undefined cover
undefined cover
Spliff, accent du sud et dialectes croates cover
Spliff, accent du sud et dialectes croates cover
Langue à Langue

Spliff, accent du sud et dialectes croates

Spliff, accent du sud et dialectes croates

44min |12/11/2024
Play
undefined cover
undefined cover
Spliff, accent du sud et dialectes croates cover
Spliff, accent du sud et dialectes croates cover
Langue à Langue

Spliff, accent du sud et dialectes croates

Spliff, accent du sud et dialectes croates

44min |12/11/2024
Play

Description

Chloé Billon me reçoit dans le 19e arrondissement de Paris, tout près du parc de la Villette et du canal de l’Ourcq, dans le petit appartement qu’elle a conservé pour ses passages réguliers en France. Car d’ordinaire, Chloé vit à Zagreb, en Croatie. Depuis dix ans, elle interprète et elle traduit le bosnien, le croate, le monténégrin et le serbe, quatre langues très proches, dont l’histoire est étroitement liée à celle de l’ex-Yougoslavie.

Alors que l’après-midi défilait et que le café dans ma tasse refroidissait, Chloé m’a parlé de l’imbrication de la langue et du politique, de l’exercice difficile de traduction des dialectes, de dictionnaires et de langues minorées.

Et puis, nous nous sommes penchées sur l’une de ses traductions, dont nous avons comparé un extrait en VO et en VF, pour vous faire toucher du doigt toute la complexité du passage d’une langue à l’autre, mais aussi son immense richesse. Ce texte est extrait de Ton fils Huckleberry Finn, un roman de l’auteur bosnien Bekim Sejranović, paru dans sa version française en 2021 aux éditions Intervalles.

Pour Chloé, la traduction est à la fois un art de la perte et un immense terrain de jeu. Cette dualité a parcouru tout notre échange, que je suis fière de partager avec vous aujourd'hui. J’espère que comme moi, vous serez touchés par Chloé, sa douceur et son amour des mots. Bonne écoute !

 

➡️ Retrouvez tous les textes lus dans le podcast (en VO et VF) sur languealangue.com et sur les réseaux sociaux (@languealangue sur Instagram). Soutenez-nous en nous laissant des étoiles et un commentaire, et surtout, parlez-en autour de vous !

 

Langue à Langue est un podcast de Margot Grellier

Musique et graphisme : Studio Pile

Montage/mixage : Nathan Luyé de La Cabine Rouge


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Si vous avez la chance de parler couramment une langue qui n'est pas votre langue maternelle, vous avez sans doute remarqué cette légère étrangeté qui demeure. Vous avez beau maîtriser parfaitement cette langue, vous avez beau la lire ou la parler tous les jours, il reste tout de même un petit écart, un espace infime entre vous et cette langue, juste assez pour que votre oreille reste sensible à ses rythmes et à ses sonorités. Chloé Billon vit à Zagreb, en Croatie, avec son compagnon et ses deux Ausha, Boulette et Poupette. Elle interprète et elle traduit le bosnien, le croate, le monténégrin et le serbe depuis dix ans. Et pourtant, elle conserve un rapport très sensuel à ces langues. Peut-être justement parce que ce ne sont pas des langues maternelles. Quand je l'ai rencontrée, pour enregistrer l'épisode que vous vous apprêtez à écouter, elle était de passage en France. On a passé toute une après-midi ensemble à parler de son parcours, des langues minorées, de l'exercice difficile de traduction des dialectes et de l'imbrication de la langue et du politique, une question particulièrement sensible en ex-Yougoslavie. Pour Chloé, la traduction, c'est l'art de perdre, mais c'est aussi un immense terrain de jeu. Et c'est drôle, il y a beaucoup de choses chez elle qui expriment un contraste ou une dualité. traduction et interprétation, Zagreb et Paris, Orient et Occident, et puis, comme un clin d'œil, la mèche argentée qui sillonne ses cheveux bruns. J'espère que vous vous laisserez happer par sa douceur, son amour des langues, et surtout par sa manière singulière d'évoluer entre les mots et les mondes. Je suis Margot Grélier, et vous écoutez Langue à langue, épisode 4. Spliff, accent du Sud. et dialecte croate avec

  • Speaker #1

    Chloé Billon

  • Speaker #0

    Langue à langue

  • Speaker #1

    Yazikna Yazik

  • Speaker #0

    Bonjour Chloé Enchantée

  • Speaker #1

    Désolée si elle se met

  • Speaker #0

    Vous voulez que je retienne mes...

  • Speaker #1

    Oh, c'est... Mes chaussures ? Le parquet est vieux, donc il y a des écharpes. Il ne veut pas être piscine. Ouais, ok.

  • Speaker #0

    Ni en collant.

  • Speaker #1

    Ni en collant.

  • Speaker #0

    Chloé m'a donné rendez-vous dans le 19e arrondissement de Paris, tout près du parc de la Villette et du canal de l'Ourc, dans le petit appartement qu'elle a conservé pour ses passages réguliers à Paris. La première chose qu'on remarque en entrant chez elle, ce sont les livres. Il y en a partout. Sur les étagères, par terre, en piles plus ou moins stables, sur la table basse et sur un grand bureau, auquel Chloé tient beaucoup, qui a appartenu à son grand-père et qui trône maintenant au milieu du salon. Si on y prête attention, ces livres racontent un peu la vie de Chloé. Il y a sa collection de Corto Maltès qu'elle s'est achetée adolescente. Des classiques de la littérature anglaise, puisqu'avant d'apprendre le bosnien, croate, monténégrin, serbe, Chloé a étudié la littérature anglaise et allemande. Et puis, ses traductions, bien sûr. On s'est assises sur le canapé avec une tasse de café et on a commencé la discussion en parlant des sonorités de ces langues que Chloé traduit depuis une dizaine d'années déjà.

  • Speaker #1

    Une grande différence avec le français, c'est qu'il n'y a pas de nasal. Ce qui est différent du français avec beaucoup de langues, on parle le portugais peut-être.

  • Speaker #0

    Les nasales, ce serait par exemple ?

  • Speaker #1

    C'est les « on, on, on » . Tous ces sons que les autres ont beaucoup de mal à reproduire dans notre langue. C'est des voyelles ouvertes. Après, l'accent change aussi suivant les régions. Par exemple, en tout cas, il est commun ou admis de dire que le serbe, surtout le serbe de Belgrade, va être un peu plus… franc, rond dedans. Sur la côte, c'est plus chantant. De la même manière que chez nous aussi. Sur la côte méditerranéenne, la langue est plus chantante. Les airs sont roulés. De manière générale, je dirais que c'est une langue avec des sonorités assez franches. Et c'est vraiment une langue avec des sonorités du sud. Même si c'est une langue slave. Par exemple, le bulgare a une prononciation beaucoup plus proche du russe. Là, c'est une langue slave, mais... Peut-être, comme c'était une langue slave prononcée comme de l'italien, peut-être. Mais moi, j'étais chez une amie qui m'avait fait la remarque, une fois que je l'avais emmenée avec moi là-bas. Elle est française, mais son père est d'origine italienne, napolitaine. Et elle m'avait dit, mais c'est très étrange pour moi parce que je ne comprends absolument rien, mais j'ai l'impression d'entendre mon grand-père parler napolitain.

  • Speaker #0

    C'est sans doute ces accents et ce mode de vie très méditerranéen qui ont charmé Chloé lors de son premier voyage en ex-Yougoslavie. On est en 2005, Chloé a 19 ans et elle part camper en Croatie avec des amis. Et là, c'est le coup de cœur. Elle se sent chez elle dans ce pays. Et pourtant, elle ne parle pas la langue et elle n'a pas de lien particulier avec cette région. Deux ans après, elle se lance dans l'apprentissage du bosnien-croate-monténégrin-serbe. Alors, si comme moi, vous n'y connaissez rien, vous pensez peut-être que ce sont quatre langues différentes et peut-être même que ça vous impressionne un peu. Mais il faut vous dire que le bosnien-croate-monténégrin-serbe sont en réalité des variantes régionales extrêmement proches d'une même langue.

  • Speaker #1

    Il y a des mots qui sont différents, des structures qui sont différentes. Quand quelqu'un parle, on sait d'où il vient. Et oui, il y a certains mots qui ne sont pas les mêmes. Par exemple, pour le pain, on dit « chleb » en serbe et « klo » en croate. Il y a d'autres mots comme ça, un petit peu, pour la serviette de bain, pour l'hydronome. Enfin, ce sont des choses qui s'apprennent rapidement et qui n'empêchent pas la compréhension. Il y a l'influence des biens en histoire, par exemple en Bosnie ou en Serbie, qui ont été 500 ans sous domination ottomane. Il y a beaucoup plus de mots originaires du turc. En Croatie centrale, c'était l'antirostre hongrois, il y a énormément de mots originaires de l'allemand, qu'il y a aussi d'ailleurs en Serbe ou en Bosnien. Sur la côte croate, comme c'était des comptoirs commerciaux vénitiens, il y a énormément de mots qui viennent de l'italien. Et en fait, c'est plutôt que quand quelqu'un parle, on sait d'où il vient. Mais ça,

  • Speaker #0

    c'est lié à l'accent qu'il a ou même au vocabulaire ?

  • Speaker #1

    Au vocabulaire, oui. Par exemple, il y a des choses intraduisibles qui font que dans un livre, si vous avez un dialogue, l'auteur peut faire en sorte, par la manière dont les gens se saluent, qu'on sache d'où vient telle personne.

  • Speaker #0

    D'accord. Même dans la manière dont on dit bonjour ?

  • Speaker #1

    Alors, pas bonjour, bonjour, ça va être doberdan, mais... Et par exemple, le mot pour dire mon pote, frère, en saluant quelqu'un, si dans le dialogue cette personne dit bret, on sait qu'il vient de Serbie et même de Belgrade. S'il dit yarane, on sait qu'il vient de Bosnie. Brate, c'est un peu plus généraliste.

  • Speaker #0

    Pour vous donner une idée, l'intercompréhension entre Bosniens, Croates, Monténégrins et Serbes est de l'ordre de 98%. C'est plus qu'entre Français et Québécois, par exemple. D'ailleurs, il fut un temps où la langue portait un nom unique. On l'appelait le serbo-croate. Ce n'est que depuis la dislocation de la Yougoslavie que quatre noms distincts ont été adoptés, un par pays.

  • Speaker #1

    La langue est une question politique, de toute façon. Dans tous les cas, je ne sais plus qui a dit une langue, c'est un dialecte avec une armée et une académie. Donc, ce n'est pas à moi de décider quel pays. décide d'appeler sa langue comment ? C'est tout simplement parce qu'il y a eu une guerre fratricide et que la détermination nationale se place aussi dans la langue. Il y a eu aussi des efforts pour, tout comme en fait, à l'époque de l'unification des slaves du Sud, qui à un moment, même avant la goslavie socialiste, mais pendant le royaume de la goslavie, comprennent que ils sont quand même, même s'ils ont leurs problèmes entre eux et leurs dissensions, ils sont quand même petits. et étant rédégligeable par rapport à tous les grands empires puissants qu'il y a autour d'eux et qui ont plutôt intérêt à s'unir s'ils veulent arrêter un jour d'être des colonies. Et tout comme à ce moment-là, il a fallu codifier la langue, qu'il a été assez tard, étant donné que comme avant, c'était soit sous domination antromroise, soit sous domination ottomane, la langue n'avait pas été... jusqu'au XIXe siècle n'avaient pas été codifiées, parce qu'au très peu, il y avait des textes, par exemple, des plus grands croates et des brovniks, mais il n'y avait pas forcément de grammaire, ou d'alphabet, ou de dictionnaire officiel, parce que, de toute façon, c'était la langue dominée ou des plus vieux. Voilà, sauf à Dubrovnik, où Dubrovnik était une république indépendante. Et du coup, quand ils ont décidé de codifier cette langue, avec aussi, pour volonté de s'unifier, il y a eu un mouvement... Il fallait choisir quelle variante dialectale, parce qu'il y a énormément de dialectes. Donc on les appelle, il y a le ch'to-kavien, le tchakavien, le kalikavien. C'est déterminé en fonction du mot qu'on utilise pour dire quoi ou que. Et donc aujourd'hui, en serbe ou en croate standard, c'est « chto » ou « Ausha » qui veut dire quoi ou que. Mais il y a aussi d'autres variantes dialectales, par exemple dans la région du Zagorje, du Medzimurje, plutôt dans le nord de la Croatie, pas loin de la frontière avec la Slovénie ou la Hongrie, le mot pour dire que ou quoi, c'est « kaï » . Et plutôt sur la côte, les îles, l'Istrie, c'est « tcha » . Et donc, il a fallu choisir lequel, sur quelle version standard on se décidait. Et donc, il y a eu un mouvement plutôt d'unification de la langue, d'essayer, au moins dans la langue standard, de gommer les différences, parce que l'intérêt, c'était qu'on soit tous frères. Et de la même manière, à l'inverse, quand on s'est tués entre frères, après, on a essayé de défaire ces ressemblances et d'accentuer davantage les différences. On a pu se... En fait, comme toute question linguistique, c'est politique. C'est aussi, finalement... Moi, ça m'est égal comment on appelle une langue tant qu'il n'y a pas de manipulation politique de la langue, ce qui a été le cas, et qu'il n'y a pas de terreur à insulter quelqu'un parce qu'il parle comme ci ou comme ça. Il y a quelques années, il y a eu une tribune signée par beaucoup d'intellectuels de la région pour que le nationalisme arrête de se nicher dans la langue. Et pour le droit de chacun à utiliser... le nom qu'il voulait pour cette langue et utiliser les variantes qu'il voulait en combinaison comme il le voulait. Et beaucoup de gens parlent des mélanges de variantes, parce qu'il y a beaucoup de gens issus de mariages mixtes ou qui rentrent de région. Mais pour ce qui est du nom, on pourrait aussi bien se demander finalement pourquoi est-ce que les Autrichiens disent qu'ils parlent allemand et pas autrichien ? Pourquoi est-ce que les Belges francophones ne disent pas qu'ils parlent belge ?

  • Speaker #0

    Au-delà de la langue standard et de ses variantes régionales, les pays slaves du Sud comptent aussi beaucoup de dialectes qui diffèrent plus entre eux que les langues officielles. Ces dialectes, il est d'ailleurs de plus en plus fréquent de les rencontrer au détour d'un roman, dans un dialogue par exemple. Et c'est précisément ça qui intéresse Chloé, la littérature comme espace de liberté et de métissage linguistique. Mais c'est aussi l'un des grands défis qu'elle doit relever en traduction. Pour vous plonger dans ces langues et leur sonorité chantante, Pour vous permettre aussi de saisir ce qui se joue dans le passage d'une langue à l'autre, Chloé a accepté de mettre en comparaison l'une de ses traductions avec le texte original. Vous allez voir, le texte qu'elle a choisi est particulièrement emblématique de la question des régionalismes, justement. C'est un extrait de Ton fils Huckleberry Finn, un roman de Bekim Seranovic, paru aux éditions Intervalle en 2021. Si vous souhaitez la voir sous les yeux pendant que Chloé le lit et le commente, vous pouvez vous rendre sur le site du podcast à l'adresse langalang.com. Vous l'y trouverez en VO et en VF.

  • Speaker #1

    Je précise qu'en fait le texte passe en Bosnie mais moi je ne vis pas en Bosnie, j'ai pas l'accent bosnien. Donc je vais pas lire avec l'accent qui faudrait. Je les ai vu dans le café de jazz, où Jacques était le propriétaire, et Cepa à Konabar, ou à Savik, quand ils se réveillaient, car ils étaient des pizzeriais amoureux. Et il n'y a pas de chose à faire autrement que dans le Brčko. J'ai été soulagée de constater que je les connaissais tous les trois. C'était trois jeunes mecs de Brtchko. Qu'un type soit de Brtchko, on le comprend dès qu'on entend les palatales particulièrement mouillées et le « ça gave » . Un authentique natif de Brtchko est toujours de Brtko. Et ce « ça gave » , « t'es gavant » , « c'est gavé » était leur juron, mot béquille qu'ils balançaient, ou plutôt gavaient, à toutes les sauces possibles et imaginables, et ils pouvaient signifier ce que tu voulais. Pilon, Pefli et Canet, des mecs d'une dizaine d'années de moins que moi, dont la guerre avait détruit l'enfance, mais pas les vies, à en juger par ce que je savais d'eux. Je les voyais en général au café de Jasva, dont Pilon était le propriétaire, et Pefli le serveur, ou sur la save, car c'était des mordus de pêche à la ligne. De toute façon, il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire à Brčko. C'est un livre que j'aime énormément et qui me tient beaucoup à cœur et qui a une histoire assez tragique. Il est lu pour la première fois, il me semble, quand il est sorti. Il me semble que c'était en 2015. C'est mon libraire de Belgrade qui me l'avait recommandé et je l'ai adoré immédiatement. Bekim Saranovic, comme son nom l'indique, quand on connaît la région, lui était originaire de Bosnie, donc il le dit précisément de Bočko.

  • Speaker #0

    Et qu'est-ce qui, dans son nom, indique ça ?

  • Speaker #1

    Bébé Kim, c'est un nom musulman. Il a fait des études en Croatie, à Rijeka. Et puis tout d'un coup, à la guerre, il devient indésirable. Bon, bien sûr, rentrer en Bosnie pour se faire engager, ce n'était pas vraiment l'idéal. Il réussit à partir dans les... une extrémiste dans un des derniers pays qui accepte encore des réfugiés, c'est la Norvège. Où il a vécu et il a appris le norvégien. Apparemment, lui, il était... très très bon en langue, il se qualifie lui-même de mollusque linguistique et a pris le norvégien en quelques années au point d'être interprète pour après les autres réfugiés qui arrivaient. Il a traduit un peu du norvégien en croate-bosnien, je ne sais pas exactement. Et ses livres, c'est toujours un croisement entre l'autofiction et la fiction. Et il raconte des choses de sa vie, c'est toujours aussi autour de la thématique de l'exil et de la déchirure que ça a été pour lui. de quitter la Bosnie et ce qui est arrivé à la Bosnie, de la difficulté de vivre en Norvège. Et quand j'ai enfin réussi à trouver un éditeur pour ce livre, il en a écrit d'autres avant. J'aimais beaucoup aussi son premier, Nik Zianenot Kouda, mais pour moi, celui-là, c'était vraiment pour moi son chef d'œuvre. Et j'ai mis cinq ans à lui trouver un éditeur, parce que les gens me disaient en général, ah oui, c'est vrai que ça a l'air génial ton truc. Mais la narration, ce n'est pas linéaire, ça va être compliqué. C'est vrai que j'ai un génial truc, mais quand même, il y a beaucoup de drogue, ce n'est pas pour notre public, bref. Et quand j'ai finalement trouvé un éditeur, j'étais très contente. Et il aurait dû sortir en mai 2020. Et puis, il y a eu le Covid. Et je l'ai prévenu qu'on allait repousser la sortie. Mais oui, pas de problème, l'auteur. Et il est mort peu après, à 47 ans, avant que le livre sorte. Et pour moi, c'était un moment très triste. En fait, après l'avoir traduit, c'était comme si on le connaissait, qu'on connaissait un ami, qu'on perdait un ami. Et malheureusement, du coup, ce livre n'a pas du tout reçu l'attention qu'il mérite. Il est passé assez inaperçu. Alors que pour moi, je pense que c'est... un de mes meilleurs travaux de traduction, je ne sais pas, parce qu'il varie beaucoup les styles. Il y a à la fois une grande richesse de la langue pour ce qui est dans celui-là du voyage sur la rivière. Toute la description de la rivière, de la nature, ça peut être à la fois très poétique. Il y a tout un jeu sur toutes les différentes variantes de la langue. Et il y a aussi des scènes de... de beuverie apocalyptique avec des blagues de l'argot qu'il faut savoir retranscrire. Il y avait des fois, franchement, quand il se met à rimer sous assise, je me disais, Chloé, pourquoi t'as-tu fait ça ?

  • Speaker #0

    Et simplement pour situer cet extrait au sein du roman,

  • Speaker #1

    il se situe à la page 273-274. C'est vers la fin du livre. Donc l'histoire de ce livre, en fait, c'est... Le narrateur, qui est un double de l'auteur, rentre en Bosnie. Alors, il vit encore en Norvège régulièrement pour travailler, mais dès qu'il peut, il rentre en Bosnie, notamment l'été. Donc, il a grandi quand il était petit chez ses grands-parents à Borčko. Et il adore passer tout son été au bord de la Save. Et un jour, il s'achète un petit bateau. Son but à l'époque, c'est qu'il se l'achète avec un ami norvégien. c'est de voyager ensemble jusqu'à la mer Noire, de descendre de la Sable jusqu'au Danube, puis jusqu'à la mer Noire, tout en faisant un documentaire à ce sujet. Et il a grandi avec tout l'imaginaire de Huckleberry Finn, etc. Donc c'est aussi pour ça que c'est mon titre. Donc il y a en parallèle l'histoire de ce voyage et de cette tentative de documentaire qui va rester à aborter, parce qu'en fait, ils s'arrêtent tellement souvent le long de la rivière au gré des rencontres pour faire la fête, qu'ils n'ont jamais le temps d'arriver à la mer Noire. Ils vont beaucoup, beaucoup plus lentement. Et après, il y a une autre partie du récit, donc c'est des années plus tard, le père du protagoniste avec qui il a une relation très compliquée, qui lui a émigré juste après la guerre en Australie. revient le voir, sauf que les relations ne sont toujours pas faciles. Lui comprend que son père est atteint du cancer, peut-être qu'il n'en a plus pour longtemps. Et il décide au moins d'atténuer ses douleurs, vu que son père, c'est un dur, c'est un... un mâle macho d'une société patriarcale, donc non, il ne faut pas prendre ses trucs de chuchotes et tout. Et donc, à son insu, il lui met de la drogue dans son café ou dans son thé pour atténuer ses douleurs. Sauf qu'un jour, son père est parti très tôt le matin, relevé des nasses, et il ne revient pas. Et en fait, tout le livre, c'est comment il veut, il part le chercher, rongé par la culpabilité de se dire « c'est parce que j'ai mis de la drogue qu'il n'est pas revenu, qui sait où il est, etc. » il est peut-être mort à cause de moi, et incapable de supporter cette culpabilité, lui-même prend de la drogue, il part dans ses souvenirs, et on se laisse absorber, ça devient un peu le rythme des remous, de la rivière, etc. Et là, c'est vers la fin du livre, il est de plus en plus désespéré, il s'est caché sur le rivage pour passer la nuit, sous des arbres, et là, il entend que des gens arrivent. Et il va discuter avec eux, et ce sont eux qui vont lui donner des nouvelles de son père. Et dans ce petit extrait... réchassé parce que tu voulais quelque chose qui donne un peu un exemple de difficulté qui arrive souvent. Donc là, notamment, il y avait finalement cette question que j'ai lue dans l'original où il parle du mobéki qu'ils utilisent tous dans cette région particulière, Ausha, et de comment le traduire, parce qu'il fallait... Ça ne pouvait pas être un seul... Ça devait être un mobéki qui soit flexible, qui se décline parce qu'il le décline dans... dans l'original, c'est pour ça que finalement j'ai choisi, j'ai fini par trouver Sagave, Gavante et Gavé.

