- Speaker #0
Bonjour Marilla. Ah, c'est pour ça, parce qu'il y a des noms, mais il n'y a pas... J'ai une malédiction, je ne mène mes interviews que les jours de pluie.
- Speaker #1
Merci.
- Speaker #0
Saviez-vous que le mot « texte » vient du latin « textus » , qui signifie « tissu » à l'origine ? Le texte, en effet, peut être comparé à une étoffe, constituée de fils dont la couleur, le motif et les reflets se déploient une fois tissés les uns aux autres. Pour en traduire toute la texture, on aurait tort d'effilocher le texte. Plutôt que de le prendre mot à mot, il faut au contraire le considérer dans sa globalité. La traduction requiert une distance critique qui, seule, permet d'appréhender la cohérence du texte dans son ensemble. Et en cela, elle s'oppose à toute automatisation. C'est ce que n'a cessé de me répéter Marilla Laurent lors de notre entretien pour l'épisode que vous vous apprêtez à écouter. Marilla est traductologue et traductrice du polonais. Elle a consacré près de 50 ans à transmettre la littérature polonaise au lectorat francophone et à défricher les règles de la traduction littéraire. Elle a traduit des romans, des nouvelles, de la poésie et reçu de multiples distinctions pour son travail en France et en Pologne. Aujourd'hui retraitée, elle continue à traduire par passion des écrivains prestigieux comme la prix Nobel Olga Tokarczuk. Je me suis rendue chez elle, à Vincennes, en banlieue est de Paris. C'était un après-midi de mars, le salon était baigné de lumière malgré la pluie et un joli bouquet de tulipes trônait sur la table. Avec finesse et un éclat de malice dans les yeux, Marilla m'a parlé de son amour de la belle langue, ancrée dans son histoire familiale, une histoire de résistance et de lutte pour la préservation des langues. Elle m'a parlé aussi de ce qui oppose le français et le polonais, une conception différente de la temporalité, un rapport particulier au récit et des imaginaires propres inscrits au cœur de la langue. Chevelure rousse, chemisier fuchsia et lunettes papillon, Marilla ne passe pas inaperçue. Et son atelier de traduction est à son image, unique et sensorielle. Elle m'a ouvert les portes de son univers et je suis ravie de vous y emmener avec moi aujourd'hui. Je suis Margot Grelier et vous écoutez Langue à langue, épisode 8, Escalade, prix Nobel et mythe polonais avec...
- Speaker #1
Marie Lalauvant Langue à langue Siens-tu que je suis un peu plus grand ? Petit café ?
- Speaker #0
Ah bah avec plaisir !
- Speaker #1
Vous voulez du sirop ?
- Speaker #0
Non merci.
- Speaker #1
Du lait ? Ah oui je veux.
- Speaker #0
C'est rare les gens qui prévoient du lait.
- Speaker #1
Je suis du Nord. Merci.
- Speaker #0
Marilla a grandi à Libercourt, à une quinzaine de kilomètres de Lille. Ses grands-parents se sont installés en France après la Première Guerre mondiale, comme des milliers d'autres Polonais. À la fin des années 1920, la diaspora polonaise est la deuxième communauté étrangère la plus importante en France, après les Italiens. Beaucoup travaillent dans les mines de charbon du Nord.
- Speaker #1
Ma grand-mère est venue en France parce qu'elle a épousé un cordonnier. Et sa famille, qui était une famille de la noblesse polonaise, Elle lui a dit qu'on n'épousait pas un cordonnier, et voilà, c'était une mésalliance. Et donc, elle est allée au pays de Baudelaire et des droits de l'homme. et je le dis de Baudelaire parce que j'ai toujours son livre de Baudelaire les fleurs du mal à noter par elle et pour elle la langue c'était très important la culture c'était extrêmement important et on parlait non seulement polonais à la maison mais ça devait être un polonais sans jargon un polonais correct ce qui n'est pas tellement le cas dans le nord de la France où il y avait toutes sortes de jargons polonais. Le polonais du nord de la France est toujours assez particulier. Donc chez nous, c'était la belle langue polonaise. Et puis ma grand-mère était née en Allemagne, à Brehme, puisque ma famille des deux côtés d'ailleurs est originaire de Poméranie. Donc il y avait aussi l'allemand qu'il fallait connaître et le français, évidemment, la belle langue française.
