- Speaker #0
Ouais, tu m'entends ?
- Speaker #1
Je t'entends très bien. On vient de finir le dîner, j'ai terminé sur un cagné d'anthologie. Voilà, autrement on serait régalé avec une poète recassée, une petite salade.
- Speaker #0
Et alors, comment tu te sens pour demain ?
- Speaker #1
Je veux vraiment savoir ! Oh écoute, je me sens fataliste, voilà. Ouais, il a accepté, donc on vient. que j'aille au bout, si tu veux. Donc, voilà.
- Speaker #0
Mais non, ça va très bien se passer.
- Speaker #1
Oui, non, mais j'en suis sûr aussi. J'en suis sûr aussi. Mais bon, voilà. Mais je suis aussi très, très content de le faire. Voilà. Et voilà. Sans savoir où ça va nous mener et s'il va en repartir. Mais ce sera intéressant.
- Speaker #0
Et donc,
- Speaker #1
on se retrouve demain matin. Je t'attends de plus tard.
- Speaker #0
Cool. Ouais. Allez. Bisous, papa. Avant même de savoir lire, notre tout premier accès aux mots, c'est Louis. Les histoires nous arrivent d'abord par les oreilles. Mon père, lui, a dû réapprendre à lire avec ses oreilles quand il est devenu aveugle, vers l'âge de 30 ans. Au fil de sa vie, il a lu avec trois de ses sens, la vue, le toucher et l'ouïe. Et ça ne l'empêche pas d'être l'un des plus grands lecteurs que je connaisse. Cette passion des livres, elle l'a conduit à faire le métier qu'il exerce depuis 30 ans, traducteur de l'anglais. À ce jour, il a traduit une cinquantaine de livres, principalement des romans policiers, tout ça en ayant perdu la vue. Et pour moi, c'est déjà un petit miracle. Pourtant, il m'a fallu du temps pour le convaincre de participer à ce podcast. Mon père a une admiration sans borne pour les traducteurs, mais il se décrit lui-même comme un soutier de la traduction. En lui proposant de l'interviewer, j'ai découvert chez lui des failles. et un sentiment d'imposture que je ne soupçonnais pas. Mais il a fini par accepter. Et me voici donc de retour dans la maison où j'ai grandi, en banlieue de Paris, cette fois-ci le micro à la main. Mon père m'a accueilli comme il sait le faire, avec du thé et des petits gâteaux, et on s'est installés dans son bureau. On a parlé de sa maladie, du mot aveugle et de tout ce qu'il charrie, du politiquement correct aussi, et de ce que le handicap change à son approche de la lecture et de la traduction. Vous l'entendrez, le parcours de mon père dessine, en creux, une petite histoire du numérique, des cassettes aux synthèses vocales, en passant par les mini-disques. Il m'a raconté aussi son enfance américaine et le rapport douloureux qu'il a longtemps entretenu au bilinguisme et à la traduction. Dans cet épisode, Je fais un pas de côté pour mieux revenir aux sources de l'amour des livres, des mots et des langues que mon père m'a transmis. Je suis très fière de vous le livrer aujourd'hui et impatiente d'avoir vos retours. Je suis Margot Grellier et vous écoutez Langue à langue, épisode 9, transmission, canne blanche et roman noir américain avec...
- Speaker #1
Frédéric Grellier Langue à langue.
- Speaker #0
Tongue to tongue.
- Speaker #1
Hello. Hello. Ça va ? Très bien.
- Speaker #0
Yes.
- Speaker #1
Ouais.
- Speaker #0
Ouais.
- Speaker #1
Alors donc ça c'est voilà, je ne sais pas, qu'est-ce qui te fait envie ? Et puis type de thé, si tu as envie de découvrir quelque chose.
- Speaker #0
Ça c'est China, Dark, Yunnan.
- Speaker #1
Ah oui, c'est le classique, j'en prends souvent le matin. Ça, après ?