  • Speaker #0

    Alors ça, Gavé, je crois que c'est un petit mot justement béquille qui est beaucoup utilisé vers Lyon.

  • Speaker #1

    C'est vers Lyon, oui. Je ne suis pas du tout originaire, mais c'est celui qui m'a semblé le plus flexible qui pouvait aller dans le contexte.

  • Speaker #0

    Et donc si on reprend, est-ce qu'on peut reprendre un petit peu dans le détail le premier paragraphe ?

  • Speaker #1

    C'était un peu comme un bric. C'était trois mecs de Borchko. Oui. Momak, ce jeune homme. Et là, ensuite, il explique à quoi il comprend qu'ils sont Borchko. Donc, à cette expression et à la question de l'accent. Et là, on le voit quand ils disent « au cherachmo, au cheramti, au cheramioi » C'est un peu la déclinaison de ce mot béquille, qui est un verbe dans l'original. Mou, ça veut dire... C'est le datif. Donc, c'est à lui. Ti, c'est à toi. Et yoi, c'est à elle. Mais littéralement, c'est un peu comme si tu l'emmerdes, je t'emmerde. C'est ce type de variation-là qu'il fait.

  • Speaker #0

    Et donc, vous l'avez traduit par s'agave, t'es gavant, s'est gavé.

  • Speaker #1

    Oui, parce que j'avais besoin que cette pression soit très flexible. Après, il l'emploie dans un tout autre... Après, il dit que c'est un mot béquille qu'ils employaient, ou plutôt gavaient. Ce qui veut dire que là, je ne pouvais pas non plus avoir quelque chose du type « ça m'emmerde » parce que là, ça n'aurait pas eu de sens. Et il continue à l'utiliser dans tous les dialogues ensuite. Donc, j'avais vraiment besoin... de montrer que c'est quelque chose que je pouvais mettre à toutes les sources.

  • Speaker #0

    Et donc, vous l'avez utilisé aussi bien en verbe qu'est-ce que vous l'avez utilisé aussi en adverbe, comme on peut trouver vers Lyon, du genre « c'est gavé bien » .

  • Speaker #1

    Oui, là, ils sont certainement gavés, bourrés à la riquette.

  • Speaker #0

    Oui, voilà, c'est ça.

  • Speaker #1

    Et puis après, j'ai eu le problème des surnoms des trois mecs. Ça aussi, ils se donnent beaucoup, beaucoup, beaucoup de surnoms là-bas. Et des fois, des surnoms qui, au bout d'un moment, deviennent en fait... Souvent, je devais demander aux auteurs, mais en fait, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça vient d'où ? Parce que quelqu'un peut très bien avoir un surnom complètement absurde, où c'est difficile de reprendre la signification plus tard, parce que... Quelqu'un peut être tombé quand il était petit dans du goudron, avoir eu des taches de goudron sur lui, et tous les gosses du quartier l'ont surnommé Goudron. Et 40 ans plus tard, il s'appelle encore Goudron, mais plus personne ne sait pourquoi.

  • Speaker #0

    Et là, si on reprend les noms en croate, mosnien, ça donne ?

  • Speaker #1

    Donc il y a Jaga, c'était quelque chose, on m'expliquait, qui était une référence. à la scie. Quand des fois, quelqu'un peut aussi parler, parler, parler tellement qu'il devient épuisant. Sauf que scie, je trouvais que ça marchait pas très bien. On peut dire c'est une scie, mais non, sûrement. Et c'est pour ça que j'ai trouvé, fini par trouver pilon. Il faut trouver des choses qui peuvent sonner bien, qui sonnent crédibles aussi, sûrement en français. Tu sais pas... Donc ensuite, on apprend, par la suite, quand ils les décrivent plutôt dans leurs discussions avec eux, que c'est quelqu'un de... que c'est quelqu'un de très angoissé et en fait c'est pitié c'est sympathie de la quête de quelqu'un qui est de sa vie ça veut dire qu'il arrache les poils, c'est littéralement pour dire quelqu'un qui coupe les chevaux en quatre qui se complique tout le temps la vie et donc lui c'est parce qu'il se pose plein de questions tout le temps c'est pour ça que j'ai trouvé Pefli et Mertwi là c'était facile de filmer Mertwi c'était facile, Mertwi ça veut tout simplement dire mort Et là, je me cannais parce que...

  • Speaker #0

    Ok. Alors,

  • Speaker #1

    c'est mieux.

  • Speaker #0

    C'est marrant parce que moi, je m'étais demandé, justement. Je savais qu'il y avait probablement un enjeu sur la traduction des surnoms. Et en fait, j'avais fait fausse route parce que je m'étais dit que c'était sans doute trois... En plus, j'avais vu que le roman... Les psychotropes étaient importants pour le roman. Et donc, je m'étais dit que c'était trois noms qui devaient tourner autour de... La drogue. Et donc, il y avait Pilon, il y avait Pif-Pefli, où je n'avais pas capté la référence du verlan. Et je pensais que c'était un truc qui ressemblait à Spliff, ou quelque chose comme ça. Mon canet, je ne voyais pas trop, mais je pensais. Donc, pas du tout, en fait.

  • Speaker #1

    Après, ils fument des gros Spliff ensemble.

  • Speaker #0

    Comment traduire un passage écrit en dialecte ? Pour Chloé ? Comme souvent, en traduction, c'est une question d'arbitrage et de choix.

  • Speaker #1

    Il y a beaucoup de choses qui, malheureusement, restent du domaine de l'intraduisible, parce que, d'une part, la plupart des dialectes ne sont plus parlés en France, donc même si je traduisais en dialecte, personne ne comprendrait, et d'autre part, on peut aussi toujours se poser la question de quelle serait la pertinence. de traduire du dialecte du Medjimourie au dialecte des Vosges, parce que ce n'est quand même pas la même région, ce n'est pas la même histoire. Mais ça demeure. Et alors, ce que j'essaye de faire toujours, c'est au moins de transcrire la différence entre le standard et le pas standard. Dans une de mes dernières traductions publiées, il s'est posé aussi beaucoup la question, parce que là, ça se passe dans le Medjimurje, une région au nord de la Croatie, à la frontière avec la Slovénie. Et pour moi, l'important, ça a été au moins de faire sentir que la différence entre la langue standard de la narration qui est employée par le narrateur qui a raconté son histoire une fois qu'il a fait des études de lettres, etc., la langue de l'autorité, de l'instructeur, de la police, etc., de l'État... Et...

  • Speaker #0

    la langue que parlent les gens entre eux au village, parce que ça se passe dans une communauté très rurale. Donc au moins de pouvoir faire cette différence, ville, campagne, niveau d'éducation, ou alors milieu classe supérieure, milieu ouvrier, je pense qu'en tout cas toujours la dimension sociale et de classe est très importante dans le langage. Et après, en l'occurrence pour celui-là, par exemple pour certains surnoms, j'avais trouvé des choses dans... dans un dictionnaire du jurassien, même si je pense que personne l'a compris, mais ça sonnait bien. Quand c'est du Dalmat, l'avantage qu'on a quand même en France, c'est qu'on est quand même un pays méditerranéen, donc on a quand même certains mots qui peuvent permettre de rendre cette atmosphère.

  • Speaker #1

    Par exemple ?

  • Speaker #0

    Je ne sais pas, moi j'ai... Si je vais dire... Pégueux, esquiché, escagassé...

  • Speaker #1

    Et pour comprendre, pour... les dialectes, par exemple, si je prends l'exemple français, où il ne reste plus beaucoup de dialectes, mais par exemple le breton, c'est incompréhensible pour quelqu'un qui ne le parle pas. Est-ce que c'est vraiment de cet ordre-là aussi ? Et donc, comment les lecteurs...

  • Speaker #0

    Non, c'est pas pareil, parce que, finalement, le breton, ou le basque, ou l'alsacien qui sont les seuls à voir. un peu survécu en France. S'ils l'ont survécu, c'est parce que ils sont radicalement différents, justement. Ils ne font pas partie de la même famille de langues que la langue française. Les dialectes croates sont tous des variantes. Enfin, la base, même s'il peut y avoir plein de mots que moi je ne vois pas. que je ne comprends pas, que je comprends d'après le contexte, je cherche dans l'éditionnaire, mais la grammaire, la base, c'est la même. C'est un peu comme l'occitan, le provençal, enfin, en tout cas, s'il y a des qui ont disparu en français, même s'il y a plein de mots, effectivement, quand je regarde dans l'éditionnaire, je ne pourrais pas deviner toute seule, si je n'avais pas ce dictionnaire, ce que ça veut dire, mais... mais les racines de ce dialecte sont quand même les mêmes que celles du français, c'est pareil.

  • Speaker #1

    Quand elle tombe sur des mots ou des usages de mots qu'elle ne connaît pas, Chloé questionne les gens de son entourage qui sont nés dans la région. Parfois, elle passe des heures à lire des discussions sur des forums en ligne, mais comme beaucoup d'amoureux des langues, elle aime aussi s'entourer de dictionnaires.

  • Speaker #0

    Récemment, j'en ai acheté deux pour le livre que je traduisais cet automne. Ce n'est pas encore sorti. Mais toute une partie se passe dans le Zagora, qui est l'arrière-pays d'Almat. Et j'ai trouvé un dictionnaire de dialecte du Zagora et de l'Herzégovine, de l'Ouest. Et je l'aime beaucoup, parce que j'aime bien juste regarder quels sont les mots qu'il y a dedans. Et aussi parce que son auteur, des fois, était un peu farceur. Il a certaines entrées qui sont très rigolotes. Il y a une entrée pour le mot Ivan, par exemple. qui vous dit le plus beau et le plus glorieux prénom de notre région. Et après, il donne toutes les variantes et tous les surnoms possibles avec Ivan, voire pour les femmes. Les Ivan se marient souvent au nanana. Donc, il a des petites envolées lyriques rigolotes que j'aime bien. Et puis, récemment, et c'est ça ce qui m'a beaucoup touchée, parce que je ne savais même pas qu'il existait. Du coup, à un moment-là, quand j'étais à Noël dans les Alpes-de-Haute-Provence, on a une maison de famille. D'un coup, je me suis dit, mais oui, je pourrais en fait. C'est évident, je devrais chercher des mots d'ici pour essayer de traduire certains mots du Zagora. Ce n'est pas tout à fait le même paysage, c'est plus haut, mais il y a cette dimension à la fois, c'est la montagne rude, et en même temps, c'est la Méditerranée, dans l'odeur, dans la végétation. Il y a toute une culture de l'élevage, des bergers, transhumants. Il y a eu, dans les deux cas... une forte industrie des manianeries, de l'élevage des vers à soie, donc ça s'effondre et tout. Et là, j'ai demandé à ma mère, mais tu sais, peut-être... Je lui ai dit, j'aimerais bien qu'on passe à la librairie du village pour voir s'ils n'ont pas, par hasard, un dictionnaire du dialecte d'ici. Et elle m'a dit, ah mais bien sûr qu'ils en ont, je me souviens, j'en avais trouvé un dans les cartons de ta grand-mère, c'était le vieux Fortoudle, qui est mort aujourd'hui, qui l'avait écrit. Et je l'ai trouvé et il est magnifique parce qu'en fait, il y a à la fois c'est un mélange entre le dictionnaire et en même temps avec des articles sur tout leur mode de vie exactement comment ils vivaient et aussi avec des passages très marrants donc il y a l'article bétail qui est très court pour tout le reste, allez voir l'article mouton et celui-là Ça me touche beaucoup aussi, parce que je l'ai trouvé si tard, alors que c'est une région où j'ai passé toutes mes vacances d'été et d'hiver.

  • Speaker #1

    Et donc, vous pensez que vous allez vous en inspirer un peu ? Vous allez faire des trouvailles ?

  • Speaker #0

    J'espère. Mais après, sur le problème, seront-elles compréhensibles par quelqu'un ? Mais c'est des trésors, en tout cas, toute cette diversité de la langue, même si malheureusement, elle s'est perdue. Moi, rien que de voir tous ces mots, ça me fait déjà plaisir.

  • Speaker #1

    Dans une enquête sur la littérature étrangère publiée dans le Monde des Livres en janvier 2024, on apprenait que les titres traduits en littérature en 2023 venaient de 39 langues différentes, 53% de l'anglais, 23% de l'allemand, de l'italien ou de l'espagnol, ce qui veut dire que les 35 langues restantes se partageaient les derniers 24%. Moins d'un quart des parts de traduction. Ces langues peu traduites, on les appelle les langues minorées.

  • Speaker #0

    Alors moi, c'est une expression que j'ai entendue par la première fois dans la bouche de collègues traductrices et traducteurs qui montaient la revue Babel, qui était une étudiante de l'INALCO. Donc ils ont créé cette revue Babel pour traduire des courts textes, chacun de toutes ces langues. Et c'est de eux que j'ai pour la première fois entendu l'expression langue minorée, qui m'a beaucoup plu. Parce que sinon, moi, en fait, la langue que j'apprenais ou par la suite que je traduisais, c'était toujours qualifiée d'une petite langue ou d'une langue exotique. Ce qui, dans les deux cas, je trouve, sont des termes péjoratifs, voire orientalistes, colonisateurs, et que je n'aime pas employer. Parce que petit, alors oui, il y a un nombre de locuteurs moins important. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire que, pour autant, les gens ont une culture moins valable, qu'ils sont plus bêtes ? De toute façon, les critères qui rentrent en ligne de compte pour la diffusion d'une langue ne sont même pas uniquement le nombre de locuteurs. C'est aussi le pouvoir symbolique, économique, politique. Et finalement, même pas encore, par rapport à son pouvoir économique et politique, on ne traduit pas tellement du chinois, par exemple. C'est pour ça que langue minorée, en fait, Même si certains de ces pays moins traduits, moins représentés, de ces langues moins traduites, moins représentées, sont dans des situations similaires, comme la plupart des pays de l'Est sont dans des situations similaires, par exemple, il y a quand même plein de réalités différentes. Les raisons pour lesquelles ils le sont, ce n'est encore pas du tout la même chose que la raison pour laquelle les littératures d'Afrique sont souvent présentées dans le paysage littoral. C'est à chaque fois des héritages coloniaux différents, etc. Et donc, Minoret, je trouvais que c'était une expression qui permettait à la fois justement d'éviter ce côté orientalisant, colonialiste ou dépréciatif, tout en pouvant décrire, avec ce terme, la situation de plein de langues étant elles-mêmes dans des situations très variées.

  • Speaker #1

    Pour la majorité des traducteurs et traductrices de langues dites minorées, il y a toute une face cachée du métier, qui consiste à chercher et découvrir des ouvrages non traduits, puis à aller voir les maisons d'édition pour les convaincre de les publier. Pour Chloé, par exemple, ça représente 80 à 90% des livres qu'elle a traduits en 10 ans.

  • Speaker #0

    Oui, c'est une énorme part de notre métier, invisible et complètement bénévole. Oui, parce qu'en général... Les éditeurs ne savent pas du tout ce qui se passe dans ces pays-là, eux-mêmes ne lisant pas ces langues-là. Il y avait eu un intérêt vague pendant la guerre, puis après quand la guerre s'était finie, c'était un peu une sorte de no man's land dans la tête des gens. Personne ne savait ce qui se passait. Donc oui, si on veut traduire quelque chose, une partie de notre travail, c'est déjà de déterminer ce qui est sorti d'intéressant, qui selon nous, mériterait d'être traduit. C'est aussi pour ça que je suis retournée m'installer dans la région. Donc en tout cas, à Zagreb, je... Je vais à toutes les soirées littéraires de présentation qui m'intéressent, pour me faire une idée de la scène, des nouveaux auteurs qui arrivent, les derniers livres. Et puis après, il faut trouver le temps de lire. Et ensuite, sur ce que j'ai lu, ce qui moi m'a beaucoup, beaucoup plu, et dont je pense que ça peut être compréhensible ou intéressant éventuellement pour un lectorat étranger, parce qu'il y a aussi des livres que j'aime beaucoup, mais je dis en fait, clairement, si tu ne vis pas ici, tu ne comprends pas la moitié des blagues, donc ça ne sert à rien. Et ensuite... En général, je fais un extrait de traduction, plus ou moins long, suivant des fois si c'est un livre où il faut mettre longtemps pour rentrer dans l'article, ou alors s'il y a plusieurs styles ou plusieurs récits enchassés. Des fois, il faut faire un extrait plus long pour donner à voir. toute la complotité du texte, et une présentation, une présentation de l'auteur, de l'histoire, je pense qu'il faudrait qu'il soit traduit. Et après, j'essaie de voir à quelle maison d'édition il faudrait que je puisse le proposer en France, de préférence de quelqu'un que j'ai déjà croisé un jour, donc qui risque peut-être potentiellement de répondre à mon mail dans les six mois. Et après, j'envoie.

  • Speaker #1

    À force de mener ce travail de veille minutieux, Chloé est un peu devenue référente de la littérature des Balkans auprès de certains éditeurs. Aujourd'hui, elle contribue à faire connaître cette littérature auprès d'un public francophone. Elle s'est créée un vrai réseau d'auteurs et d'autrices sur place, avec lesquels elle entretient forcément un lien particulier. Après tout, est-ce que les traducteurs ne sont pas les meilleurs lecteurs qu'un auteur puisse avoir ?

  • Speaker #0

    De manière générale, oui, j'ai des relations avec pas mal d'auteurs que j'ai traduits, qui en général sont très contents et reconnaissants qu'on les traduise vers une grande langue. elle est une langue puissante, comme le français. Il y a un complexe d'infériorité très fort, en fait. Alors, je ne sais pas, je ne me permettrais pas de dire ce qu'il en est d'autres pays d'Europe de l'Est, en tout cas en Est-Ugueslavie, il y a un complexe d'infériorité très fort, de toute façon. Chez nous, rien ne fonctionne, de toute façon. C'est bien notre faute, de toute façon. On n'est que des pouceux, on est... Et je ne suis pas du tout d'accord. C'est du colonialisme intégré, de l'auto-colonialisme, de l'auto-racisme en fait. Mais du coup, c'est d'autant plus important pour eux la reconnaissance, de voir que si peut-être qu'en fait ils méritent d'être traduits vers une autre langue. L'avantage, c'est que je sais que moi, la première fois que je contactais le premier auteur que j'ai traduit, j'étais très timide, pas sûre d'être légitime, je ne voulais pas l'embêter. Et là, il dit « Ah, mais si, mais si. Alors par contre, je serai déjà plus à Belgrade quand il y arrivera en août. Mais si jamais tu passes dans la bouche de Cotard, moi, ma maison de vacances, elle n'est pas loin. » Je lui dis « Ah, mais je vais toujours camper à un rang dans la bouche de Cotard. » « Bon, ben, appelle quand tu es là-bas. » Et il est venu me chercher en voiture. On a passé la journée à la plage en slip avec sa femme et sa fille. Et on a mangé des spaghettis bolognaises dans des superwares. Et là, je dis « Ah ! » Ou alors d'autres auteurs, on dit « ah mais oui, bien sûr, on va boire des vières ! » Très souvent, les contacts sont très simples, très chaleureux. Et après, comme avec le rêve des relations humaines, on a des affinités. J'ai des bonnes relations très cordiales avec tous les auteurs que j'ai traduits, et il y en a certains ou certaines qui sont vraiment devenus des amis, parce qu'il y avait des affinités ou plus.

  • Speaker #1

    J'espère que ce quatrième épisode de Langue à Langue vous a intéressé, titillé, touché, et que vous en sortez avec l'envie d'en parler à tout le monde autour de vous. Pour ma part, cet échange avec Chloé Billon m'a donné beaucoup de grains à moudre sur l'imbrication de la langue et du politique, et sur l'histoire de l'ex-Yougoslavie notamment. Quant à l'exercice du commentaire de traduction, il continue de me ravir. Merci infiniment à Chloé Billon de s'y être livrée. Je vous rappelle le titre du livre sur lequel elle s'est penchée, « Ton fils Huckleberry Finn » de Bekim Seranovic, paru aux éditions Interval en 2021. Vous pouvez retrouver les extraits en croate et en français sur le site langalang.com. Langa Lang est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique sont signées Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Merci mille fois pour vos messages et repartages sur les réseaux depuis le lancement de Langue à Langue. Ça me fait immensément plaisir de vous lire et de savoir que le podcast vous plaît. Pour continuer à le soutenir, vous pouvez faire plusieurs choses. D'abord, vous abonner sur votre application de podcast. Ensuite, lui mettre un max d'étoiles, toujours sur votre application. Vous pouvez aussi commenter les épisodes que vous avez aimés. Et bien sûr, continuer d'en parler autour de vous. On se dit à dans trois semaines pour le prochain épisode. Cette fois, nous quitterons l'Europe, direction le Brésil, avec le traducteur du portugais Mathieu Doss. A bientôt, et comme on dit en croate, do vid genia !