- Speaker #0
La poméranie C'est une région d'Europe centrale située au sud de la mer Baltique, à cheval entre l'Allemagne et la Pologne. C'est un territoire qui a longtemps été germanisé de force, où parler polonais était interdit. Et Marilla m'explique que dès le début du XIXe siècle, ça faisait partie du rôle éducatif des femmes de transmettre la langue et surtout de la préserver dans toute sa pureté. Je trouve ça très émouvant que cette tradition ait traversé les générations. Et que la grand-mère de Marilla, dans un autre contexte, ait joué, elle aussi, ce rôle de passeuse de langue.
- Speaker #1
J'ai toujours vécu comme ça, à la charnière des langues, avec cette notion. Je crois que j'ai très vite compris comment ça fonctionnait, qu'il y ait plusieurs langues. Et mon père, qui avait combattu pendant la Deuxième Guerre mondiale en Angleterre, Dès l'âge de 7-8 ans, j'ai commencé à apprendre l'anglais. Donc, j'avais cette notion du passage d'une langue à l'autre et j'aimais beaucoup ça. Et je crois que j'aimais aussi beaucoup ça parce que, pour moi, chaque langue exprime justement des choses différentes. Très vite, j'ai lu des livres qu'autour de moi, par exemple, les gens n'avaient pas lus. Et je sais que je trouvais ça, quand je lisais des livres polonais et que personne ne les connaisse, c'est un peu difficile avec les copines de ne pas parler du dernier livre qu'on a lu et qui nous plaît. Donc j'ai toujours été un peu comme ça dans la traduction. Et puis très vite, ce sentiment que ce n'est pas automatique. On ne traduit pas comme ça. Un mot n'en vaut pas un autre. Et il y a aussi, les mots portent leur sensibilité, portent leur esthétique.
- Speaker #0
Quand elle traduit, Marilla se met généralement dans le salon. Elle s'installe confortablement dans son grand fauteuil en velours vert bouteille. Face à elle, il y a deux grands tableaux accrochés au mur qui font partie intégrante de son processus de traduction.
- Speaker #1
Parce qu'en fait, on a l'impression que traduire, c'est écrire. Mais traduire, c'est surtout réfléchir et penser. Et moi, ça me permet de... Voilà, j'en ai deux là, un tableau d'hiver et un tableau plus d'été. Et ça me permet, par exemple, de plonger mon regard dans l'eau, fixer et réfléchir aux problèmes qui se posent à moi. C'est des tableaux dans lesquels mon regard se plonge quand je dois réfléchir. Et j'en ai un autre là-bas, qui est beaucoup plus loin. Alors ça, c'est les réflexions très approfondies et très difficiles. Il est plus grand, ce sont des barques. aussi sur l'eau, j'aime beaucoup l'eau. Et voilà, c'est la nature. Et puis la dernière chose, c'est mon balcon qui est très important aussi parce qu'il y a des plantes, il y a de la verdure. Et ça, ça fait partie du côté vivant. Parce que comme traduire, c'est aussi rester sur place. C'est une manière d'être en vie, d'être dans le monde des vivants. Et il y a en général un fond de musique, de musique classique, ça peut être un truc radioclassique par exemple, que je n'écoute pas mais dont j'ai besoin. Et parfois, pour certains livres, quand ils sont, je glisse dans mes livres, dans les livres que je traduis, je glisse des échantillons de parfums. Parce que je raconte vraiment des choses très intimes. Parce que j'ai besoin que tous mes sens travaillent. C'est mon espèce de bulle qui me permet d'entrer entièrement dans le texte que je traduis. Une traduction littéraire, il n'y a pas seulement... Il y a le sens, et le sens est toujours primordial, mais il y a aussi la manière dont les choses sont dites, et c'est là où c'est très important. Et il y a cette cohésion interne de l'œuvre qu'il faut saisir, d'une part. Donc, l'analyse littéraire est pour moi un passage indispensable. Mais aussi cette manière où il faut entrer dans ce monde qui est celui d'une autre personne, qui est celui de l'auteur. Et l'auteur sait exactement, il a en lui quelque chose qu'il a à exprimer, qu'il a à dire, etc. Il faut réussir à entrer dans ce monde-là, et pourtant ce n'est jamais mon monde, puisque c'est toujours artificiel, c'est le monde de quelqu'un d'autre. Mais pour cette espèce de pénétration, il faut énormément se concentrer. En tout cas, moi j'ai besoin de cette concentration, j'ai besoin d'être dans l'œuvre. lui donner son expression la plus proche possible de ce qu'elle est dans la langue d'origine. Et pour être loyal envers l'auteur, être loyal, je pense qu'il faut aussi se poser la question de savoir comment on est soi, comment on voit les choses, comment on aime ou on n'aime pas le texte, parce qu'on n'a ni à l'embellir ni à l'enle dire. Donc il faut faire aussi un travail sur soi pour savoir quelle est mon approche de la chose. et pour ne pas dévier dans ce qu'on va dire. Moi, il m'est arrivé d'avoir à traduire un texte et de le détester à un moment donné tel qu'inconsciemment, j'ai cassé ce que voulait dire l'auteur. Ce n'était pas de la littérature, c'était un témoignage. Et l'auteur avait une démarche... un passage qui était antisémite à un point, mais ça m'était insupportable. Et je ne me suis pas rendue compte, je me suis rendue compte qu'une fois le texte imprimé, que le personnage qu'il décrivait avec une méchanceté antisémite, etc., je lui avais donné en français un nez rebondi un petit peu, retroussé, j'avais cassé le nez.
