l'imaginaire évidemment et on traduit de l'imaginaire quand on traduit la littérature et je pense que tout ça a fait que le bulgare est venu au bon moment aussi.

  • Speaker #0

    Donc les parents de Marie accueillent quelques jours les autostoppeurs bulgares qui finissent quand même par rentrer en Bulgarie pour retrouver leur fils notamment qu'ils avaient dû laisser en otage au régime pendant leur voyage. Mais ils restent en contact avec la famille et Et ils envoient même un dictionnaire bulgare-français à Marie pour l'encourager dans son apprentissage de la langue.

  • Speaker #1

    Et donc lui est revenu un an plus tard, pendant une semaine chez nous, et il consacrait, j'ai un peu oublié, mais je dirais peut-être trois heures à peu près, à m'apprendre sa langue. Et donc à l'époque, il n'y avait évidemment même pas de MP3, c'était les trucs des cassettes, les radios cassettes. Et donc j'ai enregistré, et il y a quatre phonèmes qui sont... qui n'existent pas en français.

  • Speaker #0

    Un phonème, en linguistique, c'est une unité minimale de son qui permet de distinguer les mots les uns des autres et de déterminer la prononciation correcte de la langue.

  • Speaker #1

    D'ailleurs, pour le bulgare, il y a une seule voyelle qui n'existe pas en français, e Vous n'arrondissez pas la langue comme pour le e C'est un peu comme le... C'est même tout à fait comme le i sans point du turc. ou bien le I ou le A avec un accent du roumain. Et puis après, vous avez trois consonnes qui n'existent pas, trois phonèmes ou consonnes antiques qui n'existent pas en français. E, E, donc un L qui est E, qui n'existe que dans toutes les langues slaves. Et puis, alors, ça pour moi, c'était facile parce que j'ai vu une grand-mère qui... qui était du Morvan, qui avait vécu dans le Morvan, et elle prononçait le R roulé. Donc après, faire R pour moi, c'était très facile. Pour moi, traduire, je sais qu'il y a des traducteurs qui voient plus, vous savez, c'est comme le verre plein et le verre vide, qui vivent plus peut-être la frustration, parce qu'une traduction, ce n'est pas le texte original, c'est évident. Pensez à la traduction en termes d'équivalent. c'est un leurre, c'est ce que la traductologie qui est née dans le sillage ou dans le giron de la linguistique, elle s'est construite sur la recherche d'équivalence. Moi, non, je pense tout simplement que de toute façon, la traduction est toujours, toujours différente. Ce serait un texte différent. Et que donc, parler en termes de gains ou de pertes, non, il faut parler en termes d'altérité.

  • Speaker #0

    Dans son approche de la traduction, Marie s'oppose à une vision assez ancienne, selon laquelle un texte n'a qu'un seul sens juste, un sens que le traducteur devrait décoder et rendre dans la langue d'arrivée. Marie, elle, se retrouve bien plus dans une vision qui met en avant la stéréophonie du texte, c'est-à-dire ses sens multiples. Dix personnes qui lisent le même roman n'y trouvent pas forcément le même sens. Et d'ailleurs, une même personne qui lit ce roman plusieurs fois n'en retirera pas forcément la même chose à cinq, dix ou quinze ans d'intervalle. Pour Marie, le plus important, ce n'est donc pas le sens du texte, mais plutôt son rythme, ses sonorités, son originalité. Ce qu'il fait à la langue est qu'il est seul à lui faire, selon l'expression du théoricien Henri Méchenic.

  • Speaker #1

    L'idée de départ, c'est que quand on me demande Ah, tu peux nous dire quelles sont les principales difficultés quand on traduit du bulgare vers le français ? Je dis de toute façon, moi je ne traduis pas, je ne sais pas ce que c'est. Quand on parle de littérature, qu'est-ce que c'est que le bulgare ? Je ne sais pas ce que c'est. Qu'est-ce que c'est que le français ? Je ne sais pas ce que c'est. Je voudrais d'ailleurs citer une lettre de Proust à Madame Strauss où En gros, il dit, donc je cite de mémoire, mais il dit que le français n'existe pas en dehors des écrivains. Donc une langue française qu'on voudrait défendre, et qui n'existe pas, enfin, ça n'existe pas, et que l'écrivain doit faire sa langue tout comme le violoniste doit faire son son. Ça déjà d'ailleurs, c'était oser le dire comme ça, puisque je pense que si moi dans une traduction j'avais traduit comme ça, on m'aurait dit Oh écoute, son son ça va pas, c'est pas joli Ah bah oui, mais on oublie que la littérature c'est pas fait pour faire joli. La littérature c'est fait pour agir. Quand on parle de poétique, dans poétique, ça vient d'un mot grec, d'un verbe grec qui veut dire poiaïne qui veut dire faire Et ça c'est vraiment très très important. Donc effectivement cette idée qu'on ne traduit pas une langue, mais qu'on traduit une langue qui est toujours... nouvelle et qui est toujours celle d'un texte. Je ne dirais même pas celle d'un écrivain. Un écrivain, il peut très bien changer d'écriture suivant les textes. Et donc, c'est la musique, le rythme propre d'un texte que j'essaie effectivement de rendre pour qu'on n'ait pas l'impression que toutes les traductions que j'aurais faites ce soit la même langue, puisque dans les textes, ce sont des langues différentes. Et vous avez une lettre qui est... très très forte, une lettre de Patrick Chamoiseau à ses traducteurs, et qui est vraiment très très très forte, où il dit que justement il faut... Enfin, pas de huit, même s'il écrit en français, traduite dans mes termes, l'auteur explore la langue, dans toutes ses potentialités, et nous, c'est ce qu'on doit faire. Et donc, voilà, j'ai plutôt le sentiment, si vous voulez, d'explorer la langue française. Et ensuite, je pense aussi que contrairement, on va vous dire Ah, mais il est plus naturel de mettre, je ne sais pas moi, par exemple, tel complément, le complément de lieu, avant. Un nombre des mots qui seraient naturels en français. Sauf que je suis persuadée qu'un texte littéraire, quand je le lis, c'est comme un film. Dans un film, la caméra, elle vous montre les choses dans un certain ordre. Elle va s'approcher de quelque chose. elle va s'éloigner d'autre chose. Le texte, c'est pareil. C'est-à-dire que s'il me présente d'abord, un peu comme Proust, par exemple, ou même Balzac, d'ailleurs, s'il me présente d'abord toutes les circonstances avant d'en arriver au fait de ce qui se passe, je ne vais pas faire l'inverse. Si, justement, il décide, le texte n'est pas l'auteur, forcément, parce que je pense aussi que l'auteur n'est pas forcément conscient de tout ce qu'il fait. Il n'a pas la vérité sur son texte. S'il a une vérité, mais il n'a pas la vérité sur son texte. Et donc, si le texte présente des éléments dans tel ordre, ce qui produit forcément un effet sur un lecteur, moi, je vais essayer de faire des mouvements français.

  • Speaker #0

    Pour vous faire sentir concrètement cette approche de la traduction, basée sur la rythmique, les sonorités, la langue propre au texte, je vous propose d'écouter Marie nous parler de l'une de ses traductions. C'est un roman de Maria Casimova Moisset, qui est paru en 2023 aux éditions des CIRT, et qui s'appelle Rhapsodie balkanique.

  • Speaker #1

    C'est à la fois une histoire qui est extrêmement poignante, puisque c'est une histoire de rejet d'une jeune fille qui est rejetée au début des années 30, 1920-1930. Une jeune Bulgare qui a le malheur, étant d'une mère grecque et d'un père bulgare, une mère très bigote aussi, elle a le malheur de tomber très amoureuse d'un jeune Turc musulman. Même si lui, il n'est pas forcément croyant, mais il est musulman quand même. Et à ce moment-là, elle est rejetée. Ils doivent essayer de trouver leur place dans une société dans laquelle, quand on n'est pas marié, on ne peut pas vivre ensemble. Et quand on n'est pas de la même religion, il n'y a personne qui veut vous marier. Donc c'est une histoire extrêmement poignante, avec une écriture très intéressante, qui est entrecoupée par des moments où l'autrice s'adresse à sa grand-mère, son père, son arrière-grand-mère, pour les interroger, pour essayer de comprendre. Pourquoi ? Donc c'est un dialogue fictif qui est vraiment très intéressant. Et là, souvent, elle joue avec les sonorités et l'ordre des mots. Alors, je vais essayer de... Alors, on a... Donc, si on fait du mot à mot, c'est... Il est évident que je ne peux pas mettre ça comme ça. Puisque là... Ce n'est pas recevable, je dirais. Si maintenant je dis Teotitza se couche après de Todor c'est du... Oui, c'est certes, c'est la syntaxe française, mais bon. Donc j'ai cherché et que j'ai trouvé, et je voudrais vraiment inciter sur le fait que quand je donne, quand je cite mes traductions, ça ne veut pas dire que c'est la bonne traduction. Ça ne veut pas dire que c'est la seule et unique traduction possible. C'est une possibilité. qui rencontre de la manière dont j'ai reçu ce texte et dont, voilà, je le... En fait, si vous voulez, parfois j'ai l'impression que... C'est comme si... Un texte, une langue musique m'arrivait, je ne sais pas, à entrer dans mon corps et ressortait dans une autre langue, en fait. Donc, la manière dont ça ressort de chez moi, c'est Près de Todor elle se coucha, virgule, teotitza Donc, vous avez un ordre des mots qui n'est pas à l'ordre naturel, dit naturel, mais en même temps, je pense que c'est recevable. Et Près de Todor elle se coucha, teotitza Le fait que, justement, ce ne soit pas... l'ordre que l'on dit naturel, vous le lisez autrement. Ensuite, à la fin, vous avez ce passage que je trouve très beau. Le lit ? Il fit à l'amour comme jamais auparavant, éternellement et immémorialement, à la vie et à la mort. L'horloge au mur comptait les secondes, son balancier oscillait régulièrement d'un côté, de l'autre, tandis que les ombres des flammes de l'âtre passaient, telles de petits esprits, Sur les murs, à travers les murs, sur les couvertures, elles effleuraient les dos en sueur de cet homme et de cette femme, puis retournaient, paniquaient à la lumière et mouraient quelque part là-bas. Les petits esprits de leurs enfants partirent prématurément. Cette nuit seulement, cette seule nuit où la mer avait gelé, Théotitza ne se sentit pas coupable d'être vivante à leur place. Cette nuit-là, elle fut femme avant d'être mère, amoureuse avant d'être orpheline de ses enfants. La vague de désir l'avait submergée toute entière et entraînée loin du chagrin dont elle était depuis longtemps la servante, année après année, perte après perte, enfant après enfant. Théotitsa la naufragée. Théotitsa, déesse grecque impie qui devait racheter tout le péché de la terre. Théotitsa qui, durant l'unique nuit des vagues gelées de la mer, lorsque le diable envoie des signes que le dieu a peur de déchiffrer, conçut sa fille. Et Myriam fut. Et Myriam fut. Au début, j'avais traduit et ce fut Myriam Et je me suis dit non, en bulgare c'est évident que c'est… par référence à la Bible, à la Genèse. Et comment on a traduit la Genèse en français ? Et la lumière fut. Donc, et Myriam fut. Oui. Et donc là, vous voyez aussi que il y a des effets aussi de retardement dans la phrase. Je pense aussi que sans doute, peut-être, sans que je me rende compte, ce qui a joué dans ma manière de traduire, c'est le fait que le premier écrivain français pour lequel j'ai vraiment eu un immense plaisir ascétique, c'est Proust. Or, Proust, ce sont des phrases qui, justement, présentent les différences, l'environnement, etc., avec des effets de retardement, d'enchassement, etc. Et j'aime.

  • Speaker #0

    J'ai demandé à Marie de se prêter au jeu du miroir, c'est-à-dire de mettre en comparaison l'une de ses traductions avec le texte original pour vous permettre d'apprécier la difficulté et la beauté du passage d'une langue à l'autre. Et je me dis que son choix de texte est peut-être lié à son goût pour l'écriture labyrinthique de Proust, dont elle nous parlait à l'instant. Le texte qu'elle a choisi est extrait de Physique de la mélancolie de Georgi Gospodinov, paru en 2015 aux éditions Intervalles. C'est un roman qui fait la part belle à l'image du labyrinthe, notamment dans sa structure fragmentée, qui entremêle les pensées, les souvenirs, les digressions, un peu comme un labyrinthe temporel, justement. Si vous souhaitez avoir le texte sous les yeux pendant que Marie le commente, vous pouvez vous rendre sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Vous l'y trouverez en VO, en VF, mais aussi en anglais, en italien. et en allemand. Aujourd'hui, Georgi Gospodinov est traduit dans 40 langues. Il est reconnu comme l'un des meilleurs romanciers post-modernes européens et il a obtenu en 2023 le Booker Prize pour son roman Le Pays du passé, dans la traduction anglaise d'Angela Rodel. Marie, elle, suit Gospodinov depuis ses débuts. Elle a été sa première traductrice occidentale et elle a beaucoup œuvré à sa reconnaissance en France. Alors le succès qu'il rencontre aujourd'hui, bien sûr, Pour elle, il veut dire beaucoup.

  • Speaker #1

    Je commence à voir enfin, depuis 3-4 ans, le fruit de cette obstination, puisqu'il m'est moins difficile de perçoit des... les éditeurs, je pense que j'ai un petit réseau d'éditeurs qui me font confiance. Et puis je vois maintenant qu'on est de plus en plus de traducteurs du bulgare à avoir des prix. Or, chaque prix gagné par un traducteur, c'est une visibilité, une visibilité de plus pour cette littérature. Je ne sais pas si vous avez vu, mais d'ailleurs,

  • Speaker #0

    j'arrive pas à lire.

  • Speaker #1

    Il faut décrire que vous avez des petites...

  • Speaker #0

    des petits livres en pendentif boucle d'oreille.

  • Speaker #1

    Voilà.

  • Speaker #0

    Ouspo 19.

  • Speaker #1

    Oui. Et alors, c'est quel ouvrage ? Vous regardez la bleue ou la marron ?

  • Speaker #0

    Là, c'est la marron. Ah oui, Le Pays du passé.