Chapters

  • Introduction

    00:00

  • Générique

    02:00

  • Chloé m'accueille chez elle

    02:28

  • Sonorités du bosnien-croate-monténégrin-serbe

    03:51

  • Le BCMS : 4 variantes régionales d’une même langue

    05:47

  • Du serbo-croate au BCMS : brève histoire des langues en ex-Yougoslavie

    07:47

  • Lecture en bosnien

    13:16

  • Lecture en français

    14:38

  • Lien de Chloé à Bekim Sejranovic et à son livre Ton fils Huckleberry Finn

    15:40

  • Résumé de Ton fils Huclkeberry Finn

    19:01

  • Commentaire de traduction : mot béquille dialectal

    22:17

  • Commentaire de traduction : surnoms

    25:02

  • Traduire les dialectes

    27:51

  • Amour des dictionnaires

    31:33

  • Langues minorées

    34:45

  • Travail invisible des traducteur·ices : recherche de textes

    37:34

  • Lien de Chloé aux auteur·ices qu’elle traduit

    39:34

  • Conclusion

    42:09

Description

Chloé Billon me reçoit dans le 19e arrondissement de Paris, tout près du parc de la Villette et du canal de l’Ourcq, dans le petit appartement qu’elle a conservé pour ses passages réguliers en France. Car d’ordinaire, Chloé vit à Zagreb, en Croatie. Depuis dix ans, elle interprète et elle traduit le bosnien, le croate, le monténégrin et le serbe, quatre langues très proches, dont l’histoire est étroitement liée à celle de l’ex-Yougoslavie.

Alors que l’après-midi défilait et que le café dans ma tasse refroidissait, Chloé m’a parlé de l’imbrication de la langue et du politique, de l’exercice difficile de traduction des dialectes, de dictionnaires et de langues minorées.

Et puis, nous nous sommes penchées sur l’une de ses traductions, dont nous avons comparé un extrait en VO et en VF, pour vous faire toucher du doigt toute la complexité du passage d’une langue à l’autre, mais aussi son immense richesse. Ce texte est extrait de Ton fils Huckleberry Finn, un roman de l’auteur bosnien Bekim Sejranović, paru dans sa version française en 2021 aux éditions Intervalles.

Pour Chloé, la traduction est à la fois un art de la perte et un immense terrain de jeu. Cette dualité a parcouru tout notre échange, que je suis fière de partager avec vous aujourd'hui. J’espère que comme moi, vous serez touchés par Chloé, sa douceur et son amour des mots. Bonne écoute !

 

➡️ Retrouvez tous les textes lus dans le podcast (en VO et VF) sur languealangue.com et sur les réseaux sociaux (@languealangue sur Instagram). Soutenez-nous en nous laissant des étoiles et un commentaire, et surtout, parlez-en autour de vous !

 

Langue à Langue est un podcast de Margot Grellier

Musique et graphisme : Studio Pile

Montage/mixage : Nathan Luyé de La Cabine Rouge


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Si vous avez la chance de parler couramment une langue qui n'est pas votre langue maternelle, vous avez sans doute remarqué cette légère étrangeté qui demeure. Vous avez beau maîtriser parfaitement cette langue, vous avez beau la lire ou la parler tous les jours, il reste tout de même un petit écart, un espace infime entre vous et cette langue, juste assez pour que votre oreille reste sensible à ses rythmes et à ses sonorités. Chloé Billon vit à Zagreb, en Croatie, avec son compagnon et ses deux Ausha, Boulette et Poupette. Elle interprète et elle traduit le bosnien, le croate, le monténégrin et le serbe depuis dix ans. Et pourtant, elle conserve un rapport très sensuel à ces langues. Peut-être justement parce que ce ne sont pas des langues maternelles. Quand je l'ai rencontrée, pour enregistrer l'épisode que vous vous apprêtez à écouter, elle était de passage en France. On a passé toute une après-midi ensemble à parler de son parcours, des langues minorées, de l'exercice difficile de traduction des dialectes et de l'imbrication de la langue et du politique, une question particulièrement sensible en ex-Yougoslavie. Pour Chloé, la traduction, c'est l'art de perdre, mais c'est aussi un immense terrain de jeu. Et c'est drôle, il y a beaucoup de choses chez elle qui expriment un contraste ou une dualité. traduction et interprétation, Zagreb et Paris, Orient et Occident, et puis, comme un clin d'œil, la mèche argentée qui sillonne ses cheveux bruns. J'espère que vous vous laisserez happer par sa douceur, son amour des langues, et surtout par sa manière singulière d'évoluer entre les mots et les mondes. Je suis Margot Grélier, et vous écoutez Langue à langue, épisode 4. Spliff, accent du Sud. et dialecte croate avec

  • Speaker #1

    Chloé Billon

  • Speaker #0

    Langue à langue

  • Speaker #1

    Yazikna Yazik

  • Speaker #0

    Bonjour Chloé Enchantée

  • Speaker #1

    Désolée si elle se met

  • Speaker #0

    Vous voulez que je retienne mes...

  • Speaker #1

    Oh, c'est... Mes chaussures ? Le parquet est vieux, donc il y a des écharpes. Il ne veut pas être piscine. Ouais, ok.

  • Speaker #0

    Ni en collant.

  • Speaker #1

    Ni en collant.

  • Speaker #0

    Chloé m'a donné rendez-vous dans le 19e arrondissement de Paris, tout près du parc de la Villette et du canal de l'Ourc, dans le petit appartement qu'elle a conservé pour ses passages réguliers à Paris. La première chose qu'on remarque en entrant chez elle, ce sont les livres. Il y en a partout. Sur les étagères, par terre, en piles plus ou moins stables, sur la table basse et sur un grand bureau, auquel Chloé tient beaucoup, qui a appartenu à son grand-père et qui trône maintenant au milieu du salon. Si on y prête attention, ces livres racontent un peu la vie de Chloé. Il y a sa collection de Corto Maltès qu'elle s'est achetée adolescente. Des classiques de la littérature anglaise, puisqu'avant d'apprendre le bosnien, croate, monténégrin, serbe, Chloé a étudié la littérature anglaise et allemande. Et puis, ses traductions, bien sûr. On s'est assises sur le canapé avec une tasse de café et on a commencé la discussion en parlant des sonorités de ces langues que Chloé traduit depuis une dizaine d'années déjà.

  • Speaker #1

    Une grande différence avec le français, c'est qu'il n'y a pas de nasal. Ce qui est différent du français avec beaucoup de langues, on parle le portugais peut-être.

  • Speaker #0

    Les nasales, ce serait par exemple ?

  • Speaker #1

    C'est les « on, on, on » . Tous ces sons que les autres ont beaucoup de mal à reproduire dans notre langue. C'est des voyelles ouvertes. Après, l'accent change aussi suivant les régions. Par exemple, en tout cas, il est commun ou admis de dire que le serbe, surtout le serbe de Belgrade, va être un peu plus… franc, rond dedans. Sur la côte, c'est plus chantant. De la même manière que chez nous aussi. Sur la côte méditerranéenne, la langue est plus chantante. Les airs sont roulés. De manière générale, je dirais que c'est une langue avec des sonorités assez franches. Et c'est vraiment une langue avec des sonorités du sud. Même si c'est une langue slave. Par exemple, le bulgare a une prononciation beaucoup plus proche du russe. Là, c'est une langue slave, mais... Peut-être, comme c'était une langue slave prononcée comme de l'italien, peut-être. Mais moi, j'étais chez une amie qui m'avait fait la remarque, une fois que je l'avais emmenée avec moi là-bas. Elle est française, mais son père est d'origine italienne, napolitaine. Et elle m'avait dit, mais c'est très étrange pour moi parce que je ne comprends absolument rien, mais j'ai l'impression d'entendre mon grand-père parler napolitain.

  • Speaker #0

    C'est sans doute ces accents et ce mode de vie très méditerranéen qui ont charmé Chloé lors de son premier voyage en ex-Yougoslavie. On est en 2005, Chloé a 19 ans et elle part camper en Croatie avec des amis. Et là, c'est le coup de cœur. Elle se sent chez elle dans ce pays. Et pourtant, elle ne parle pas la langue et elle n'a pas de lien particulier avec cette région. Deux ans après, elle se lance dans l'apprentissage du bosnien-croate-monténégrin-serbe. Alors, si comme moi, vous n'y connaissez rien, vous pensez peut-être que ce sont quatre langues différentes et peut-être même que ça vous impressionne un peu. Mais il faut vous dire que le bosnien-croate-monténégrin-serbe sont en réalité des variantes régionales extrêmement proches d'une même langue.

  • Speaker #1

    Il y a des mots qui sont différents, des structures qui sont différentes. Quand quelqu'un parle, on sait d'où il vient. Et oui, il y a certains mots qui ne sont pas les mêmes. Par exemple, pour le pain, on dit « chleb » en serbe et « klo » en croate. Il y a d'autres mots comme ça, un petit peu, pour la serviette de bain, pour l'hydronome. Enfin, ce sont des choses qui s'apprennent rapidement et qui n'empêchent pas la compréhension. Il y a l'influence des biens en histoire, par exemple en Bosnie ou en Serbie, qui ont été 500 ans sous domination ottomane. Il y a beaucoup plus de mots originaires du turc. En Croatie centrale, c'était l'antirostre hongrois, il y a énormément de mots originaires de l'allemand, qu'il y a aussi d'ailleurs en Serbe ou en Bosnien. Sur la côte croate, comme c'était des comptoirs commerciaux vénitiens, il y a énormément de mots qui viennent de l'italien. Et en fait, c'est plutôt que quand quelqu'un parle, on sait d'où il vient. Mais ça,

  • Speaker #0

    c'est lié à l'accent qu'il a ou même au vocabulaire ?

  • Speaker #1

    Au vocabulaire, oui. Par exemple, il y a des choses intraduisibles qui font que dans un livre, si vous avez un dialogue, l'auteur peut faire en sorte, par la manière dont les gens se saluent, qu'on sache d'où vient telle personne.

  • Speaker #0

    D'accord. Même dans la manière dont on dit bonjour ?

  • Speaker #1

    Alors, pas bonjour, bonjour, ça va être doberdan, mais... Et par exemple, le mot pour dire mon pote, frère, en saluant quelqu'un, si dans le dialogue cette personne dit bret, on sait qu'il vient de Serbie et même de Belgrade. S'il dit yarane, on sait qu'il vient de Bosnie. Brate, c'est un peu plus généraliste.

  • Speaker #0

    Pour vous donner une idée, l'intercompréhension entre Bosniens, Croates, Monténégrins et Serbes est de l'ordre de 98%. C'est plus qu'entre Français et Québécois, par exemple. D'ailleurs, il fut un temps où la langue portait un nom unique. On l'appelait le serbo-croate. Ce n'est que depuis la dislocation de la Yougoslavie que quatre noms distincts ont été adoptés, un par pays.

  • Speaker #1

    La langue est une question politique, de toute façon. Dans tous les cas, je ne sais plus qui a dit une langue, c'est un dialecte avec une armée et une académie. Donc, ce n'est pas à moi de décider quel pays. décide d'appeler sa langue comment ? C'est tout simplement parce qu'il y a eu une guerre fratricide et que la détermination nationale se place aussi dans la langue. Il y a eu aussi des efforts pour, tout comme en fait, à l'époque de l'unification des slaves du Sud, qui à un moment, même avant la goslavie socialiste, mais pendant le royaume de la goslavie, comprennent que ils sont quand même, même s'ils ont leurs problèmes entre eux et leurs dissensions, ils sont quand même petits. et étant rédégligeable par rapport à tous les grands empires puissants qu'il y a autour d'eux et qui ont plutôt intérêt à s'unir s'ils veulent arrêter un jour d'être des colonies. Et tout comme à ce moment-là, il a fallu codifier la langue, qu'il a été assez tard, étant donné que comme avant, c'était soit sous domination antromroise, soit sous domination ottomane, la langue n'avait pas été... jusqu'au XIXe siècle n'avaient pas été codifiées, parce qu'au très peu, il y avait des textes, par exemple, des plus grands croates et des brovniks, mais il n'y avait pas forcément de grammaire, ou d'alphabet, ou de dictionnaire officiel, parce que, de toute façon, c'était la langue dominée ou des plus vieux. Voilà, sauf à Dubrovnik, où Dubrovnik était une république indépendante. Et du coup, quand ils ont décidé de codifier cette langue, avec aussi, pour volonté de s'unifier, il y a eu un mouvement... Il fallait choisir quelle variante dialectale, parce qu'il y a énormément de dialectes. Donc on les appelle, il y a le ch'to-kavien, le tchakavien, le kalikavien. C'est déterminé en fonction du mot qu'on utilise pour dire quoi ou que. Et donc aujourd'hui, en serbe ou en croate standard, c'est « chto » ou « Ausha » qui veut dire quoi ou que. Mais il y a aussi d'autres variantes dialectales, par exemple dans la région du Zagorje, du Medzimurje, plutôt dans le nord de la Croatie, pas loin de la frontière avec la Slovénie ou la Hongrie, le mot pour dire que ou quoi, c'est « kaï » . Et plutôt sur la côte, les îles, l'Istrie, c'est « tcha » . Et donc, il a fallu choisir lequel, sur quelle version standard on se décidait. Et donc, il y a eu un mouvement plutôt d'unification de la langue, d'essayer, au moins dans la langue standard, de gommer les différences, parce que l'intérêt, c'était qu'on soit tous frères. Et de la même manière, à l'inverse, quand on s'est tués entre frères, après, on a essayé de défaire ces ressemblances et d'accentuer davantage les différences. On a pu se... En fait, comme toute question linguistique, c'est politique. C'est aussi, finalement... Moi, ça m'est égal comment on appelle une langue tant qu'il n'y a pas de manipulation politique de la langue, ce qui a été le cas, et qu'il n'y a pas de terreur à insulter quelqu'un parce qu'il parle comme ci ou comme ça. Il y a quelques années, il y a eu une tribune signée par beaucoup d'intellectuels de la région pour que le nationalisme arrête de se nicher dans la langue. Et pour le droit de chacun à utiliser... le nom qu'il voulait pour cette langue et utiliser les variantes qu'il voulait en combinaison comme il le voulait. Et beaucoup de gens parlent des mélanges de variantes, parce qu'il y a beaucoup de gens issus de mariages mixtes ou qui rentrent de région. Mais pour ce qui est du nom, on pourrait aussi bien se demander finalement pourquoi est-ce que les Autrichiens disent qu'ils parlent allemand et pas autrichien ? Pourquoi est-ce que les Belges francophones ne disent pas qu'ils parlent belge ?

  • Speaker #0

    Au-delà de la langue standard et de ses variantes régionales, les pays slaves du Sud comptent aussi beaucoup de dialectes qui diffèrent plus entre eux que les langues officielles. Ces dialectes, il est d'ailleurs de plus en plus fréquent de les rencontrer au détour d'un roman, dans un dialogue par exemple. Et c'est précisément ça qui intéresse Chloé, la littérature comme espace de liberté et de métissage linguistique. Mais c'est aussi l'un des grands défis qu'elle doit relever en traduction. Pour vous plonger dans ces langues et leur sonorité chantante, Pour vous permettre aussi de saisir ce qui se joue dans le passage d'une langue à l'autre, Chloé a accepté de mettre en comparaison l'une de ses traductions avec le texte original. Vous allez voir, le texte qu'elle a choisi est particulièrement emblématique de la question des régionalismes, justement. C'est un extrait de Ton fils Huckleberry Finn, un roman de Bekim Seranovic, paru aux éditions Intervalle en 2021. Si vous souhaitez la voir sous les yeux pendant que Chloé le lit et le commente, vous pouvez vous rendre sur le site du podcast à l'adresse langalang.com. Vous l'y trouverez en VO et en VF.

  • Speaker #1

    Je précise qu'en fait le texte passe en Bosnie mais moi je ne vis pas en Bosnie, j'ai pas l'accent bosnien. Donc je vais pas lire avec l'accent qui faudrait. Je les ai vu dans le café de jazz, où Jacques était le propriétaire, et Cepa à Konabar, ou à Savik, quand ils se réveillaient, car ils étaient des pizzeriais amoureux. Et il n'y a pas de chose à faire autrement que dans le Brčko. J'ai été soulagée de constater que je les connaissais tous les trois. C'était trois jeunes mecs de Brtchko. Qu'un type soit de Brtchko, on le comprend dès qu'on entend les palatales particulièrement mouillées et le « ça gave » . Un authentique natif de Brtchko est toujours de Brtko. Et ce « ça gave » , « t'es gavant » , « c'est gavé » était leur juron, mot béquille qu'ils balançaient, ou plutôt gavaient, à toutes les sauces possibles et imaginables, et ils pouvaient signifier ce que tu voulais. Pilon, Pefli et Canet, des mecs d'une dizaine d'années de moins que moi, dont la guerre avait détruit l'enfance, mais pas les vies, à en juger par ce que je savais d'eux. Je les voyais en général au café de Jasva, dont Pilon était le propriétaire, et Pefli le serveur, ou sur la save, car c'était des mordus de pêche à la ligne. De toute façon, il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire à Brčko. C'est un livre que j'aime énormément et qui me tient beaucoup à cœur et qui a une histoire assez tragique. Il est lu pour la première fois, il me semble, quand il est sorti. Il me semble que c'était en 2015. C'est mon libraire de Belgrade qui me l'avait recommandé et je l'ai adoré immédiatement. Bekim Saranovic, comme son nom l'indique, quand on connaît la région, lui était originaire de Bosnie, donc il le dit précisément de Bočko.

  • Speaker #0

    Et qu'est-ce qui, dans son nom, indique ça ?

  • Speaker #1

    Bébé Kim, c'est un nom musulman. Il a fait des études en Croatie, à Rijeka. Et puis tout d'un coup, à la guerre, il devient indésirable. Bon, bien sûr, rentrer en Bosnie pour se faire engager, ce n'était pas vraiment l'idéal. Il réussit à partir dans les... une extrémiste dans un des derniers pays qui accepte encore des réfugiés, c'est la Norvège. Où il a vécu et il a appris le norvégien. Apparemment, lui, il était... très très bon en langue, il se qualifie lui-même de mollusque linguistique et a pris le norvégien en quelques années au point d'être interprète pour après les autres réfugiés qui arrivaient. Il a traduit un peu du norvégien en croate-bosnien, je ne sais pas exactement. Et ses livres, c'est toujours un croisement entre l'autofiction et la fiction. Et il raconte des choses de sa vie, c'est toujours aussi autour de la thématique de l'exil et de la déchirure que ça a été pour lui. de quitter la Bosnie et ce qui est arrivé à la Bosnie, de la difficulté de vivre en Norvège. Et quand j'ai enfin réussi à trouver un éditeur pour ce livre, il en a écrit d'autres avant. J'aimais beaucoup aussi son premier, Nik Zianenot Kouda, mais pour moi, celui-là, c'était vraiment pour moi son chef d'œuvre. Et j'ai mis cinq ans à lui trouver un éditeur, parce que les gens me disaient en général, ah oui, c'est vrai que ça a l'air génial ton truc. Mais la narration, ce n'est pas linéaire, ça va être compliqué. C'est vrai que j'ai un génial truc, mais quand même, il y a beaucoup de drogue, ce n'est pas pour notre public, bref. Et quand j'ai finalement trouvé un éditeur, j'étais très contente. Et il aurait dû sortir en mai 2020. Et puis, il y a eu le Covid. Et je l'ai prévenu qu'on allait repousser la sortie. Mais oui, pas de problème, l'auteur. Et il est mort peu après, à 47 ans, avant que le livre sorte. Et pour moi, c'était un moment très triste. En fait, après l'avoir traduit, c'était comme si on le connaissait, qu'on connaissait un ami, qu'on perdait un ami. Et malheureusement, du coup, ce livre n'a pas du tout reçu l'attention qu'il mérite. Il est passé assez inaperçu. Alors que pour moi, je pense que c'est... un de mes meilleurs travaux de traduction, je ne sais pas, parce qu'il varie beaucoup les styles. Il y a à la fois une grande richesse de la langue pour ce qui est dans celui-là du voyage sur la rivière. Toute la description de la rivière, de la nature, ça peut être à la fois très poétique. Il y a tout un jeu sur toutes les différentes variantes de la langue. Et il y a aussi des scènes de... de beuverie apocalyptique avec des blagues de l'argot qu'il faut savoir retranscrire. Il y avait des fois, franchement, quand il se met à rimer sous assise, je me disais, Chloé, pourquoi t'as-tu fait ça ?

  • Speaker #0

    Et simplement pour situer cet extrait au sein du roman,

  • Speaker #1

    il se situe à la page 273-274. C'est vers la fin du livre. Donc l'histoire de ce livre, en fait, c'est... Le narrateur, qui est un double de l'auteur, rentre en Bosnie. Alors, il vit encore en Norvège régulièrement pour travailler, mais dès qu'il peut, il rentre en Bosnie, notamment l'été. Donc, il a grandi quand il était petit chez ses grands-parents à Borčko. Et il adore passer tout son été au bord de la Save. Et un jour, il s'achète un petit bateau. Son but à l'époque, c'est qu'il se l'achète avec un ami norvégien. c'est de voyager ensemble jusqu'à la mer Noire, de descendre de la Sable jusqu'au Danube, puis jusqu'à la mer Noire, tout en faisant un documentaire à ce sujet. Et il a grandi avec tout l'imaginaire de Huckleberry Finn, etc. Donc c'est aussi pour ça que c'est mon titre. Donc il y a en parallèle l'histoire de ce voyage et de cette tentative de documentaire qui va rester à aborter, parce qu'en fait, ils s'arrêtent tellement souvent le long de la rivière au gré des rencontres pour faire la fête, qu'ils n'ont jamais le temps d'arriver à la mer Noire. Ils vont beaucoup, beaucoup plus lentement. Et après, il y a une autre partie du récit, donc c'est des années plus tard, le père du protagoniste avec qui il a une relation très compliquée, qui lui a émigré juste après la guerre en Australie. revient le voir, sauf que les relations ne sont toujours pas faciles. Lui comprend que son père est atteint du cancer, peut-être qu'il n'en a plus pour longtemps. Et il décide au moins d'atténuer ses douleurs, vu que son père, c'est un dur, c'est un... un mâle macho d'une société patriarcale, donc non, il ne faut pas prendre ses trucs de chuchotes et tout. Et donc, à son insu, il lui met de la drogue dans son café ou dans son thé pour atténuer ses douleurs. Sauf qu'un jour, son père est parti très tôt le matin, relevé des nasses, et il ne revient pas. Et en fait, tout le livre, c'est comment il veut, il part le chercher, rongé par la culpabilité de se dire « c'est parce que j'ai mis de la drogue qu'il n'est pas revenu, qui sait où il est, etc. » il est peut-être mort à cause de moi, et incapable de supporter cette culpabilité, lui-même prend de la drogue, il part dans ses souvenirs, et on se laisse absorber, ça devient un peu le rythme des remous, de la rivière, etc. Et là, c'est vers la fin du livre, il est de plus en plus désespéré, il s'est caché sur le rivage pour passer la nuit, sous des arbres, et là, il entend que des gens arrivent. Et il va discuter avec eux, et ce sont eux qui vont lui donner des nouvelles de son père. Et dans ce petit extrait... réchassé parce que tu voulais quelque chose qui donne un peu un exemple de difficulté qui arrive souvent. Donc là, notamment, il y avait finalement cette question que j'ai lue dans l'original où il parle du mobéki qu'ils utilisent tous dans cette région particulière, Ausha, et de comment le traduire, parce qu'il fallait... Ça ne pouvait pas être un seul... Ça devait être un mobéki qui soit flexible, qui se décline parce qu'il le décline dans... dans l'original, c'est pour ça que finalement j'ai choisi, j'ai fini par trouver Sagave, Gavante et Gavé.