- Speaker #0
Parce qu'il décrivait un nez...
- Speaker #1
Il décrivait un nez sémite. Vraiment, tout était antisémite. Et je ne sais pas comment j'ai fait ça. C'était juste un mot. Mais je me suis trompée. Ce n'était pas parce que je ne connaissais pas les mots. C'était plus fort que moi. Donc, je pense qu'il faut aussi, quand on a à traduire un texte, de se dire est-ce que j'aime, est-ce que je n'aime pas, sur quoi je dois veiller pour ni en bélier, ni en le dire.
- Speaker #0
Et vous pensez qu'il faut aimer un texte pour le traduire ?
- Speaker #1
Non, pas forcément. Pas forcément. Si vous voulez, je pense qu'il faut faire corps avec le locuteur ou avec l'auteur, mais en même temps, il est absolument indispensable d'avoir une distance, on ne peut pas fusionner avec. Il faut entrer dedans et rester soi-même, c'est un exercice assez périlleux.
- Speaker #0
Dans un article publié sur sa page Facebook en juin 2015, le traducteur André Markovitch raconte une anecdote à propos de la cerisée de Tchékov. À un moment, l'un des personnages en appelle un autre « ogourchik » . Littéralement, ça veut dire « petit cornichon » . Mais Markovitch explique qu'une traduction littérale serait ici un contresens. En russe, le « ogourchik » , le cornichon, est connoté positivement. Par exemple, on pourrait dire de quelqu'un que c'est un gars aussi bien qu'un cornichon salé. Alors, pour garder ce ton affectueux et rester fidèle au texte de Tchékov, André Markovitch et sa co-traductrice Françoise Morvan ont choisi de traduire Ogolchik par « accroquer » . Pour Marilla, il s'agit précisément de cela. Connaître une langue en profondeur, c'est aussi connaître une culture. Chaque langue englobe un univers différent qui se reflète à la fois dans sa grammaire et dans son champ de référence culturelle. Et c'est bien là tout le problème de la traduction. Comment transposer un texte de langue à langue, ou pour le dire comme Umberto Eco, de monde à monde ? Après son agrégation de polonais, Marilla s'est spécialisée en traductologie. Elle a beaucoup écrit sur la manière de passer du polonais au français sans perdre l'âme d'un texte.