- Speaker #0
Ça c'est Kirinyaga, Kenya,
- Speaker #1
Black Tea. Alors celui-là, je ne l'ai pas goûté récemment, je me demande si je ne l'ai pas... Tu veux goûter ça ? Comment te décrire le lieu ? Il y a un bureau, il y a beaucoup de livres un peu partout. Dans les étagères, il y a de diverses boîtes métalliques avec des réglisses que j'aime bien, avec des bonbons au miel. Il y a un autre endroit, il y a des bouteilles de whisky. des verres à whisky, tout un fatras. Mais moi, ce n'est pas un fatras pour moi, parce que mon corps est habitué à ce lieu. Je sais mettre ma main au bon endroit pour trouver telle ou telle chose, que ce soit sur la cheminée, il y a beaucoup de choses qui sont pour mon chien, derrière moi, il y a des étagères de CD, tous avec des étiquettes en braille, etc.
- Speaker #0
Quand j'étais petite, j'étais fascinée par la quantité de livres qu'on pouvait trouver dans le bureau de mon père. Des BD, des romans, de la poésie, des essais et des dictionnaires de toutes sortes que mon père adorait feuilleter. C'est quelque chose qu'il ne peut plus faire tout seul depuis qu'il est devenu aveugle. Ah oui, au fait, concernant le mot aveugle, vous savez peut-être qu'il fait débat aujourd'hui et que certains préfèrent le terme plus politiquement correct de non-voyant. Mon père, lui, à une opinion très claire sur le sujet.
- Speaker #1
Je n'aime pas être défini négativement. Je ne suis pas un non-voyant. Soyons honnêtes, je sais très bien pourquoi on veut changer le nom. Il y avait beaucoup de stigmatisation liée à ce mot d'aveugle. Par exemple, dans la Bible, c'est un mot très négatif. Parce que souvent, c'est utilisé comme une métaphore négative de l'incroyance et de celui qui n'a pas vu la... qui n'a pas vu la lumière divine, etc. Et donc, tu as énormément, tu vois, il y a une phrase très, très connue, tu vois, quand les aveugles mènent les aveugles. Dans un souci, si tu veux, d'échapper à cette stigmatisation, on change le mot. Sauf que non-voyant, c'est terrible aussi pour moi, parce qu'en fait, pour moi, être aveugle, c'est pas ne pas voir, je le vis. C'est pas un négatif, si tu veux. Enfin, en tout cas, il faut essayer, je veux dire. Moi, je veux vivre pleinement le fait d'être aveugle avec la spécificité que ça représente. Et ce n'est pas l'absence de quelque chose. Non, c'est un autre regard sur le monde, une autre façon de vivre. Et non-voyant, ça me renvoie à ce que je ne suis pas. Je ne me vis pas du tout comme ça et je ne veux pas me vivre comme ça. Je ne sais pas. Tu n'es pas un non-homme. Tu n'es pas une non-allemande. Je trouve ça terrible.
- Speaker #0
Mon père a perdu la vue à cause d'une maladie génétique qui s'appelle la rétinite pigmentaire, qui touche environ 40 000 personnes en France aujourd'hui. Les cellules de la rétine se dégénèrent progressivement, ce qui entraîne une lente réduction du champ de vision. Pour mon père, les premiers symptômes sont apparus vers l'âge de 7 ans, mais c'est vraiment aux alentours de 30 ans que sa maladie est devenue un handicap.