  • Speaker #1

    Voilà. Incroyable. Et donc, ça, c'est pareil, mais en bulgare. Et de l'autre côté. Ah oui, d'accord. Donc, ça, c'est l'original et ça, c'est la production. Vous l'avez fait ? Non, c'est moi qui ai découvert ça sur un site. Oui, sur Etsy, il y a quelqu'un qui fait des boucles d'oreilles livres. Et quand j'ai vu que... Il indiquait, si vous m'envoyez des couvertures, un lien vers des couvertures, je vous fais ce que vous voulez. Et à tout le coup, je me suis dit, mais pour une traductrice, je me fais l'original et la traduction. C'est génial. Je me suis dit que c'était un sujet très simple. Mais quelque chose n'était pas bien. La professeure ne s'est plus éclatée. Elle est venue chez moi, comme si elle se fêtait de ne pas dire plus. D'où apprend cette parole ? Mais de l'hôpital. Une des filles de la première classe a dit Bulgarie, Bulgarie, d'autre part. C'était le vrai discours. Et la professeure s'est donc attaquée par son flambeau. Bravo, ma fille. Et j'ai eu tellement de solitude avec mon Dieu. C'est incroyable qu'il n'y ait pas deux mots avec la même lettre. C'est comme si le grouille de B était trop gentil pour garder deux mots vraiment grameudants. « B » signifie la langue de la Bulgarie. « Belgaria, Bok, Niaman » . Ce sont des paroles de la mère. Le professeur de chaque « B » a été en train de le apprendre dans les classes de la maison. On a compris ? Quel mot commence par la lettre B ? Et je commande sur le fait que je l'ai laissé en cyrillique. Boc, monsieur, j'ai crié trop vite. C'était tellement facile. Boc, Dieu. Mais quelque chose clochait. L'institutrice frémit. Elle n'était plus aussi souriante. Elle est venue vers moi comme si elle craignait que je ne dise autre chose. Où l'as-tu appris ce mot ? Au cimetière ? C'est alors qu'une des filles des premiers rangs a dit La Bulgarie, la Bulgarie, camarade ! C'était la bonne réponse. Et l'institutrice s'est accrochée à cette paille. Bravo, ma petite ! Tandis que moi, je me sentais si seule avec mon Dieu. Curieux, il ne pouvait pas y avoir deux mots avec une même lettre, comme si le petit do du be était trop chétif pour supporter deux mots réellement aussi gigantesques. C'est par b que commence le mot bulgaria Bulgarie En Bulgarie, il n'y a pas de bok pas de dieu Ce sont des histoires de grand-mère, martelait l'institutrice, à chaque b Plus tard, dans les classes supérieures, on va l'apprendre. C'est bien compris ? Où se situe-t-il cet extrait ? Je ne sais plus, parce que justement, c'est un livre labyrinthe, qui revisite d'ailleurs l'histoire du labyrinthe de Minotaur. Le Minotaur est vu comme faisant partie d'une chaîne des enfants qui sont livrés à eux-mêmes, voire abandonnés. Abandonnés, plutôt livrés à eux-mêmes, parce que quand vous avez des parents qui travaillent, les enfants qui sont tout seuls et qui s'ennuient, qui donc se réfugient dans l'imaginaire. Le problème... je m'en suis rendue compte avec le pays du passé, qui joue avec les imaginaires nationaux, notamment qui joue avec toute cette terminologie qui renvoie aux luttes pour l'indépendance de la Bulgarie lors de l'Etat de l'Empire Ottoman, d'un côté, et aussi avec toute la terminologie qui évoque tout à coup, vous avez des termes qui tout à coup évoquent des mondes dans notre tête du régime communiste. Sauf que ça n'évoque rien pour un Français. Comment je fais ? Comment je fais, surtout lorsque je traduis un livre dans une collection qui n'accepte pas les notes de bas de page et qui n'accepte pas les post-faces et les pré-faces ? Donc ça veut dire que, de mon point de vue, certes, vous comprenez des choses, mais il y a plein de trucs qui vous échappent en tant que Français et je trouve que c'est un petit peu dommage qu'on ne puisse pas vous les expliquer. Si ça ne vous intéresse pas, vous ne lisez pas le regard et vous ne lisez pas la post-face. Mais si ça vous intéresse, au moins vous avez quelque chose qui vous permet d'essayer d'entrer un peu dans cet imaginaire bulgare. Et ma théorie, si je puis dire, c'est que plus les traducteurs donneront des clés pour entrer dans l'imaginaire, justement des textes qu'ils traduisent, et plus on pourra construire un imaginaire du monde, la somme des imaginaires. Et donc ce texte joue justement avec l'imaginaire national et athéiste, athée pardon, du communisme. Alors, l'idéologie communiste, comme vous le savez, au départ, c'est prolétaire de tous les pays, unissez-vous, c'est-à-dire que c'était une idéologie qui était internationale. Il se trouve que dans les pays du Bloc de l'Est, à partir des années 60, c'est une idéologie qui est devenue nationaliste. C'est curieux. Et pourquoi je dis ça ? Parce que lorsque ce texte, cet extrait du texte, joue avec la lettre B, et que donc, il se trouve que le... Le narrateur, quand il était petit, avait appris à lire sur les tombes parce que sa grand-mère était croyante, mais c'était caché. On n'avait pas le droit d'exhiber, de montrer, en fait, la foi chrétienne sous le régime communiste. Et donc, elle lisait la Bible et qu'elle avait enveloppée d'un journal, du journal officiel de l'époque. Ce qui fait que Dieu était un terme... Proscrit. Proscrit, c'était même, je dirais, un gros mot, quasiment. Et donc quand vous avez ce texte qui joue à la fois sur B, puisque c'est la première lettre du mot qui en bulgare veut dire Dieu, Bok, et le terme qui en bulgare et en français et dans la plupart des langues est aussi la première lettre du mot Bulgarie, qu'est-ce qu'on fait ? Puisque, d'un côté, je ne peux pas lui faire répondre quel mot commence par B. Je ne peux pas lui faire répondre que c'est Dieu. Ça ne marche pas. Donc là, il faut choisir. Je me suis dit, je ne peux pas remplacer le mot Bulgarie. Parce que justement, la Bulgarie, dans l'imaginaire nationaliste, c'est la terre natale. Donc c'est attaché à plein de représentations. Voilà, mais c'est l'attachement à la terre natale, la terre des ancêtres, la terre où on est né. Donc, je garde Bulgarie. Ce qui veut dire donc que je garde la lettre B. Et c'est pour ça qu'à ce moment-là, j'ai choisi de mettre Bok en bulgare, en l'explicitant, en ajoutant simplement la traduction en français. Alors, si on regarde ce qu'ont fait, par exemple, mes collègues en allemand et en italien, Quasiment pareil. C'est-à-dire que, alors je vais sûrement prononcer très mal, mais ce que fait l'italien, il fait Bok, donc il garde le mot bulgare qu'il met en alphabet latin, et tout de suite, alors que moi j'ai ajouté la traduction après, mais il met tout de suite Bok-dio. Et ensuite, évidemment, j'imagine qu'on prononce Bulgarien bien. Que fait l'allemand ?

  • Speaker #0

    Il fait une légère incise pour expliquer,

  • Speaker #1

    pour donner la traduction. Et Gartou en alphabet latin.

  • Speaker #0

    C'est la différence par rapport à qui avait conservé l'écriture cyrillique en premier et qui avait mis plus tard une transcription.

  • Speaker #1

    Et l'incise avec la traduction, je l'ai mise aussi la deuxième fois et pas la première fois. En allemand, c'est Bock et lui Il est un peu plus explicite puisqu'il dit Das heißt Gott ce qui veut dire ça veut dire

  • Speaker #0

    Dieu.

  • Speaker #1

    Voilà, d'accord.

  • Speaker #0

    Mais il fait quasiment la même chose, mais en explicitant. Giuseppe della Gatta, donc, et moi, nous ne disons pas Boc, ça veut dire Dieu. On met Boc, virgule, Dieu. Et ensuite, évidemment, nous avons Bulgarien. Bien. Et donc, la seule... Ce qui change, c'est la traduction anglaise. Elle, donc, manifestement, n'a pas voulu... Alors, après aussi, est-ce que c'est le traducteur ou est-ce que c'est le jeu entre le traducteur et l'éditeur ? On ne peut jamais savoir. Il se peut très bien que, par exemple, elle ait voulu faire comme nous et que son éditeur lui ait dit non. Je ne vais jamais poser la question, alors qu'on se connaît bien. En tout cas, elle commence en disant What word starts with the letter G ? Donc, bien sûr, elle prend, elle change. God À partir du moment où elle met God la Bulgarie, ça ne marchait plus. Et donc, elle change avec Government Et pour moi, dans l'imaginaire, ça ne marche pas. Ça ne marche pas parce que le nationalisme, il répond, il ne se fonde. Vous savez que tout nationalisme est irrationnel et affectif. Vous n'avez pas de relation affective et irrationnelle avec un gouvernement qui est politique, une entité politique. Surtout à l'époque. du communisme, où franchement, tout ce qui était gouvernement s'était haï par tous les gens qui n'en pouvaient plus de ce régime. Et puis, dans un régime qui n'est pas démocratique, peut-on vraiment parler de gouvernement ? Au sens où on l'entend, nous. Voilà. Donc pour moi, si vous voulez, ça pose un problème, justement, d'imaginaire quand je transpose dans la réalité bulgare et l'histoire bulgare. En revanche, Quand j'ai lu sa traduction, je me suis dit, il y a un truc que j'ai raté. Moi qui pourtant, soi-disant, est très attentive aux sonorités, j'ai raté un truc. C'est-à-dire que quand vous avez, quand l'institutrice, donc qui n'est pas contente parce qu'il ne faut surtout pas parler de Dieu, dit que ce sont des sottises, elle dit Thomas babeski plikaski Je l'ai traduit littéralement parce que ça marche aussi en français. Ce sont des histoires de bonnes femmes, des histoires de grands... Ah non ! J'aurais pu mettre des histoires de bonnes femmes. Et là, ça aurait été bien parce que j'aurais eu des bœufs. J'aurais eu un bœuf. Et moi, j'ai mis, ce sont des histoires de grand-mère. C'est aussi, je crois, ce qu'a fait l'Italien. Son nom favorait d'Ivechiette. Je ne sais pas si on prononce exactement comme ça, mais voilà. Et en allemand, je crois que c'est aussi la même chose. Altweiber Gewäch. Donc là, on perd la sonnance avec le bœuf. Et là, c'est génial ce qu'elle a fait. en anglais, c'est-à-dire que puisqu'elle a choisi le G, elle met Gabaldigook. Et là, vous avez en plus deux fois Gabaldigook. Ce qui veut dire des fadaises.

  • Speaker #1

    Un peu naïvement, je m'étais imaginé qu'il devait y avoir une vingtaine de traducteurs du bulgare publiés en France. En fait, aujourd'hui, il n'y en a que deux, dont Marie. Donc la situation est assez paradoxale parce que, si je résume, les traducteurs de langues qu'on appelle minorées, c'est-à-dire de langues moins visibles, comme le bulgare, se battent pour essayer de faire publier une littérature qu'on connaît encore mal en France. Mais si cette littérature est méconnue, c'est justement parce qu'elle est peu traduite. Marie a commencé sa carrière dans les années 80 et elle le reconnaît, ses débuts ont été difficiles. Pour construire son réseau d'éditeurs, elle a dû s'armer de courage et de beaucoup de patience. Parfois même une fois l'éditeur trouvé. Parce que la collaboration traducteur-éditeur n'est pas toujours aussi facile qu'on l'imagine.

  • Speaker #0

    En fait je dirais que, et je ne les nommerai pas évidemment, mais j'ai trouvé que ça avait été compliqué avec deux éditeurs. Un qui n'existe plus d'ailleurs. Parce que c'était une conception, justement, je me souviens d'un texte qui est une histoire arménienne en Bulgarie, et le héros principal, en fait, est un propriétaire terrien qui est très attaché à sa terre. Et un exemple que j'ai donné plusieurs fois dans des publications, mais parce qu'il est caricatural, et on se dit, mais comment est-ce possible ? À un moment donné, sa femme est en train d'accoucher, ça se passe très mal, ça dure longtemps. Elle joue, elle souffre, elle crie, elle pleure. Et lui, il ne supporte pas les cris et les pleurs. Et donc, à un moment donné, il sort, il se met sur son cheval, il regarde. Et qu'est-ce qu'il voit ? Les étoiles pendaient au ciel comme de gros haricots. Métaphore terrienne. Je veux dire, c'est quelqu'un qui aime sa terre, qui est quasiment amoureux de sa terre, qui la laboure, qui la travaille. Et donc, oui, les étoiles pendent au ciel comme de gros haricots. Lorsque j'ai remis ma traduction, j'ai eu dans la marge, en français, on dit les étoiles bris. Et j'ai répondu qu'en bulgare aussi, on pouvait dire les étoiles bris. Mais que le texte ne dit pas les étoiles bris. C'est devenu finalement des fèves. Bon, je ne sais pas pourquoi. Parce que les fèves, c'est plus noble que des haricots ? Je ne sais pas. Ça a été comme ça sur plein de choses. Il y avait aussi, je me souviens, les eaux rouillées des villes en ruines. L'éditeur m'a dit, je pense que là, tu n'as pas compris, ce n'est pas possible, ça n'existe pas. Et là, je me suis dit, les métaphores, tu ne connais pas. Voilà.

  • Speaker #1

    Est-ce que vous diriez que, pour le schématiser un petit peu, que dans la relation traducteur-éditeur, le traducteur est plutôt défenseur du texte, et l'éditeur... Du lecteur, mais un lecteur à qui on ne ferait pas confiance.

  • Speaker #0

    Alors ça, je dirais que c'était à l'ancienne. C'est ce que j'essaie de dire à mes étudiants, d'ailleurs, qu'il ne faut pas se mettre dans cette dichotomie. Mais que, effectivement, pendant longtemps, les éditeurs se défendaient en disant le lecteur ne va pas aimer ça Ce qui fait que je parle d'un hyperlecteur qui n'existe pas. C'est quoi le lecteur ? vous et moi on nous met un livre on va pas réagir de la même manière donc prétendre qu'on connait le lecteur je comprends pas mais actuellement non j'ai vraiment le sentiment que les éditeurs avec lesquels je travaille et moi on est ensemble pour produire un texte qui à la fois soit effectivement donne le mieux à entendre ce que fait entendre le texte d'origine et soit le mieux reçu par le lecteur

  • Speaker #1

    Quand elle ne traduit pas, quand elle n'enseigne pas, Marie mène aussi des travaux de recherche. Avec une équipe franco-bulgare, elle s'est récemment lancée dans un chantier colossal qui mûrissait dans sa tête depuis plus de dix ans, celui d'écrire une histoire non standard de la littérature bulgare.

  • Speaker #0

    L'histoire littéraire, en tout cas en Europe, Elle est née au moment de la fabrique, de ce que Anne-Marie Thies a appelé la fabrique des identités nationales. C'est-à-dire qu'au moment, si vous voulez, vous savez qu'en Europe, pendant très longtemps, il y a eu quand même trois grands empires, l'Empire russe, l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. Et puis sans compter aussi l'Empire allemand, finalement. Et lorsque, au moment de la désagrégation d'abord de l'Empire ottoman, XIXe siècle, puis de l'Empire austro-hongrois, Donc, on assiste à la naissance de petits états-nations. Et ce qui est très intéressant, et ce que Marie Thiers montre bien, c'est que la fabrique des états-nations, c'est national, mais en même temps, c'est une fabrique qui s'est faite de manière internationale, et avec beaucoup... Chacun, en fait, a regardé ce qui se faisait chez les autres, et a fait la même chose. Et donc, il fallait démontrer qu'on avait une langue, qu'on avait une littérature, et donc, on formait une nation. En ce qui concerne les territoires bulgares, ce qui est pour moi très dommage, c'est qu'on est passé d'une très riche diversité d'écritures. Et j'ai publié pas mal de textes là-dessus. C'est-à-dire que, en fait, si vous voulez, sur les territoires bulgares, ont circulé, ont été publiés, ont été écrits des textes en hébreu, la langue religieuse en ladino, la langue ou le judéo-espagnol, donc la langue parlée. des juifs, donc des séfarades de l'Empire ottoman, en arménien, dans ces deux variantes, pareil, variante religieuse, variante parlée, en arabe, en persan, en turc-ottoman, en turc. Tout cela, évidemment, au moment où l'État-nation, après 1878, se crée, il faut montrer qu'on a une seule littérature. Moi, ce que je veux, si vous voulez, avec toute une équipe qu'on a mise en place, c'est au contraire retrouver cette diversité perdue, et donc essayer, ce qui n'est pas facile pour mes collègues bulgares, qui ne sont pas habitués, essayer de traiter de... la littérature bulgare, et la question qu'est-ce que la littérature bulgare est une question qui se pose réellement, ça veut dire quoi ? Littérature écrite par des gens qui ont écrit en Bulgarie ? Ben oui, mais c'est un territoire qui a quand même, qui a évolué parce que les langues, Dieu merci, ne connaissent pas les frontières. Est-ce que c'est ce qui est écrit en bulgare ? Ben non, pas forcément. Et donc essayer de faire l'histoire de cette littérature, j'appelle ça plutôt un cheminement d'ailleurs, dans l'espace littéraire bulgare. Donc je ne parle pas littérature bulgare exprès. Parce que littérature bulgare, on entend ce qui a été écrit en bulgare. L'espace littéraire bulgare, pour moi, c'est évidemment le noyau, je dirais, c'est le territoire bulgaro-macédonien, une partie de la Macédoine actuelle, mais aussi dans une perspective transnationale, c'est-à-dire en regardant tous les contacts, tous les dialogues, je n'aime pas le terme d'influence, tous les dialogues que ces textes ont entretenus avec beaucoup d'autres aires culturelles. Et puis, pour éviter aussi l'effet téléologique, c'est-à-dire l'effet de cause à effet, si vous voulez, l'idée que l'on se chemine vers un progrès des formes, des idées, j'emprunte la structure à un gros livre qui s'appelle De la littérature française de Denis Ollier. Pareil, là, c'était aussi une équipe franco-américaine. Et en fait, il choisit des dates à graphe qui sont représentatives d'un événement. en littérature, première traduction de je ne sais pas quoi, première représentation de telle pièce, ou voilà. Ça peut être aussi un événement quand même politique, mais qui joue beaucoup pour la littérature. Et ça donne lieu à des développements. Et donc, ça veut dire que si vous voulez, on évite le grand récit linéaire. Et je pense qu'à l'heure actuelle, un lecteur est capable de lire une histoire littéraire justement de cette manière non linéaire et d'aller piocher ce qui va l'intéresser. au lieu de se farcir, pardonnez-moi pour le terme, 800, 1000, 1200 pages où on vous raconte. Et en plus, le grand récit national, en principe, il se veut exhaustif. Ce n'est pas possible l'exhaustivité. Et il ne fait que répéter ce qui s'est dit, c'est-à-dire un canon qui est un peu figé. Et dans ce canon, comme par hasard, il y a très peu d'écrivaines, alors qu'il y a eu des écrivaines. Voilà, tout ce que le national a privilégié en le canonisant.