- Speaker #1
Le polonais n'a pas de concordance des temps. En revanche, il a des durées d'action. Les actions sont longues, répétitives ou brèves. Et c'est ça qui est important. Donc, on passe d'une approche de l'action du verbe, et ça c'est très philosophique dans cette langue. à une autre approche qui est une approche qu'on peut appeler cartésienne, mais en fait qui est celle du maintenant, après, avant, etc. Et ça, ce sont deux modes très différents de fonctionnement qui sont absolument difficiles de passer de l'un à l'autre. C'est sans doute l'une des grandes difficultés de passage de la langue polonaise à la langue française. Non pas que les Polonais soient brouillons et ne sachent pas ce qui est quoi, mais ils ont des petits mots autour qui vont dire quand les choses se sont à peu près passées, mais à peu près seulement. Et un écrivain jouera là-dessus, bien sûr. Et pour moi, c'était très difficile parce que quand j'ai commencé à traduire, c'était, si vous voulez, je sentais les choses, mais je n'avais pas vraiment de... Je ne savais pas qu'elle pouvait être... J'ai établi ensuite les règles. J'ai cherché les règles en cherchant dans les deux grammaires, dans les deux formes de linguistique, et en voyant un peu comment les choses se correspondaient. Et par exemple, le polonais n'a à vrai dire que deux temps passés, enfin deux formes de temps passées. à imaginer ce qui se passe avec nos formes de temps passées françaises. Par exemple, mon premier livre, j'ai traduit deux fois tout un chapitre pour trouver la tonalité, parce que ce n'est pas la même chose. Je n'arrivais pas à retrouver la tonalité de l'utilisation du temps polonais en français. Aucun des temps ne mêlait. Il n'y avait pas de règle, personne n'avait fait de description. Avec d'autres collègues, on a vraiment travaillé pendant 20 ans sur ces questions de comment faire. Et ça, ça m'a énormément apporté parce qu'il y a des questions que je n'avais plus à me poser après. Je savais que... Par exemple, le verbe être est un verbe qui subit une élision très très fréquente en polonais. Enfin, quand c'est le verbe être, on ne le met pas. Les phrases nominales en français, on ne peut pas les supporter. Donc, il faut introduire un verbe qui ne sera pas forcément le verbêtre, d'ailleurs, parce qu'il y a eu des allusions aussi d'autres verbes. Et on peut remplacer un verbêtre par un tiré en polonais. Donc, vous voyez, c'est tout un amalgame de difficultés qu'il fallait décrire, qu'il fallait décortiquer pour qu'un débutant n'ait plus ces problèmes-là. C'était un peu ça. Je pense que l'histoire des verbes, c'est très important. Il y a aussi la place des mots, puisque le polonais est une langue à déclinaison. Donc, c'est la flexion du mot qui indique sa fonction dans la phrase. Donc, je peux le mettre n'importe où, au début, à la fin. En français, la place du mot indique sa fonction. Et donc, c'est sujet-verbe-complément. Et puis dans les compléments, il y a des ordres préférentiels et d'autres, etc. Et là, on dit que le français peut être restructuré, etc. Mais je pense que ce n'est pas vrai, parce qu'en polonais, cet ordre libre est au contraire un ordre très compliqué. En fonction de l'endroit où sont les mots, on insiste sur autre chose. Et ça, c'est justement toute la subtilité de ce qu'un auteur polonais veut dire, de la manière où il placera son complément circonstanciel de temps ou de lieu, va jouer sur l'importance qu'il veut lui accorder. Alors qu'en français, on n'a pas 36 possibilités. C'est au début, à la fin, voilà. Et puis, il y a celui de manière, avant celui de lieu, de temps. On peut les intervertir, mais ce sera moins beau, la langue sera moins fluide. Donc, c'est là où il faut aussi cette connaissance profonde de la fonction des langues et dire que le polonais, il n'y a pas d'ordre des mots. c'est bon jusqu'à la deuxième année de fac. Et après, si on veut entrer dans les subtilités, eh bien ce sera très important de ce que les gens veulent dire. Une autre chose, c'est qu'on dit en général que lorsqu'en français on raconte, on utilise le passé simple. C'est la langue de la narration qui se perd aujourd'hui beaucoup, je vous l'accorde. Mais en tout cas, la belle langue française, c'est la langue avec du passé simple. En polonais, c'est quelque chose qui remonte au XVIIIe siècle, qui est cette manière de raconter les choses comme on les raconte à la veillée. Et donc avec des redites. avec des répétitions et cette manière d'un peu revenir sur les choses, de redire les choses. Et ça, aussi bizarre que ça puisse paraître, ça correspond au passé simple. C'est-à-dire, quand j'entre dans la narration, je prends le passé simple et je raconte, alors que le Polonais va raconter et revenir. Et puis raconter un petit peu de plus, et puis revenir, et puis commencer par la fin. Et c'est cette manière de compter. Donc ça, en traduction, ce sont des petits exercices assez subtils.
- Speaker #0
Mais donc, pour vous, est-ce que ce serait une erreur, par exemple, de vouloir traduire ces allers-retours, parce que ce serait trop marqué en français par rapport à ce que ça évoque en polonais ?