- Speaker #1
La façon dont je le décris souvent, c'est... J'ai... Imagine, tu prends une de tes journées et tu la ramènes à 100 activités de base. Les 100 activités, les 100 choses que tu fais dans une journée qui font une journée typique. Et bien vers l'âge de 30 ans, je me suis retrouvé avec plus que 50 des activités pour lesquelles j'étais handicapé et moins de 50 encore pour lesquelles je ne l'étais pas. Et ça a continué, on va dire que la croisée des chemins a lieu vers 30 ans. Et puis après, la part de handicap a continué à croître. et la part de parents handicap à décroître jusqu'à l'âge de 40 ans. Donc c'est une maladie, c'est le gros avantage de cette maladie je trouve, c'est que tu t'adaptes en permanence. C'est-à-dire que ce n'est pas brutal, je ne sais pas ce que... Mais moi ça me semblerait tellement épouvantable, du jour au lendemain... Il y a eu une époque où je donnais des cours dans une école aveugle, pendant un an j'ai fait ça, des cours d'anglais. Ça m'a marqué, c'était une gamine adorable qui avait 10 ans. Et elle était aveugle de naissance. Et avec elle, on avait parlé justement, parce que je lui avais raconté que j'étais en train de perdre la vue, etc. Et elle m'a dit, mais c'est tellement horrible. Elle m'a dit, mais jamais je voudrais être dans votre place. Moi, je préfère ne jamais avoir vu, ne pas savoir ce que je paye. Après, je ne suis pas du tout d'accord. Je trouve ça, c'est une richesse d'avoir vu et sa structure qui je suis. C'est-à-dire, je ne suis pas... Un aveugle, enfin si, je suis aveugle aujourd'hui, bien sûr, mais mon cerveau, ma façon d'être, mon rapport au monde a été structuré avec la vue. Donc c'est un vécu très différent de quelqu'un qui n'a pas vu. Je ne dis pas mieux, ni mieux, mais c'est quand même une richesse. C'est une richesse de savoir à quoi ressemble le monde, de savoir ce que c'est que la palette des couleurs, de pouvoir évoquer tout de suite. Tout ça est encore en moi. Si je veux évoquer le vert anglais, un vert à Rhodes, un vert émeraude, etc., je peux appeler ça, bien sûr, tout de suite.
- Speaker #0
Et d'ailleurs, tu dois beaucoup... tu t'en sers quand même beaucoup en traduction.
- Speaker #1
Bien sûr. Après, tu vois, je n'ai jamais été confronté à ça, mais ce qui se passe, et qui est vrai, c'est que mes références visuelles, elles datent, mais je n'ai jamais été confronté à quelqu'un qui... Je ne sais pas, par exemple, je pense, quand on compare, pour te décrire un personnage, on va te le comparer à un acteur. Moi, si c'est un acteur post-1990, je vais avoir du mal. Je ne sais pas à quoi ressemble Brad Pitt. Je dis Brad Pitt, mais si.
- Speaker #0
Tu as le jeune Brad Pitt.
- Speaker #1
Oui, tout de suite, au mieux coule une rivière.
- Speaker #0
À 30 ans donc, mon père a dû apprendre à lire par d'autres moyens, le braille et l'audio. Et c'est drôle, ça a justement coïncidé avec ses débuts en traduction. Quand il a commencé, il voyait encore assez pour lire sur ce qu'on appelle un livre en noir, c'est-à-dire un livre imprimé classique, et pour traduire sur un ordinateur sans aide quelconque.
- Speaker #1
Et après, il y a eu une phase où ma vue continuait de baisser, donc avait trop baissé. J'ai arrêté un certain temps de faire de la traduction et j'y suis revenu après, une fois que j'avais accepté le fait que j'étais en train de devenir aveugle. Et quand j'ai recommencé à faire de la traduction, il y a eu plusieurs étapes. Pour situer chronologiquement, on est à peu près à la deuxième moitié des années 1990. C'est important parce que ça donne une idée de où en était l'informatique à ce moment-là. Donc à cette époque-là, au début, je me faisais lire les livres. que j'allais traduire, je les faisais lire par des personnes de mon entourage. Beaucoup ont été lus par Armelle, ma femme, donc ta maman, et sur plusieurs supports successifs, principalement deux supports, on va dire. Au début sur des cassettes, et ensuite il y a eu une phase aussi sur des mini-disques. Ça n'existe plus le mini-disque, c'était quelque chose que Sony avait lancé. Et donc là, la personne me lit le texte et me lit tout ce qui concerne la typographie, bien sûr. Toute la ponctuation. Et au début, quand j'ai recommencé à traduire, je pense sans doute trois livres. Je les ai traduits, j'ai fait ma traduction uniquement en braille. Ah oui ? Oui. Alors le braille, je l'ai appris tard. J'avais 30 ans quand je l'ai appris. Donc, je n'ai jamais acquis la vitesse de lecture. cas quelqu'un qui l'a appris quand il avait 7-8 ans. Donc, ce n'est jamais devenu l'outil principal de lecture pour cette raison-là. Du coup, quand je parle de ces trois premières traductions, je pense que je devais mettre pas loin d'un an pour les faire.