  • Speaker #1

    Par son travail de recherche, Marie tente donc, d'une part, de sortir la littérature bulgare du carcan du récit national, mais aussi de montrer que cette littérature va bien au-delà des clichés véhiculés par une certaine vision occidentale.

  • Speaker #0

    On attend des littératures de l'Est, effectivement, soit qu'elles soient exotisantes, soit politiques.

  • Speaker #1

    Et ce que vous arrivez à montrer par vos choix d'auteurs et de textes,

  • Speaker #0

    c'est surtout que... c'est qu'il y a une vraie... On partage, oui, c'est ça, une valeur littéraire, et puis aussi parce que je pense que dans plusieurs points du globe, on partage les mêmes angoisses, les mêmes désirs, les mêmes malheurs, les mêmes bonheurs, etc. Et c'est pour ça que j'aime pas quand on me dit est-ce que cet auteur est universel ? Ça veut dire quoi ? Universel, c'est quand même une catégorie qui est très problématique quand on l'emploie, parce que ça veut dire, en général, c'est employé par des... par exemple, par la France. de manière un peu arrogante, je dirais. Si c'est compréhensible pour un lecteur français, ça veut dire que c'est universel. Ce n'est pas ma manière à moi de concevoir l'universel. C'est pour ça que je dirais qu'à mon avis, étant donné que, justement, en Bulgarie, le succès de Gospodinov a fait que beaucoup de jeunes écrivains se sont dit Mais quelle est la clé de ce succès ? Et donc, plusieurs se sont mis à écrire sur l'enfance, etc. Sauf qu'il ne suffit pas d'écrire sur l'enfance pour faire du Gospodinov. Et donc, je pense que c'est une rencontre heureuse en fait entre une écriture et aussi, donc une poétique, une écriture, et aussi une vision du monde et de l'homme. Et pour moi Gospodinow est un grand humaniste. Et donc paradoxalement aussi, plus une écriture justement fera quelque chose à sa langue qu'elle sera seule à lui faire, et plus je pense elle peut toucher le plus grand nombre.

  • Speaker #1

    J'espère que vous sortez de cet épisode avec l'envie de découvrir la littérature bulgare et de vous plonger dans l'œuvre d'auteur comme Georgi Gospodinov. Pour ma part, j'ai été ravie de rencontrer Marie-Vrina Nikolov pour ce deuxième épisode de Langue à langue. Elle m'a charmée par sa sensibilité et par la générosité et la finesse avec lesquelles elle s'est livrée à l'exercice du commentaire sur plusieurs de ses traductions. Je lui adresse un immense merci pour cela. Je vous rappelle le titre des livres sur lesquels nous nous sommes penchés, Rhapsodie balkanique de Maria Casimova-Moissey, parue aux éditions des CIRT en 2023, et Physique de la mélancolie de Georgi Gospodinov, parue aux éditions Interval en 2015. Vous pouvez retrouver l'extrait de ce dernier livre en bulgare, ainsi que ses traductions françaises, anglaises, italiennes et allemandes, sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Langue à langue est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique sont signées Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Si vous avez aimé cet épisode, n'hésitez pas à soutenir le podcast en nous suivant sur les réseaux et en vous abonnant sur votre plateforme d'écoute. Et si vous êtes dans un bon jour, vous pouvez même nous laisser des étoiles et un commentaire, toujours sur votre plateforme d'écoute, c'est super utile. Et bien sûr, parlez-en autour de vous. Moi, je vous dis à dans trois semaines pour le prochain épisode. Cette fois, nous irons en Grèce avec le traducteur Michel Volkovitch. Salut, et comme on dit en bulgare, do vizh dané. Après le démarrage,

  • Speaker #0

    on a eu l'occasion de voir la réalité.

Chapters

  • Introduction

    00:00

  • Générique

    02:28

  • Marie m'accueille chez elle

    03:00

  • Rencontre de Marie avec la langue bulgare

    03:19

  • Sonorités de la langue bulgare

    06:28

  • Traduire l'originalité du texte

    07:46

  • Exemple : Rhapsodie balkanique

    12:40

  • Introduction de Physique de la mélancolie, de Guéorgui Gospodinov

    18:10

  • Lecture en bulgare

    21:10

  • Lecture en français

    22:36

  • Commentaire de traduction

    23:59

  • Collaboration traducteur-éditeur

    32:46

  • Pour une histoire non-standard de la littérature bulgare

    36:01

  • Extraire la littérature bulgare des clichés

    41:02

  • Conclusion

    43:00

Share

Embed

You may also like

Description

Marie Vrinat-Nikolov me reçoit chez elle, à Charenton, en banlieue sud-est de Paris. Traductrice du bulgare depuis 40 ans, mais aussi chercheuse et enseignante, Marie a consacré sa vie à la diffusion de la littérature bulgare en France.

Pendant plusieurs heures, elle m’a raconté sa rencontre avec la langue bulgare (vous allez voir, c’est romanesque !), son combat pour extraire la littérature bulgare des clichés, son goût pour la musique aussi.

Pour Marie, la traduction est avant tout une affaire de rythme et de sonorités. Cette approche, à la fois sensible et réflexive, des textes et de son métier, a marqué tout notre entretien.

Et puis, nous nous sommes penchées sur un texte traduit par Marie, que nous avons comparé à son original bulgare ainsi qu’à des traductions dans d’autres langues, pour vous permettre de sentir toutes les difficultés, mais aussi l’immense richesse, du passage d’une langue à l’autre. Ce texte est extrait de Physique de la mélancolie, de Guéorgui Gospodinov, paru dans sa version française en 2015 aux éditions Intervalles.

Je suis touchée de la générosité avec laquelle Marie m’a ouvert les portes de son atelier, et je suis ravie de pouvoir vous y faire entrer avec moi dans cet épisode. Bonne écoute !

 

➡️ Retrouvez tous les textes lus dans le podcast (en VO et VF) sur languealangue.com et sur les réseaux sociaux (@languealangue sur Instagram). Soutenez-nous en nous laissant des étoiles et un commentaire, et surtout, parlez-en autour de vous !

 

Langue à Langue est un podcast de Margot Grellier

Musique et graphisme : Studio Pile

Montage/mixage : Nathan Luyé de La Cabine Rouge


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Oui, bonjour Marie, je suis en bas et j'ai pas le code.

  • Speaker #1

    Tu n'as pas le code ? Non.

  • Speaker #0

    Ok,

  • Speaker #1

    à tout de suite. Oui,

  • Speaker #0

    ça va. Oui, ça va. À tout de suite. La traduction n'est pas tant au service de l'œuvre qu'elle ne lui est redevable de son existence. nous dit Walter Benjamin dans L'abandon du traducteur. Pour lui, traduire, ce n'est donc pas passer un texte d'une langue à l'autre pour transmettre un message, c'est plutôt faire éclore ce texte, le prolonger, le renouveler et le transformer. C'est une vision de la traduction à laquelle adhère complètement Marie Vrina Nikoloff. Traductrice du bulgare depuis 40 ans, Marie a consacré sa vie à l'éclosion de la littérature bulgare en français. Elle a traduit une cinquantaine de livres de plus de 20 auteurs différents, des romans, des nouvelles, de la poésie, du théâtre. Sa riche carrière, de traductrice mais aussi de chercheuse et d'enseignante, lui a valu de multiples distinctions en France et en Bulgarie. J'ai eu la chance de la rencontrer pour ce deuxième épisode de Langue à Langue. C'était un matin de février, il faisait doux. Elle m'a reçue à Charenton, en banlieue sud-est de Paris, dans l'appartement où elle vit depuis 2016 avec Georg. son compagnon, et leur petite chienne Sushi. C'est un bel appartement, très lumineux, avec un grand séjour ouvert sur la cuisine et pas moins de deux bureaux. Il fallait bien ça pour stocker les 5000 livres que possède Marie. C'est là, dans ce lieu qu'elle appelle son refuge, qu'elle traduit, plus tôt le matin et tard le soir. Pendant plusieurs heures, elle m'a raconté sa rencontre avec la langue bulgare. Vous allez voir, c'est assez rocambolesque. Elle m'a parlé de son parcours, de son combat pour diffuser la littérature bulgare et l'extraire des clichés, et de son goût pour la musique aussi. Pour Marie, la traduction c'est avant tout une affaire de rythme et de sonorité. C'est au fond, je crois, ce qui m'a touchée chez elle, cette approche très sensible et en même temps très réflexive de son travail. Cheveux argentés, voix douce et sourire bienveillant, Marie m'a ouvert les portes de son atelier avec beaucoup de générosité. Et je suis très heureuse. de vous y faire entrer aujourd'hui avec moi. Je suis Margot Grellier et vous écoutez Langue à langue, épisode 2 Autostop, nationalisme et romans bulgares avec

  • Speaker #1

    Marie-Vrina Nicolas Langue à langue.

  • Speaker #0

    Rien ne prédisposait Marie à devenir traductrice du bulgare ni même à apprendre cette langue un jour. Pour comprendre comment le bulgare est entré dans sa vie, jusqu'à y occuper une place si prépondérante aujourd'hui, il faut remonter à l'adolescence, dans les années 70. Marie vit en banlieue de Blois avec ses parents et ses sœurs. Entre le collège et la maison familiale, c'est une vie en vase clos dans laquelle elle a un peu la sensation d'étouffer, jusqu'au jour où, par hasard, ses voisins prennent un couple en autostop. Un couple bulgare.

  • Speaker #1

    Les voisins sont venus nous inviter à prendre l'apéritif. Moi, je n'ai pas à dénier bon y aller. Heureusement pour moi. Mes parents sont revenus avec les Bulgares qu'ils avaient invités à rester chez nous pendant, je ne sais plus, deux ou trois jours. J'ai un peu oublié le week-end. Et donc, quand j'ai entendu la mélodie, l'intonation de cette langue, Je ne peux pas dire pourquoi, mais je me suis dit, voilà, je voudrais que ce soit ma langue. Et je me suis dit, ça a été instantané. Instantané, absolument. Et donc, je pense que ça m'a ouvert, si vous voulez, à un imaginaire autre. Alors, il y a aussi le fait, je pense que... Je me demande, en fait, si le bulgare n'a pas été une sorte de russe de substitution. C'est-à-dire que... C'est vrai que j'avais une grand-mère qui... J'étais très proche de ma grand-mère, j'ai dû m'en libérer, qui était très, très, très, très pigote. Et chez elle, il y avait, parce que c'était très moral, il y avait toute la collection de la comtesse de Ségur. J'ai dévoré la comtesse de Ségur. Et dans la comtesse de Ségur, notamment, comme elle est russe elle-même, c'est la fille du comte Rostovshin qui a mis le feu à Moscou pour que l'armée de Napoléon n'entre pas dans Moscou. Elle est sa fille. Donc vous avez tout ce monde russe. dourakine. À la pure époque, moi, je ne savais pas que dourak, ça veut dire celui qui est bête, en fait, stupide. Et donc, j'ai baigné dans cette ambiance qu'on dirait que j'avais que de stéréotypes, évidemment, sur le russe. Et en tout cas, les premiers livres de littérature que j'ai lus avant de lire, par exemple, je ne sais pas moi, Balzac, Flaubert, Proust, ça a été Dostoevsky, ça a été Tolstoy, ça a été donc la littérature russe. Et donc, je... pense qu'il y avait quelque chose dans mes fantasmes parce que tout ça c'est de l'ordre de l'imaginaire évidemment et on traduit de l'imaginaire quand on traduit la littérature et je pense que tout ça a fait que le bulgare est venu au bon moment aussi.

  • Speaker #0

    Donc les parents de Marie accueillent quelques jours les autostoppeurs bulgares qui finissent quand même par rentrer en Bulgarie pour retrouver leur fils notamment qu'ils avaient dû laisser en otage au régime pendant leur voyage. Mais ils restent en contact avec la famille et Et ils envoient même un dictionnaire bulgare-français à Marie pour l'encourager dans son apprentissage de la langue.

  • Speaker #1

    Et donc lui est revenu un an plus tard, pendant une semaine chez nous, et il consacrait, j'ai un peu oublié, mais je dirais peut-être trois heures à peu près, à m'apprendre sa langue. Et donc à l'époque, il n'y avait évidemment même pas de MP3, c'était les trucs des cassettes, les radios cassettes. Et donc j'ai enregistré, et il y a quatre phonèmes qui sont... qui n'existent pas en français.

  • Speaker #0

    Un phonème, en linguistique, c'est une unité minimale de son qui permet de distinguer les mots les uns des autres et de déterminer la prononciation correcte de la langue.

  • Speaker #1

    D'ailleurs, pour le bulgare, il y a une seule voyelle qui n'existe pas en français, e Vous n'arrondissez pas la langue comme pour le e C'est un peu comme le... C'est même tout à fait comme le i sans point du turc. ou bien le I ou le A avec un accent du roumain. Et puis après, vous avez trois consonnes qui n'existent pas, trois phonèmes ou consonnes antiques qui n'existent pas en français. E, E, donc un L qui est E, qui n'existe que dans toutes les langues slaves. Et puis, alors, ça pour moi, c'était facile parce que j'ai vu une grand-mère qui... qui était du Morvan, qui avait vécu dans le Morvan, et elle prononçait le R roulé. Donc après, faire R pour moi, c'était très facile. Pour moi, traduire, je sais qu'il y a des traducteurs qui voient plus, vous savez, c'est comme le verre plein et le verre vide, qui vivent plus peut-être la frustration, parce qu'une traduction, ce n'est pas le texte original, c'est évident. Pensez à la traduction en termes d'équivalent. c'est un leurre, c'est ce que la traductologie qui est née dans le sillage ou dans le giron de la linguistique, elle s'est construite sur la recherche d'équivalence. Moi, non, je pense tout simplement que de toute façon, la traduction est toujours, toujours différente. Ce serait un texte différent. Et que donc, parler en termes de gains ou de pertes, non, il faut parler en termes d'altérité.

  • Speaker #0

    Dans son approche de la traduction, Marie s'oppose à une vision assez ancienne, selon laquelle un texte n'a qu'un seul sens juste, un sens que le traducteur devrait décoder et rendre dans la langue d'arrivée. Marie, elle, se retrouve bien plus dans une vision qui met en avant la stéréophonie du texte, c'est-à-dire ses sens multiples. Dix personnes qui lisent le même roman n'y trouvent pas forcément le même sens. Et d'ailleurs, une même personne qui lit ce roman plusieurs fois n'en retirera pas forcément la même chose à cinq, dix ou quinze ans d'intervalle. Pour Marie, le plus important, ce n'est donc pas le sens du texte, mais plutôt son rythme, ses sonorités, son originalité. Ce qu'il fait à la langue est qu'il est seul à lui faire, selon l'expression du théoricien Henri Méchenic.