- Speaker #1
On ne peut pas le traduire automatiquement. A priori, on ne répète pas des mots, etc., en français. En tout cas, quand... Quand j'allais à l'école primaire, on nous disait qu'il ne faut pas utiliser deux mots sur la même phrase. Il semblerait que ça aussi, ça ait pris un petit peu large, mais bon. Et en polonais aussi, il y a des règles comme ça. Mais en même temps, dans un texte polonais, il y aura plus souvent des répétitions qu'en français. Ou autre chose, par exemple, peut-être ça peut être un détail, la conjonction de coordination. eh bien, ça ne passe pas du tout de la même manière, parce que ce « et » polonais, qui est le « i » , c'est justement ce qui vient de cette tradition du conte « et ceci, et cela, et cela » . En français, si on en a dix dans la page, ça ne va plus du tout. Donc, il faut articuler la phrase, rendre ce côté narratif, souple, etc., mais le rendre avec autre chose que des « et » qui se répètent, par exemple. Donc, ce sont... Il faut rendre la manière de compter, mais en même temps, la rendre autrement que par du Google qui traduirait tout simplement « i » par « e » . Oui,
- Speaker #0
c'est ça. Ou par du mot à mot.
- Speaker #1
Oui, c'est ça. Là, il faut articuler les choses très différemment si on veut rendre la même impression. Je pense qu'il faut aller au-delà de mots pour traduire l'ambiance. Je pense que l'histoire de l'ambiance dans le texte est très importante.
- Speaker #0
Parmi ses amis, Marilla a la chance incroyable de compter l'autrice polonaise Olga Tokarczuk. Leur amitié date de bien avant qu'Olga ne reçoive le prix Nobel de littérature. Mais elle prend un tournant décisif en 2018. Un soir... à l'ambassade de Pologne, Olga confie à Marilla, ainsi qu'à Vera Michalski, des éditions Noir sur Blanc, qu'elle peine à trouver un traducteur pour son roman de plus de 1000 pages, Les livres de Jacob.
- Speaker #1
Je venais d'apprendre que j'avais un triple cancer. Et en même temps, quand j'ai entendu que ce livre était à traduire et que personne ne voulait le traduire, J'ai dit, mais si, moi j'aimerais bien. Donc il y avait Vera Michalsky, il y avait Olga. J'étais la seule à être pleinement informée de la situation. J'ai dit, moi je veux bien. Et Olga m'a dit, mais je suis ravie que tu le traduises. Et quelques jours plus tard, j'ai reçu le contrat. J'ai signé le contrat, je l'ai renvoyé. Et je me suis dit, tu ne dois pas être très normale. Tu ne sais pas si tu auras le temps de le finir. Quand j'allais à l'Institut Curie, ils ont plein d'affiches pour... pour encourager les gens à faire de l'escalade à mains nues. Alors, je dois dire que moi, qui rentrais difficilement en taxi après chaque séance, je me disais vraiment, je ne sais pas qui a cette idée-là, mais ces médecins, ils ne comprennent rien. Et en fait, après mûre réflexion, c'était un peu mon escalade, parce que c'était cette manière de se surpasser et en même temps très confortable, puisque ce n'était pas des erreurs obligatoires. J'avais mes tableaux, mon ambiance, mon livre de Jacob où j'avais plein d'échantillons de parfum, donc il sentait très très bon. C'était mon grand moment de plaisir dans la journée, le temps que je travaillais. Et quand le livre est sorti, dès le mois de juin, j'ai été informée que le livre avait le prix du meilleur livre traduit de l'année. Et ça, ça m'a fait très plaisir. et puis il a eu comme ça, il a eu prix sur prix et puis en automne le prix Nobel et vraiment et ensuite quand mon collègue suédois m'a dit que le jury n'avait que deux langues la suédoise et la française pour le lire, et bien j'étais heureuse ça a été un grand bonheur donc ça n'a rien changé en soi mais ça m'a rendu vraiment très très très heureuse Voilà. C'était une victoire aussi sur moi-même.
- Speaker #0
J'ai demandé à Marilla de mettre en miroir l'une de ses traductions avec le texte original pour vous plonger dans les sonorités de la langue polonaise et dans ses défis de traduction, pour vous permettre de saisir toute la complexité, mais aussi l'immense richesse du passage d'une langue à l'autre. Marilla a choisi un texte d'Olga Tokarczuk, bien sûr. C'est un roman paru en 2024, toujours aux éditions Noir sur Blanc, sous le titre Le banquet des ampouzes. En polonais, le titre était Empousione.