- Speaker #0
Pour lire et écrire à l'ordinateur, mon père a d'abord eu recours à un outil relié à l'écran, équipé à la fois d'un clavier braille et d'une plage de lecture en braille. Aujourd'hui, il a délaissé cette méthode. pour la synthèse vocale. C'est un logiciel installé sur son ordinateur qui lui retranscrit vocalement toutes les informations et lui permet de naviguer à l'aide de raccourcis clavier.
- Speaker #1
Tu vois, je tape par exemple sur... J'ai fait un raccourci clavier qui me met sur le bureau. Par exemple, et après je vais naviguer par lettres clés. Par exemple, si je fais G, Google Chrome, tu vois. Ça par exemple, ça m'a mis sur le dossier d'une de mes traductions en cours. Après, par exemple, je peux baisser le rythme de... Ah, début 30, voilà. Tu vois, alors voilà, j'ai baissé le débit. Tu vois, 7 sur 30, ça veut dire qu'il y a 7 icônes sur le bureau. Et c'est la septième de 30. Ok ? Tu vois, au début, quand on m'a fait écouter ces synthèses vocales, j'ai dit, mais jamais de ma vie je ne travaillerai avec ça. Je ne veux pas passer mes journées avec ça. Sauf que... Donc je me suis mis à travailler d'abord en braille. J'avais quand même au début la synthèse. Je l'entendais un petit peu de temps en temps. Et donc en fait, mon oreille et mon cerveau s'y sont faits. Donc il y a eu un moment où j'étais mûr. Et puis aussi parce qu'il y avait un autre travail qui avait été accompli par le cerveau qui était simplement d'apprendre à ne plus lire avec les yeux. De naviguer dans un univers qui n'était plus l'univers de la vue qui appréhende un texte. Et donc, je pense que ça avait libéré des capacités, pas des capacités, mais voilà, mon cerveau avait accompli certaines transitions et donc, j'étais plus disposé, mieux armé à ce moment-là pour intégrer une autre dimension qui était la dimension de cette synthèse. Parce que cette synthèse, c'est vrai, il en existe des beaucoup plus jolies aujourd'hui, beaucoup plus proches de la voie humaine, mais celle-là, elle a un avantage terrible, c'est que tu augmentes la vitesse très, très, très vite. il ne va pas y avoir de distorsion dans la voix. Et donc, comme plus tu t'habitues à la synthèse, plus tu es capable d'aller vite dans certains contextes. Mais tout ce qui est un contexte de navigation, de défricher un endroit, une page Internet, etc., que je ne connais pas, où je vais chercher à m'y faire des repères, aller vite, là, il y a un intérêt. Et après, par contre, une fois, quand je vais avoir besoin de digérer une information, bien entendu que je n'y vais pas à cette vitesse-là. Quand je vais lire un article du Robert, etc., ou lire un article sur une thématique qui m'intéresse, je ne vais pas le lire du tout à cette vitesse-là.
- Speaker #0
En 1972, la famille de mon père s'installe aux Etats-Unis, à Washington. Ils y resteront dix ans. Mon père a sept ans et c'est là qu'il apprend à parler anglais, en regardant des dessins animés à la télé et en jouant aux baskets. avec les enfants du quartier.