  • Speaker #1

    L'idée de départ, c'est que quand on me demande Ah, tu peux nous dire quelles sont les principales difficultés quand on traduit du bulgare vers le français ? Je dis de toute façon, moi je ne traduis pas, je ne sais pas ce que c'est. Quand on parle de littérature, qu'est-ce que c'est que le bulgare ? Je ne sais pas ce que c'est. Qu'est-ce que c'est que le français ? Je ne sais pas ce que c'est. Je voudrais d'ailleurs citer une lettre de Proust à Madame Strauss où En gros, il dit, donc je cite de mémoire, mais il dit que le français n'existe pas en dehors des écrivains. Donc une langue française qu'on voudrait défendre, et qui n'existe pas, enfin, ça n'existe pas, et que l'écrivain doit faire sa langue tout comme le violoniste doit faire son son. Ça déjà d'ailleurs, c'était oser le dire comme ça, puisque je pense que si moi dans une traduction j'avais traduit comme ça, on m'aurait dit Oh écoute, son son ça va pas, c'est pas joli Ah bah oui, mais on oublie que la littérature c'est pas fait pour faire joli. La littérature c'est fait pour agir. Quand on parle de poétique, dans poétique, ça vient d'un mot grec, d'un verbe grec qui veut dire poiaïne qui veut dire faire Et ça c'est vraiment très très important. Donc effectivement cette idée qu'on ne traduit pas une langue, mais qu'on traduit une langue qui est toujours... nouvelle et qui est toujours celle d'un texte. Je ne dirais même pas celle d'un écrivain. Un écrivain, il peut très bien changer d'écriture suivant les textes. Et donc, c'est la musique, le rythme propre d'un texte que j'essaie effectivement de rendre pour qu'on n'ait pas l'impression que toutes les traductions que j'aurais faites ce soit la même langue, puisque dans les textes, ce sont des langues différentes. Et vous avez une lettre qui est... très très forte, une lettre de Patrick Chamoiseau à ses traducteurs, et qui est vraiment très très très forte, où il dit que justement il faut... Enfin, pas de huit, même s'il écrit en français, traduite dans mes termes, l'auteur explore la langue, dans toutes ses potentialités, et nous, c'est ce qu'on doit faire. Et donc, voilà, j'ai plutôt le sentiment, si vous voulez, d'explorer la langue française. Et ensuite, je pense aussi que contrairement, on va vous dire Ah, mais il est plus naturel de mettre, je ne sais pas moi, par exemple, tel complément, le complément de lieu, avant. Un nombre des mots qui seraient naturels en français. Sauf que je suis persuadée qu'un texte littéraire, quand je le lis, c'est comme un film. Dans un film, la caméra, elle vous montre les choses dans un certain ordre. Elle va s'approcher de quelque chose. elle va s'éloigner d'autre chose. Le texte, c'est pareil. C'est-à-dire que s'il me présente d'abord, un peu comme Proust, par exemple, ou même Balzac, d'ailleurs, s'il me présente d'abord toutes les circonstances avant d'en arriver au fait de ce qui se passe, je ne vais pas faire l'inverse. Si, justement, il décide, le texte n'est pas l'auteur, forcément, parce que je pense aussi que l'auteur n'est pas forcément conscient de tout ce qu'il fait. Il n'a pas la vérité sur son texte. S'il a une vérité, mais il n'a pas la vérité sur son texte. Et donc, si le texte présente des éléments dans tel ordre, ce qui produit forcément un effet sur un lecteur, moi, je vais essayer de faire des mouvements français.

  • Speaker #0

    Pour vous faire sentir concrètement cette approche de la traduction, basée sur la rythmique, les sonorités, la langue propre au texte, je vous propose d'écouter Marie nous parler de l'une de ses traductions. C'est un roman de Maria Casimova Moisset, qui est paru en 2023 aux éditions des CIRT, et qui s'appelle Rhapsodie balkanique.

  • Speaker #1

    C'est à la fois une histoire qui est extrêmement poignante, puisque c'est une histoire de rejet d'une jeune fille qui est rejetée au début des années 30, 1920-1930. Une jeune Bulgare qui a le malheur, étant d'une mère grecque et d'un père bulgare, une mère très bigote aussi, elle a le malheur de tomber très amoureuse d'un jeune Turc musulman. Même si lui, il n'est pas forcément croyant, mais il est musulman quand même. Et à ce moment-là, elle est rejetée. Ils doivent essayer de trouver leur place dans une société dans laquelle, quand on n'est pas marié, on ne peut pas vivre ensemble. Et quand on n'est pas de la même religion, il n'y a personne qui veut vous marier. Donc c'est une histoire extrêmement poignante, avec une écriture très intéressante, qui est entrecoupée par des moments où l'autrice s'adresse à sa grand-mère, son père, son arrière-grand-mère, pour les interroger, pour essayer de comprendre. Pourquoi ? Donc c'est un dialogue fictif qui est vraiment très intéressant. Et là, souvent, elle joue avec les sonorités et l'ordre des mots. Alors, je vais essayer de... Alors, on a... Donc, si on fait du mot à mot, c'est... Il est évident que je ne peux pas mettre ça comme ça. Puisque là... Ce n'est pas recevable, je dirais. Si maintenant je dis Teotitza se couche après de Todor c'est du... Oui, c'est certes, c'est la syntaxe française, mais bon. Donc j'ai cherché et que j'ai trouvé, et je voudrais vraiment inciter sur le fait que quand je donne, quand je cite mes traductions, ça ne veut pas dire que c'est la bonne traduction. Ça ne veut pas dire que c'est la seule et unique traduction possible. C'est une possibilité. qui rencontre de la manière dont j'ai reçu ce texte et dont, voilà, je le... En fait, si vous voulez, parfois j'ai l'impression que... C'est comme si... Un texte, une langue musique m'arrivait, je ne sais pas, à entrer dans mon corps et ressortait dans une autre langue, en fait. Donc, la manière dont ça ressort de chez moi, c'est Près de Todor elle se coucha, virgule, teotitza Donc, vous avez un ordre des mots qui n'est pas à l'ordre naturel, dit naturel, mais en même temps, je pense que c'est recevable. Et Près de Todor elle se coucha, teotitza Le fait que, justement, ce ne soit pas... l'ordre que l'on dit naturel, vous le lisez autrement. Ensuite, à la fin, vous avez ce passage que je trouve très beau. Le lit ? Il fit à l'amour comme jamais auparavant, éternellement et immémorialement, à la vie et à la mort. L'horloge au mur comptait les secondes, son balancier oscillait régulièrement d'un côté, de l'autre, tandis que les ombres des flammes de l'âtre passaient, telles de petits esprits, Sur les murs, à travers les murs, sur les couvertures, elles effleuraient les dos en sueur de cet homme et de cette femme, puis retournaient, paniquaient à la lumière et mouraient quelque part là-bas. Les petits esprits de leurs enfants partirent prématurément. Cette nuit seulement, cette seule nuit où la mer avait gelé, Théotitza ne se sentit pas coupable d'être vivante à leur place. Cette nuit-là, elle fut femme avant d'être mère, amoureuse avant d'être orpheline de ses enfants. La vague de désir l'avait submergée toute entière et entraînée loin du chagrin dont elle était depuis longtemps la servante, année après année, perte après perte, enfant après enfant. Théotitsa la naufragée. Théotitsa, déesse grecque impie qui devait racheter tout le péché de la terre. Théotitsa qui, durant l'unique nuit des vagues gelées de la mer, lorsque le diable envoie des signes que le dieu a peur de déchiffrer, conçut sa fille. Et Myriam fut. Et Myriam fut. Au début, j'avais traduit et ce fut Myriam Et je me suis dit non, en bulgare c'est évident que c'est… par référence à la Bible, à la Genèse. Et comment on a traduit la Genèse en français ? Et la lumière fut. Donc, et Myriam fut. Oui. Et donc là, vous voyez aussi que il y a des effets aussi de retardement dans la phrase. Je pense aussi que sans doute, peut-être, sans que je me rende compte, ce qui a joué dans ma manière de traduire, c'est le fait que le premier écrivain français pour lequel j'ai vraiment eu un immense plaisir ascétique, c'est Proust. Or, Proust, ce sont des phrases qui, justement, présentent les différences, l'environnement, etc., avec des effets de retardement, d'enchassement, etc. Et j'aime.

  • Speaker #0

    J'ai demandé à Marie de se prêter au jeu du miroir, c'est-à-dire de mettre en comparaison l'une de ses traductions avec le texte original pour vous permettre d'apprécier la difficulté et la beauté du passage d'une langue à l'autre. Et je me dis que son choix de texte est peut-être lié à son goût pour l'écriture labyrinthique de Proust, dont elle nous parlait à l'instant. Le texte qu'elle a choisi est extrait de Physique de la mélancolie de Georgi Gospodinov, paru en 2015 aux éditions Intervalles. C'est un roman qui fait la part belle à l'image du labyrinthe, notamment dans sa structure fragmentée, qui entremêle les pensées, les souvenirs, les digressions, un peu comme un labyrinthe temporel, justement. Si vous souhaitez avoir le texte sous les yeux pendant que Marie le commente, vous pouvez vous rendre sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Vous l'y trouverez en VO, en VF, mais aussi en anglais, en italien. et en allemand. Aujourd'hui, Georgi Gospodinov est traduit dans 40 langues. Il est reconnu comme l'un des meilleurs romanciers post-modernes européens et il a obtenu en 2023 le Booker Prize pour son roman Le Pays du passé, dans la traduction anglaise d'Angela Rodel. Marie, elle, suit Gospodinov depuis ses débuts. Elle a été sa première traductrice occidentale et elle a beaucoup œuvré à sa reconnaissance en France. Alors le succès qu'il rencontre aujourd'hui, bien sûr, Pour elle, il veut dire beaucoup.

  • Speaker #1

    Je commence à voir enfin, depuis 3-4 ans, le fruit de cette obstination, puisqu'il m'est moins difficile de perçoit des... les éditeurs, je pense que j'ai un petit réseau d'éditeurs qui me font confiance. Et puis je vois maintenant qu'on est de plus en plus de traducteurs du bulgare à avoir des prix. Or, chaque prix gagné par un traducteur, c'est une visibilité, une visibilité de plus pour cette littérature. Je ne sais pas si vous avez vu, mais d'ailleurs,

  • Speaker #0

    j'arrive pas à lire.

  • Speaker #1

    Il faut décrire que vous avez des petites...

  • Speaker #0

    des petits livres en pendentif boucle d'oreille.

  • Speaker #1

    Voilà.

  • Speaker #0

    Ouspo 19.

  • Speaker #1

    Oui. Et alors, c'est quel ouvrage ? Vous regardez la bleue ou la marron ?

  • Speaker #0

    Là, c'est la marron. Ah oui, Le Pays du passé.

  • Speaker #1

    Voilà. Incroyable. Et donc, ça, c'est pareil, mais en bulgare. Et de l'autre côté. Ah oui, d'accord. Donc, ça, c'est l'original et ça, c'est la production. Vous l'avez fait ? Non, c'est moi qui ai découvert ça sur un site. Oui, sur Etsy, il y a quelqu'un qui fait des boucles d'oreilles livres. Et quand j'ai vu que... Il indiquait, si vous m'envoyez des couvertures, un lien vers des couvertures, je vous fais ce que vous voulez. Et à tout le coup, je me suis dit, mais pour une traductrice, je me fais l'original et la traduction. C'est génial. Je me suis dit que c'était un sujet très simple. Mais quelque chose n'était pas bien. La professeure ne s'est plus éclatée. Elle est venue chez moi, comme si elle se fêtait de ne pas dire plus. D'où apprend cette parole ? Mais de l'hôpital. Une des filles de la première classe a dit Bulgarie, Bulgarie, d'autre part. C'était le vrai discours. Et la professeure s'est donc attaquée par son flambeau. Bravo, ma fille. Et j'ai eu tellement de solitude avec mon Dieu. C'est incroyable qu'il n'y ait pas deux mots avec la même lettre. C'est comme si le grouille de B était trop gentil pour garder deux mots vraiment grameudants. « B » signifie la langue de la Bulgarie. « Belgaria, Bok, Niaman » . Ce sont des paroles de la mère. Le professeur de chaque « B » a été en train de le apprendre dans les classes de la maison. On a compris ? Quel mot commence par la lettre B ? Et je commande sur le fait que je l'ai laissé en cyrillique. Boc, monsieur, j'ai crié trop vite. C'était tellement facile. Boc, Dieu. Mais quelque chose clochait. L'institutrice frémit. Elle n'était plus aussi souriante. Elle est venue vers moi comme si elle craignait que je ne dise autre chose. Où l'as-tu appris ce mot ? Au cimetière ? C'est alors qu'une des filles des premiers rangs a dit La Bulgarie, la Bulgarie, camarade ! C'était la bonne réponse. Et l'institutrice s'est accrochée à cette paille. Bravo, ma petite ! Tandis que moi, je me sentais si seule avec mon Dieu. Curieux, il ne pouvait pas y avoir deux mots avec une même lettre, comme si le petit do du be était trop chétif pour supporter deux mots réellement aussi gigantesques. C'est par b que commence le mot bulgaria Bulgarie En Bulgarie, il n'y a pas de bok pas de dieu Ce sont des histoires de grand-mère, martelait l'institutrice, à chaque b Plus tard, dans les classes supérieures, on va l'apprendre. C'est bien compris ? Où se situe-t-il cet extrait ? Je ne sais plus, parce que justement, c'est un livre labyrinthe, qui revisite d'ailleurs l'histoire du labyrinthe de Minotaur. Le Minotaur est vu comme faisant partie d'une chaîne des enfants qui sont livrés à eux-mêmes, voire abandonnés. Abandonnés, plutôt livrés à eux-mêmes, parce que quand vous avez des parents qui travaillent, les enfants qui sont tout seuls et qui s'ennuient, qui donc se réfugient dans l'imaginaire. Le problème... je m'en suis rendue compte avec le pays du passé, qui joue avec les imaginaires nationaux, notamment qui joue avec toute cette terminologie qui renvoie aux luttes pour l'indépendance de la Bulgarie lors de l'Etat de l'Empire Ottoman, d'un côté, et aussi avec toute la terminologie qui évoque tout à coup, vous avez des termes qui tout à coup évoquent des mondes dans notre tête du régime communiste. Sauf que ça n'évoque rien pour un Français. Comment je fais ? Comment je fais, surtout lorsque je traduis un livre dans une collection qui n'accepte pas les notes de bas de page et qui n'accepte pas les post-faces et les pré-faces ? Donc ça veut dire que, de mon point de vue, certes, vous comprenez des choses, mais il y a plein de trucs qui vous échappent en tant que Français et je trouve que c'est un petit peu dommage qu'on ne puisse pas vous les expliquer. Si ça ne vous intéresse pas, vous ne lisez pas le regard et vous ne lisez pas la post-face. Mais si ça vous intéresse, au moins vous avez quelque chose qui vous permet d'essayer d'entrer un peu dans cet imaginaire bulgare. Et ma théorie, si je puis dire, c'est que plus les traducteurs donneront des clés pour entrer dans l'imaginaire, justement des textes qu'ils traduisent, et plus on pourra construire un imaginaire du monde, la somme des imaginaires. Et donc ce texte joue justement avec l'imaginaire national et athéiste, athée pardon, du communisme. Alors, l'idéologie communiste, comme vous le savez, au départ, c'est prolétaire de tous les pays, unissez-vous, c'est-à-dire que c'était une idéologie qui était internationale. Il se trouve que dans les pays du Bloc de l'Est, à partir des années 60, c'est une idéologie qui est devenue nationaliste. C'est curieux. Et pourquoi je dis ça ? Parce que lorsque ce texte, cet extrait du texte, joue avec la lettre B, et que donc, il se trouve que le... Le narrateur, quand il était petit, avait appris à lire sur les tombes parce que sa grand-mère était croyante, mais c'était caché. On n'avait pas le droit d'exhiber, de montrer, en fait, la foi chrétienne sous le régime communiste. Et donc, elle lisait la Bible et qu'elle avait enveloppée d'un journal, du journal officiel de l'époque. Ce qui fait que Dieu était un terme... Proscrit. Proscrit, c'était même, je dirais, un gros mot, quasiment. Et donc quand vous avez ce texte qui joue à la fois sur B, puisque c'est la première lettre du mot qui en bulgare veut dire Dieu, Bok, et le terme qui en bulgare et en français et dans la plupart des langues est aussi la première lettre du mot Bulgarie, qu'est-ce qu'on fait ? Puisque, d'un côté, je ne peux pas lui faire répondre quel mot commence par B. Je ne peux pas lui faire répondre que c'est Dieu. Ça ne marche pas. Donc là, il faut choisir. Je me suis dit, je ne peux pas remplacer le mot Bulgarie. Parce que justement, la Bulgarie, dans l'imaginaire nationaliste, c'est la terre natale. Donc c'est attaché à plein de représentations. Voilà, mais c'est l'attachement à la terre natale, la terre des ancêtres, la terre où on est né. Donc, je garde Bulgarie. Ce qui veut dire donc que je garde la lettre B. Et c'est pour ça qu'à ce moment-là, j'ai choisi de mettre Bok en bulgare, en l'explicitant, en ajoutant simplement la traduction en français. Alors, si on regarde ce qu'ont fait, par exemple, mes collègues en allemand et en italien, Quasiment pareil. C'est-à-dire que, alors je vais sûrement prononcer très mal, mais ce que fait l'italien, il fait Bok, donc il garde le mot bulgare qu'il met en alphabet latin, et tout de suite, alors que moi j'ai ajouté la traduction après, mais il met tout de suite Bok-dio. Et ensuite, évidemment, j'imagine qu'on prononce Bulgarien bien. Que fait l'allemand ?