- Speaker #1
Je suis la seule à avoir changé le titre. Tous les autres traducteurs ont laissé Empousione. Et peut-être aussi parce que dans leur langue, ça marchait. En français, moi, je trouvais que l'essai Empousione, c'était un titre blanc, ça ne voulait rien dire. En tout cas, ça ne voulait pas dire ce que l'auteur expliquait qu'elle voulait dire, parce qu'elle partait du mot symposium, qui existe en polonais et en français. Mais en polonais, symposium, c'est une discussion à table masculine. Et le mot symposium en français existe, mais il a, comme vous le savez, une autre définition. Ça peut être une rencontre universitaire, mais ce n'est pas genré déjà. Et puis, ça ne veut pas dire ça. Et en discutant avec l'auteur, elle m'a expliqué qu'elle partait de Phèdre, de Platon, et que c'était le banquet des hommes dans Platon. Et donc, il m'a semblé, pour le lecteur français, pour qu'il ait ce plaisir de comprendre dès le titre de quoi il pourrait être question dans ce livre, eh bien, que je ne pouvais pas laisser « Empousione » , parce que, pour moi, ça ne voulait rien dire en français, mais qu'il fallait le traduire. Et donc, c'est devenu « Le banquet des empouses » . Mais ça, c'est... C'est un choix de raisonnement. Il y a des traducteurs sourciers et ciblistes. Moi, je suis cibliste. Vous pouvez nous expliquer un peu ce que ça signifie ? Oui, ce que ça signifie, c'est qu'il y a des traducteurs qui respectent la source absolument et s'efforcent de rester aussi près de la source du texte que possible. Et puis, il y a les ciblistes, dont je suis, qui considère que le lecteur cible, donc le lecteur pour lequel on traduit, ça doit lui être totalement compréhensible, il doit totalement comprendre les choses. Moi, je pars du principe, et là je reviendrai au tableau, c'est que c'est comme si on devait refaire exactement le même tableau avec une autre palette. Et que donc, il faut chercher à ce que tout soit euh euh que ce soit compréhensible, pas seulement le sens, mais aussi les émotions, par exemple, du texte. Et ça, c'est là où je ne crois pas du tout encore à l'intelligence artificielle, parce que ce n'est pas seulement une question de grammaire simple. C'est très compliqué de ressentir la même chose lorsque... Parfois, il faut jouer sur la phrase, parfois il faut jouer sur le rythme. Dans l'extrait que nous avons préparé, on peut remarquer que, par exemple, moi, je ne respecte pas la phrase. Les phrases d'un paragraphe peuvent être chez moi plus longues, plus courtes, etc. Parce que je pense que ce qui est important, c'est qu'il y ait le même rythme, la même euh euh fonction rythmique de la phrase et elle ne sera pas pareille en français et en polonais. Il faut changer les choses. Parfois, deux phrases courtes rendront une phrase plus longue en polonais ou inversement. On ne peut pas artificiellement mettre la même ponctuation. Déjà, la ponctuation a un rôle dans chaque langue, etc. Donc, si vous voulez, la traduction ne se situe pas que dans les mots et que dans le respect absolu d'origine. Oui. Le respect, il est ailleurs. Le respect, il n'est pas dans la séquence des phrases, dans l'identité des mots, des termes, etc. Il est dans le rendu final qui fait que le lecteur ressort la même chose, lit la même chose, à travers une technique de mots qui peut être différente. Oui, alors là, vous voyez par exemple, le texte commence par le prénom en français, alors qu'il commence par le nom en polonais. Alors ça, c'est quelque chose que j'ai changé après un bon moment. Au début, j'ai respecté. Et puis après, je me suis rendu compte que l'identification à ce personnage qui est jeune, qui est... elle ne passait pas par le nom, qu'on ne le ferait pas naturellement en français. Qu'on s'appelle par le nom, mais dans une compagnie de travail ou autre, mais que là, si je laissais le nom, c'était un peu artificiel. Donc j'ai fait le choix, parce que traduire, c'est choisir, j'ai fait le choix de surtout utiliser son prénom. Tout se voit sur le ciel vert et vert, comme s'il se trouvait soudain sous l'eau, comme quand, en étant enfant, il s'est fondu dans le sol, car il a brûlé sous l'eau. Le ciel est quelque chose de permanent et d'unique, il est très concret, et si on le pousse, on peut le toucher dans la tête. Les yeux brûlants se débrouillent de la plume de la plume, des feuilles, des feuilles et des arbres. qui n'ont jamais été vus, mais ils étaient toujours là. Maintenant, il voit des corps mouillés, des personnages un peu humains, un peu animaux, et ce qu'il a pris pour les feuilles de la fleur, c'est aussi une forme de vis