  • Speaker #0

    Alors ça, Gavé, je crois que c'est un petit mot justement béquille qui est beaucoup utilisé vers Lyon.

  • Speaker #1

    C'est vers Lyon, oui. Je ne suis pas du tout originaire, mais c'est celui qui m'a semblé le plus flexible qui pouvait aller dans le contexte.

  • Speaker #0

    Et donc si on reprend, est-ce qu'on peut reprendre un petit peu dans le détail le premier paragraphe ?

  • Speaker #1

    C'était un peu comme un bric. C'était trois mecs de Borchko. Oui. Momak, ce jeune homme. Et là, ensuite, il explique à quoi il comprend qu'ils sont Borchko. Donc, à cette expression et à la question de l'accent. Et là, on le voit quand ils disent « au cherachmo, au cheramti, au cheramioi » C'est un peu la déclinaison de ce mot béquille, qui est un verbe dans l'original. Mou, ça veut dire... C'est le datif. Donc, c'est à lui. Ti, c'est à toi. Et yoi, c'est à elle. Mais littéralement, c'est un peu comme si tu l'emmerdes, je t'emmerde. C'est ce type de variation-là qu'il fait.

  • Speaker #0

    Et donc, vous l'avez traduit par s'agave, t'es gavant, s'est gavé.

  • Speaker #1

    Oui, parce que j'avais besoin que cette pression soit très flexible. Après, il l'emploie dans un tout autre... Après, il dit que c'est un mot béquille qu'ils employaient, ou plutôt gavaient. Ce qui veut dire que là, je ne pouvais pas non plus avoir quelque chose du type « ça m'emmerde » parce que là, ça n'aurait pas eu de sens. Et il continue à l'utiliser dans tous les dialogues ensuite. Donc, j'avais vraiment besoin... de montrer que c'est quelque chose que je pouvais mettre à toutes les sources.

  • Speaker #0

    Et donc, vous l'avez utilisé aussi bien en verbe qu'est-ce que vous l'avez utilisé aussi en adverbe, comme on peut trouver vers Lyon, du genre « c'est gavé bien » .

  • Speaker #1

    Oui, là, ils sont certainement gavés, bourrés à la riquette.

  • Speaker #0

    Oui, voilà, c'est ça.

  • Speaker #1

    Et puis après, j'ai eu le problème des surnoms des trois mecs. Ça aussi, ils se donnent beaucoup, beaucoup, beaucoup de surnoms là-bas. Et des fois, des surnoms qui, au bout d'un moment, deviennent en fait... Souvent, je devais demander aux auteurs, mais en fait, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça vient d'où ? Parce que quelqu'un peut très bien avoir un surnom complètement absurde, où c'est difficile de reprendre la signification plus tard, parce que... Quelqu'un peut être tombé quand il était petit dans du goudron, avoir eu des taches de goudron sur lui, et tous les gosses du quartier l'ont surnommé Goudron. Et 40 ans plus tard, il s'appelle encore Goudron, mais plus personne ne sait pourquoi.

  • Speaker #0

    Et là, si on reprend les noms en croate, mosnien, ça donne ?

  • Speaker #1

    Donc il y a Jaga, c'était quelque chose, on m'expliquait, qui était une référence. à la scie. Quand des fois, quelqu'un peut aussi parler, parler, parler tellement qu'il devient épuisant. Sauf que scie, je trouvais que ça marchait pas très bien. On peut dire c'est une scie, mais non, sûrement. Et c'est pour ça que j'ai trouvé, fini par trouver pilon. Il faut trouver des choses qui peuvent sonner bien, qui sonnent crédibles aussi, sûrement en français. Tu sais pas... Donc ensuite, on apprend, par la suite, quand ils les décrivent plutôt dans leurs discussions avec eux, que c'est quelqu'un de... que c'est quelqu'un de très angoissé et en fait c'est pitié c'est sympathie de la quête de quelqu'un qui est de sa vie ça veut dire qu'il arrache les poils, c'est littéralement pour dire quelqu'un qui coupe les chevaux en quatre qui se complique tout le temps la vie et donc lui c'est parce qu'il se pose plein de questions tout le temps c'est pour ça que j'ai trouvé Pefli et Mertwi là c'était facile de filmer Mertwi c'était facile, Mertwi ça veut tout simplement dire mort Et là, je me cannais parce que...

  • Speaker #0

    Ok. Alors,

  • Speaker #1

    c'est mieux.

  • Speaker #0

    C'est marrant parce que moi, je m'étais demandé, justement. Je savais qu'il y avait probablement un enjeu sur la traduction des surnoms. Et en fait, j'avais fait fausse route parce que je m'étais dit que c'était sans doute trois... En plus, j'avais vu que le roman... Les psychotropes étaient importants pour le roman. Et donc, je m'étais dit que c'était trois noms qui devaient tourner autour de... La drogue. Et donc, il y avait Pilon, il y avait Pif-Pefli, où je n'avais pas capté la référence du verlan. Et je pensais que c'était un truc qui ressemblait à Spliff, ou quelque chose comme ça. Mon canet, je ne voyais pas trop, mais je pensais. Donc, pas du tout, en fait.

  • Speaker #1

    Après, ils fument des gros Spliff ensemble.

  • Speaker #0

    Comment traduire un passage écrit en dialecte ? Pour Chloé ? Comme souvent, en traduction, c'est une question d'arbitrage et de choix.

  • Speaker #1

    Il y a beaucoup de choses qui, malheureusement, restent du domaine de l'intraduisible, parce que, d'une part, la plupart des dialectes ne sont plus parlés en France, donc même si je traduisais en dialecte, personne ne comprendrait, et d'autre part, on peut aussi toujours se poser la question de quelle serait la pertinence. de traduire du dialecte du Medjimourie au dialecte des Vosges, parce que ce n'est quand même pas la même région, ce n'est pas la même histoire. Mais ça demeure. Et alors, ce que j'essaye de faire toujours, c'est au moins de transcrire la différence entre le standard et le pas standard. Dans une de mes dernières traductions publiées, il s'est posé aussi beaucoup la question, parce que là, ça se passe dans le Medjimurje, une région au nord de la Croatie, à la frontière avec la Slovénie. Et pour moi, l'important, ça a été au moins de faire sentir que la différence entre la langue standard de la narration qui est employée par le narrateur qui a raconté son histoire une fois qu'il a fait des études de lettres, etc., la langue de l'autorité, de l'instructeur, de la police, etc., de l'État... Et...

  • Speaker #0

    la langue que parlent les gens entre eux au village, parce que ça se passe dans une communauté très rurale. Donc au moins de pouvoir faire cette différence, ville, campagne, niveau d'éducation, ou alors milieu classe supérieure, milieu ouvrier, je pense qu'en tout cas toujours la dimension sociale et de classe est très importante dans le langage. Et après, en l'occurrence pour celui-là, par exemple pour certains surnoms, j'avais trouvé des choses dans... dans un dictionnaire du jurassien, même si je pense que personne l'a compris, mais ça sonnait bien. Quand c'est du Dalmat, l'avantage qu'on a quand même en France, c'est qu'on est quand même un pays méditerranéen, donc on a quand même certains mots qui peuvent permettre de rendre cette atmosphère.

  • Speaker #1

    Par exemple ?

  • Speaker #0

    Je ne sais pas, moi j'ai... Si je vais dire... Pégueux, esquiché, escagassé...

  • Speaker #1

    Et pour comprendre, pour... les dialectes, par exemple, si je prends l'exemple français, où il ne reste plus beaucoup de dialectes, mais par exemple le breton, c'est incompréhensible pour quelqu'un qui ne le parle pas. Est-ce que c'est vraiment de cet ordre-là aussi ? Et donc, comment les lecteurs...

  • Speaker #0

    Non, c'est pas pareil, parce que, finalement, le breton, ou le basque, ou l'alsacien qui sont les seuls à voir. un peu survécu en France. S'ils l'ont survécu, c'est parce que ils sont radicalement différents, justement. Ils ne font pas partie de la même famille de langues que la langue française. Les dialectes croates sont tous des variantes. Enfin, la base, même s'il peut y avoir plein de mots que moi je ne vois pas. que je ne comprends pas, que je comprends d'après le contexte, je cherche dans l'éditionnaire, mais la grammaire, la base, c'est la même. C'est un peu comme l'occitan, le provençal, enfin, en tout cas, s'il y a des qui ont disparu en français, même s'il y a plein de mots, effectivement, quand je regarde dans l'éditionnaire, je ne pourrais pas deviner toute seule, si je n'avais pas ce dictionnaire, ce que ça veut dire, mais... mais les racines de ce dialecte sont quand même les mêmes que celles du français, c'est pareil.

  • Speaker #1

    Quand elle tombe sur des mots ou des usages de mots qu'elle ne connaît pas, Chloé questionne les gens de son entourage qui sont nés dans la région. Parfois, elle passe des heures à lire des discussions sur des forums en ligne, mais comme beaucoup d'amoureux des langues, elle aime aussi s'entourer de dictionnaires.

  • Speaker #0

    Récemment, j'en ai acheté deux pour le livre que je traduisais cet automne. Ce n'est pas encore sorti. Mais toute une partie se passe dans le Zagora, qui est l'arrière-pays d'Almat. Et j'ai trouvé un dictionnaire de dialecte du Zagora et de l'Herzégovine, de l'Ouest. Et je l'aime beaucoup, parce que j'aime bien juste regarder quels sont les mots qu'il y a dedans. Et aussi parce que son auteur, des fois, était un peu farceur. Il a certaines entrées qui sont très rigolotes. Il y a une entrée pour le mot Ivan, par exemple. qui vous dit le plus beau et le plus glorieux prénom de notre région. Et après, il donne toutes les variantes et tous les surnoms possibles avec Ivan, voire pour les femmes. Les Ivan se marient souvent au nanana. Donc, il a des petites envolées lyriques rigolotes que j'aime bien. Et puis, récemment, et c'est ça ce qui m'a beaucoup touchée, parce que je ne savais même pas qu'il existait. Du coup, à un moment-là, quand j'étais à Noël dans les Alpes-de-Haute-Provence, on a une maison de famille. D'un coup, je me suis dit, mais oui, je pourrais en fait. C'est évident, je devrais chercher des mots d'ici pour essayer de traduire certains mots du Zagora. Ce n'est pas tout à fait le même paysage, c'est plus haut, mais il y a cette dimension à la fois, c'est la montagne rude, et en même temps, c'est la Méditerranée, dans l'odeur, dans la végétation. Il y a toute une culture de l'élevage, des bergers, transhumants. Il y a eu, dans les deux cas... une forte industrie des manianeries, de l'élevage des vers à soie, donc ça s'effondre et tout. Et là, j'ai demandé à ma mère, mais tu sais, peut-être... Je lui ai dit, j'aimerais bien qu'on passe à la librairie du village pour voir s'ils n'ont pas, par hasard, un dictionnaire du dialecte d'ici. Et elle m'a dit, ah mais bien sûr qu'ils en ont, je me souviens, j'en avais trouvé un dans les cartons de ta grand-mère, c'était le vieux Fortoudle, qui est mort aujourd'hui, qui l'avait écrit. Et je l'ai trouvé et il est magnifique parce qu'en fait, il y a à la fois c'est un mélange entre le dictionnaire et en même temps avec des articles sur tout leur mode de vie exactement comment ils vivaient et aussi avec des passages très marrants donc il y a l'article bétail qui est très court pour tout le reste, allez voir l'article mouton et celui-là Ça me touche beaucoup aussi, parce que je l'ai trouvé si tard, alors que c'est une région où j'ai passé toutes mes vacances d'été et d'hiver.

  • Speaker #1

    Et donc, vous pensez que vous allez vous en inspirer un peu ? Vous allez faire des trouvailles ?

  • Speaker #0

    J'espère. Mais après, sur le problème, seront-elles compréhensibles par quelqu'un ? Mais c'est des trésors, en tout cas, toute cette diversité de la langue, même si malheureusement, elle s'est perdue. Moi, rien que de voir tous ces mots, ça me fait déjà plaisir.

  • Speaker #1

    Dans une enquête sur la littérature étrangère publiée dans le Monde des Livres en janvier 2024, on apprenait que les titres traduits en littérature en 2023 venaient de 39 langues différentes, 53% de l'anglais, 23% de l'allemand, de l'italien ou de l'espagnol, ce qui veut dire que les 35 langues restantes se partageaient les derniers 24%. Moins d'un quart des parts de traduction. Ces langues peu traduites, on les appelle les langues minorées.

  • Speaker #0

    Alors moi, c'est une expression que j'ai entendue par la première fois dans la bouche de collègues traductrices et traducteurs qui montaient la revue Babel, qui était une étudiante de l'INALCO. Donc ils ont créé cette revue Babel pour traduire des courts textes, chacun de toutes ces langues. Et c'est de eux que j'ai pour la première fois entendu l'expression langue minorée, qui m'a beaucoup plu. Parce que sinon, moi, en fait, la langue que j'apprenais ou par la suite que je traduisais, c'était toujours qualifiée d'une petite langue ou d'une langue exotique. Ce qui, dans les deux cas, je trouve, sont des termes péjoratifs, voire orientalistes, colonisateurs, et que je n'aime pas employer. Parce que petit, alors oui, il y a un nombre de locuteurs moins important. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire que, pour autant, les gens ont une culture moins valable, qu'ils sont plus bêtes ? De toute façon, les critères qui rentrent en ligne de compte pour la diffusion d'une langue ne sont même pas uniquement le nombre de locuteurs. C'est aussi le pouvoir symbolique, économique, politique. Et finalement, même pas encore, par rapport à son pouvoir économique et politique, on ne traduit pas tellement du chinois, par exemple. C'est pour ça que langue minorée, en fait, Même si certains de ces pays moins traduits, moins représentés, de ces langues moins traduites, moins représentées, sont dans des situations similaires, comme la plupart des pays de l'Est sont dans des situations similaires, par exemple, il y a quand même plein de réalités différentes. Les raisons pour lesquelles ils le sont, ce n'est encore pas du tout la même chose que la raison pour laquelle les littératures d'Afrique sont souvent présentées dans le paysage littoral. C'est à chaque fois des héritages coloniaux différents, etc. Et donc, Minoret, je trouvais que c'était une expression qui permettait à la fois justement d'éviter ce côté orientalisant, colonialiste ou dépréciatif, tout en pouvant décrire, avec ce terme, la situation de plein de langues étant elles-mêmes dans des situations très variées.

  • Speaker #1

    Pour la majorité des traducteurs et traductrices de langues dites minorées, il y a toute une face cachée du métier, qui consiste à chercher et découvrir des ouvrages non traduits, puis à aller voir les maisons d'édition pour les convaincre de les publier. Pour Chloé, par exemple, ça représente 80 à 90% des livres qu'elle a traduits en 10 ans.

  • Speaker #0

    Oui, c'est une énorme part de notre métier, invisible et complètement bénévole. Oui, parce qu'en général... Les éditeurs ne savent pas du tout ce qui se passe dans ces pays-là, eux-mêmes ne lisant pas ces langues-là. Il y avait eu un intérêt vague pendant la guerre, puis après quand la guerre s'était finie, c'était un peu une sorte de no man's land dans la tête des gens. Personne ne savait ce qui se passait. Donc oui, si on veut traduire quelque chose, une partie de notre travail, c'est déjà de déterminer ce qui est sorti d'intéressant, qui selon nous, mériterait d'être traduit. C'est aussi pour ça que je suis retournée m'installer dans la région. Donc en tout cas, à Zagreb, je... Je vais à toutes les soirées littéraires de présentation qui m'intéressent, pour me faire une idée de la scène, des nouveaux auteurs qui arrivent, les derniers livres. Et puis après, il faut trouver le temps de lire. Et ensuite, sur ce que j'ai lu, ce qui moi m'a beaucoup, beaucoup plu, et dont je pense que ça peut être compréhensible ou intéressant éventuellement pour un lectorat étranger, parce qu'il y a aussi des livres que j'aime beaucoup, mais je dis en fait, clairement, si tu ne vis pas ici, tu ne comprends pas la moitié des blagues, donc ça ne sert à rien. Et ensuite... En général, je fais un extrait de traduction, plus ou moins long, suivant des fois si c'est un livre où il faut mettre longtemps pour rentrer dans l'article, ou alors s'il y a plusieurs styles ou plusieurs récits enchassés. Des fois, il faut faire un extrait plus long pour donner à voir. toute la complotité du texte, et une présentation, une présentation de l'auteur, de l'histoire, je pense qu'il faudrait qu'il soit traduit. Et après, j'essaie de voir à quelle maison d'édition il faudrait que je puisse le proposer en France, de préférence de quelqu'un que j'ai déjà croisé un jour, donc qui risque peut-être potentiellement de répondre à mon mail dans les six mois. Et après, j'envoie.

  • Speaker #1

    À force de mener ce travail de veille minutieux, Chloé est un peu devenue référente de la littérature des Balkans auprès de certains éditeurs. Aujourd'hui, elle contribue à faire connaître cette littérature auprès d'un public francophone. Elle s'est créée un vrai réseau d'auteurs et d'autrices sur place, avec lesquels elle entretient forcément un lien particulier. Après tout, est-ce que les traducteurs ne sont pas les meilleurs lecteurs qu'un auteur puisse avoir ?

  • Speaker #0

    De manière générale, oui, j'ai des relations avec pas mal d'auteurs que j'ai traduits, qui en général sont très contents et reconnaissants qu'on les traduise vers une grande langue. elle est une langue puissante, comme le français. Il y a un complexe d'infériorité très fort, en fait. Alors, je ne sais pas, je ne me permettrais pas de dire ce qu'il en est d'autres pays d'Europe de l'Est, en tout cas en Est-Ugueslavie, il y a un complexe d'infériorité très fort, de toute façon. Chez nous, rien ne fonctionne, de toute façon. C'est bien notre faute, de toute façon. On n'est que des pouceux, on est... Et je ne suis pas du tout d'accord. C'est du colonialisme intégré, de l'auto-colonialisme, de l'auto-racisme en fait. Mais du coup, c'est d'autant plus important pour eux la reconnaissance, de voir que si peut-être qu'en fait ils méritent d'être traduits vers une autre langue. L'avantage, c'est que je sais que moi, la première fois que je contactais le premier auteur que j'ai traduit, j'étais très timide, pas sûre d'être légitime, je ne voulais pas l'embêter. Et là, il dit « Ah, mais si, mais si. Alors par contre, je serai déjà plus à Belgrade quand il y arrivera en août. Mais si jamais tu passes dans la bouche de Cotard, moi, ma maison de vacances, elle n'est pas loin. » Je lui dis « Ah, mais je vais toujours camper à un rang dans la bouche de Cotard. » « Bon, ben, appelle quand tu es là-bas. » Et il est venu me chercher en voiture. On a passé la journée à la plage en slip avec sa femme et sa fille. Et on a mangé des spaghettis bolognaises dans des superwares. Et là, je dis « Ah ! » Ou alors d'autres auteurs, on dit « ah mais oui, bien sûr, on va boire des vières ! » Très souvent, les contacts sont très simples, très chaleureux. Et après, comme avec le rêve des relations humaines, on a des affinités. J'ai des bonnes relations très cordiales avec tous les auteurs que j'ai traduits, et il y en a certains ou certaines qui sont vraiment devenus des amis, parce qu'il y avait des affinités ou plus.

  • Speaker #1

    J'espère que ce quatrième épisode de Langue à Langue vous a intéressé, titillé, touché, et que vous en sortez avec l'envie d'en parler à tout le monde autour de vous. Pour ma part, cet échange avec Chloé Billon m'a donné beaucoup de grains à moudre sur l'imbrication de la langue et du politique, et sur l'histoire de l'ex-Yougoslavie notamment. Quant à l'exercice du commentaire de traduction, il continue de me ravir. Merci infiniment à Chloé Billon de s'y être livrée. Je vous rappelle le titre du livre sur lequel elle s'est penchée, « Ton fils Huckleberry Finn » de Bekim Seranovic, paru aux éditions Interval en 2021. Vous pouvez retrouver les extraits en croate et en français sur le site langalang.com. Langa Lang est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique sont signées Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Merci mille fois pour vos messages et repartages sur les réseaux depuis le lancement de Langue à Langue. Ça me fait immensément plaisir de vous lire et de savoir que le podcast vous plaît. Pour continuer à le soutenir, vous pouvez faire plusieurs choses. D'abord, vous abonner sur votre application de podcast. Ensuite, lui mettre un max d'étoiles, toujours sur votre application. Vous pouvez aussi commenter les épisodes que vous avez aimés. Et bien sûr, continuer d'en parler autour de vous. On se dit à dans trois semaines pour le prochain épisode. Cette fois, nous quitterons l'Europe, direction le Brésil, avec le traducteur du portugais Mathieu Doss. A bientôt, et comme on dit en croate, do vid genia !

Chapters

  • Introduction

    00:00

  • Générique

    02:00

  • Chloé m'accueille chez elle

    02:28

  • Sonorités du bosnien-croate-monténégrin-serbe

    03:51

  • Le BCMS : 4 variantes régionales d’une même langue

    05:47

  • Du serbo-croate au BCMS : brève histoire des langues en ex-Yougoslavie

    07:47

  • Lecture en bosnien

    13:16

  • Lecture en français

    14:38

  • Lien de Chloé à Bekim Sejranovic et à son livre Ton fils Huckleberry Finn

    15:40

  • Résumé de Ton fils Huclkeberry Finn

    19:01

  • Commentaire de traduction : mot béquille dialectal

    22:17

  • Commentaire de traduction : surnoms

    25:02

  • Traduire les dialectes

    27:51

  • Amour des dictionnaires

    31:33

  • Langues minorées

    34:45

  • Travail invisible des traducteur·ices : recherche de textes

    37:34

  • Lien de Chloé aux auteur·ices qu’elle traduit

    39:34

  • Conclusion

    42:09

Share

Embed

You may also like

Description

Chloé Billon me reçoit dans le 19e arrondissement de Paris, tout près du parc de la Villette et du canal de l’Ourcq, dans le petit appartement qu’elle a conservé pour ses passages réguliers en France. Car d’ordinaire, Chloé vit à Zagreb, en Croatie. Depuis dix ans, elle interprète et elle traduit le bosnien, le croate, le monténégrin et le serbe, quatre langues très proches, dont l’histoire est étroitement liée à celle de l’ex-Yougoslavie.