  • Speaker #0

    Il fait une légère incise pour expliquer,

  • Speaker #1

    pour donner la traduction. Et Gartou en alphabet latin.

  • Speaker #0

    C'est la différence par rapport à qui avait conservé l'écriture cyrillique en premier et qui avait mis plus tard une transcription.

  • Speaker #1

    Et l'incise avec la traduction, je l'ai mise aussi la deuxième fois et pas la première fois. En allemand, c'est Bock et lui Il est un peu plus explicite puisqu'il dit Das heißt Gott ce qui veut dire ça veut dire

  • Speaker #0

    Dieu.

  • Speaker #1

    Voilà, d'accord.

  • Speaker #0

    Mais il fait quasiment la même chose, mais en explicitant. Giuseppe della Gatta, donc, et moi, nous ne disons pas Boc, ça veut dire Dieu. On met Boc, virgule, Dieu. Et ensuite, évidemment, nous avons Bulgarien. Bien. Et donc, la seule... Ce qui change, c'est la traduction anglaise. Elle, donc, manifestement, n'a pas voulu... Alors, après aussi, est-ce que c'est le traducteur ou est-ce que c'est le jeu entre le traducteur et l'éditeur ? On ne peut jamais savoir. Il se peut très bien que, par exemple, elle ait voulu faire comme nous et que son éditeur lui ait dit non. Je ne vais jamais poser la question, alors qu'on se connaît bien. En tout cas, elle commence en disant What word starts with the letter G ? Donc, bien sûr, elle prend, elle change. God À partir du moment où elle met God la Bulgarie, ça ne marchait plus. Et donc, elle change avec Government Et pour moi, dans l'imaginaire, ça ne marche pas. Ça ne marche pas parce que le nationalisme, il répond, il ne se fonde. Vous savez que tout nationalisme est irrationnel et affectif. Vous n'avez pas de relation affective et irrationnelle avec un gouvernement qui est politique, une entité politique. Surtout à l'époque. du communisme, où franchement, tout ce qui était gouvernement s'était haï par tous les gens qui n'en pouvaient plus de ce régime. Et puis, dans un régime qui n'est pas démocratique, peut-on vraiment parler de gouvernement ? Au sens où on l'entend, nous. Voilà. Donc pour moi, si vous voulez, ça pose un problème, justement, d'imaginaire quand je transpose dans la réalité bulgare et l'histoire bulgare. En revanche, Quand j'ai lu sa traduction, je me suis dit, il y a un truc que j'ai raté. Moi qui pourtant, soi-disant, est très attentive aux sonorités, j'ai raté un truc. C'est-à-dire que quand vous avez, quand l'institutrice, donc qui n'est pas contente parce qu'il ne faut surtout pas parler de Dieu, dit que ce sont des sottises, elle dit Thomas babeski plikaski Je l'ai traduit littéralement parce que ça marche aussi en français. Ce sont des histoires de bonnes femmes, des histoires de grands... Ah non ! J'aurais pu mettre des histoires de bonnes femmes. Et là, ça aurait été bien parce que j'aurais eu des bœufs. J'aurais eu un bœuf. Et moi, j'ai mis, ce sont des histoires de grand-mère. C'est aussi, je crois, ce qu'a fait l'Italien. Son nom favorait d'Ivechiette. Je ne sais pas si on prononce exactement comme ça, mais voilà. Et en allemand, je crois que c'est aussi la même chose. Altweiber Gewäch. Donc là, on perd la sonnance avec le bœuf. Et là, c'est génial ce qu'elle a fait. en anglais, c'est-à-dire que puisqu'elle a choisi le G, elle met Gabaldigook. Et là, vous avez en plus deux fois Gabaldigook. Ce qui veut dire des fadaises.

  • Speaker #1

    Un peu naïvement, je m'étais imaginé qu'il devait y avoir une vingtaine de traducteurs du bulgare publiés en France. En fait, aujourd'hui, il n'y en a que deux, dont Marie. Donc la situation est assez paradoxale parce que, si je résume, les traducteurs de langues qu'on appelle minorées, c'est-à-dire de langues moins visibles, comme le bulgare, se battent pour essayer de faire publier une littérature qu'on connaît encore mal en France. Mais si cette littérature est méconnue, c'est justement parce qu'elle est peu traduite. Marie a commencé sa carrière dans les années 80 et elle le reconnaît, ses débuts ont été difficiles. Pour construire son réseau d'éditeurs, elle a dû s'armer de courage et de beaucoup de patience. Parfois même une fois l'éditeur trouvé. Parce que la collaboration traducteur-éditeur n'est pas toujours aussi facile qu'on l'imagine.

  • Speaker #0

    En fait je dirais que, et je ne les nommerai pas évidemment, mais j'ai trouvé que ça avait été compliqué avec deux éditeurs. Un qui n'existe plus d'ailleurs. Parce que c'était une conception, justement, je me souviens d'un texte qui est une histoire arménienne en Bulgarie, et le héros principal, en fait, est un propriétaire terrien qui est très attaché à sa terre. Et un exemple que j'ai donné plusieurs fois dans des publications, mais parce qu'il est caricatural, et on se dit, mais comment est-ce possible ? À un moment donné, sa femme est en train d'accoucher, ça se passe très mal, ça dure longtemps. Elle joue, elle souffre, elle crie, elle pleure. Et lui, il ne supporte pas les cris et les pleurs. Et donc, à un moment donné, il sort, il se met sur son cheval, il regarde. Et qu'est-ce qu'il voit ? Les étoiles pendaient au ciel comme de gros haricots. Métaphore terrienne. Je veux dire, c'est quelqu'un qui aime sa terre, qui est quasiment amoureux de sa terre, qui la laboure, qui la travaille. Et donc, oui, les étoiles pendent au ciel comme de gros haricots. Lorsque j'ai remis ma traduction, j'ai eu dans la marge, en français, on dit les étoiles bris. Et j'ai répondu qu'en bulgare aussi, on pouvait dire les étoiles bris. Mais que le texte ne dit pas les étoiles bris. C'est devenu finalement des fèves. Bon, je ne sais pas pourquoi. Parce que les fèves, c'est plus noble que des haricots ? Je ne sais pas. Ça a été comme ça sur plein de choses. Il y avait aussi, je me souviens, les eaux rouillées des villes en ruines. L'éditeur m'a dit, je pense que là, tu n'as pas compris, ce n'est pas possible, ça n'existe pas. Et là, je me suis dit, les métaphores, tu ne connais pas. Voilà.

  • Speaker #1

    Est-ce que vous diriez que, pour le schématiser un petit peu, que dans la relation traducteur-éditeur, le traducteur est plutôt défenseur du texte, et l'éditeur... Du lecteur, mais un lecteur à qui on ne ferait pas confiance.

  • Speaker #0

    Alors ça, je dirais que c'était à l'ancienne. C'est ce que j'essaie de dire à mes étudiants, d'ailleurs, qu'il ne faut pas se mettre dans cette dichotomie. Mais que, effectivement, pendant longtemps, les éditeurs se défendaient en disant le lecteur ne va pas aimer ça Ce qui fait que je parle d'un hyperlecteur qui n'existe pas. C'est quoi le lecteur ? vous et moi on nous met un livre on va pas réagir de la même manière donc prétendre qu'on connait le lecteur je comprends pas mais actuellement non j'ai vraiment le sentiment que les éditeurs avec lesquels je travaille et moi on est ensemble pour produire un texte qui à la fois soit effectivement donne le mieux à entendre ce que fait entendre le texte d'origine et soit le mieux reçu par le lecteur

  • Speaker #1

    Quand elle ne traduit pas, quand elle n'enseigne pas, Marie mène aussi des travaux de recherche. Avec une équipe franco-bulgare, elle s'est récemment lancée dans un chantier colossal qui mûrissait dans sa tête depuis plus de dix ans, celui d'écrire une histoire non standard de la littérature bulgare.

  • Speaker #0

    L'histoire littéraire, en tout cas en Europe, Elle est née au moment de la fabrique, de ce que Anne-Marie Thies a appelé la fabrique des identités nationales. C'est-à-dire qu'au moment, si vous voulez, vous savez qu'en Europe, pendant très longtemps, il y a eu quand même trois grands empires, l'Empire russe, l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. Et puis sans compter aussi l'Empire allemand, finalement. Et lorsque, au moment de la désagrégation d'abord de l'Empire ottoman, XIXe siècle, puis de l'Empire austro-hongrois, Donc, on assiste à la naissance de petits états-nations. Et ce qui est très intéressant, et ce que Marie Thiers montre bien, c'est que la fabrique des états-nations, c'est national, mais en même temps, c'est une fabrique qui s'est faite de manière internationale, et avec beaucoup... Chacun, en fait, a regardé ce qui se faisait chez les autres, et a fait la même chose. Et donc, il fallait démontrer qu'on avait une langue, qu'on avait une littérature, et donc, on formait une nation. En ce qui concerne les territoires bulgares, ce qui est pour moi très dommage, c'est qu'on est passé d'une très riche diversité d'écritures. Et j'ai publié pas mal de textes là-dessus. C'est-à-dire que, en fait, si vous voulez, sur les territoires bulgares, ont circulé, ont été publiés, ont été écrits des textes en hébreu, la langue religieuse en ladino, la langue ou le judéo-espagnol, donc la langue parlée. des juifs, donc des séfarades de l'Empire ottoman, en arménien, dans ces deux variantes, pareil, variante religieuse, variante parlée, en arabe, en persan, en turc-ottoman, en turc. Tout cela, évidemment, au moment où l'État-nation, après 1878, se crée, il faut montrer qu'on a une seule littérature. Moi, ce que je veux, si vous voulez, avec toute une équipe qu'on a mise en place, c'est au contraire retrouver cette diversité perdue, et donc essayer, ce qui n'est pas facile pour mes collègues bulgares, qui ne sont pas habitués, essayer de traiter de... la littérature bulgare, et la question qu'est-ce que la littérature bulgare est une question qui se pose réellement, ça veut dire quoi ? Littérature écrite par des gens qui ont écrit en Bulgarie ? Ben oui, mais c'est un territoire qui a quand même, qui a évolué parce que les langues, Dieu merci, ne connaissent pas les frontières. Est-ce que c'est ce qui est écrit en bulgare ? Ben non, pas forcément. Et donc essayer de faire l'histoire de cette littérature, j'appelle ça plutôt un cheminement d'ailleurs, dans l'espace littéraire bulgare. Donc je ne parle pas littérature bulgare exprès. Parce que littérature bulgare, on entend ce qui a été écrit en bulgare. L'espace littéraire bulgare, pour moi, c'est évidemment le noyau, je dirais, c'est le territoire bulgaro-macédonien, une partie de la Macédoine actuelle, mais aussi dans une perspective transnationale, c'est-à-dire en regardant tous les contacts, tous les dialogues, je n'aime pas le terme d'influence, tous les dialogues que ces textes ont entretenus avec beaucoup d'autres aires culturelles. Et puis, pour éviter aussi l'effet téléologique, c'est-à-dire l'effet de cause à effet, si vous voulez, l'idée que l'on se chemine vers un progrès des formes, des idées, j'emprunte la structure à un gros livre qui s'appelle De la littérature française de Denis Ollier. Pareil, là, c'était aussi une équipe franco-américaine. Et en fait, il choisit des dates à graphe qui sont représentatives d'un événement. en littérature, première traduction de je ne sais pas quoi, première représentation de telle pièce, ou voilà. Ça peut être aussi un événement quand même politique, mais qui joue beaucoup pour la littérature. Et ça donne lieu à des développements. Et donc, ça veut dire que si vous voulez, on évite le grand récit linéaire. Et je pense qu'à l'heure actuelle, un lecteur est capable de lire une histoire littéraire justement de cette manière non linéaire et d'aller piocher ce qui va l'intéresser. au lieu de se farcir, pardonnez-moi pour le terme, 800, 1000, 1200 pages où on vous raconte. Et en plus, le grand récit national, en principe, il se veut exhaustif. Ce n'est pas possible l'exhaustivité. Et il ne fait que répéter ce qui s'est dit, c'est-à-dire un canon qui est un peu figé. Et dans ce canon, comme par hasard, il y a très peu d'écrivaines, alors qu'il y a eu des écrivaines. Voilà, tout ce que le national a privilégié en le canonisant.

  • Speaker #1

    Par son travail de recherche, Marie tente donc, d'une part, de sortir la littérature bulgare du carcan du récit national, mais aussi de montrer que cette littérature va bien au-delà des clichés véhiculés par une certaine vision occidentale.

  • Speaker #0

    On attend des littératures de l'Est, effectivement, soit qu'elles soient exotisantes, soit politiques.

  • Speaker #1

    Et ce que vous arrivez à montrer par vos choix d'auteurs et de textes,

  • Speaker #0

    c'est surtout que... c'est qu'il y a une vraie... On partage, oui, c'est ça, une valeur littéraire, et puis aussi parce que je pense que dans plusieurs points du globe, on partage les mêmes angoisses, les mêmes désirs, les mêmes malheurs, les mêmes bonheurs, etc. Et c'est pour ça que j'aime pas quand on me dit est-ce que cet auteur est universel ? Ça veut dire quoi ? Universel, c'est quand même une catégorie qui est très problématique quand on l'emploie, parce que ça veut dire, en général, c'est employé par des... par exemple, par la France. de manière un peu arrogante, je dirais. Si c'est compréhensible pour un lecteur français, ça veut dire que c'est universel. Ce n'est pas ma manière à moi de concevoir l'universel. C'est pour ça que je dirais qu'à mon avis, étant donné que, justement, en Bulgarie, le succès de Gospodinov a fait que beaucoup de jeunes écrivains se sont dit Mais quelle est la clé de ce succès ? Et donc, plusieurs se sont mis à écrire sur l'enfance, etc. Sauf qu'il ne suffit pas d'écrire sur l'enfance pour faire du Gospodinov. Et donc, je pense que c'est une rencontre heureuse en fait entre une écriture et aussi, donc une poétique, une écriture, et aussi une vision du monde et de l'homme. Et pour moi Gospodinow est un grand humaniste. Et donc paradoxalement aussi, plus une écriture justement fera quelque chose à sa langue qu'elle sera seule à lui faire, et plus je pense elle peut toucher le plus grand nombre.