brun, comme une vis, une vis qui se retourne vers lui. Les yeux sont sombres, mais dans un moment, ces yeux se sont devenus deux chevaux, et il n'y a plus de vis. Mais, à peu près, cette visage se déplace maintenant. Nous sommes ici, un peu changés, mais aussi comme avant. Chauds, mais aussi froid, froid et froid. Nous sommes ici, ce sont nos graines de brûlure, nos bouts, nos brûlures, nos bouts, qui passent dans les liches, dans le fond de la terre. Et maintenant, les liches et le miel se réunissent. Tu nous vois enfin, Mieczysław Wojnicz, un ingénieur valide, de l'étoile, sans les pieds. Tu nous vois, une personne humaine, qui s'occupe de la cuisson des liches, pour les coller et les sauver de la dégradation et de la mort. Mieczesław bat des paupières. Il voit tout en bleu vert comme s'il s'était trouvé brusquement sous l'eau, ce qui lui est arrivé enfant lorsque la glace s'est brisée sous son poids et qu'il a failli se noyer dans l'étang. Le ciel est un élément stable et dur, très concret. Si l'on bondit, on peut le heurter de la tête. Dans l'entremêlement des branches, des feuilles et des troncs, en clignant, Les yeux de Mieczesław captent des formes qu'il n'avait pas remarquées plus tôt, et pourtant elles étaient toujours là. Il voit maintenant des corps frêles, d'êtres sveltes, un peu humains, un peu animaux, et ce qu'il prenait pour un tas de feuilles est également une forme, un visage couleur bronze au maillage veineux similaire aux nervures d'une feuille, qui se tourne vers lui. Les yeux sont sombres, mais l'instant d'après ils deviennent deux glands de chêne, il n'y a plus de visage. « Oh, mais attendez ! Maintenant ce visage par ailleurs. Nous sommes ici légèrement changés, mais semblables à ce que nous étions, chaleureuses mais froides, aveugles mais en train de regarder. Nous sommes ici, là se trouvent nos bras de branches vermoulues, nos ventres, nos mamelles en veste de loup, notre giron qui devient renardière au plus profond de la terre pour dorloter la portée de Renardo. Tu nous vois enfin ! Mieczyslaw Wojnicz, courageux ingénieur venu des steppes plates sans forêt, nous vois-tu être frêle qui te soucie de sécher des feuilles pour les coller dans un herbier et les sauver de la décomposition et de la mort ? Dans le banquet des ampouzes, il y a quelque chose qui est dominant, c'est le regard. Et c'était important pour Olga Tokachuk parce qu'à une rencontre de ses traducteurs de partout, elle a dit « surtout, je ne veux pas que vous donniez des noms, vous appeliez les choses le plus tard possible, on doit laisser cette mise en suspens comme ça » . Et dans tout ce passage-là, en fait, on ne sait pas ce qu'il voit. est-ce qu'il voit des êtres ou est-ce qu'il voit des arbres, des branches, des nervures, etc. Donc si vous voulez un peu se passer comme ça du réel à l'irréel à travers les mots, pour moi c'était un exercice assez intéressant de rendre les deux. Par exemple, cette phrase « Miacos, courageux ingénieur venu des steppes plates, sans forêt » . C'est aussi un peu étrange parce que on aurait pu dire « venu des steppes » et on sait qu'il n'y a pas de forêt. Enfin, si vous voulez, cette histoire, cette espèce d'insistance dont je vous parlais. Puisque, bon, ce n'est pas nécessairement évident en français d'aller dans cette forme de précision. Pour mes étudiants qui traduisaient comme ça, en donnant toutes les précisions, je leur disais « mais vous parlez comme une baronne russe qui donne toutes les précisions d'un mot après l'autre en français » . Et pourtant, il faut l'intégrer parce que c'est tout de même important, puisqu'elle le dit, là il est dans les forêts. On peut aussi dire que la forêt, dans la culture polonaise, vous me demandiez de culture, a un rôle très différent de la culture française. C'est là où on se bat. Par exemple, les gars du maquis en polonais, ce sont les gars de la forêt, pendant la Deuxième Guerre mondiale. La forêt, c'est l'endroit où on se cachait. La forêt, c'est l'endroit du mystère. Ces choses-là, d'une culture à l'autre, ça change. J'avais un séminaire justement culturel avec mes étudiants de 23 langues et ce qui correspondait à la forêt en arabe correspondait au désert. Les mythes associés, si vous voulez. Et ça c'est très important aussi, les mythes associés, parce que pour le lecteur qui veut comprendre, il faut qu'il réussisse. sans s'en rendre compte, inconsciemment, à associer des mythes. Donc, je dirais que si j'avais traduit peut-être en arabe, j'aurais mis du désert. J'exagère, si vous voulez, mais il faut jouer aussi sur ce qui est associé, comme idée.