Alors que l’après-midi défilait et que le café dans ma tasse refroidissait, Chloé m’a parlé de l’imbrication de la langue et du politique, de l’exercice difficile de traduction des dialectes, de dictionnaires et de langues minorées.

Et puis, nous nous sommes penchées sur l’une de ses traductions, dont nous avons comparé un extrait en VO et en VF, pour vous faire toucher du doigt toute la complexité du passage d’une langue à l’autre, mais aussi son immense richesse. Ce texte est extrait de Ton fils Huckleberry Finn, un roman de l’auteur bosnien Bekim Sejranović, paru dans sa version française en 2021 aux éditions Intervalles.

Pour Chloé, la traduction est à la fois un art de la perte et un immense terrain de jeu. Cette dualité a parcouru tout notre échange, que je suis fière de partager avec vous aujourd'hui. J’espère que comme moi, vous serez touchés par Chloé, sa douceur et son amour des mots. Bonne écoute !

 

➡️ Retrouvez tous les textes lus dans le podcast (en VO et VF) sur languealangue.com et sur les réseaux sociaux (@languealangue sur Instagram). Soutenez-nous en nous laissant des étoiles et un commentaire, et surtout, parlez-en autour de vous !

 

Langue à Langue est un podcast de Margot Grellier

Musique et graphisme : Studio Pile

Montage/mixage : Nathan Luyé de La Cabine Rouge


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Si vous avez la chance de parler couramment une langue qui n'est pas votre langue maternelle, vous avez sans doute remarqué cette légère étrangeté qui demeure. Vous avez beau maîtriser parfaitement cette langue, vous avez beau la lire ou la parler tous les jours, il reste tout de même un petit écart, un espace infime entre vous et cette langue, juste assez pour que votre oreille reste sensible à ses rythmes et à ses sonorités. Chloé Billon vit à Zagreb, en Croatie, avec son compagnon et ses deux Ausha, Boulette et Poupette. Elle interprète et elle traduit le bosnien, le croate, le monténégrin et le serbe depuis dix ans. Et pourtant, elle conserve un rapport très sensuel à ces langues. Peut-être justement parce que ce ne sont pas des langues maternelles. Quand je l'ai rencontrée, pour enregistrer l'épisode que vous vous apprêtez à écouter, elle était de passage en France. On a passé toute une après-midi ensemble à parler de son parcours, des langues minorées, de l'exercice difficile de traduction des dialectes et de l'imbrication de la langue et du politique, une question particulièrement sensible en ex-Yougoslavie. Pour Chloé, la traduction, c'est l'art de perdre, mais c'est aussi un immense terrain de jeu. Et c'est drôle, il y a beaucoup de choses chez elle qui expriment un contraste ou une dualité. traduction et interprétation, Zagreb et Paris, Orient et Occident, et puis, comme un clin d'œil, la mèche argentée qui sillonne ses cheveux bruns. J'espère que vous vous laisserez happer par sa douceur, son amour des langues, et surtout par sa manière singulière d'évoluer entre les mots et les mondes. Je suis Margot Grélier, et vous écoutez Langue à langue, épisode 4. Spliff, accent du Sud. et dialecte croate avec

  • Speaker #1

    Chloé Billon

  • Speaker #0

    Langue à langue

  • Speaker #1

    Yazikna Yazik

  • Speaker #0

    Bonjour Chloé Enchantée

  • Speaker #1

    Désolée si elle se met

  • Speaker #0

    Vous voulez que je retienne mes...

  • Speaker #1

    Oh, c'est... Mes chaussures ? Le parquet est vieux, donc il y a des écharpes. Il ne veut pas être piscine. Ouais, ok.

  • Speaker #0

    Ni en collant.

  • Speaker #1

    Ni en collant.

  • Speaker #0

    Chloé m'a donné rendez-vous dans le 19e arrondissement de Paris, tout près du parc de la Villette et du canal de l'Ourc, dans le petit appartement qu'elle a conservé pour ses passages réguliers à Paris. La première chose qu'on remarque en entrant chez elle, ce sont les livres. Il y en a partout. Sur les étagères, par terre, en piles plus ou moins stables, sur la table basse et sur un grand bureau, auquel Chloé tient beaucoup, qui a appartenu à son grand-père et qui trône maintenant au milieu du salon. Si on y prête attention, ces livres racontent un peu la vie de Chloé. Il y a sa collection de Corto Maltès qu'elle s'est achetée adolescente. Des classiques de la littérature anglaise, puisqu'avant d'apprendre le bosnien, croate, monténégrin, serbe, Chloé a étudié la littérature anglaise et allemande. Et puis, ses traductions, bien sûr. On s'est assises sur le canapé avec une tasse de café et on a commencé la discussion en parlant des sonorités de ces langues que Chloé traduit depuis une dizaine d'années déjà.

  • Speaker #1

    Une grande différence avec le français, c'est qu'il n'y a pas de nasal. Ce qui est différent du français avec beaucoup de langues, on parle le portugais peut-être.

  • Speaker #0

    Les nasales, ce serait par exemple ?

  • Speaker #1

    C'est les « on, on, on » . Tous ces sons que les autres ont beaucoup de mal à reproduire dans notre langue. C'est des voyelles ouvertes. Après, l'accent change aussi suivant les régions. Par exemple, en tout cas, il est commun ou admis de dire que le serbe, surtout le serbe de Belgrade, va être un peu plus… franc, rond dedans. Sur la côte, c'est plus chantant. De la même manière que chez nous aussi. Sur la côte méditerranéenne, la langue est plus chantante. Les airs sont roulés. De manière générale, je dirais que c'est une langue avec des sonorités assez franches. Et c'est vraiment une langue avec des sonorités du sud. Même si c'est une langue slave. Par exemple, le bulgare a une prononciation beaucoup plus proche du russe. Là, c'est une langue slave, mais... Peut-être, comme c'était une langue slave prononcée comme de l'italien, peut-être. Mais moi, j'étais chez une amie qui m'avait fait la remarque, une fois que je l'avais emmenée avec moi là-bas. Elle est française, mais son père est d'origine italienne, napolitaine. Et elle m'avait dit, mais c'est très étrange pour moi parce que je ne comprends absolument rien, mais j'ai l'impression d'entendre mon grand-père parler napolitain.

  • Speaker #0

    C'est sans doute ces accents et ce mode de vie très méditerranéen qui ont charmé Chloé lors de son premier voyage en ex-Yougoslavie. On est en 2005, Chloé a 19 ans et elle part camper en Croatie avec des amis. Et là, c'est le coup de cœur. Elle se sent chez elle dans ce pays. Et pourtant, elle ne parle pas la langue et elle n'a pas de lien particulier avec cette région. Deux ans après, elle se lance dans l'apprentissage du bosnien-croate-monténégrin-serbe. Alors, si comme moi, vous n'y connaissez rien, vous pensez peut-être que ce sont quatre langues différentes et peut-être même que ça vous impressionne un peu. Mais il faut vous dire que le bosnien-croate-monténégrin-serbe sont en réalité des variantes régionales extrêmement proches d'une même langue.

  • Speaker #1

    Il y a des mots qui sont différents, des structures qui sont différentes. Quand quelqu'un parle, on sait d'où il vient. Et oui, il y a certains mots qui ne sont pas les mêmes. Par exemple, pour le pain, on dit « chleb » en serbe et « klo » en croate. Il y a d'autres mots comme ça, un petit peu, pour la serviette de bain, pour l'hydronome. Enfin, ce sont des choses qui s'apprennent rapidement et qui n'empêchent pas la compréhension. Il y a l'influence des biens en histoire, par exemple en Bosnie ou en Serbie, qui ont été 500 ans sous domination ottomane. Il y a beaucoup plus de mots originaires du turc. En Croatie centrale, c'était l'antirostre hongrois, il y a énormément de mots originaires de l'allemand, qu'il y a aussi d'ailleurs en Serbe ou en Bosnien. Sur la côte croate, comme c'était des comptoirs commerciaux vénitiens, il y a énormément de mots qui viennent de l'italien. Et en fait, c'est plutôt que quand quelqu'un parle, on sait d'où il vient. Mais ça,

  • Speaker #0

    c'est lié à l'accent qu'il a ou même au vocabulaire ?

  • Speaker #1

    Au vocabulaire, oui. Par exemple, il y a des choses intraduisibles qui font que dans un livre, si vous avez un dialogue, l'auteur peut faire en sorte, par la manière dont les gens se saluent, qu'on sache d'où vient telle personne.

  • Speaker #0

    D'accord. Même dans la manière dont on dit bonjour ?

  • Speaker #1

    Alors, pas bonjour, bonjour, ça va être doberdan, mais... Et par exemple, le mot pour dire mon pote, frère, en saluant quelqu'un, si dans le dialogue cette personne dit bret, on sait qu'il vient de Serbie et même de Belgrade. S'il dit yarane, on sait qu'il vient de Bosnie. Brate, c'est un peu plus généraliste.

  • Speaker #0

    Pour vous donner une idée, l'intercompréhension entre Bosniens, Croates, Monténégrins et Serbes est de l'ordre de 98%. C'est plus qu'entre Français et Québécois, par exemple. D'ailleurs, il fut un temps où la langue portait un nom unique. On l'appelait le serbo-croate. Ce n'est que depuis la dislocation de la Yougoslavie que quatre noms distincts ont été adoptés, un par pays.

  • Speaker #1

    La langue est une question politique, de toute façon. Dans tous les cas, je ne sais plus qui a dit une langue, c'est un dialecte avec une armée et une académie. Donc, ce n'est pas à moi de décider quel pays. décide d'appeler sa langue comment ? C'est tout simplement parce qu'il y a eu une guerre fratricide et que la détermination nationale se place aussi dans la langue. Il y a eu aussi des efforts pour, tout comme en fait, à l'époque de l'unification des slaves du Sud, qui à un moment, même avant la goslavie socialiste, mais pendant le royaume de la goslavie, comprennent que ils sont quand même, même s'ils ont leurs problèmes entre eux et leurs dissensions, ils sont quand même petits. et étant rédégligeable par rapport à tous les grands empires puissants qu'il y a autour d'eux et qui ont plutôt intérêt à s'unir s'ils veulent arrêter un jour d'être des colonies. Et tout comme à ce moment-là, il a fallu codifier la langue, qu'il a été assez tard, étant donné que comme avant, c'était soit sous domination antromroise, soit sous domination ottomane, la langue n'avait pas été... jusqu'au XIXe siècle n'avaient pas été codifiées, parce qu'au très peu, il y avait des textes, par exemple, des plus grands croates et des brovniks, mais il n'y avait pas forcément de grammaire, ou d'alphabet, ou de dictionnaire officiel, parce que, de toute façon, c'était la langue dominée ou des plus vieux. Voilà, sauf à Dubrovnik, où Dubrovnik était une république indépendante. Et du coup, quand ils ont décidé de codifier cette langue, avec aussi, pour volonté de s'unifier, il y a eu un mouvement... Il fallait choisir quelle variante dialectale, parce qu'il y a énormément de dialectes. Donc on les appelle, il y a le ch'to-kavien, le tchakavien, le kalikavien. C'est déterminé en fonction du mot qu'on utilise pour dire quoi ou que. Et donc aujourd'hui, en serbe ou en croate standard, c'est « chto » ou « Ausha » qui veut dire quoi ou que. Mais il y a aussi d'autres variantes dialectales, par exemple dans la région du Zagorje, du Medzimurje, plutôt dans le nord de la Croatie, pas loin de la frontière avec la Slovénie ou la Hongrie, le mot pour dire que ou quoi, c'est « kaï » . Et plutôt sur la côte, les îles, l'Istrie, c'est « tcha » . Et donc, il a fallu choisir lequel, sur quelle version standard on se décidait. Et donc, il y a eu un mouvement plutôt d'unification de la langue, d'essayer, au moins dans la langue standard, de gommer les différences, parce que l'intérêt, c'était qu'on soit tous frères. Et de la même manière, à l'inverse, quand on s'est tués entre frères, après, on a essayé de défaire ces ressemblances et d'accentuer davantage les différences. On a pu se... En fait, comme toute question linguistique, c'est politique. C'est aussi, finalement... Moi, ça m'est égal comment on appelle une langue tant qu'il n'y a pas de manipulation politique de la langue, ce qui a été le cas, et qu'il n'y a pas de terreur à insulter quelqu'un parce qu'il parle comme ci ou comme ça. Il y a quelques années, il y a eu une tribune signée par beaucoup d'intellectuels de la région pour que le nationalisme arrête de se nicher dans la langue. Et pour le droit de chacun à utiliser... le nom qu'il voulait pour cette langue et utiliser les variantes qu'il voulait en combinaison comme il le voulait. Et beaucoup de gens parlent des mélanges de variantes, parce qu'il y a beaucoup de gens issus de mariages mixtes ou qui rentrent de région. Mais pour ce qui est du nom, on pourrait aussi bien se demander finalement pourquoi est-ce que les Autrichiens disent qu'ils parlent allemand et pas autrichien ? Pourquoi est-ce que les Belges francophones ne disent pas qu'ils parlent belge ?

  • Speaker #0

    Au-delà de la langue standard et de ses variantes régionales, les pays slaves du Sud comptent aussi beaucoup de dialectes qui diffèrent plus entre eux que les langues officielles. Ces dialectes, il est d'ailleurs de plus en plus fréquent de les rencontrer au détour d'un roman, dans un dialogue par exemple. Et c'est précisément ça qui intéresse Chloé, la littérature comme espace de liberté et de métissage linguistique. Mais c'est aussi l'un des grands défis qu'elle doit relever en traduction. Pour vous plonger dans ces langues et leur sonorité chantante, Pour vous permettre aussi de saisir ce qui se joue dans le passage d'une langue à l'autre, Chloé a accepté de mettre en comparaison l'une de ses traductions avec le texte original. Vous allez voir, le texte qu'elle a choisi est particulièrement emblématique de la question des régionalismes, justement. C'est un extrait de Ton fils Huckleberry Finn, un roman de Bekim Seranovic, paru aux éditions Intervalle en 2021. Si vous souhaitez la voir sous les yeux pendant que Chloé le lit et le commente, vous pouvez vous rendre sur le site du podcast à l'adresse langalang.com. Vous l'y trouverez en VO et en VF.

  • Speaker #1

    Je précise qu'en fait le texte passe en Bosnie mais moi je ne vis pas en Bosnie, j'ai pas l'accent bosnien. Donc je vais pas lire avec l'accent qui faudrait. Je les ai vu dans le café de jazz, où Jacques était le propriétaire, et Cepa à Konabar, ou à Savik, quand ils se réveillaient, car ils étaient des pizzeriais amoureux. Et il n'y a pas de chose à faire autrement que dans le Brčko. J'ai été soulagée de constater que je les connaissais tous les trois. C'était trois jeunes mecs de Brtchko. Qu'un type soit de Brtchko, on le comprend dès qu'on entend les palatales particulièrement mouillées et le « ça gave » . Un authentique natif de Brtchko est toujours de Brtko. Et ce « ça gave » , « t'es gavant » , « c'est gavé » était leur juron, mot béquille qu'ils balançaient, ou plutôt gavaient, à toutes les sauces possibles et imaginables, et ils pouvaient signifier ce que tu voulais. Pilon, Pefli et Canet, des mecs d'une dizaine d'années de moins que moi, dont la guerre avait détruit l'enfance, mais pas les vies, à en juger par ce que je savais d'eux. Je les voyais en général au café de Jasva, dont Pilon était le propriétaire, et Pefli le serveur, ou sur la save, car c'était des mordus de pêche à la ligne. De toute façon, il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire à Brčko. C'est un livre que j'aime énormément et qui me tient beaucoup à cœur et qui a une histoire assez tragique. Il est lu pour la première fois, il me semble, quand il est sorti. Il me semble que c'était en 2015. C'est mon libraire de Belgrade qui me l'avait recommandé et je l'ai adoré immédiatement. Bekim Saranovic, comme son nom l'indique, quand on connaît la région, lui était originaire de Bosnie, donc il le dit précisément de Bočko.

  • Speaker #0

    Et qu'est-ce qui, dans son nom, indique ça ?

  • Speaker #1

    Bébé Kim, c'est un nom musulman. Il a fait des études en Croatie, à Rijeka. Et puis tout d'un coup, à la guerre, il devient indésirable. Bon, bien sûr, rentrer en Bosnie pour se faire engager, ce n'était pas vraiment l'idéal. Il réussit à partir dans les... une extrémiste dans un des derniers pays qui accepte encore des réfugiés, c'est la Norvège. Où il a vécu et il a appris le norvégien. Apparemment, lui, il était... très très bon en langue, il se qualifie lui-même de mollusque linguistique et a pris le norvégien en quelques années au point d'être interprète pour après les autres réfugiés qui arrivaient. Il a traduit un peu du norvégien en croate-bosnien, je ne sais pas exactement. Et ses livres, c'est toujours un croisement entre l'autofiction et la fiction. Et il raconte des choses de sa vie, c'est toujours aussi autour de la thématique de l'exil et de la déchirure que ça a été pour lui. de quitter la Bosnie et ce qui est arrivé à la Bosnie, de la difficulté de vivre en Norvège. Et quand j'ai enfin réussi à trouver un éditeur pour ce livre, il en a écrit d'autres avant. J'aimais beaucoup aussi son premier, Nik Zianenot Kouda, mais pour moi, celui-là, c'était vraiment pour moi son chef d'œuvre. Et j'ai mis cinq ans à lui trouver un éditeur, parce que les gens me disaient en général, ah oui, c'est vrai que ça a l'air génial ton truc. Mais la narration, ce n'est pas linéaire, ça va être compliqué. C'est vrai que j'ai un génial truc, mais quand même, il y a beaucoup de drogue, ce n'est pas pour notre public, bref. Et quand j'ai finalement trouvé un éditeur, j'étais très contente. Et il aurait dû sortir en mai 2020. Et puis, il y a eu le Covid. Et je l'ai prévenu qu'on allait repousser la sortie. Mais oui, pas de problème, l'auteur. Et il est mort peu après, à 47 ans, avant que le livre sorte. Et pour moi, c'était un moment très triste. En fait, après l'avoir traduit, c'était comme si on le connaissait, qu'on connaissait un ami, qu'on perdait un ami. Et malheureusement, du coup, ce livre n'a pas du tout reçu l'attention qu'il mérite. Il est passé assez inaperçu. Alors que pour moi, je pense que c'est... un de mes meilleurs travaux de traduction, je ne sais pas, parce qu'il varie beaucoup les styles. Il y a à la fois une grande richesse de la langue pour ce qui est dans celui-là du voyage sur la rivière. Toute la description de la rivière, de la nature, ça peut être à la fois très poétique. Il y a tout un jeu sur toutes les différentes variantes de la langue. Et il y a aussi des scènes de... de beuverie apocalyptique avec des blagues de l'argot qu'il faut savoir retranscrire. Il y avait des fois, franchement, quand il se met à rimer sous assise, je me disais, Chloé, pourquoi t'as-tu fait ça ?

  • Speaker #0

    Et simplement pour situer cet extrait au sein du roman,

  • Speaker #1

    il se situe à la page 273-274. C'est vers la fin du livre. Donc l'histoire de ce livre, en fait, c'est... Le narrateur, qui est un double de l'auteur, rentre en Bosnie. Alors, il vit encore en Norvège régulièrement pour travailler, mais dès qu'il peut, il rentre en Bosnie, notamment l'été. Donc, il a grandi quand il était petit chez ses grands-parents à Borčko. Et il adore passer tout son été au bord de la Save. Et un jour, il s'achète un petit bateau. Son but à l'époque, c'est qu'il se l'achète avec un ami norvégien. c'est de voyager ensemble jusqu'à la mer Noire, de descendre de la Sable jusqu'au Danube, puis jusqu'à la mer Noire, tout en faisant un documentaire à ce sujet. Et il a grandi avec tout l'imaginaire de Huckleberry Finn, etc. Donc c'est aussi pour ça que c'est mon titre. Donc il y a en parallèle l'histoire de ce voyage et de cette tentative de documentaire qui va rester à aborter, parce qu'en fait, ils s'arrêtent tellement souvent le long de la rivière au gré des rencontres pour faire la fête, qu'ils n'ont jamais le temps d'arriver à la mer Noire. Ils vont beaucoup, beaucoup plus lentement. Et après, il y a une autre partie du récit, donc c'est des années plus tard, le père du protagoniste avec qui il a une relation très compliquée, qui lui a émigré juste après la guerre en Australie. revient le voir, sauf que les relations ne sont toujours pas faciles. Lui comprend que son père est atteint du cancer, peut-être qu'il n'en a plus pour longtemps. Et il décide au moins d'atténuer ses douleurs, vu que son père, c'est un dur, c'est un... un mâle macho d'une société patriarcale, donc non, il ne faut pas prendre ses trucs de chuchotes et tout. Et donc, à son insu, il lui met de la drogue dans son café ou dans son thé pour atténuer ses douleurs. Sauf qu'un jour, son père est parti très tôt le matin, relevé des nasses, et il ne revient pas. Et en fait, tout le livre, c'est comment il veut, il part le chercher, rongé par la culpabilité de se dire « c'est parce que j'ai mis de la drogue qu'il n'est pas revenu, qui sait où il est, etc. » il est peut-être mort à cause de moi, et incapable de supporter cette culpabilité, lui-même prend de la drogue, il part dans ses souvenirs, et on se laisse absorber, ça devient un peu le rythme des remous, de la rivière, etc. Et là, c'est vers la fin du livre, il est de plus en plus désespéré, il s'est caché sur le rivage pour passer la nuit, sous des arbres, et là, il entend que des gens arrivent. Et il va discuter avec eux, et ce sont eux qui vont lui donner des nouvelles de son père. Et dans ce petit extrait... réchassé parce que tu voulais quelque chose qui donne un peu un exemple de difficulté qui arrive souvent. Donc là, notamment, il y avait finalement cette question que j'ai lue dans l'original où il parle du mobéki qu'ils utilisent tous dans cette région particulière, Ausha, et de comment le traduire, parce qu'il fallait... Ça ne pouvait pas être un seul... Ça devait être un mobéki qui soit flexible, qui se décline parce qu'il le décline dans... dans l'original, c'est pour ça que finalement j'ai choisi, j'ai fini par trouver Sagave, Gavante et Gavé.