  • Speaker #1

    J'espère que vous sortez de cet épisode avec l'envie de découvrir la littérature bulgare et de vous plonger dans l'œuvre d'auteur comme Georgi Gospodinov. Pour ma part, j'ai été ravie de rencontrer Marie-Vrina Nikolov pour ce deuxième épisode de Langue à langue. Elle m'a charmée par sa sensibilité et par la générosité et la finesse avec lesquelles elle s'est livrée à l'exercice du commentaire sur plusieurs de ses traductions. Je lui adresse un immense merci pour cela. Je vous rappelle le titre des livres sur lesquels nous nous sommes penchés, Rhapsodie balkanique de Maria Casimova-Moissey, parue aux éditions des CIRT en 2023, et Physique de la mélancolie de Georgi Gospodinov, parue aux éditions Interval en 2015. Vous pouvez retrouver l'extrait de ce dernier livre en bulgare, ainsi que ses traductions françaises, anglaises, italiennes et allemandes, sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Langue à langue est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique sont signées Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Si vous avez aimé cet épisode, n'hésitez pas à soutenir le podcast en nous suivant sur les réseaux et en vous abonnant sur votre plateforme d'écoute. Et si vous êtes dans un bon jour, vous pouvez même nous laisser des étoiles et un commentaire, toujours sur votre plateforme d'écoute, c'est super utile. Et bien sûr, parlez-en autour de vous. Moi, je vous dis à dans trois semaines pour le prochain épisode. Cette fois, nous irons en Grèce avec le traducteur Michel Volkovitch. Salut, et comme on dit en bulgare, do vizh dané. Après le démarrage,

  • Speaker #0

    on a eu l'occasion de voir la réalité.

Chapters

  • Introduction

    00:00

  • Générique

    02:28

  • Marie m'accueille chez elle

    03:00

  • Rencontre de Marie avec la langue bulgare

    03:19

  • Sonorités de la langue bulgare

    06:28

  • Traduire l'originalité du texte

    07:46

  • Exemple : Rhapsodie balkanique

    12:40

  • Introduction de Physique de la mélancolie, de Guéorgui Gospodinov

    18:10

  • Lecture en bulgare

    21:10

  • Lecture en français

    22:36

  • Commentaire de traduction

    23:59

  • Collaboration traducteur-éditeur

    32:46

  • Pour une histoire non-standard de la littérature bulgare

    36:01

  • Extraire la littérature bulgare des clichés

    41:02

  • Conclusion

    43:00

Description

Marie Vrinat-Nikolov me reçoit chez elle, à Charenton, en banlieue sud-est de Paris. Traductrice du bulgare depuis 40 ans, mais aussi chercheuse et enseignante, Marie a consacré sa vie à la diffusion de la littérature bulgare en France.

Pendant plusieurs heures, elle m’a raconté sa rencontre avec la langue bulgare (vous allez voir, c’est romanesque !), son combat pour extraire la littérature bulgare des clichés, son goût pour la musique aussi.

Pour Marie, la traduction est avant tout une affaire de rythme et de sonorités. Cette approche, à la fois sensible et réflexive, des textes et de son métier, a marqué tout notre entretien.

Et puis, nous nous sommes penchées sur un texte traduit par Marie, que nous avons comparé à son original bulgare ainsi qu’à des traductions dans d’autres langues, pour vous permettre de sentir toutes les difficultés, mais aussi l’immense richesse, du passage d’une langue à l’autre. Ce texte est extrait de Physique de la mélancolie, de Guéorgui Gospodinov, paru dans sa version française en 2015 aux éditions Intervalles.

Je suis touchée de la générosité avec laquelle Marie m’a ouvert les portes de son atelier, et je suis ravie de pouvoir vous y faire entrer avec moi dans cet épisode. Bonne écoute !

 

➡️ Retrouvez tous les textes lus dans le podcast (en VO et VF) sur languealangue.com et sur les réseaux sociaux (@languealangue sur Instagram). Soutenez-nous en nous laissant des étoiles et un commentaire, et surtout, parlez-en autour de vous !

 

Langue à Langue est un podcast de Margot Grellier

Musique et graphisme : Studio Pile

Montage/mixage : Nathan Luyé de La Cabine Rouge


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Oui, bonjour Marie, je suis en bas et j'ai pas le code.

  • Speaker #1

    Tu n'as pas le code ? Non.

  • Speaker #0

    Ok,

  • Speaker #1

    à tout de suite. Oui,

  • Speaker #0

    ça va. Oui, ça va. À tout de suite. La traduction n'est pas tant au service de l'œuvre qu'elle ne lui est redevable de son existence. nous dit Walter Benjamin dans L'abandon du traducteur. Pour lui, traduire, ce n'est donc pas passer un texte d'une langue à l'autre pour transmettre un message, c'est plutôt faire éclore ce texte, le prolonger, le renouveler et le transformer. C'est une vision de la traduction à laquelle adhère complètement Marie Vrina Nikoloff. Traductrice du bulgare depuis 40 ans, Marie a consacré sa vie à l'éclosion de la littérature bulgare en français. Elle a traduit une cinquantaine de livres de plus de 20 auteurs différents, des romans, des nouvelles, de la poésie, du théâtre. Sa riche carrière, de traductrice mais aussi de chercheuse et d'enseignante, lui a valu de multiples distinctions en France et en Bulgarie. J'ai eu la chance de la rencontrer pour ce deuxième épisode de Langue à Langue. C'était un matin de février, il faisait doux. Elle m'a reçue à Charenton, en banlieue sud-est de Paris, dans l'appartement où elle vit depuis 2016 avec Georg. son compagnon, et leur petite chienne Sushi. C'est un bel appartement, très lumineux, avec un grand séjour ouvert sur la cuisine et pas moins de deux bureaux. Il fallait bien ça pour stocker les 5000 livres que possède Marie. C'est là, dans ce lieu qu'elle appelle son refuge, qu'elle traduit, plus tôt le matin et tard le soir. Pendant plusieurs heures, elle m'a raconté sa rencontre avec la langue bulgare. Vous allez voir, c'est assez rocambolesque. Elle m'a parlé de son parcours, de son combat pour diffuser la littérature bulgare et l'extraire des clichés, et de son goût pour la musique aussi. Pour Marie, la traduction c'est avant tout une affaire de rythme et de sonorité. C'est au fond, je crois, ce qui m'a touchée chez elle, cette approche très sensible et en même temps très réflexive de son travail. Cheveux argentés, voix douce et sourire bienveillant, Marie m'a ouvert les portes de son atelier avec beaucoup de générosité. Et je suis très heureuse. de vous y faire entrer aujourd'hui avec moi. Je suis Margot Grellier et vous écoutez Langue à langue, épisode 2 Autostop, nationalisme et romans bulgares avec

  • Speaker #1

    Marie-Vrina Nicolas Langue à langue.

  • Speaker #0

    Rien ne prédisposait Marie à devenir traductrice du bulgare ni même à apprendre cette langue un jour. Pour comprendre comment le bulgare est entré dans sa vie, jusqu'à y occuper une place si prépondérante aujourd'hui, il faut remonter à l'adolescence, dans les années 70. Marie vit en banlieue de Blois avec ses parents et ses sœurs. Entre le collège et la maison familiale, c'est une vie en vase clos dans laquelle elle a un peu la sensation d'étouffer, jusqu'au jour où, par hasard, ses voisins prennent un couple en autostop. Un couple bulgare.

  • Speaker #1

    Les voisins sont venus nous inviter à prendre l'apéritif. Moi, je n'ai pas à dénier bon y aller. Heureusement pour moi. Mes parents sont revenus avec les Bulgares qu'ils avaient invités à rester chez nous pendant, je ne sais plus, deux ou trois jours. J'ai un peu oublié le week-end. Et donc, quand j'ai entendu la mélodie, l'intonation de cette langue, Je ne peux pas dire pourquoi, mais je me suis dit, voilà, je voudrais que ce soit ma langue. Et je me suis dit, ça a été instantané. Instantané, absolument. Et donc, je pense que ça m'a ouvert, si vous voulez, à un imaginaire autre. Alors, il y a aussi le fait, je pense que... Je me demande, en fait, si le bulgare n'a pas été une sorte de russe de substitution. C'est-à-dire que... C'est vrai que j'avais une grand-mère qui... J'étais très proche de ma grand-mère, j'ai dû m'en libérer, qui était très, très, très, très pigote. Et chez elle, il y avait, parce que c'était très moral, il y avait toute la collection de la comtesse de Ségur. J'ai dévoré la comtesse de Ségur. Et dans la comtesse de Ségur, notamment, comme elle est russe elle-même, c'est la fille du comte Rostovshin qui a mis le feu à Moscou pour que l'armée de Napoléon n'entre pas dans Moscou. Elle est sa fille. Donc vous avez tout ce monde russe. dourakine. À la pure époque, moi, je ne savais pas que dourak, ça veut dire celui qui est bête, en fait, stupide. Et donc, j'ai baigné dans cette ambiance qu'on dirait que j'avais que de stéréotypes, évidemment, sur le russe. Et en tout cas, les premiers livres de littérature que j'ai lus avant de lire, par exemple, je ne sais pas moi, Balzac, Flaubert, Proust, ça a été Dostoevsky, ça a été Tolstoy, ça a été donc la littérature russe. Et donc, je... pense qu'il y avait quelque chose dans mes fantasmes parce que tout ça c'est de l'ordre de l'imaginaire évidemment et on traduit de l'imaginaire quand on traduit la littérature et je pense que tout ça a fait que le bulgare est venu au bon moment aussi.

  • Speaker #0

    Donc les parents de Marie accueillent quelques jours les autostoppeurs bulgares qui finissent quand même par rentrer en Bulgarie pour retrouver leur fils notamment qu'ils avaient dû laisser en otage au régime pendant leur voyage. Mais ils restent en contact avec la famille et Et ils envoient même un dictionnaire bulgare-français à Marie pour l'encourager dans son apprentissage de la langue.

  • Speaker #1

    Et donc lui est revenu un an plus tard, pendant une semaine chez nous, et il consacrait, j'ai un peu oublié, mais je dirais peut-être trois heures à peu près, à m'apprendre sa langue. Et donc à l'époque, il n'y avait évidemment même pas de MP3, c'était les trucs des cassettes, les radios cassettes. Et donc j'ai enregistré, et il y a quatre phonèmes qui sont... qui n'existent pas en français.

  • Speaker #0

    Un phonème, en linguistique, c'est une unité minimale de son qui permet de distinguer les mots les uns des autres et de déterminer la prononciation correcte de la langue.

  • Speaker #1

    D'ailleurs, pour le bulgare, il y a une seule voyelle qui n'existe pas en français, e Vous n'arrondissez pas la langue comme pour le e C'est un peu comme le... C'est même tout à fait comme le i sans point du turc. ou bien le I ou le A avec un accent du roumain. Et puis après, vous avez trois consonnes qui n'existent pas, trois phonèmes ou consonnes antiques qui n'existent pas en français. E, E, donc un L qui est E, qui n'existe que dans toutes les langues slaves. Et puis, alors, ça pour moi, c'était facile parce que j'ai vu une grand-mère qui... qui était du Morvan, qui avait vécu dans le Morvan, et elle prononçait le R roulé. Donc après, faire R pour moi, c'était très facile. Pour moi, traduire, je sais qu'il y a des traducteurs qui voient plus, vous savez, c'est comme le verre plein et le verre vide, qui vivent plus peut-être la frustration, parce qu'une traduction, ce n'est pas le texte original, c'est évident. Pensez à la traduction en termes d'équivalent. c'est un leurre, c'est ce que la traductologie qui est née dans le sillage ou dans le giron de la linguistique, elle s'est construite sur la recherche d'équivalence. Moi, non, je pense tout simplement que de toute façon, la traduction est toujours, toujours différente. Ce serait un texte différent. Et que donc, parler en termes de gains ou de pertes, non, il faut parler en termes d'altérité.

  • Speaker #0

    Dans son approche de la traduction, Marie s'oppose à une vision assez ancienne, selon laquelle un texte n'a qu'un seul sens juste, un sens que le traducteur devrait décoder et rendre dans la langue d'arrivée. Marie, elle, se retrouve bien plus dans une vision qui met en avant la stéréophonie du texte, c'est-à-dire ses sens multiples. Dix personnes qui lisent le même roman n'y trouvent pas forcément le même sens. Et d'ailleurs, une même personne qui lit ce roman plusieurs fois n'en retirera pas forcément la même chose à cinq, dix ou quinze ans d'intervalle. Pour Marie, le plus important, ce n'est donc pas le sens du texte, mais plutôt son rythme, ses sonorités, son originalité. Ce qu'il fait à la langue est qu'il est seul à lui faire, selon l'expression du théoricien Henri Méchenic.

  • Speaker #1

    L'idée de départ, c'est que quand on me demande Ah, tu peux nous dire quelles sont les principales difficultés quand on traduit du bulgare vers le français ? Je dis de toute façon, moi je ne traduis pas, je ne sais pas ce que c'est. Quand on parle de littérature, qu'est-ce que c'est que le bulgare ? Je ne sais pas ce que c'est. Qu'est-ce que c'est que le français ? Je ne sais pas ce que c'est. Je voudrais d'ailleurs citer une lettre de Proust à Madame Strauss où En gros, il dit, donc je cite de mémoire, mais il dit que le français n'existe pas en dehors des écrivains. Donc une langue française qu'on voudrait défendre, et qui n'existe pas, enfin, ça n'existe pas, et que l'écrivain doit faire sa langue tout comme le violoniste doit faire son son. Ça déjà d'ailleurs, c'était oser le dire comme ça, puisque je pense que si moi dans une traduction j'avais traduit comme ça, on m'aurait dit Oh écoute, son son ça va pas, c'est pas joli Ah bah oui, mais on oublie que la littérature c'est pas fait pour faire joli. La littérature c'est fait pour agir. Quand on parle de poétique, dans poétique, ça vient d'un mot grec, d'un verbe grec qui veut dire poiaïne qui veut dire faire Et ça c'est vraiment très très important. Donc effectivement cette idée qu'on ne traduit pas une langue, mais qu'on traduit une langue qui est toujours... nouvelle et qui est toujours celle d'un texte. Je ne dirais même pas celle d'un écrivain. Un écrivain, il peut très bien changer d'écriture suivant les textes. Et donc, c'est la musique, le rythme propre d'un texte que j'essaie effectivement de rendre pour qu'on n'ait pas l'impression que toutes les traductions que j'aurais faites ce soit la même langue, puisque dans les textes, ce sont des langues différentes. Et vous avez une lettre qui est... très très forte, une lettre de Patrick Chamoiseau à ses traducteurs, et qui est vraiment très très très forte, où il dit que justement il faut... Enfin, pas de huit, même s'il écrit en français, traduite dans mes termes, l'auteur explore la langue, dans toutes ses potentialités, et nous, c'est ce qu'on doit faire. Et donc, voilà, j'ai plutôt le sentiment, si vous voulez, d'explorer la langue française. Et ensuite, je pense aussi que contrairement, on va vous dire Ah, mais il est plus naturel de mettre, je ne sais pas moi, par exemple, tel complément, le complément de lieu, avant. Un nombre des mots qui seraient naturels en français. Sauf que je suis persuadée qu'un texte littéraire, quand je le lis, c'est comme un film. Dans un film, la caméra, elle vous montre les choses dans un certain ordre. Elle va s'approcher de quelque chose. elle va s'éloigner d'autre chose. Le texte, c'est pareil. C'est-à-dire que s'il me présente d'abord, un peu comme Proust, par exemple, ou même Balzac, d'ailleurs, s'il me présente d'abord toutes les circonstances avant d'en arriver au fait de ce qui se passe, je ne vais pas faire l'inverse. Si, justement, il décide, le texte n'est pas l'auteur, forcément, parce que je pense aussi que l'auteur n'est pas forcément conscient de tout ce qu'il fait. Il n'a pas la vérité sur son texte. S'il a une vérité, mais il n'a pas la vérité sur son texte. Et donc, si le texte présente des éléments dans tel ordre, ce qui produit forcément un effet sur un lecteur, moi, je vais essayer de faire des mouvements français.