- Speaker #1
Longtemps, je vais avoir deux langues qui cohabitent en moi, mais je suis toujours dans l'intuitif. C'est-à-dire que je ne m'interroge pas sur les rapports entre ces deux langues. Elles cohabitent, tu vois. C'est comme, regarde, tu as des mains et des pieds. Tu utilises tes mains dans un certain contexte, tes pieds dans un autre. La plupart des gens ne vont pas s'interroger en permanence sur cette cohabitation en eux, tu vois. Très très vite, ça a fait partie de ma nature d'avoir deux langues que j'utilisais dans des contextes différents, deux langues qui structuraient des types de pensées, à mon insu, que j'utilisais dans des contextes bien différents. Une a vite pris le dessus, l'anglais. Le top 40 que j'écoutais tous les dimanches matins religieusement à la radio, c'était de la chanson américaine, la pop américaine. Quand je faisais mes devoirs de maths le soir, c'était en écoutant... Il y avait à côté un match de baseball. Donc, c'était l'anglais qui occupait cet espace-là. Donc, quand je reviens en France, il y a progressivement une... Le français va retrouver une... va réoccuper le terrain. et Après, je commence à réfléchir aux langues. C'est terrible à dire, mais je commence à m'interroger dessus uniquement quand je viens traducteur. Je lisais beaucoup en traduction, pas la littérature anglophone, ça je la lisais uniquement en VO bien sûr, mais toutes les autres littératures, je les lisais en traduction. sans m'interroger une seconde, sauf que ça représentait le fait que ce soit une traduction. Donc, il y a eu un lent processus de prise de conscience, d'imprégnation. Et c'est pour ça que je ne peux pas... Pour moi, c'est tellement lié à la notion de perte, même la traduction. J'ai longtemps vécu... La cohabitation des deux langues était douloureuse. passer de l'une à l'autre était quelque chose de douloureux. J'étais vraiment dans la perte. Je ne voyais que ce que je perdais. Donc, en fait, pour moi, devenir traducteur, ça a été une réappropriation du français. Ça a été redécouvrir le français, accepter que le français, ce n'est pas de l'anglais. Voilà. Donc, les armes du français, les outils, ce ne sont pas ceux de l'anglais. Et donc si tu veux bien traduire, faire une bonne traduction, voilà, c'est à toi d'apprendre à utiliser les outils du français. Donc c'est ça que j'ai commencé à apprendre en faisant de la traduction. en même temps que j'apprenais aussi bien sûr à lire autrement. Et donc je ne peux pas... Voilà, la perte, j'étais en train de perdre la vue, j'étais en train d'apprendre à lire autrement, etc. Donc tout ça, c'est fait en même temps.
- Speaker #0
Mais tu as réussi à transformer ton approche de la traduction et à y voir autre chose ?
- Speaker #1
Ah oui, bien sûr. Oui. Après, je considère toujours qu'il y a perte, mais... Une partie de l'apprentissage, c'est se faire une raison et chercher au mieux à créer un objet autre en français qui est une lecture de l'original.
- Speaker #0
Est-ce que tu as aussi l'impression, parce que tu dis que traduire, c'est lire, est-ce que traduire, c'est écrire ?
- Speaker #1
Oui, bien sûr. Voilà, c'est... C'est de l'écriture sous contrainte, la contrainte étant que le texte existe déjà.
- Speaker #0
C'est le meilleur exercice de l'oulipo.