  • Speaker #0

    Alors ça, Gavé, je crois que c'est un petit mot justement béquille qui est beaucoup utilisé vers Lyon.

  • Speaker #1

    C'est vers Lyon, oui. Je ne suis pas du tout originaire, mais c'est celui qui m'a semblé le plus flexible qui pouvait aller dans le contexte.

  • Speaker #0

    Et donc si on reprend, est-ce qu'on peut reprendre un petit peu dans le détail le premier paragraphe ?

  • Speaker #1

    C'était un peu comme un bric. C'était trois mecs de Borchko. Oui. Momak, ce jeune homme. Et là, ensuite, il explique à quoi il comprend qu'ils sont Borchko. Donc, à cette expression et à la question de l'accent. Et là, on le voit quand ils disent « au cherachmo, au cheramti, au cheramioi » C'est un peu la déclinaison de ce mot béquille, qui est un verbe dans l'original. Mou, ça veut dire... C'est le datif. Donc, c'est à lui. Ti, c'est à toi. Et yoi, c'est à elle. Mais littéralement, c'est un peu comme si tu l'emmerdes, je t'emmerde. C'est ce type de variation-là qu'il fait.

  • Speaker #0

    Et donc, vous l'avez traduit par s'agave, t'es gavant, s'est gavé.

  • Speaker #1

    Oui, parce que j'avais besoin que cette pression soit très flexible. Après, il l'emploie dans un tout autre... Après, il dit que c'est un mot béquille qu'ils employaient, ou plutôt gavaient. Ce qui veut dire que là, je ne pouvais pas non plus avoir quelque chose du type « ça m'emmerde » parce que là, ça n'aurait pas eu de sens. Et il continue à l'utiliser dans tous les dialogues ensuite. Donc, j'avais vraiment besoin... de montrer que c'est quelque chose que je pouvais mettre à toutes les sources.

  • Speaker #0

    Et donc, vous l'avez utilisé aussi bien en verbe qu'est-ce que vous l'avez utilisé aussi en adverbe, comme on peut trouver vers Lyon, du genre « c'est gavé bien » .

  • Speaker #1

    Oui, là, ils sont certainement gavés, bourrés à la riquette.

  • Speaker #0

    Oui, voilà, c'est ça.

  • Speaker #1

    Et puis après, j'ai eu le problème des surnoms des trois mecs. Ça aussi, ils se donnent beaucoup, beaucoup, beaucoup de surnoms là-bas. Et des fois, des surnoms qui, au bout d'un moment, deviennent en fait... Souvent, je devais demander aux auteurs, mais en fait, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça vient d'où ? Parce que quelqu'un peut très bien avoir un surnom complètement absurde, où c'est difficile de reprendre la signification plus tard, parce que... Quelqu'un peut être tombé quand il était petit dans du goudron, avoir eu des taches de goudron sur lui, et tous les gosses du quartier l'ont surnommé Goudron. Et 40 ans plus tard, il s'appelle encore Goudron, mais plus personne ne sait pourquoi.

  • Speaker #0

    Et là, si on reprend les noms en croate, mosnien, ça donne ?

  • Speaker #1

    Donc il y a Jaga, c'était quelque chose, on m'expliquait, qui était une référence. à la scie. Quand des fois, quelqu'un peut aussi parler, parler, parler tellement qu'il devient épuisant. Sauf que scie, je trouvais que ça marchait pas très bien. On peut dire c'est une scie, mais non, sûrement. Et c'est pour ça que j'ai trouvé, fini par trouver pilon. Il faut trouver des choses qui peuvent sonner bien, qui sonnent crédibles aussi, sûrement en français. Tu sais pas... Donc ensuite, on apprend, par la suite, quand ils les décrivent plutôt dans leurs discussions avec eux, que c'est quelqu'un de... que c'est quelqu'un de très angoissé et en fait c'est pitié c'est sympathie de la quête de quelqu'un qui est de sa vie ça veut dire qu'il arrache les poils, c'est littéralement pour dire quelqu'un qui coupe les chevaux en quatre qui se complique tout le temps la vie et donc lui c'est parce qu'il se pose plein de questions tout le temps c'est pour ça que j'ai trouvé Pefli et Mertwi là c'était facile de filmer Mertwi c'était facile, Mertwi ça veut tout simplement dire mort Et là, je me cannais parce que...

  • Speaker #0

    Ok. Alors,

  • Speaker #1

    c'est mieux.

  • Speaker #0

    C'est marrant parce que moi, je m'étais demandé, justement. Je savais qu'il y avait probablement un enjeu sur la traduction des surnoms. Et en fait, j'avais fait fausse route parce que je m'étais dit que c'était sans doute trois... En plus, j'avais vu que le roman... Les psychotropes étaient importants pour le roman. Et donc, je m'étais dit que c'était trois noms qui devaient tourner autour de... La drogue. Et donc, il y avait Pilon, il y avait Pif-Pefli, où je n'avais pas capté la référence du verlan. Et je pensais que c'était un truc qui ressemblait à Spliff, ou quelque chose comme ça. Mon canet, je ne voyais pas trop, mais je pensais. Donc, pas du tout, en fait.

  • Speaker #1

    Après, ils fument des gros Spliff ensemble.

  • Speaker #0

    Comment traduire un passage écrit en dialecte ? Pour Chloé ? Comme souvent, en traduction, c'est une question d'arbitrage et de choix.

  • Speaker #1

    Il y a beaucoup de choses qui, malheureusement, restent du domaine de l'intraduisible, parce que, d'une part, la plupart des dialectes ne sont plus parlés en France, donc même si je traduisais en dialecte, personne ne comprendrait, et d'autre part, on peut aussi toujours se poser la question de quelle serait la pertinence. de traduire du dialecte du Medjimourie au dialecte des Vosges, parce que ce n'est quand même pas la même région, ce n'est pas la même histoire. Mais ça demeure. Et alors, ce que j'essaye de faire toujours, c'est au moins de transcrire la différence entre le standard et le pas standard. Dans une de mes dernières traductions publiées, il s'est posé aussi beaucoup la question, parce que là, ça se passe dans le Medjimurje, une région au nord de la Croatie, à la frontière avec la Slovénie. Et pour moi, l'important, ça a été au moins de faire sentir que la différence entre la langue standard de la narration qui est employée par le narrateur qui a raconté son histoire une fois qu'il a fait des études de lettres, etc., la langue de l'autorité, de l'instructeur, de la police, etc., de l'État... Et...

  • Speaker #0

    la langue que parlent les gens entre eux au village, parce que ça se passe dans une communauté très rurale. Donc au moins de pouvoir faire cette différence, ville, campagne, niveau d'éducation, ou alors milieu classe supérieure, milieu ouvrier, je pense qu'en tout cas toujours la dimension sociale et de classe est très importante dans le langage. Et après, en l'occurrence pour celui-là, par exemple pour certains surnoms, j'avais trouvé des choses dans... dans un dictionnaire du jurassien, même si je pense que personne l'a compris, mais ça sonnait bien. Quand c'est du Dalmat, l'avantage qu'on a quand même en France, c'est qu'on est quand même un pays méditerranéen, donc on a quand même certains mots qui peuvent permettre de rendre cette atmosphère.

  • Speaker #1

    Par exemple ?

  • Speaker #0

    Je ne sais pas, moi j'ai... Si je vais dire... Pégueux, esquiché, escagassé...

  • Speaker #1

    Et pour comprendre, pour... les dialectes, par exemple, si je prends l'exemple français, où il ne reste plus beaucoup de dialectes, mais par exemple le breton, c'est incompréhensible pour quelqu'un qui ne le parle pas. Est-ce que c'est vraiment de cet ordre-là aussi ? Et donc, comment les lecteurs...

  • Speaker #0

    Non, c'est pas pareil, parce que, finalement, le breton, ou le basque, ou l'alsacien qui sont les seuls à voir. un peu survécu en France. S'ils l'ont survécu, c'est parce que ils sont radicalement différents, justement. Ils ne font pas partie de la même famille de langues que la langue française. Les dialectes croates sont tous des variantes. Enfin, la base, même s'il peut y avoir plein de mots que moi je ne vois pas. que je ne comprends pas, que je comprends d'après le contexte, je cherche dans l'éditionnaire, mais la grammaire, la base, c'est la même. C'est un peu comme l'occitan, le provençal, enfin, en tout cas, s'il y a des qui ont disparu en français, même s'il y a plein de mots, effectivement, quand je regarde dans l'éditionnaire, je ne pourrais pas deviner toute seule, si je n'avais pas ce dictionnaire, ce que ça veut dire, mais... mais les racines de ce dialecte sont quand même les mêmes que celles du français, c'est pareil.

  • Speaker #1

    Quand elle tombe sur des mots ou des usages de mots qu'elle ne connaît pas, Chloé questionne les gens de son entourage qui sont nés dans la région. Parfois, elle passe des heures à lire des discussions sur des forums en ligne, mais comme beaucoup d'amoureux des langues, elle aime aussi s'entourer de dictionnaires.

  • Speaker #0

    Récemment, j'en ai acheté deux pour le livre que je traduisais cet automne. Ce n'est pas encore sorti. Mais toute une partie se passe dans le Zagora, qui est l'arrière-pays d'Almat. Et j'ai trouvé un dictionnaire de dialecte du Zagora et de l'Herzégovine, de l'Ouest. Et je l'aime beaucoup, parce que j'aime bien juste regarder quels sont les mots qu'il y a dedans. Et aussi parce que son auteur, des fois, était un peu farceur. Il a certaines entrées qui sont très rigolotes. Il y a une entrée pour le mot Ivan, par exemple. qui vous dit le plus beau et le plus glorieux prénom de notre région. Et après, il donne toutes les variantes et tous les surnoms possibles avec Ivan, voire pour les femmes. Les Ivan se marient souvent au nanana. Donc, il a des petites envolées lyriques rigolotes que j'aime bien. Et puis, récemment, et c'est ça ce qui m'a beaucoup touchée, parce que je ne savais même pas qu'il existait. Du coup, à un moment-là, quand j'étais à Noël dans les Alpes-de-Haute-Provence, on a une maison de famille. D'un coup, je me suis dit, mais oui, je pourrais en fait. C'est évident, je devrais chercher des mots d'ici pour essayer de traduire certains mots du Zagora. Ce n'est pas tout à fait le même paysage, c'est plus haut, mais il y a cette dimension à la fois, c'est la montagne rude, et en même temps, c'est la Méditerranée, dans l'odeur, dans la végétation. Il y a toute une culture de l'élevage, des bergers, transhumants. Il y a eu, dans les deux cas... une forte industrie des manianeries, de l'élevage des vers à soie, donc ça s'effondre et tout. Et là, j'ai demandé à ma mère, mais tu sais, peut-être... Je lui ai dit, j'aimerais bien qu'on passe à la librairie du village pour voir s'ils n'ont pas, par hasard, un dictionnaire du dialecte d'ici. Et elle m'a dit, ah mais bien sûr qu'ils en ont, je me souviens, j'en avais trouvé un dans les cartons de ta grand-mère, c'était le vieux Fortoudle, qui est mort aujourd'hui, qui l'avait écrit. Et je l'ai trouvé et il est magnifique parce qu'en fait, il y a à la fois c'est un mélange entre le dictionnaire et en même temps avec des articles sur tout leur mode de vie exactement comment ils vivaient et aussi avec des passages très marrants donc il y a l'article bétail qui est très court pour tout le reste, allez voir l'article mouton et celui-là Ça me touche beaucoup aussi, parce que je l'ai trouvé si tard, alors que c'est une région où j'ai passé toutes mes vacances d'été et d'hiver.

  • Speaker #1

    Et donc, vous pensez que vous allez vous en inspirer un peu ? Vous allez faire des trouvailles ?

  • Speaker #0

    J'espère. Mais après, sur le problème, seront-elles compréhensibles par quelqu'un ? Mais c'est des trésors, en tout cas, toute cette diversité de la langue, même si malheureusement, elle s'est perdue. Moi, rien que de voir tous ces mots, ça me fait déjà plaisir.

  • Speaker #1

    Dans une enquête sur la littérature étrangère publiée dans le Monde des Livres en janvier 2024, on apprenait que les titres traduits en littérature en 2023 venaient de 39 langues différentes, 53% de l'anglais, 23% de l'allemand, de l'italien ou de l'espagnol, ce qui veut dire que les 35 langues restantes se partageaient les derniers 24%. Moins d'un quart des parts de traduction. Ces langues peu traduites, on les appelle les langues minorées.

  • Speaker #0

    Alors moi, c'est une expression que j'ai entendue par la première fois dans la bouche de collègues traductrices et traducteurs qui montaient la revue Babel, qui était une étudiante de l'INALCO. Donc ils ont créé cette revue Babel pour traduire des courts textes, chacun de toutes ces langues. Et c'est de eux que j'ai pour la première fois entendu l'expression langue minorée, qui m'a beaucoup plu. Parce que sinon, moi, en fait, la langue que j'apprenais ou par la suite que je traduisais, c'était toujours qualifiée d'une petite langue ou d'une langue exotique. Ce qui, dans les deux cas, je trouve, sont des termes péjoratifs, voire orientalistes, colonisateurs, et que je n'aime pas employer. Parce que petit, alors oui, il y a un nombre de locuteurs moins important. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire que, pour autant, les gens ont une culture moins valable, qu'ils sont plus bêtes ? De toute façon, les critères qui rentrent en ligne de compte pour la diffusion d'une langue ne sont même pas uniquement le nombre de locuteurs. C'est aussi le pouvoir symbolique, économique, politique. Et finalement, même pas encore, par rapport à son pouvoir économique et politique, on ne traduit pas tellement du chinois, par exemple. C'est pour ça que langue minorée, en fait, Même si certains de ces pays moins traduits, moins représentés, de ces langues moins traduites, moins représentées, sont dans des situations similaires, comme la plupart des pays de l'Est sont dans des situations similaires, par exemple, il y a quand même plein de réalités différentes. Les raisons pour lesquelles ils le sont, ce n'est encore pas du tout la même chose que la raison pour laquelle les littératures d'Afrique sont souvent présentées dans le paysage littoral. C'est à chaque fois des héritages coloniaux différents, etc. Et donc, Minoret, je trouvais que c'était une expression qui permettait à la fois justement d'éviter ce côté orientalisant, colonialiste ou dépréciatif, tout en pouvant décrire, avec ce terme, la situation de plein de langues étant elles-mêmes dans des situations très variées.

  • Speaker #1

    Pour la majorité des traducteurs et traductrices de langues dites minorées, il y a toute une face cachée du métier, qui consiste à chercher et découvrir des ouvrages non traduits, puis à aller voir les maisons d'édition pour les convaincre de les publier. Pour Chloé, par exemple, ça représente 80 à 90% des livres qu'elle a traduits en 10 ans.

  • Speaker #0

    Oui, c'est une énorme part de notre métier, invisible et complètement bénévole. Oui, parce qu'en général... Les éditeurs ne savent pas du tout ce qui se passe dans ces pays-là, eux-mêmes ne lisant pas ces langues-là. Il y avait eu un intérêt vague pendant la guerre, puis après quand la guerre s'était finie, c'était un peu une sorte de no man's land dans la tête des gens. Personne ne savait ce qui se passait. Donc oui, si on veut traduire quelque chose, une partie de notre travail, c'est déjà de déterminer ce qui est sorti d'intéressant, qui selon nous, mériterait d'être traduit. C'est aussi pour ça que je suis retournée m'installer dans la région. Donc en tout cas, à Zagreb, je... Je vais à toutes les soirées littéraires de présentation qui m'intéressent, pour me faire une idée de la scène, des nouveaux auteurs qui arrivent, les derniers livres. Et puis après, il faut trouver le temps de lire. Et ensuite, sur ce que j'ai lu, ce qui moi m'a beaucoup, beaucoup plu, et dont je pense que ça peut être compréhensible ou intéressant éventuellement pour un lectorat étranger, parce qu'il y a aussi des livres que j'aime beaucoup, mais je dis en fait, clairement, si tu ne vis pas ici, tu ne comprends pas la moitié des blagues, donc ça ne sert à rien. Et ensuite... En général, je fais un extrait de traduction, plus ou moins long, suivant des fois si c'est un livre où il faut mettre longtemps pour rentrer dans l'article, ou alors s'il y a plusieurs styles ou plusieurs récits enchassés. Des fois, il faut faire un extrait plus long pour donner à voir. toute la complotité du texte, et une présentation, une présentation de l'auteur, de l'histoire, je pense qu'il faudrait qu'il soit traduit. Et après, j'essaie de voir à quelle maison d'édition il faudrait que je puisse le proposer en France, de préférence de quelqu'un que j'ai déjà croisé un jour, donc qui risque peut-être potentiellement de répondre à mon mail dans les six mois. Et après, j'envoie.

  • Speaker #1

    À force de mener ce travail de veille minutieux, Chloé est un peu devenue référente de la littérature des Balkans auprès de certains éditeurs. Aujourd'hui, elle contribue à faire connaître cette littérature auprès d'un public francophone. Elle s'est créée un vrai réseau d'auteurs et d'autrices sur place, avec lesquels elle entretient forcément un lien particulier. Après tout, est-ce que les traducteurs ne sont pas les meilleurs lecteurs qu'un auteur puisse avoir ?

  • Speaker #0

    De manière générale, oui, j'ai des relations avec pas mal d'auteurs que j'ai traduits, qui en général sont très contents et reconnaissants qu'on les traduise vers une grande langue. elle est une langue puissante, comme le français. Il y a un complexe d'infériorité très fort, en fait. Alors, je ne sais pas, je ne me permettrais pas de dire ce qu'il en est d'autres pays d'Europe de l'Est, en tout cas en Est-Ugueslavie, il y a un complexe d'infériorité très fort, de toute façon. Chez nous, rien ne fonctionne, de toute façon. C'est bien notre faute, de toute façon. On n'est que des pouceux, on est... Et je ne suis pas du tout d'accord. C'est du colonialisme intégré, de l'auto-colonialisme, de l'auto-racisme en fait. Mais du coup, c'est d'autant plus important pour eux la reconnaissance, de voir que si peut-être qu'en fait ils méritent d'être traduits vers une autre langue. L'avantage, c'est que je sais que moi, la première fois que je contactais le premier auteur que j'ai traduit, j'étais très timide, pas sûre d'être légitime, je ne voulais pas l'embêter. Et là, il dit « Ah, mais si, mais si. Alors par contre, je serai déjà plus à Belgrade quand il y arrivera en août. Mais si jamais tu passes dans la bouche de Cotard, moi, ma maison de vacances, elle n'est pas loin. » Je lui dis « Ah, mais je vais toujours camper à un rang dans la bouche de Cotard. » « Bon, ben, appelle quand tu es là-bas. » Et il est venu me chercher en voiture. On a passé la journée à la plage en slip avec sa femme et sa fille. Et on a mangé des spaghettis bolognaises dans des superwares. Et là, je dis « Ah ! » Ou alors d'autres auteurs, on dit « ah mais oui, bien sûr, on va boire des vières ! » Très souvent, les contacts sont très simples, très chaleureux. Et après, comme avec le rêve des relations humaines, on a des affinités. J'ai des bonnes relations très cordiales avec tous les auteurs que j'ai traduits, et il y en a certains ou certaines qui sont vraiment devenus des amis, parce qu'il y avait des affinités ou plus.

  • Speaker #1

    J'espère que ce quatrième épisode de Langue à Langue vous a intéressé, titillé, touché, et que vous en sortez avec l'envie d'en parler à tout le monde autour de vous. Pour ma part, cet échange avec Chloé Billon m'a donné beaucoup de grains à moudre sur l'imbrication de la langue et du politique, et sur l'histoire de l'ex-Yougoslavie notamment. Quant à l'exercice du commentaire de traduction, il continue de me ravir. Merci infiniment à Chloé Billon de s'y être livrée. Je vous rappelle le titre du livre sur lequel elle s'est penchée, « Ton fils Huckleberry Finn » de Bekim Seranovic, paru aux éditions Interval en 2021. Vous pouvez retrouver les extraits en croate et en français sur le site langalang.com. Langa Lang est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique sont signées Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Merci mille fois pour vos messages et repartages sur les réseaux depuis le lancement de Langue à Langue. Ça me fait immensément plaisir de vous lire et de savoir que le podcast vous plaît. Pour continuer à le soutenir, vous pouvez faire plusieurs choses. D'abord, vous abonner sur votre application de podcast. Ensuite, lui mettre un max d'étoiles, toujours sur votre application. Vous pouvez aussi commenter les épisodes que vous avez aimés. Et bien sûr, continuer d'en parler autour de vous. On se dit à dans trois semaines pour le prochain épisode. Cette fois, nous quitterons l'Europe, direction le Brésil, avec le traducteur du portugais Mathieu Doss. A bientôt, et comme on dit en croate, do vid genia !

Chapters

  • Introduction

    00:00

  • Générique

    02:00

  • Chloé m'accueille chez elle

    02:28

  • Sonorités du bosnien-croate-monténégrin-serbe

    03:51

  • Le BCMS : 4 variantes régionales d’une même langue

    05:47

  • Du serbo-croate au BCMS : brève histoire des langues en ex-Yougoslavie

    07:47

  • Lecture en bosnien

    13:16

  • Lecture en français

    14:38

  • Lien de Chloé à Bekim Sejranovic et à son livre Ton fils Huckleberry Finn

    15:40

  • Résumé de Ton fils Huclkeberry Finn

    19:01

  • Commentaire de traduction : mot béquille dialectal

    22:17

  • Commentaire de traduction : surnoms

    25:02

  • Traduire les dialectes

    27:51

  • Amour des dictionnaires

    31:33

  • Langues minorées

    34:45

  • Travail invisible des traducteur·ices : recherche de textes

    37:34

  • Lien de Chloé aux auteur·ices qu’elle traduit

    39:34

  • Conclusion

    42:09

Description

Chloé Billon me reçoit dans le 19e arrondissement de Paris, tout près du parc de la Villette et du canal de l’Ourcq, dans le petit appartement qu’elle a conservé pour ses passages réguliers en France. Car d’ordinaire, Chloé vit à Zagreb, en Croatie. Depuis dix ans, elle interprète et elle traduit le bosnien, le croate, le monténégrin et le serbe, quatre langues très proches, dont l’histoire est étroitement liée à celle de l’ex-Yougoslavie.