  • Speaker #0

    Pour vous faire sentir concrètement cette approche de la traduction, basée sur la rythmique, les sonorités, la langue propre au texte, je vous propose d'écouter Marie nous parler de l'une de ses traductions. C'est un roman de Maria Casimova Moisset, qui est paru en 2023 aux éditions des CIRT, et qui s'appelle Rhapsodie balkanique.

  • Speaker #1

    C'est à la fois une histoire qui est extrêmement poignante, puisque c'est une histoire de rejet d'une jeune fille qui est rejetée au début des années 30, 1920-1930. Une jeune Bulgare qui a le malheur, étant d'une mère grecque et d'un père bulgare, une mère très bigote aussi, elle a le malheur de tomber très amoureuse d'un jeune Turc musulman. Même si lui, il n'est pas forcément croyant, mais il est musulman quand même. Et à ce moment-là, elle est rejetée. Ils doivent essayer de trouver leur place dans une société dans laquelle, quand on n'est pas marié, on ne peut pas vivre ensemble. Et quand on n'est pas de la même religion, il n'y a personne qui veut vous marier. Donc c'est une histoire extrêmement poignante, avec une écriture très intéressante, qui est entrecoupée par des moments où l'autrice s'adresse à sa grand-mère, son père, son arrière-grand-mère, pour les interroger, pour essayer de comprendre. Pourquoi ? Donc c'est un dialogue fictif qui est vraiment très intéressant. Et là, souvent, elle joue avec les sonorités et l'ordre des mots. Alors, je vais essayer de... Alors, on a... Donc, si on fait du mot à mot, c'est... Il est évident que je ne peux pas mettre ça comme ça. Puisque là... Ce n'est pas recevable, je dirais. Si maintenant je dis Teotitza se couche après de Todor c'est du... Oui, c'est certes, c'est la syntaxe française, mais bon. Donc j'ai cherché et que j'ai trouvé, et je voudrais vraiment inciter sur le fait que quand je donne, quand je cite mes traductions, ça ne veut pas dire que c'est la bonne traduction. Ça ne veut pas dire que c'est la seule et unique traduction possible. C'est une possibilité. qui rencontre de la manière dont j'ai reçu ce texte et dont, voilà, je le... En fait, si vous voulez, parfois j'ai l'impression que... C'est comme si... Un texte, une langue musique m'arrivait, je ne sais pas, à entrer dans mon corps et ressortait dans une autre langue, en fait. Donc, la manière dont ça ressort de chez moi, c'est Près de Todor elle se coucha, virgule, teotitza Donc, vous avez un ordre des mots qui n'est pas à l'ordre naturel, dit naturel, mais en même temps, je pense que c'est recevable. Et Près de Todor elle se coucha, teotitza Le fait que, justement, ce ne soit pas... l'ordre que l'on dit naturel, vous le lisez autrement. Ensuite, à la fin, vous avez ce passage que je trouve très beau. Le lit ? Il fit à l'amour comme jamais auparavant, éternellement et immémorialement, à la vie et à la mort. L'horloge au mur comptait les secondes, son balancier oscillait régulièrement d'un côté, de l'autre, tandis que les ombres des flammes de l'âtre passaient, telles de petits esprits, Sur les murs, à travers les murs, sur les couvertures, elles effleuraient les dos en sueur de cet homme et de cette femme, puis retournaient, paniquaient à la lumière et mouraient quelque part là-bas. Les petits esprits de leurs enfants partirent prématurément. Cette nuit seulement, cette seule nuit où la mer avait gelé, Théotitza ne se sentit pas coupable d'être vivante à leur place. Cette nuit-là, elle fut femme avant d'être mère, amoureuse avant d'être orpheline de ses enfants. La vague de désir l'avait submergée toute entière et entraînée loin du chagrin dont elle était depuis longtemps la servante, année après année, perte après perte, enfant après enfant. Théotitsa la naufragée. Théotitsa, déesse grecque impie qui devait racheter tout le péché de la terre. Théotitsa qui, durant l'unique nuit des vagues gelées de la mer, lorsque le diable envoie des signes que le dieu a peur de déchiffrer, conçut sa fille. Et Myriam fut. Et Myriam fut. Au début, j'avais traduit et ce fut Myriam Et je me suis dit non, en bulgare c'est évident que c'est… par référence à la Bible, à la Genèse. Et comment on a traduit la Genèse en français ? Et la lumière fut. Donc, et Myriam fut. Oui. Et donc là, vous voyez aussi que il y a des effets aussi de retardement dans la phrase. Je pense aussi que sans doute, peut-être, sans que je me rende compte, ce qui a joué dans ma manière de traduire, c'est le fait que le premier écrivain français pour lequel j'ai vraiment eu un immense plaisir ascétique, c'est Proust. Or, Proust, ce sont des phrases qui, justement, présentent les différences, l'environnement, etc., avec des effets de retardement, d'enchassement, etc. Et j'aime.

  • Speaker #0

    J'ai demandé à Marie de se prêter au jeu du miroir, c'est-à-dire de mettre en comparaison l'une de ses traductions avec le texte original pour vous permettre d'apprécier la difficulté et la beauté du passage d'une langue à l'autre. Et je me dis que son choix de texte est peut-être lié à son goût pour l'écriture labyrinthique de Proust, dont elle nous parlait à l'instant. Le texte qu'elle a choisi est extrait de Physique de la mélancolie de Georgi Gospodinov, paru en 2015 aux éditions Intervalles. C'est un roman qui fait la part belle à l'image du labyrinthe, notamment dans sa structure fragmentée, qui entremêle les pensées, les souvenirs, les digressions, un peu comme un labyrinthe temporel, justement. Si vous souhaitez avoir le texte sous les yeux pendant que Marie le commente, vous pouvez vous rendre sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Vous l'y trouverez en VO, en VF, mais aussi en anglais, en italien. et en allemand. Aujourd'hui, Georgi Gospodinov est traduit dans 40 langues. Il est reconnu comme l'un des meilleurs romanciers post-modernes européens et il a obtenu en 2023 le Booker Prize pour son roman Le Pays du passé, dans la traduction anglaise d'Angela Rodel. Marie, elle, suit Gospodinov depuis ses débuts. Elle a été sa première traductrice occidentale et elle a beaucoup œuvré à sa reconnaissance en France. Alors le succès qu'il rencontre aujourd'hui, bien sûr, Pour elle, il veut dire beaucoup.

  • Speaker #1

    Je commence à voir enfin, depuis 3-4 ans, le fruit de cette obstination, puisqu'il m'est moins difficile de perçoit des... les éditeurs, je pense que j'ai un petit réseau d'éditeurs qui me font confiance. Et puis je vois maintenant qu'on est de plus en plus de traducteurs du bulgare à avoir des prix. Or, chaque prix gagné par un traducteur, c'est une visibilité, une visibilité de plus pour cette littérature. Je ne sais pas si vous avez vu, mais d'ailleurs,

  • Speaker #0

    j'arrive pas à lire.

  • Speaker #1

    Il faut décrire que vous avez des petites...

  • Speaker #0

    des petits livres en pendentif boucle d'oreille.

  • Speaker #1

    Voilà.

  • Speaker #0

    Ouspo 19.

  • Speaker #1

    Oui. Et alors, c'est quel ouvrage ? Vous regardez la bleue ou la marron ?

  • Speaker #0

    Là, c'est la marron. Ah oui, Le Pays du passé.

  • Speaker #1

    Voilà. Incroyable. Et donc, ça, c'est pareil, mais en bulgare. Et de l'autre côté. Ah oui, d'accord. Donc, ça, c'est l'original et ça, c'est la production. Vous l'avez fait ? Non, c'est moi qui ai découvert ça sur un site. Oui, sur Etsy, il y a quelqu'un qui fait des boucles d'oreilles livres. Et quand j'ai vu que... Il indiquait, si vous m'envoyez des couvertures, un lien vers des couvertures, je vous fais ce que vous voulez. Et à tout le coup, je me suis dit, mais pour une traductrice, je me fais l'original et la traduction. C'est génial. Je me suis dit que c'était un sujet très simple. Mais quelque chose n'était pas bien. La professeure ne s'est plus éclatée. Elle est venue chez moi, comme si elle se fêtait de ne pas dire plus. D'où apprend cette parole ? Mais de l'hôpital. Une des filles de la première classe a dit Bulgarie, Bulgarie, d'autre part. C'était le vrai discours. Et la professeure s'est donc attaquée par son flambeau. Bravo, ma fille. Et j'ai eu tellement de solitude avec mon Dieu. C'est incroyable qu'il n'y ait pas deux mots avec la même lettre. C'est comme si le grouille de B était trop gentil pour garder deux mots vraiment grameudants. « B » signifie la langue de la Bulgarie. « Belgaria, Bok, Niaman » . Ce sont des paroles de la mère. Le professeur de chaque « B » a été en train de le apprendre dans les classes de la maison. On a compris ? Quel mot commence par la lettre B ? Et je commande sur le fait que je l'ai laissé en cyrillique. Boc, monsieur, j'ai crié trop vite. C'était tellement facile. Boc, Dieu. Mais quelque chose clochait. L'institutrice frémit. Elle n'était plus aussi souriante. Elle est venue vers moi comme si elle craignait que je ne dise autre chose. Où l'as-tu appris ce mot ? Au cimetière ? C'est alors qu'une des filles des premiers rangs a dit La Bulgarie, la Bulgarie, camarade ! C'était la bonne réponse. Et l'institutrice s'est accrochée à cette paille. Bravo, ma petite ! Tandis que moi, je me sentais si seule avec mon Dieu. Curieux, il ne pouvait pas y avoir deux mots avec une même lettre, comme si le petit do du be était trop chétif pour supporter deux mots réellement aussi gigantesques. C'est par b que commence le mot bulgaria Bulgarie En Bulgarie, il n'y a pas de bok pas de dieu Ce sont des histoires de grand-mère, martelait l'institutrice, à chaque b Plus tard, dans les classes supérieures, on va l'apprendre. C'est bien compris ? Où se situe-t-il cet extrait ? Je ne sais plus, parce que justement, c'est un livre labyrinthe, qui revisite d'ailleurs l'histoire du labyrinthe de Minotaur. Le Minotaur est vu comme faisant partie d'une chaîne des enfants qui sont livrés à eux-mêmes, voire abandonnés. Abandonnés, plutôt livrés à eux-mêmes, parce que quand vous avez des parents qui travaillent, les enfants qui sont tout seuls et qui s'ennuient, qui donc se réfugient dans l'imaginaire. Le problème... je m'en suis rendue compte avec le pays du passé, qui joue avec les imaginaires nationaux, notamment qui joue avec toute cette terminologie qui renvoie aux luttes pour l'indépendance de la Bulgarie lors de l'Etat de l'Empire Ottoman, d'un côté, et aussi avec toute la terminologie qui évoque tout à coup, vous avez des termes qui tout à coup évoquent des mondes dans notre tête du régime communiste. Sauf que ça n'évoque rien pour un Français. Comment je fais ? Comment je fais, surtout lorsque je traduis un livre dans une collection qui n'accepte pas les notes de bas de page et qui n'accepte pas les post-faces et les pré-faces ? Donc ça veut dire que, de mon point de vue, certes, vous comprenez des choses, mais il y a plein de trucs qui vous échappent en tant que Français et je trouve que c'est un petit peu dommage qu'on ne puisse pas vous les expliquer. Si ça ne vous intéresse pas, vous ne lisez pas le regard et vous ne lisez pas la post-face. Mais si ça vous intéresse, au moins vous avez quelque chose qui vous permet d'essayer d'entrer un peu dans cet imaginaire bulgare. Et ma théorie, si je puis dire, c'est que plus les traducteurs donneront des clés pour entrer dans l'imaginaire, justement des textes qu'ils traduisent, et plus on pourra construire un imaginaire du monde, la somme des imaginaires. Et donc ce texte joue justement avec l'imaginaire national et athéiste, athée pardon, du communisme. Alors, l'idéologie communiste, comme vous le savez, au départ, c'est prolétaire de tous les pays, unissez-vous, c'est-à-dire que c'était une idéologie qui était internationale. Il se trouve que dans les pays du Bloc de l'Est, à partir des années 60, c'est une idéologie qui est devenue nationaliste. C'est curieux. Et pourquoi je dis ça ? Parce que lorsque ce texte, cet extrait du texte, joue avec la lettre B, et que donc, il se trouve que le... Le narrateur, quand il était petit, avait appris à lire sur les tombes parce que sa grand-mère était croyante, mais c'était caché. On n'avait pas le droit d'exhiber, de montrer, en fait, la foi chrétienne sous le régime communiste. Et donc, elle lisait la Bible et qu'elle avait enveloppée d'un journal, du journal officiel de l'époque. Ce qui fait que Dieu était un terme... Proscrit. Proscrit, c'était même, je dirais, un gros mot, quasiment. Et donc quand vous avez ce texte qui joue à la fois sur B, puisque c'est la première lettre du mot qui en bulgare veut dire Dieu, Bok, et le terme qui en bulgare et en français et dans la plupart des langues est aussi la première lettre du mot Bulgarie, qu'est-ce qu'on fait ? Puisque, d'un côté, je ne peux pas lui faire répondre quel mot commence par B. Je ne peux pas lui faire répondre que c'est Dieu. Ça ne marche pas. Donc là, il faut choisir. Je me suis dit, je ne peux pas remplacer le mot Bulgarie. Parce que justement, la Bulgarie, dans l'imaginaire nationaliste, c'est la terre natale. Donc c'est attaché à plein de représentations. Voilà, mais c'est l'attachement à la terre natale, la terre des ancêtres, la terre où on est né. Donc, je garde Bulgarie. Ce qui veut dire donc que je garde la lettre B. Et c'est pour ça qu'à ce moment-là, j'ai choisi de mettre Bok en bulgare, en l'explicitant, en ajoutant simplement la traduction en français. Alors, si on regarde ce qu'ont fait, par exemple, mes collègues en allemand et en italien, Quasiment pareil. C'est-à-dire que, alors je vais sûrement prononcer très mal, mais ce que fait l'italien, il fait Bok, donc il garde le mot bulgare qu'il met en alphabet latin, et tout de suite, alors que moi j'ai ajouté la traduction après, mais il met tout de suite Bok-dio. Et ensuite, évidemment, j'imagine qu'on prononce Bulgarien bien. Que fait l'allemand ?

  • Speaker #0

    Il fait une légère incise pour expliquer,

  • Speaker #1

    pour donner la traduction. Et Gartou en alphabet latin.

  • Speaker #0

    C'est la différence par rapport à qui avait conservé l'écriture cyrillique en premier et qui avait mis plus tard une transcription.

  • Speaker #1

    Et l'incise avec la traduction, je l'ai mise aussi la deuxième fois et pas la première fois. En allemand, c'est Bock et lui Il est un peu plus explicite puisqu'il dit Das heißt Gott ce qui veut dire ça veut dire

  • Speaker #0

    Dieu.

  • Speaker #1

    Voilà, d'accord.