- Speaker #1
Voilà, c'est un exercice totalement oulipien. Si on aime la lecture, c'est tellement jouissif, tu vois, enfin, comme exercice. En fait, je me mets du temps à m'en rendre compte, mais en fait, toute ma vie m'a amené à être traducteur, à être entre deux, à être aussi le côté. J'ai été voyant, je ne le suis plus. On est en plein là-dedans. En partie, dans une langue, il y a aussi une manière de percevoir le monde. Il y a un rapport au monde. Le rapport d'un aveugle, ce n'est pas le rapport d'un voyant. Regarde, quand on est arrivé, toi tu vas décrire la pièce pour un voyant, moi je vais la décrire, je peux te la décrire d'une autre façon. Je vais te la décrire en termes de positionnement des choses, de déplacement, je vais être obligé de beaucoup orienter les choses par rapport. à la manière dont je suis, moi, positionné dans la pièce ou positionné dans le monde. C'est amusant, d'ailleurs, j'y pensais, parce qu'on pourrait presque faire un rapport avec la traduction. Parce que je me suis rendu compte quand même... Moi, les livres que je lis, en tout cas, et principalement les livres américains, mais c'est aussi vrai, je pense, des livres anglais, je suis toujours étonné à quel point il n'est jamais... fait référence, quand tu parles des gestes d'un personnage, quand tu parles de son corps, etc., à la gauche et à la droite. C'est-à-dire que c'est rarissime qu'on te dise qu'il va prendre de sa main droite. J'ai une théorie à deux balles là-dessus. Pour les Américains, en fait, c'est parce qu'eux se réfèrent toujours, tu sais, nord, sud, est, ouest. Mais c'est fou à quel point, tu vois. Quand quelqu'un va sortir de chez lui, il va partir, il va te dire, il est parti vers le nord. Jamais ici, quelqu'un va te dire ça, tu vois. Il va te dire, je sors, je pars à gauche ou je pars à droite, tu vois. Moi, j'ai envie d'y voir. C'est parce que, tu vois, les Américains, ils vivent dans une réalité, en fait, divine. Et dans un monde qui leur échappe. La réalité, elle est supérieure. La réalité, c'est donc, on va dire, le soleil, tu vois. Et donc, ils s'inscrivent dans cette géographie-là. Alors que nous, c'est le pays du sujet. Et donc, la référence, c'est droite, gauche, devant, derrière.
- Speaker #0
Mais pourquoi ? C'est vrai que les Américains vivent dans une réalité...
- Speaker #1
Je simplifie à l'extrême. Mais bon, c'est quand même... In God We Trust, tu ne peux pas écouter aujourd'hui le moindre athlète qui a été interviewé, etc. Il va commencer par remercier Dieu, etc.
- Speaker #0
Puis, il y a aussi le fait qu'on est dans un pays qui a... aucun rapport en termes de dimensions et d'espaces. C'est des grands espaces.
- Speaker #1
C'est vrai aussi oui. Et je le rajoute souvent dans les traductions. Pas tout le temps, pas systématiquement bien sûr, mais il m'arrive de préciser. Alors après je me demande est-ce que c'est mon tropisme d'aveugle en fait ? Parce que quand tu es aveugle, tu vas tout de suite préciser les choses en matière de droite et de gauche. Est-ce que c'est une précision qui est due au fait que je ne vois pas ? Ou est-ce que c'est une précision ? dû au fait que je traduis.
- Speaker #0
Je ne sais pas si, comme moi, vous aimez ces moments de rêvasserie qui surviennent quand on lit un livre. Ces allers-retours qui s'opèrent entre la pensée et le texte, au hasard des pages. Pour mon père, en tout cas, c'était l'un des charmes de la lecture, auquel il a beaucoup moins accès aujourd'hui. Quand on lit avec ses oreilles, on peut moins facilement retourner sur ses pas une fois qu'on s'est égaré. L'écoute est moins agile que la vue et demande une plus grande concentration. Ne pas voir, cela complexifie aussi le jeu de miroir entre VO et VF. auxquels se prêtent habituellement les invités du podcast. Mon père peut moins facilement revenir sur ses traductions et les comparer aux textes originaux, tout simplement parce qu'il peut moins facilement survoler deux textes en même temps. Pour Langue à langue, il a quand même accepté de sélectionner un extrait de l'une de ses traductions. C'est un roman d'Erin Hart, une autrice américaine d'origine irlandaise, parue en France en 2003 chez Payot, sous le titre « Le chant des corbeaux » . Si vous souhaitez avoir le texte sous les yeux pendant la lecture, vous le trouverez en VO et en VF sur le site langalang.com.