- Speaker #0
Oui, c'est ça, l'espèce de bagage culturel du lecteur.
- Speaker #1
Voilà, et ça, c'est parfois pas la même chose du tout.
- Speaker #0
En français,
- Speaker #1
vous diriez que c'est associé à quoi,
- Speaker #0
la forêt ?
- Speaker #1
Un peu magique, non ? Oui, c'est vrai. Voilà. Et c'est le cas dans ce roman. Il y a du magique. Donc là, on est bien.
- Speaker #0
Tous les soirs, dans le banquet des ampouzes, les personnages se réunissent autour d'une liqueur bizarre faite à base de champignons. On peut se demander d'ailleurs si cette liqueur ne les fait pas délirer, mais surtout, elle semble délier les langues. Elle libère les propos misogynes et consolide leurs petits groupes exclusivement masculins. Et cette liqueur, elle porte le nom de « schwarmerheil » . C'est un mot allemand qu'on retrouve chez Kant et qui désigne le fanatisme, soit l'ennemi mortel de la raison.
- Speaker #1
Un concept majeur de Kant qu'il n'a pas réussi à résoudre, qui est dans ses premiers textes. Et jusque dans ses derniers textes, parce qu'il n'arrivait pas à résoudre ce moment où, qu'est-ce qui se passe, quand est-ce qu'on sait que c'est la réalité, quand est-ce que ça n'est pas justement ce moment où ça bascule. Et c'est toute l'histoire de cette épouvante. On ne sait pas ce qui est vrai, ce qui n'est pas vrai dans cette affaire. Il faut vraiment comprendre cette affaire-là, parce que ce n'est pas du tout... Le personnage arrive à la gare. On nous dit qu'il est regardé de partout. Alors, on peut se dire, oui, normalement, quand on débarque d'une grande ville dans un petit village, tout le monde vous regarde. Bon, on peut penser que c'est ça. Mais tout de suite après, quelques pages plus tard, il y a qu'il n'aimait pas qu'on le regarde et que donc, il bouchait tous les trous. Bon, voilà, il bouge les trous, il est maniaque. On se dit, voilà. Et puis, si vous voulez, on peut se dire, mais en fait, il faut vraiment décortiquer cette affaire-là pourquoi que dans le texte français comme dans le polonais, toutes ces choses soient articulées et non pas incidentes. Elles sont incidentes en apparence, mais en fait, elles sont articulées et quand on arrive à la fin, on comprend pourquoi quelle est cette histoire du regard. Si vous voulez, chez elle, tout est cohérent. Et le problème d'une traduction, c'est qu'il faut aussi que tout soit cohérent. Et le gros problème des mauvaises traductions, c'est quand justement tout est traduit, mais pas la cohérence.
- Speaker #0
C'était le huitième épisode de Langue à langue, avec la traductrice du polonais, Marilla Laurent. Je la remercie infiniment de s'être prêtée au jeu de l'interview et d'avoir accepté de commenter l'une de ses traductions. Je vous rappelle le titre du livre, il s'agit du Banquet des Empouses, Dolga Tokarczuk, paru aux éditions Noir sur Blanc en 2024. Vous pouvez retrouver les extraits en polonais et en français sur le site langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Langa Lang est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique est signée Studio Pile et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Si cet épisode vous a plu, laissez-nous un petit commentaire sur votre application d'écoute et n'oubliez pas de vous abonner au podcast. Vous pouvez aussi nous suivre sur les réseaux sociaux et en parler à tout le monde autour de vous. Dans le prochain épisode, je vous emmène à la source de mon goût des livres, des mots et des langues, avec un invité un peu spécial, mon papa, Frédéric Grelier, qui est traducteur de l'anglais et qui a bien sûr joué un rôle énorme dans ma découverte de la traduction. Alors, à très vite, et comme on dit en polonais, Do widzenia !