Alors que l’après-midi défilait et que le café dans ma tasse refroidissait, Chloé m’a parlé de l’imbrication de la langue et du politique, de l’exercice difficile de traduction des dialectes, de dictionnaires et de langues minorées.

Et puis, nous nous sommes penchées sur l’une de ses traductions, dont nous avons comparé un extrait en VO et en VF, pour vous faire toucher du doigt toute la complexité du passage d’une langue à l’autre, mais aussi son immense richesse. Ce texte est extrait de Ton fils Huckleberry Finn, un roman de l’auteur bosnien Bekim Sejranović, paru dans sa version française en 2021 aux éditions Intervalles.

Pour Chloé, la traduction est à la fois un art de la perte et un immense terrain de jeu. Cette dualité a parcouru tout notre échange, que je suis fière de partager avec vous aujourd'hui. J’espère que comme moi, vous serez touchés par Chloé, sa douceur et son amour des mots. Bonne écoute !

 

➡️ Retrouvez tous les textes lus dans le podcast (en VO et VF) sur languealangue.com et sur les réseaux sociaux (@languealangue sur Instagram). Soutenez-nous en nous laissant des étoiles et un commentaire, et surtout, parlez-en autour de vous !

 

Langue à Langue est un podcast de Margot Grellier

Musique et graphisme : Studio Pile

Montage/mixage : Nathan Luyé de La Cabine Rouge


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Si vous avez la chance de parler couramment une langue qui n'est pas votre langue maternelle, vous avez sans doute remarqué cette légère étrangeté qui demeure. Vous avez beau maîtriser parfaitement cette langue, vous avez beau la lire ou la parler tous les jours, il reste tout de même un petit écart, un espace infime entre vous et cette langue, juste assez pour que votre oreille reste sensible à ses rythmes et à ses sonorités. Chloé Billon vit à Zagreb, en Croatie, avec son compagnon et ses deux Ausha, Boulette et Poupette. Elle interprète et elle traduit le bosnien, le croate, le monténégrin et le serbe depuis dix ans. Et pourtant, elle conserve un rapport très sensuel à ces langues. Peut-être justement parce que ce ne sont pas des langues maternelles. Quand je l'ai rencontrée, pour enregistrer l'épisode que vous vous apprêtez à écouter, elle était de passage en France. On a passé toute une après-midi ensemble à parler de son parcours, des langues minorées, de l'exercice difficile de traduction des dialectes et de l'imbrication de la langue et du politique, une question particulièrement sensible en ex-Yougoslavie. Pour Chloé, la traduction, c'est l'art de perdre, mais c'est aussi un immense terrain de jeu. Et c'est drôle, il y a beaucoup de choses chez elle qui expriment un contraste ou une dualité. traduction et interprétation, Zagreb et Paris, Orient et Occident, et puis, comme un clin d'œil, la mèche argentée qui sillonne ses cheveux bruns. J'espère que vous vous laisserez happer par sa douceur, son amour des langues, et surtout par sa manière singulière d'évoluer entre les mots et les mondes. Je suis Margot Grélier, et vous écoutez Langue à langue, épisode 4. Spliff, accent du Sud. et dialecte croate avec

  • Speaker #1

    Chloé Billon

  • Speaker #0

    Langue à langue

  • Speaker #1

    Yazikna Yazik

  • Speaker #0

    Bonjour Chloé Enchantée

  • Speaker #1

    Désolée si elle se met

  • Speaker #0

    Vous voulez que je retienne mes...

  • Speaker #1

    Oh, c'est... Mes chaussures ? Le parquet est vieux, donc il y a des écharpes. Il ne veut pas être piscine. Ouais, ok.

  • Speaker #0

    Ni en collant.

  • Speaker #1

    Ni en collant.

  • Speaker #0

    Chloé m'a donné rendez-vous dans le 19e arrondissement de Paris, tout près du parc de la Villette et du canal de l'Ourc, dans le petit appartement qu'elle a conservé pour ses passages réguliers à Paris. La première chose qu'on remarque en entrant chez elle, ce sont les livres. Il y en a partout. Sur les étagères, par terre, en piles plus ou moins stables, sur la table basse et sur un grand bureau, auquel Chloé tient beaucoup, qui a appartenu à son grand-père et qui trône maintenant au milieu du salon. Si on y prête attention, ces livres racontent un peu la vie de Chloé. Il y a sa collection de Corto Maltès qu'elle s'est achetée adolescente. Des classiques de la littérature anglaise, puisqu'avant d'apprendre le bosnien, croate, monténégrin, serbe, Chloé a étudié la littérature anglaise et allemande. Et puis, ses traductions, bien sûr. On s'est assises sur le canapé avec une tasse de café et on a commencé la discussion en parlant des sonorités de ces langues que Chloé traduit depuis une dizaine d'années déjà.

  • Speaker #1

    Une grande différence avec le français, c'est qu'il n'y a pas de nasal. Ce qui est différent du français avec beaucoup de langues, on parle le portugais peut-être.

  • Speaker #0

    Les nasales, ce serait par exemple ?

  • Speaker #1

    C'est les « on, on, on » . Tous ces sons que les autres ont beaucoup de mal à reproduire dans notre langue. C'est des voyelles ouvertes. Après, l'accent change aussi suivant les régions. Par exemple, en tout cas, il est commun ou admis de dire que le serbe, surtout le serbe de Belgrade, va être un peu plus… franc, rond dedans. Sur la côte, c'est plus chantant. De la même manière que chez nous aussi. Sur la côte méditerranéenne, la langue est plus chantante. Les airs sont roulés. De manière générale, je dirais que c'est une langue avec des sonorités assez franches. Et c'est vraiment une langue avec des sonorités du sud. Même si c'est une langue slave. Par exemple, le bulgare a une prononciation beaucoup plus proche du russe. Là, c'est une langue slave, mais... Peut-être, comme c'était une langue slave prononcée comme de l'italien, peut-être. Mais moi, j'étais chez une amie qui m'avait fait la remarque, une fois que je l'avais emmenée avec moi là-bas. Elle est française, mais son père est d'origine italienne, napolitaine. Et elle m'avait dit, mais c'est très étrange pour moi parce que je ne comprends absolument rien, mais j'ai l'impression d'entendre mon grand-père parler napolitain.

  • Speaker #0

    C'est sans doute ces accents et ce mode de vie très méditerranéen qui ont charmé Chloé lors de son premier voyage en ex-Yougoslavie. On est en 2005, Chloé a 19 ans et elle part camper en Croatie avec des amis. Et là, c'est le coup de cœur. Elle se sent chez elle dans ce pays. Et pourtant, elle ne parle pas la langue et elle n'a pas de lien particulier avec cette région. Deux ans après, elle se lance dans l'apprentissage du bosnien-croate-monténégrin-serbe. Alors, si comme moi, vous n'y connaissez rien, vous pensez peut-être que ce sont quatre langues différentes et peut-être même que ça vous impressionne un peu. Mais il faut vous dire que le bosnien-croate-monténégrin-serbe sont en réalité des variantes régionales extrêmement proches d'une même langue.

  • Speaker #1

    Il y a des mots qui sont différents, des structures qui sont différentes. Quand quelqu'un parle, on sait d'où il vient. Et oui, il y a certains mots qui ne sont pas les mêmes. Par exemple, pour le pain, on dit « chleb » en serbe et « klo » en croate. Il y a d'autres mots comme ça, un petit peu, pour la serviette de bain, pour l'hydronome. Enfin, ce sont des choses qui s'apprennent rapidement et qui n'empêchent pas la compréhension. Il y a l'influence des biens en histoire, par exemple en Bosnie ou en Serbie, qui ont été 500 ans sous domination ottomane. Il y a beaucoup plus de mots originaires du turc. En Croatie centrale, c'était l'antirostre hongrois, il y a énormément de mots originaires de l'allemand, qu'il y a aussi d'ailleurs en Serbe ou en Bosnien. Sur la côte croate, comme c'était des comptoirs commerciaux vénitiens, il y a énormément de mots qui viennent de l'italien. Et en fait, c'est plutôt que quand quelqu'un parle, on sait d'où il vient. Mais ça,

  • Speaker #0

    c'est lié à l'accent qu'il a ou même au vocabulaire ?

  • Speaker #1

    Au vocabulaire, oui. Par exemple, il y a des choses intraduisibles qui font que dans un livre, si vous avez un dialogue, l'auteur peut faire en sorte, par la manière dont les gens se saluent, qu'on sache d'où vient telle personne.

  • Speaker #0

    D'accord. Même dans la manière dont on dit bonjour ?

  • Speaker #1

    Alors, pas bonjour, bonjour, ça va être doberdan, mais... Et par exemple, le mot pour dire mon pote, frère, en saluant quelqu'un, si dans le dialogue cette personne dit bret, on sait qu'il vient de Serbie et même de Belgrade. S'il dit yarane, on sait qu'il vient de Bosnie. Brate, c'est un peu plus généraliste.

  • Speaker #0

    Pour vous donner une idée, l'intercompréhension entre Bosniens, Croates, Monténégrins et Serbes est de l'ordre de 98%. C'est plus qu'entre Français et Québécois, par exemple. D'ailleurs, il fut un temps où la langue portait un nom unique. On l'appelait le serbo-croate. Ce n'est que depuis la dislocation de la Yougoslavie que quatre noms distincts ont été adoptés, un par pays.

  • Speaker #1

    La langue est une question politique, de toute façon. Dans tous les cas, je ne sais plus qui a dit une langue, c'est un dialecte avec une armée et une académie. Donc, ce n'est pas à moi de décider quel pays. décide d'appeler sa langue comment ? C'est tout simplement parce qu'il y a eu une guerre fratricide et que la détermination nationale se place aussi dans la langue. Il y a eu aussi des efforts pour, tout comme en fait, à l'époque de l'unification des slaves du Sud, qui à un moment, même avant la goslavie socialiste, mais pendant le royaume de la goslavie, comprennent que ils sont quand même, même s'ils ont leurs problèmes entre eux et leurs dissensions, ils sont quand même petits. et étant rédégligeable par rapport à tous les grands empires puissants qu'il y a autour d'eux et qui ont plutôt intérêt à s'unir s'ils veulent arrêter un jour d'être des colonies. Et tout comme à ce moment-là, il a fallu codifier la langue, qu'il a été assez tard, étant donné que comme avant, c'était soit sous domination antromroise, soit sous domination ottomane, la langue n'avait pas été... jusqu'au XIXe siècle n'avaient pas été codifiées, parce qu'au très peu, il y avait des textes, par exemple, des plus grands croates et des brovniks, mais il n'y avait pas forcément de grammaire, ou d'alphabet, ou de dictionnaire officiel, parce que, de toute façon, c'était la langue dominée ou des plus vieux. Voilà, sauf à Dubrovnik, où Dubrovnik était une république indépendante. Et du coup, quand ils ont décidé de codifier cette langue, avec aussi, pour volonté de s'unifier, il y a eu un mouvement... Il fallait choisir quelle variante dialectale, parce qu'il y a énormément de dialectes. Donc on les appelle, il y a le ch'to-kavien, le tchakavien, le kalikavien. C'est déterminé en fonction du mot qu'on utilise pour dire quoi ou que. Et donc aujourd'hui, en serbe ou en croate standard, c'est « chto » ou « Ausha » qui veut dire quoi ou que. Mais il y a aussi d'autres variantes dialectales, par exemple dans la région du Zagorje, du Medzimurje, plutôt dans le nord de la Croatie, pas loin de la frontière avec la Slovénie ou la Hongrie, le mot pour dire que ou quoi, c'est « kaï » . Et plutôt sur la côte, les îles, l'Istrie, c'est « tcha » . Et donc, il a fallu choisir lequel, sur quelle version standard on se décidait. Et donc, il y a eu un mouvement plutôt d'unification de la langue, d'essayer, au moins dans la langue standard, de gommer les différences, parce que l'intérêt, c'était qu'on soit tous frères. Et de la même manière, à l'inverse, quand on s'est tués entre frères, après, on a essayé de défaire ces ressemblances et d'accentuer davantage les différences. On a pu se... En fait, comme toute question linguistique, c'est politique. C'est aussi, finalement... Moi, ça m'est égal comment on appelle une langue tant qu'il n'y a pas de manipulation politique de la langue, ce qui a été le cas, et qu'il n'y a pas de terreur à insulter quelqu'un parce qu'il parle comme ci ou comme ça. Il y a quelques années, il y a eu une tribune signée par beaucoup d'intellectuels de la région pour que le nationalisme arrête de se nicher dans la langue. Et pour le droit de chacun à utiliser... le nom qu'il voulait pour cette langue et utiliser les variantes qu'il voulait en combinaison comme il le voulait. Et beaucoup de gens parlent des mélanges de variantes, parce qu'il y a beaucoup de gens issus de mariages mixtes ou qui rentrent de région. Mais pour ce qui est du nom, on pourrait aussi bien se demander finalement pourquoi est-ce que les Autrichiens disent qu'ils parlent allemand et pas autrichien ? Pourquoi est-ce que les Belges francophones ne disent pas qu'ils parlent belge ?

  • Speaker #0

    Au-delà de la langue standard et de ses variantes régionales, les pays slaves du Sud comptent aussi beaucoup de dialectes qui diffèrent plus entre eux que les langues officielles. Ces dialectes, il est d'ailleurs de plus en plus fréquent de les rencontrer au détour d'un roman, dans un dialogue par exemple. Et c'est précisément ça qui intéresse Chloé, la littérature comme espace de liberté et de métissage linguistique. Mais c'est aussi l'un des grands défis qu'elle doit relever en traduction. Pour vous plonger dans ces langues et leur sonorité chantante, Pour vous permettre aussi de saisir ce qui se joue dans le passage d'une langue à l'autre, Chloé a accepté de mettre en comparaison l'une de ses traductions avec le texte original. Vous allez voir, le texte qu'elle a choisi est particulièrement emblématique de la question des régionalismes, justement. C'est un extrait de Ton fils Huckleberry Finn, un roman de Bekim Seranovic, paru aux éditions Intervalle en 2021. Si vous souhaitez la voir sous les yeux pendant que Chloé le lit et le commente, vous pouvez vous rendre sur le site du podcast à l'adresse langalang.com. Vous l'y trouverez en VO et en VF.

  • Speaker #1

    Je précise qu'en fait le texte passe en Bosnie mais moi je ne vis pas en Bosnie, j'ai pas l'accent bosnien. Donc je vais pas lire avec l'accent qui faudrait. Je les ai vu dans le café de jazz, où Jacques était le propriétaire, et Cepa à Konabar, ou à Savik, quand ils se réveillaient, car ils étaient des pizzeriais amoureux. Et il n'y a pas de chose à faire autrement que dans le Brčko. J'ai été soulagée de constater que je les connaissais tous les trois. C'était trois jeunes mecs de Brtchko. Qu'un type soit de Brtchko, on le comprend dès qu'on entend les palatales particulièrement mouillées et le « ça gave » . Un authentique natif de Brtchko est toujours de Brtko. Et ce « ça gave » , « t'es gavant » , « c'est gavé » était leur juron, mot béquille qu'ils balançaient, ou plutôt gavaient, à toutes les sauces possibles et imaginables, et ils pouvaient signifier ce que tu voulais. Pilon, Pefli et Canet, des mecs d'une dizaine d'années de moins que moi, dont la guerre avait détruit l'enfance, mais pas les vies, à en juger par ce que je savais d'eux. Je les voyais en général au café de Jasva, dont Pilon était le propriétaire, et Pefli le serveur, ou sur la save, car c'était des mordus de pêche à la ligne. De toute façon, il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire à Brčko. C'est un livre que j'aime énormément et qui me tient beaucoup à cœur et qui a une histoire assez tragique. Il est lu pour la première fois, il me semble, quand il est sorti. Il me semble que c'était en 2015. C'est mon libraire de Belgrade qui me l'avait recommandé et je l'ai adoré immédiatement. Bekim Saranovic, comme son nom l'indique, quand on connaît la région, lui était originaire de Bosnie, donc il le dit précisément de Bočko.

  • Speaker #0

    Et qu'est-ce qui, dans son nom, indique ça ?

  • Speaker #1

    Bébé Kim, c'est un nom musulman. Il a fait des études en Croatie, à Rijeka. Et puis tout d'un coup, à la guerre, il devient indésirable. Bon, bien sûr, rentrer en Bosnie pour se faire engager, ce n'était pas vraiment l'idéal. Il réussit à partir dans les... une extrémiste dans un des derniers pays qui accepte encore des réfugiés, c'est la Norvège. Où il a vécu et il a appris le norvégien. Apparemment, lui, il était... très très bon en langue, il se qualifie lui-même de mollusque linguistique et a pris le norvégien en quelques années au point d'être interprète pour après les autres réfugiés qui arrivaient. Il a traduit un peu du norvégien en croate-bosnien, je ne sais pas exactement. Et ses livres, c'est toujours un croisement entre l'autofiction et la fiction. Et il raconte des choses de sa vie, c'est toujours aussi autour de la thématique de l'exil et de la déchirure que ça a été pour lui. de quitter la Bosnie et ce qui est arrivé à la Bosnie, de la difficulté de vivre en Norvège. Et quand j'ai enfin réussi à trouver un éditeur pour ce livre, il en a écrit d'autres avant. J'aimais beaucoup aussi son premier, Nik Zianenot Kouda, mais pour moi, celui-là, c'était vraiment pour moi son chef d'œuvre. Et j'ai mis cinq ans à lui trouver un éditeur, parce que les gens me disaient en général, ah oui, c'est vrai que ça a l'air génial ton truc. Mais la narration, ce n'est pas linéaire, ça va être compliqué. C'est vrai que j'ai un génial truc, mais quand même, il y a beaucoup de drogue, ce n'est pas pour notre public, bref. Et quand j'ai finalement trouvé un éditeur, j'étais très contente. Et il aurait dû sortir en mai 2020. Et puis, il y a eu le Covid. Et je l'ai prévenu qu'on allait repousser la sortie. Mais oui, pas de problème, l'auteur. Et il est mort peu après, à 47 ans, avant que le livre sorte. Et pour moi, c'était un moment très triste. En fait, après l'avoir traduit, c'était comme si on le connaissait, qu'on connaissait un ami, qu'on perdait un ami. Et malheureusement, du coup, ce livre n'a pas du tout reçu l'attention qu'il mérite. Il est passé assez inaperçu. Alors que pour moi, je pense que c'est... un de mes meilleurs travaux de traduction, je ne sais pas, parce qu'il varie beaucoup les styles. Il y a à la fois une grande richesse de la langue pour ce qui est dans celui-là du voyage sur la rivière. Toute la description de la rivière, de la nature, ça peut être à la fois très poétique. Il y a tout un jeu sur toutes les différentes variantes de la langue. Et il y a aussi des scènes de... de beuverie apocalyptique avec des blagues de l'argot qu'il faut savoir retranscrire. Il y avait des fois, franchement, quand il se met à rimer sous assise, je me disais, Chloé, pourquoi t'as-tu fait ça ?

  • Speaker #0

    Et simplement pour situer cet extrait au sein du roman,

  • Speaker #1

    il se situe à la page 273-274. C'est vers la fin du livre. Donc l'histoire de ce livre, en fait, c'est... Le narrateur, qui est un double de l'auteur, rentre en Bosnie. Alors, il vit encore en Norvège régulièrement pour travailler, mais dès qu'il peut, il rentre en Bosnie, notamment l'été. Donc, il a grandi quand il était petit chez ses grands-parents à Borčko. Et il adore passer tout son été au bord de la Save. Et un jour, il s'achète un petit bateau. Son but à l'époque, c'est qu'il se l'achète avec un ami norvégien. c'est de voyager ensemble jusqu'à la mer Noire, de descendre de la Sable jusqu'au Danube, puis jusqu'à la mer Noire, tout en faisant un documentaire à ce sujet. Et il a grandi avec tout l'imaginaire de Huckleberry Finn, etc. Donc c'est aussi pour ça que c'est mon titre. Donc il y a en parallèle l'histoire de ce voyage et de cette tentative de documentaire qui va rester à aborter, parce qu'en fait, ils s'arrêtent tellement souvent le long de la rivière au gré des rencontres pour faire la fête, qu'ils n'ont jamais le temps d'arriver à la mer Noire. Ils vont beaucoup, beaucoup plus lentement. Et après, il y a une autre partie du récit, donc c'est des années plus tard, le père du protagoniste avec qui il a une relation très compliquée, qui lui a émigré juste après la guerre en Australie. revient le voir, sauf que les relations ne sont toujours pas faciles. Lui comprend que son père est atteint du cancer, peut-être qu'il n'en a plus pour longtemps. Et il décide au moins d'atténuer ses douleurs, vu que son père, c'est un dur, c'est un... un mâle macho d'une société patriarcale, donc non, il ne faut pas prendre ses trucs de chuchotes et tout. Et donc, à son insu, il lui met de la drogue dans son café ou dans son thé pour atténuer ses douleurs. Sauf qu'un jour, son père est parti très tôt le matin, relevé des nasses, et il ne revient pas. Et en fait, tout le livre, c'est comment il veut, il part le chercher, rongé par la culpabilité de se dire « c'est parce que j'ai mis de la drogue qu'il n'est pas revenu, qui sait où il est, etc. » il est peut-être mort à cause de moi, et incapable de supporter cette culpabilité, lui-même prend de la drogue, il part dans ses souvenirs, et on se laisse absorber, ça devient un peu le rythme des remous, de la rivière, etc. Et là, c'est vers la fin du livre, il est de plus en plus désespéré, il s'est caché sur le rivage pour passer la nuit, sous des arbres, et là, il entend que des gens arrivent. Et il va discuter avec eux, et ce sont eux qui vont lui donner des nouvelles de son père. Et dans ce petit extrait... réchassé parce que tu voulais quelque chose qui donne un peu un exemple de difficulté qui arrive souvent. Donc là, notamment, il y avait finalement cette question que j'ai lue dans l'original où il parle du mobéki qu'ils utilisent tous dans cette région particulière, Ausha, et de comment le traduire, parce qu'il fallait... Ça ne pouvait pas être un seul... Ça devait être un mobéki qui soit flexible, qui se décline parce qu'il le décline dans... dans l'original, c'est pour ça que finalement j'ai choisi, j'ai fini par trouver Sagave, Gavante et Gavé.