- Speaker #1
L'histoire se passe en Irlande, et au cœur du livre, il y a une histoire de cadavres retrouvés intacts dans une tourbière. Les tourbières ont la faculté parfois de préserver des corps. Mais ce qui est beau dans le livre, c'est la... C'est la manière dont elle dépeint la société irlandaise, la société rurale. En fait, les chapitres sont construits sur toute une série de personnages. La colonne vertébrale du chapitre et de la narration, c'est toujours la vie du personnage. Et l'enquête, l'intrigue, le suspense n'arrivent presque qu'en périphérie. Donc, ce qui fait vraiment la colonne vertébrale, c'est... Le personnage lui-même et sa vie, sa psychologie, sa situation en ce moment-là de l'histoire. Je pense que c'est ça la force de cette romancière et de son écriture. Ça donne des romans policiers singuliers, avec une forte charge personnelle et d'empathie avec ces personnages. Et donc là, le chapitre qu'on a choisi, c'est un inspecteur de police qui s'appelle Gareth Devaney, qui a trois enfants, et là c'est sa Benjamin. Et c'est dit par ailleurs, à d'autres moments dans le livre, qu'en fait, de par son métier, il a été peu présent. Et il a l'impression d'avoir raté quelque chose avec ses deux aînés. Et visiblement, il essaie de rattraper quelque chose avec la Benjamin, qu'il n'a pas su faire avec les autres. Et donc là, le chapitre en question, c'est une... Devaney est musicien, comme beaucoup d'Irlandais, c'est vrai. Donc c'est une leçon de musique donnée par le père à sa fille. Et j'ai l'émotion intacte de ces scènes-là, de cette relation-là entre ces deux personnages. En fait, voilà, pourquoi j'aime traduire, c'est parce que... En fait, c'est de la lecture, la traduction pour moi. C'est une lecture approfondie, très approfondie. Une lecture où tu désosses, où tu démontes, tu remontes. Mais je traduis en lecteur, en fait.
- Speaker #0
Le dimanche, Gareth Devaney s'est posé dans une chaise de cuisine à l'extérieur de sa fille, Roisin. Son tête était sur sa gauche, où le corps de son fils... ...
- Speaker #1
Merci beaucoup. Mais là, ça a un sens puisque c'est politique. Oui, en plus,
- Speaker #0
c'est l'instrument. C'est pas l'instrument. C'est pour ça qu'ils le précisent. Oui. Ça peut se sentir comme ça au début, mais vous vous y accrocherez. Ça peut même se sentir confortable après un moment. Le but principal est de rester relaxé, surtout ici. Il a déclenché et a pressé lentement sur les épaules de sa fille, observant combien elle était petite et fine sous le poids de ses mains. Ça a été longtemps depuis qu'il n'avait fait de contact physique avec un de ses enfants. « Prêt pour le bout ? » « Oui, » a dit-elle fermement. « D'accord. » Il a laissé la nuque octogone se serrer à la... et déclenche le bloc rosé jusqu'à la longueur. Rappelez-vous que vous ne devez jamais toucher les cheveux du bois. Il a guidé ses doigts autour du poisson, placant chacun où il devait aller, puis lui a donné le poids de sa main, et enfin de son entire arme. Tout se passe avec l'aile et les bras, pas le cou, comme ça, il a dit. démonstrant avec un couteau invisible. « Prenez en compte que vous faites de la musique, pas de moulage de bois. » Roisin a dit. « Maintenant, les claviers, » dit Dévany. En se luttant, il a lentement placé les doigts de sa fille dans les positions qu'elle utilisait pour jouer une simple scale et a appelé les noms des notes en faisant ainsi. Il a attendu un moment, Touchée par la sincérité de son regard, elle se concentrait sur toutes les sensations étranges. Devaney se sentait désarmé, sans défense dans la présence de cette détermination fière. « Fais tomber » , il lui a dit, et elle lui a regardé avec les yeux rouges de désespoir. « Vas-y » , il lui a dit, « fais du bruit » . Elle a tentativement mis le bout sur les cordes de fidèle où il s'est bâti. a couple of times, then pulled, letting the weight of it make a deep vibrating groan. A small smile and a look of surprise and pleasure crossed her face, then she wrinkled her nose.
- Speaker #1
A small smile and a look of surprise and pleasure crossed her face, then she wrinkled her nose. Point à la ligne. Ouvre les guillemets. Go mad ! « Ferme les guillemets » , il dit. Point. Ouvrez les guillemets. « Try them all. » Point. Ferme les guillemets. Allez-y. Roizen bent the bow this way and that. Virgule. Testing the sonorous. Virgule. Deep notes. Virgule. The high, virgule, thin sounds she could produce. Virgule. Forwarding two notes together as she pulled the Roizenladen bow over the strings. Point. He gestured. showing her in mime how to use the full length of the bow, and she followed his example, at least as far as her short arms would allow. Even as he beheld the pleasure she took in these first few sounds, Duvaney pictured the hurdles they still faced, and felt suddenly inadequate as a musician, as a teacher.