  • Speaker #0

    Mais il fait quasiment la même chose, mais en explicitant. Giuseppe della Gatta, donc, et moi, nous ne disons pas Boc, ça veut dire Dieu. On met Boc, virgule, Dieu. Et ensuite, évidemment, nous avons Bulgarien. Bien. Et donc, la seule... Ce qui change, c'est la traduction anglaise. Elle, donc, manifestement, n'a pas voulu... Alors, après aussi, est-ce que c'est le traducteur ou est-ce que c'est le jeu entre le traducteur et l'éditeur ? On ne peut jamais savoir. Il se peut très bien que, par exemple, elle ait voulu faire comme nous et que son éditeur lui ait dit non. Je ne vais jamais poser la question, alors qu'on se connaît bien. En tout cas, elle commence en disant What word starts with the letter G ? Donc, bien sûr, elle prend, elle change. God À partir du moment où elle met God la Bulgarie, ça ne marchait plus. Et donc, elle change avec Government Et pour moi, dans l'imaginaire, ça ne marche pas. Ça ne marche pas parce que le nationalisme, il répond, il ne se fonde. Vous savez que tout nationalisme est irrationnel et affectif. Vous n'avez pas de relation affective et irrationnelle avec un gouvernement qui est politique, une entité politique. Surtout à l'époque. du communisme, où franchement, tout ce qui était gouvernement s'était haï par tous les gens qui n'en pouvaient plus de ce régime. Et puis, dans un régime qui n'est pas démocratique, peut-on vraiment parler de gouvernement ? Au sens où on l'entend, nous. Voilà. Donc pour moi, si vous voulez, ça pose un problème, justement, d'imaginaire quand je transpose dans la réalité bulgare et l'histoire bulgare. En revanche, Quand j'ai lu sa traduction, je me suis dit, il y a un truc que j'ai raté. Moi qui pourtant, soi-disant, est très attentive aux sonorités, j'ai raté un truc. C'est-à-dire que quand vous avez, quand l'institutrice, donc qui n'est pas contente parce qu'il ne faut surtout pas parler de Dieu, dit que ce sont des sottises, elle dit Thomas babeski plikaski Je l'ai traduit littéralement parce que ça marche aussi en français. Ce sont des histoires de bonnes femmes, des histoires de grands... Ah non ! J'aurais pu mettre des histoires de bonnes femmes. Et là, ça aurait été bien parce que j'aurais eu des bœufs. J'aurais eu un bœuf. Et moi, j'ai mis, ce sont des histoires de grand-mère. C'est aussi, je crois, ce qu'a fait l'Italien. Son nom favorait d'Ivechiette. Je ne sais pas si on prononce exactement comme ça, mais voilà. Et en allemand, je crois que c'est aussi la même chose. Altweiber Gewäch. Donc là, on perd la sonnance avec le bœuf. Et là, c'est génial ce qu'elle a fait. en anglais, c'est-à-dire que puisqu'elle a choisi le G, elle met Gabaldigook. Et là, vous avez en plus deux fois Gabaldigook. Ce qui veut dire des fadaises.

  • Speaker #1

    Un peu naïvement, je m'étais imaginé qu'il devait y avoir une vingtaine de traducteurs du bulgare publiés en France. En fait, aujourd'hui, il n'y en a que deux, dont Marie. Donc la situation est assez paradoxale parce que, si je résume, les traducteurs de langues qu'on appelle minorées, c'est-à-dire de langues moins visibles, comme le bulgare, se battent pour essayer de faire publier une littérature qu'on connaît encore mal en France. Mais si cette littérature est méconnue, c'est justement parce qu'elle est peu traduite. Marie a commencé sa carrière dans les années 80 et elle le reconnaît, ses débuts ont été difficiles. Pour construire son réseau d'éditeurs, elle a dû s'armer de courage et de beaucoup de patience. Parfois même une fois l'éditeur trouvé. Parce que la collaboration traducteur-éditeur n'est pas toujours aussi facile qu'on l'imagine.

  • Speaker #0

    En fait je dirais que, et je ne les nommerai pas évidemment, mais j'ai trouvé que ça avait été compliqué avec deux éditeurs. Un qui n'existe plus d'ailleurs. Parce que c'était une conception, justement, je me souviens d'un texte qui est une histoire arménienne en Bulgarie, et le héros principal, en fait, est un propriétaire terrien qui est très attaché à sa terre. Et un exemple que j'ai donné plusieurs fois dans des publications, mais parce qu'il est caricatural, et on se dit, mais comment est-ce possible ? À un moment donné, sa femme est en train d'accoucher, ça se passe très mal, ça dure longtemps. Elle joue, elle souffre, elle crie, elle pleure. Et lui, il ne supporte pas les cris et les pleurs. Et donc, à un moment donné, il sort, il se met sur son cheval, il regarde. Et qu'est-ce qu'il voit ? Les étoiles pendaient au ciel comme de gros haricots. Métaphore terrienne. Je veux dire, c'est quelqu'un qui aime sa terre, qui est quasiment amoureux de sa terre, qui la laboure, qui la travaille. Et donc, oui, les étoiles pendent au ciel comme de gros haricots. Lorsque j'ai remis ma traduction, j'ai eu dans la marge, en français, on dit les étoiles bris. Et j'ai répondu qu'en bulgare aussi, on pouvait dire les étoiles bris. Mais que le texte ne dit pas les étoiles bris. C'est devenu finalement des fèves. Bon, je ne sais pas pourquoi. Parce que les fèves, c'est plus noble que des haricots ? Je ne sais pas. Ça a été comme ça sur plein de choses. Il y avait aussi, je me souviens, les eaux rouillées des villes en ruines. L'éditeur m'a dit, je pense que là, tu n'as pas compris, ce n'est pas possible, ça n'existe pas. Et là, je me suis dit, les métaphores, tu ne connais pas. Voilà.

  • Speaker #1

    Est-ce que vous diriez que, pour le schématiser un petit peu, que dans la relation traducteur-éditeur, le traducteur est plutôt défenseur du texte, et l'éditeur... Du lecteur, mais un lecteur à qui on ne ferait pas confiance.

  • Speaker #0

    Alors ça, je dirais que c'était à l'ancienne. C'est ce que j'essaie de dire à mes étudiants, d'ailleurs, qu'il ne faut pas se mettre dans cette dichotomie. Mais que, effectivement, pendant longtemps, les éditeurs se défendaient en disant le lecteur ne va pas aimer ça Ce qui fait que je parle d'un hyperlecteur qui n'existe pas. C'est quoi le lecteur ? vous et moi on nous met un livre on va pas réagir de la même manière donc prétendre qu'on connait le lecteur je comprends pas mais actuellement non j'ai vraiment le sentiment que les éditeurs avec lesquels je travaille et moi on est ensemble pour produire un texte qui à la fois soit effectivement donne le mieux à entendre ce que fait entendre le texte d'origine et soit le mieux reçu par le lecteur

  • Speaker #1

    Quand elle ne traduit pas, quand elle n'enseigne pas, Marie mène aussi des travaux de recherche. Avec une équipe franco-bulgare, elle s'est récemment lancée dans un chantier colossal qui mûrissait dans sa tête depuis plus de dix ans, celui d'écrire une histoire non standard de la littérature bulgare.

  • Speaker #0

    L'histoire littéraire, en tout cas en Europe, Elle est née au moment de la fabrique, de ce que Anne-Marie Thies a appelé la fabrique des identités nationales. C'est-à-dire qu'au moment, si vous voulez, vous savez qu'en Europe, pendant très longtemps, il y a eu quand même trois grands empires, l'Empire russe, l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. Et puis sans compter aussi l'Empire allemand, finalement. Et lorsque, au moment de la désagrégation d'abord de l'Empire ottoman, XIXe siècle, puis de l'Empire austro-hongrois, Donc, on assiste à la naissance de petits états-nations. Et ce qui est très intéressant, et ce que Marie Thiers montre bien, c'est que la fabrique des états-nations, c'est national, mais en même temps, c'est une fabrique qui s'est faite de manière internationale, et avec beaucoup... Chacun, en fait, a regardé ce qui se faisait chez les autres, et a fait la même chose. Et donc, il fallait démontrer qu'on avait une langue, qu'on avait une littérature, et donc, on formait une nation. En ce qui concerne les territoires bulgares, ce qui est pour moi très dommage, c'est qu'on est passé d'une très riche diversité d'écritures. Et j'ai publié pas mal de textes là-dessus. C'est-à-dire que, en fait, si vous voulez, sur les territoires bulgares, ont circulé, ont été publiés, ont été écrits des textes en hébreu, la langue religieuse en ladino, la langue ou le judéo-espagnol, donc la langue parlée. des juifs, donc des séfarades de l'Empire ottoman, en arménien, dans ces deux variantes, pareil, variante religieuse, variante parlée, en arabe, en persan, en turc-ottoman, en turc. Tout cela, évidemment, au moment où l'État-nation, après 1878, se crée, il faut montrer qu'on a une seule littérature. Moi, ce que je veux, si vous voulez, avec toute une équipe qu'on a mise en place, c'est au contraire retrouver cette diversité perdue, et donc essayer, ce qui n'est pas facile pour mes collègues bulgares, qui ne sont pas habitués, essayer de traiter de... la littérature bulgare, et la question qu'est-ce que la littérature bulgare est une question qui se pose réellement, ça veut dire quoi ? Littérature écrite par des gens qui ont écrit en Bulgarie ? Ben oui, mais c'est un territoire qui a quand même, qui a évolué parce que les langues, Dieu merci, ne connaissent pas les frontières. Est-ce que c'est ce qui est écrit en bulgare ? Ben non, pas forcément. Et donc essayer de faire l'histoire de cette littérature, j'appelle ça plutôt un cheminement d'ailleurs, dans l'espace littéraire bulgare. Donc je ne parle pas littérature bulgare exprès. Parce que littérature bulgare, on entend ce qui a été écrit en bulgare. L'espace littéraire bulgare, pour moi, c'est évidemment le noyau, je dirais, c'est le territoire bulgaro-macédonien, une partie de la Macédoine actuelle, mais aussi dans une perspective transnationale, c'est-à-dire en regardant tous les contacts, tous les dialogues, je n'aime pas le terme d'influence, tous les dialogues que ces textes ont entretenus avec beaucoup d'autres aires culturelles. Et puis, pour éviter aussi l'effet téléologique, c'est-à-dire l'effet de cause à effet, si vous voulez, l'idée que l'on se chemine vers un progrès des formes, des idées, j'emprunte la structure à un gros livre qui s'appelle De la littérature française de Denis Ollier. Pareil, là, c'était aussi une équipe franco-américaine. Et en fait, il choisit des dates à graphe qui sont représentatives d'un événement. en littérature, première traduction de je ne sais pas quoi, première représentation de telle pièce, ou voilà. Ça peut être aussi un événement quand même politique, mais qui joue beaucoup pour la littérature. Et ça donne lieu à des développements. Et donc, ça veut dire que si vous voulez, on évite le grand récit linéaire. Et je pense qu'à l'heure actuelle, un lecteur est capable de lire une histoire littéraire justement de cette manière non linéaire et d'aller piocher ce qui va l'intéresser. au lieu de se farcir, pardonnez-moi pour le terme, 800, 1000, 1200 pages où on vous raconte. Et en plus, le grand récit national, en principe, il se veut exhaustif. Ce n'est pas possible l'exhaustivité. Et il ne fait que répéter ce qui s'est dit, c'est-à-dire un canon qui est un peu figé. Et dans ce canon, comme par hasard, il y a très peu d'écrivaines, alors qu'il y a eu des écrivaines. Voilà, tout ce que le national a privilégié en le canonisant.

  • Speaker #1

    Par son travail de recherche, Marie tente donc, d'une part, de sortir la littérature bulgare du carcan du récit national, mais aussi de montrer que cette littérature va bien au-delà des clichés véhiculés par une certaine vision occidentale.

  • Speaker #0

    On attend des littératures de l'Est, effectivement, soit qu'elles soient exotisantes, soit politiques.

  • Speaker #1

    Et ce que vous arrivez à montrer par vos choix d'auteurs et de textes,

  • Speaker #0

    c'est surtout que... c'est qu'il y a une vraie... On partage, oui, c'est ça, une valeur littéraire, et puis aussi parce que je pense que dans plusieurs points du globe, on partage les mêmes angoisses, les mêmes désirs, les mêmes malheurs, les mêmes bonheurs, etc. Et c'est pour ça que j'aime pas quand on me dit est-ce que cet auteur est universel ? Ça veut dire quoi ? Universel, c'est quand même une catégorie qui est très problématique quand on l'emploie, parce que ça veut dire, en général, c'est employé par des... par exemple, par la France. de manière un peu arrogante, je dirais. Si c'est compréhensible pour un lecteur français, ça veut dire que c'est universel. Ce n'est pas ma manière à moi de concevoir l'universel. C'est pour ça que je dirais qu'à mon avis, étant donné que, justement, en Bulgarie, le succès de Gospodinov a fait que beaucoup de jeunes écrivains se sont dit Mais quelle est la clé de ce succès ? Et donc, plusieurs se sont mis à écrire sur l'enfance, etc. Sauf qu'il ne suffit pas d'écrire sur l'enfance pour faire du Gospodinov. Et donc, je pense que c'est une rencontre heureuse en fait entre une écriture et aussi, donc une poétique, une écriture, et aussi une vision du monde et de l'homme. Et pour moi Gospodinow est un grand humaniste. Et donc paradoxalement aussi, plus une écriture justement fera quelque chose à sa langue qu'elle sera seule à lui faire, et plus je pense elle peut toucher le plus grand nombre.

  • Speaker #1

    J'espère que vous sortez de cet épisode avec l'envie de découvrir la littérature bulgare et de vous plonger dans l'œuvre d'auteur comme Georgi Gospodinov. Pour ma part, j'ai été ravie de rencontrer Marie-Vrina Nikolov pour ce deuxième épisode de Langue à langue. Elle m'a charmée par sa sensibilité et par la générosité et la finesse avec lesquelles elle s'est livrée à l'exercice du commentaire sur plusieurs de ses traductions. Je lui adresse un immense merci pour cela. Je vous rappelle le titre des livres sur lesquels nous nous sommes penchés, Rhapsodie balkanique de Maria Casimova-Moissey, parue aux éditions des CIRT en 2023, et Physique de la mélancolie de Georgi Gospodinov, parue aux éditions Interval en 2015. Vous pouvez retrouver l'extrait de ce dernier livre en bulgare, ainsi que ses traductions françaises, anglaises, italiennes et allemandes, sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Langue à langue est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique sont signées Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Si vous avez aimé cet épisode, n'hésitez pas à soutenir le podcast en nous suivant sur les réseaux et en vous abonnant sur votre plateforme d'écoute. Et si vous êtes dans un bon jour, vous pouvez même nous laisser des étoiles et un commentaire, toujours sur votre plateforme d'écoute, c'est super utile. Et bien sûr, parlez-en autour de vous. Moi, je vous dis à dans trois semaines pour le prochain épisode. Cette fois, nous irons en Grèce avec le traducteur Michel Volkovitch. Salut, et comme on dit en bulgare, do vizh dané. Après le démarrage,

  • Speaker #0

    on a eu l'occasion de voir la réalité.

Chapters

  • Introduction

    00:00

  • Générique

    02:28

  • Marie m'accueille chez elle

    03:00

  • Rencontre de Marie avec la langue bulgare

    03:19

  • Sonorités de la langue bulgare

    06:28

  • Traduire l'originalité du texte

    07:46

  • Exemple : Rhapsodie balkanique

    12:40

  • Introduction de Physique de la mélancolie, de Guéorgui Gospodinov

    18:10

  • Lecture en bulgare

    21:10

  • Lecture en français

    22:36

  • Commentaire de traduction

    23:59

  • Collaboration traducteur-éditeur

    32:46

  • Pour une histoire non-standard de la littérature bulgare

    36:01

  • Extraire la littérature bulgare des clichés

    41:02

  • Conclusion

    43:00

Share

Embed

You may also like