  • Speaker #0

    Alors ça, Gavé, je crois que c'est un petit mot justement béquille qui est beaucoup utilisé vers Lyon.

  • Speaker #1

    C'est vers Lyon, oui. Je ne suis pas du tout originaire, mais c'est celui qui m'a semblé le plus flexible qui pouvait aller dans le contexte.

  • Speaker #0

    Et donc si on reprend, est-ce qu'on peut reprendre un petit peu dans le détail le premier paragraphe ?

  • Speaker #1

    C'était un peu comme un bric. C'était trois mecs de Borchko. Oui. Momak, ce jeune homme. Et là, ensuite, il explique à quoi il comprend qu'ils sont Borchko. Donc, à cette expression et à la question de l'accent. Et là, on le voit quand ils disent « au cherachmo, au cheramti, au cheramioi » C'est un peu la déclinaison de ce mot béquille, qui est un verbe dans l'original. Mou, ça veut dire... C'est le datif. Donc, c'est à lui. Ti, c'est à toi. Et yoi, c'est à elle. Mais littéralement, c'est un peu comme si tu l'emmerdes, je t'emmerde. C'est ce type de variation-là qu'il fait.

  • Speaker #0

    Et donc, vous l'avez traduit par s'agave, t'es gavant, s'est gavé.

  • Speaker #1

    Oui, parce que j'avais besoin que cette pression soit très flexible. Après, il l'emploie dans un tout autre... Après, il dit que c'est un mot béquille qu'ils employaient, ou plutôt gavaient. Ce qui veut dire que là, je ne pouvais pas non plus avoir quelque chose du type « ça m'emmerde » parce que là, ça n'aurait pas eu de sens. Et il continue à l'utiliser dans tous les dialogues ensuite. Donc, j'avais vraiment besoin... de montrer que c'est quelque chose que je pouvais mettre à toutes les sources.

  • Speaker #0

    Et donc, vous l'avez utilisé aussi bien en verbe qu'est-ce que vous l'avez utilisé aussi en adverbe, comme on peut trouver vers Lyon, du genre « c'est gavé bien » .

  • Speaker #1

    Oui, là, ils sont certainement gavés, bourrés à la riquette.

  • Speaker #0

    Oui, voilà, c'est ça.

  • Speaker #1

    Et puis après, j'ai eu le problème des surnoms des trois mecs. Ça aussi, ils se donnent beaucoup, beaucoup, beaucoup de surnoms là-bas. Et des fois, des surnoms qui, au bout d'un moment, deviennent en fait... Souvent, je devais demander aux auteurs, mais en fait, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça vient d'où ? Parce que quelqu'un peut très bien avoir un surnom complètement absurde, où c'est difficile de reprendre la signification plus tard, parce que... Quelqu'un peut être tombé quand il était petit dans du goudron, avoir eu des taches de goudron sur lui, et tous les gosses du quartier l'ont surnommé Goudron. Et 40 ans plus tard, il s'appelle encore Goudron, mais plus personne ne sait pourquoi.

  • Speaker #0

    Et là, si on reprend les noms en croate, mosnien, ça donne ?

  • Speaker #1

    Donc il y a Jaga, c'était quelque chose, on m'expliquait, qui était une référence. à la scie. Quand des fois, quelqu'un peut aussi parler, parler, parler tellement qu'il devient épuisant. Sauf que scie, je trouvais que ça marchait pas très bien. On peut dire c'est une scie, mais non, sûrement. Et c'est pour ça que j'ai trouvé, fini par trouver pilon. Il faut trouver des choses qui peuvent sonner bien, qui sonnent crédibles aussi, sûrement en français. Tu sais pas... Donc ensuite, on apprend, par la suite, quand ils les décrivent plutôt dans leurs discussions avec eux, que c'est quelqu'un de... que c'est quelqu'un de très angoissé et en fait c'est pitié c'est sympathie de la quête de quelqu'un qui est de sa vie ça veut dire qu'il arrache les poils, c'est littéralement pour dire quelqu'un qui coupe les chevaux en quatre qui se complique tout le temps la vie et donc lui c'est parce qu'il se pose plein de questions tout le temps c'est pour ça que j'ai trouvé Pefli et Mertwi là c'était facile de filmer Mertwi c'était facile, Mertwi ça veut tout simplement dire mort Et là, je me cannais parce que...

  • Speaker #0

    Ok. Alors,

  • Speaker #1

    c'est mieux.

  • Speaker #0

    C'est marrant parce que moi, je m'étais demandé, justement. Je savais qu'il y avait probablement un enjeu sur la traduction des surnoms. Et en fait, j'avais fait fausse route parce que je m'étais dit que c'était sans doute trois... En plus, j'avais vu que le roman... Les psychotropes étaient importants pour le roman. Et donc, je m'étais dit que c'était trois noms qui devaient tourner autour de... La drogue. Et donc, il y avait Pilon, il y avait Pif-Pefli, où je n'avais pas capté la référence du verlan. Et je pensais que c'était un truc qui ressemblait à Spliff, ou quelque chose comme ça. Mon canet, je ne voyais pas trop, mais je pensais. Donc, pas du tout, en fait.

  • Speaker #1

    Après, ils fument des gros Spliff ensemble.

  • Speaker #0

    Comment traduire un passage écrit en dialecte ? Pour Chloé ? Comme souvent, en traduction, c'est une question d'arbitrage et de choix.

  • Speaker #1

    Il y a beaucoup de choses qui, malheureusement, restent du domaine de l'intraduisible, parce que, d'une part, la plupart des dialectes ne sont plus parlés en France, donc même si je traduisais en dialecte, personne ne comprendrait, et d'autre part, on peut aussi toujours se poser la question de quelle serait la pertinence. de traduire du dialecte du Medjimourie au dialecte des Vosges, parce que ce n'est quand même pas la même région, ce n'est pas la même histoire. Mais ça demeure. Et alors, ce que j'essaye de faire toujours, c'est au moins de transcrire la différence entre le standard et le pas standard. Dans une de mes dernières traductions publiées, il s'est posé aussi beaucoup la question, parce que là, ça se passe dans le Medjimurje, une région au nord de la Croatie, à la frontière avec la Slovénie. Et pour moi, l'important, ça a été au moins de faire sentir que la différence entre la langue standard de la narration qui est employée par le narrateur qui a raconté son histoire une fois qu'il a fait des études de lettres, etc., la langue de l'autorité, de l'instructeur, de la police, etc., de l'État... Et...

  • Speaker #0

    la langue que parlent les gens entre eux au village, parce que ça se passe dans une communauté très rurale. Donc au moins de pouvoir faire cette différence, ville, campagne, niveau d'éducation, ou alors milieu classe supérieure, milieu ouvrier, je pense qu'en tout cas toujours la dimension sociale et de classe est très importante dans le langage. Et après, en l'occurrence pour celui-là, par exemple pour certains surnoms, j'avais trouvé des choses dans... dans un dictionnaire du jurassien, même si je pense que personne l'a compris, mais ça sonnait bien. Quand c'est du Dalmat, l'avantage qu'on a quand même en France, c'est qu'on est quand même un pays méditerranéen, donc on a quand même certains mots qui peuvent permettre de rendre cette atmosphère.

  • Speaker #1

    Par exemple ?

  • Speaker #0

    Je ne sais pas, moi j'ai... Si je vais dire... Pégueux, esquiché, escagassé...

  • Speaker #1

    Et pour comprendre, pour... les dialectes, par exemple, si je prends l'exemple français, où il ne reste plus beaucoup de dialectes, mais par exemple le breton, c'est incompréhensible pour quelqu'un qui ne le parle pas. Est-ce que c'est vraiment de cet ordre-là aussi ? Et donc, comment les lecteurs...

  • Speaker #0

    Non, c'est pas pareil, parce que, finalement, le breton, ou le basque, ou l'alsacien qui sont les seuls à voir. un peu survécu en France. S'ils l'ont survécu, c'est parce que ils sont radicalement différents, justement. Ils ne font pas partie de la même famille de langues que la langue française. Les dialectes croates sont tous des variantes. Enfin, la base, même s'il peut y avoir plein de mots que moi je ne vois pas. que je ne comprends pas, que je comprends d'après le contexte, je cherche dans l'éditionnaire, mais la grammaire, la base, c'est la même. C'est un peu comme l'occitan, le provençal, enfin, en tout cas, s'il y a des qui ont disparu en français, même s'il y a plein de mots, effectivement, quand je regarde dans l'éditionnaire, je ne pourrais pas deviner toute seule, si je n'avais pas ce dictionnaire, ce que ça veut dire, mais... mais les racines de ce dialecte sont quand même les mêmes que celles du français, c'est pareil.

  • Speaker #1

    Quand elle tombe sur des mots ou des usages de mots qu'elle ne connaît pas, Chloé questionne les gens de son entourage qui sont nés dans la région. Parfois, elle passe des heures à lire des discussions sur des forums en ligne, mais comme beaucoup d'amoureux des langues, elle aime aussi s'entourer de dictionnaires.

  • Speaker #0

    Récemment, j'en ai acheté deux pour le livre que je traduisais cet automne. Ce n'est pas encore sorti. Mais toute une partie se passe dans le Zagora, qui est l'arrière-pays d'Almat. Et j'ai trouvé un dictionnaire de dialecte du Zagora et de l'Herzégovine, de l'Ouest. Et je l'aime beaucoup, parce que j'aime bien juste regarder quels sont les mots qu'il y a dedans. Et aussi parce que son auteur, des fois, était un peu farceur. Il a certaines entrées qui sont très rigolotes. Il y a une entrée pour le mot Ivan, par exemple. qui vous dit le plus beau et le plus glorieux prénom de notre région. Et après, il donne toutes les variantes et tous les surnoms possibles avec Ivan, voire pour les femmes. Les Ivan se marient souvent au nanana. Donc, il a des petites envolées lyriques rigolotes que j'aime bien. Et puis, récemment, et c'est ça ce qui m'a beaucoup touchée, parce que je ne savais même pas qu'il existait. Du coup, à un moment-là, quand j'étais à Noël dans les Alpes-de-Haute-Provence, on a une maison de famille. D'un coup, je me suis dit, mais oui, je pourrais en fait. C'est évident, je devrais chercher des mots d'ici pour essayer de traduire certains mots du Zagora. Ce n'est pas tout à fait le même paysage, c'est plus haut, mais il y a cette dimension à la fois, c'est la montagne rude, et en même temps, c'est la Méditerranée, dans l'odeur, dans la végétation. Il y a toute une culture de l'élevage, des bergers, transhumants. Il y a eu, dans les deux cas... une forte industrie des manianeries, de l'élevage des vers à soie, donc ça s'effondre et tout. Et là, j'ai demandé à ma mère, mais tu sais, peut-être... Je lui ai dit, j'aimerais bien qu'on passe à la librairie du village pour voir s'ils n'ont pas, par hasard, un dictionnaire du dialecte d'ici. Et elle m'a dit, ah mais bien sûr qu'ils en ont, je me souviens, j'en avais trouvé un dans les cartons de ta grand-mère, c'était le vieux Fortoudle, qui est mort aujourd'hui, qui l'avait écrit. Et je l'ai trouvé et il est magnifique parce qu'en fait, il y a à la fois c'est un mélange entre le dictionnaire et en même temps avec des articles sur tout leur mode de vie exactement comment ils vivaient et aussi avec des passages très marrants donc il y a l'article bétail qui est très court pour tout le reste, allez voir l'article mouton et celui-là Ça me touche beaucoup aussi, parce que je l'ai trouvé si tard, alors que c'est une région où j'ai passé toutes mes vacances d'été et d'hiver.

  • Speaker #1

    Et donc, vous pensez que vous allez vous en inspirer un peu ? Vous allez faire des trouvailles ?

  • Speaker #0

    J'espère. Mais après, sur le problème, seront-elles compréhensibles par quelqu'un ? Mais c'est des trésors, en tout cas, toute cette diversité de la langue, même si malheureusement, elle s'est perdue. Moi, rien que de voir tous ces mots, ça me fait déjà plaisir.

  • Speaker #1

    Dans une enquête sur la littérature étrangère publiée dans le Monde des Livres en janvier 2024, on apprenait que les titres traduits en littérature en 2023 venaient de 39 langues différentes, 53% de l'anglais, 23% de l'allemand, de l'italien ou de l'espagnol, ce qui veut dire que les 35 langues restantes se partageaient les derniers 24%. Moins d'un quart des parts de traduction. Ces langues peu traduites, on les appelle les langues minorées.

  • Speaker #0

    Alors moi, c'est une expression que j'ai entendue par la première fois dans la bouche de collègues traductrices et traducteurs qui montaient la revue Babel, qui était une étudiante de l'INALCO. Donc ils ont créé cette revue Babel pour traduire des courts textes, chacun de toutes ces langues. Et c'est de eux que j'ai pour la première fois entendu l'expression langue minorée, qui m'a beaucoup plu. Parce que sinon, moi, en fait, la langue que j'apprenais ou par la suite que je traduisais, c'était toujours qualifiée d'une petite langue ou d'une langue exotique. Ce qui, dans les deux cas, je trouve, sont des termes péjoratifs, voire orientalistes, colonisateurs, et que je n'aime pas employer. Parce que petit, alors oui, il y a un nombre de locuteurs moins important. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire que, pour autant, les gens ont une culture moins valable, qu'ils sont plus bêtes ? De toute façon, les critères qui rentrent en ligne de compte pour la diffusion d'une langue ne sont même pas uniquement le nombre de locuteurs. C'est aussi le pouvoir symbolique, économique, politique. Et finalement, même pas encore, par rapport à son pouvoir économique et politique, on ne traduit pas tellement du chinois, par exemple. C'est pour ça que langue minorée, en fait, Même si certains de ces pays moins traduits, moins représentés, de ces langues moins traduites, moins représentées, sont dans des situations similaires, comme la plupart des pays de l'Est sont dans des situations similaires, par exemple, il y a quand même plein de réalités différentes. Les raisons pour lesquelles ils le sont, ce n'est encore pas du tout la même chose que la raison pour laquelle les littératures d'Afrique sont souvent présentées dans le paysage littoral. C'est à chaque fois des héritages coloniaux différents, etc. Et donc, Minoret, je trouvais que c'était une expression qui permettait à la fois justement d'éviter ce côté orientalisant, colonialiste ou dépréciatif, tout en pouvant décrire, avec ce terme, la situation de plein de langues étant elles-mêmes dans des situations très variées.

  • Speaker #1

    Pour la majorité des traducteurs et traductrices de langues dites minorées, il y a toute une face cachée du métier, qui consiste à chercher et découvrir des ouvrages non traduits, puis à aller voir les maisons d'édition pour les convaincre de les publier. Pour Chloé, par exemple, ça représente 80 à 90% des livres qu'elle a traduits en 10 ans.

  • Speaker #0

    Oui, c'est une énorme part de notre métier, invisible et complètement bénévole. Oui, parce qu'en général... Les éditeurs ne savent pas du tout ce qui se passe dans ces pays-là, eux-mêmes ne lisant pas ces langues-là. Il y avait eu un intérêt vague pendant la guerre, puis après quand la guerre s'était finie, c'était un peu une sorte de no man's land dans la tête des gens. Personne ne savait ce qui se passait. Donc oui, si on veut traduire quelque chose, une partie de notre travail, c'est déjà de déterminer ce qui est sorti d'intéressant, qui selon nous, mériterait d'être traduit. C'est aussi pour ça que je suis retournée m'installer dans la région. Donc en tout cas, à Zagreb, je... Je vais à toutes les soirées littéraires de présentation qui m'intéressent, pour me faire une idée de la scène, des nouveaux auteurs qui arrivent, les derniers livres. Et puis après, il faut trouver le temps de lire. Et ensuite, sur ce que j'ai lu, ce qui moi m'a beaucoup, beaucoup plu, et dont je pense que ça peut être compréhensible ou intéressant éventuellement pour un lectorat étranger, parce qu'il y a aussi des livres que j'aime beaucoup, mais je dis en fait, clairement, si tu ne vis pas ici, tu ne comprends pas la moitié des blagues, donc ça ne sert à rien. Et ensuite... En général, je fais un extrait de traduction, plus ou moins long, suivant des fois si c'est un livre où il faut mettre longtemps pour rentrer dans l'article, ou alors s'il y a plusieurs styles ou plusieurs récits enchassés. Des fois, il faut faire un extrait plus long pour donner à voir. toute la complotité du texte, et une présentation, une présentation de l'auteur, de l'histoire, je pense qu'il faudrait qu'il soit traduit. Et après, j'essaie de voir à quelle maison d'édition il faudrait que je puisse le proposer en France, de préférence de quelqu'un que j'ai déjà croisé un jour, donc qui risque peut-être potentiellement de répondre à mon mail dans les six mois. Et après, j'envoie.

  • Speaker #1

    À force de mener ce travail de veille minutieux, Chloé est un peu devenue référente de la littérature des Balkans auprès de certains éditeurs. Aujourd'hui, elle contribue à faire connaître cette littérature auprès d'un public francophone. Elle s'est créée un vrai réseau d'auteurs et d'autrices sur place, avec lesquels elle entretient forcément un lien particulier. Après tout, est-ce que les traducteurs ne sont pas les meilleurs lecteurs qu'un auteur puisse avoir ?

  • Speaker #0

    De manière générale, oui, j'ai des relations avec pas mal d'auteurs que j'ai traduits, qui en général sont très contents et reconnaissants qu'on les traduise vers une grande langue. elle est une langue puissante, comme le français. Il y a un complexe d'infériorité très fort, en fait. Alors, je ne sais pas, je ne me permettrais pas de dire ce qu'il en est d'autres pays d'Europe de l'Est, en tout cas en Est-Ugueslavie, il y a un complexe d'infériorité très fort, de toute façon. Chez nous, rien ne fonctionne, de toute façon. C'est bien notre faute, de toute façon. On n'est que des pouceux, on est... Et je ne suis pas du tout d'accord. C'est du colonialisme intégré, de l'auto-colonialisme, de l'auto-racisme en fait. Mais du coup, c'est d'autant plus important pour eux la reconnaissance, de voir que si peut-être qu'en fait ils méritent d'être traduits vers une autre langue. L'avantage, c'est que je sais que moi, la première fois que je contactais le premier auteur que j'ai traduit, j'étais très timide, pas sûre d'être légitime, je ne voulais pas l'embêter. Et là, il dit « Ah, mais si, mais si. Alors par contre, je serai déjà plus à Belgrade quand il y arrivera en août. Mais si jamais tu passes dans la bouche de Cotard, moi, ma maison de vacances, elle n'est pas loin. » Je lui dis « Ah, mais je vais toujours camper à un rang dans la bouche de Cotard. » « Bon, ben, appelle quand tu es là-bas. » Et il est venu me chercher en voiture. On a passé la journée à la plage en slip avec sa femme et sa fille. Et on a mangé des spaghettis bolognaises dans des superwares. Et là, je dis « Ah ! » Ou alors d'autres auteurs, on dit « ah mais oui, bien sûr, on va boire des vières ! » Très souvent, les contacts sont très simples, très chaleureux. Et après, comme avec le rêve des relations humaines, on a des affinités. J'ai des bonnes relations très cordiales avec tous les auteurs que j'ai traduits, et il y en a certains ou certaines qui sont vraiment devenus des amis, parce qu'il y avait des affinités ou plus.

  • Speaker #1

    J'espère que ce quatrième épisode de Langue à Langue vous a intéressé, titillé, touché, et que vous en sortez avec l'envie d'en parler à tout le monde autour de vous. Pour ma part, cet échange avec Chloé Billon m'a donné beaucoup de grains à moudre sur l'imbrication de la langue et du politique, et sur l'histoire de l'ex-Yougoslavie notamment. Quant à l'exercice du commentaire de traduction, il continue de me ravir. Merci infiniment à Chloé Billon de s'y être livrée. Je vous rappelle le titre du livre sur lequel elle s'est penchée, « Ton fils Huckleberry Finn » de Bekim Seranovic, paru aux éditions Interval en 2021. Vous pouvez retrouver les extraits en croate et en français sur le site langalang.com. Langa Lang est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique sont signées Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Merci mille fois pour vos messages et repartages sur les réseaux depuis le lancement de Langue à Langue. Ça me fait immensément plaisir de vous lire et de savoir que le podcast vous plaît. Pour continuer à le soutenir, vous pouvez faire plusieurs choses. D'abord, vous abonner sur votre application de podcast. Ensuite, lui mettre un max d'étoiles, toujours sur votre application. Vous pouvez aussi commenter les épisodes que vous avez aimés. Et bien sûr, continuer d'en parler autour de vous. On se dit à dans trois semaines pour le prochain épisode. Cette fois, nous quitterons l'Europe, direction le Brésil, avec le traducteur du portugais Mathieu Doss. A bientôt, et comme on dit en croate, do vid genia !

Chapters

  • Introduction

    00:00

  • Générique

    02:00

  • Chloé m'accueille chez elle

    02:28

  • Sonorités du bosnien-croate-monténégrin-serbe

    03:51

  • Le BCMS : 4 variantes régionales d’une même langue

    05:47

  • Du serbo-croate au BCMS : brève histoire des langues en ex-Yougoslavie

    07:47

  • Lecture en bosnien

    13:16

  • Lecture en français

    14:38

  • Lien de Chloé à Bekim Sejranovic et à son livre Ton fils Huckleberry Finn

    15:40

  • Résumé de Ton fils Huclkeberry Finn

    19:01

  • Commentaire de traduction : mot béquille dialectal

    22:17

  • Commentaire de traduction : surnoms

    25:02

  • Traduire les dialectes

    27:51

  • Amour des dictionnaires

    31:33

  • Langues minorées

    34:45

  • Travail invisible des traducteur·ices : recherche de textes

    37:34

  • Lien de Chloé aux auteur·ices qu’elle traduit

    39:34

  • Conclusion

    42:09

Share

Embed

You may also like