- Speaker #2
virgule and as a father, point. Par exemple, je me demande, je suis sûr que j'ai pas laissé fidèle, j'aurais dû laisser fidèle.
- Speaker #0
Ah ouais,
- Speaker #3
tu penses ?
- Speaker #2
Bien sûr, maintenant je le sais, je le savais pas à l'époque. Dans les... Dans le contexte d'une musique traditionnelle, tu vois, irlandaise, tu peux tout à fait laisser le fidèle.
- Speaker #0
Ah ouais.
- Speaker #3
Tu vois ? Les gens comprennent, tu penses.
- Speaker #2
Ça c'est une autre question. Tu peux le faire comprendre à la première occurrence. C'est dommage, tu gardes un peu de couleur, de couleur locale.
- Speaker #3
Le dimanche soir, Gareth Devaney était assise sur une simple chaise de cuisine en face de sa fille Roisin. Celle-ci tenait la tête inclinée vers son épaule gauche, sur laquelle reposait le corps du violon paternel, son manche effilée épousant le creux de sa main. « Voilà, dit-il en se calant contre le dossier de sa chaise. Tu te sens comment ? Ça fait un peu bizarre. C'est normal au début, mais tu t'habitueras. » Au bout d'un certain temps, tu trouveras peut-être même ça confortable. L'essentiel, c'est de bien rester détendu, surtout là. Il tendit les mains, lui serra doucement les épaules et fut surpris de la sentir si petite et si chétive. Cela faisait très longtemps qu'il n'avait pas eu le moindre contact physique avec un de ses enfants. « Prête pour l'archet ? » « Oui » , répondit-elle fermement.
- Speaker #0
« D'accord. »
- Speaker #3
Il lui avait confié le soin de resserrer la vis octogonale à l'extrémité de l'archet et de passer la colophane sur toute la longueur des crins. « N'oublie pas que tu ne dois jamais toucher les crins de ton archet. » Il guida ses doigts et les positionna autour de la hausse, puis la laissa en sentir le poids dans sa main. et enfin dans tout son bras. « Tout se passe au niveau du coude et du poignet, pas dans l'épaule. » « Comme ça, » dit-il en faisant le geste avec un archet imaginaire. « Souviens-toi que tu es en train de jouer de la musique, pas de scier du bois. » Roisin fit oui de la tête. « Maintenant, passons au doigté, » dit-il. Se penchant en avant, il plaça délicatement les doigts de sa fille dans les positions successives pour jouer une gamme simple, énonçant le nom de chaque note. Il attendit un instant, touché par le regard sincère de sa fille, toute concentrée pour s'imprégner de ses nouvelles sensations. Il se sentit désarmé, sans défense face à une détermination aussi farouche. « À toi de jouer, » dit-il. Elle écarquilla les yeux, incrédule. « Vas-y, » insista-t-il, « sors un son. » Avec hésitation, Roisin posa l'archet sur les cordes, où il rebondit légèrement. puis le tira, son poids produisant une plainte rauque. Elle eut un léger sourire, parut surprise et contente, puis fronça le nez. « Laisse-toi aller, essaye toutes les notes. » Elle inclina l'archet dans un sens, puis dans un autre, testant les notes profondes et sonores, les sons aigus et effilés qu'elles pouvaient produire, s'essayant à des accords de deux notes, faisant aller et venir sur les cordes les crânes enduits de colophane. D'un geste, il lui montra comment utiliser toute la longueur de l'archet, et elle suivit son exemple, autant que ses petits bras le lui permettaient. Même s'il voyait le plaisir manifeste que ses premiers sons procuraient à sa fille, De Vanet s'imaginait très bien le parcours semé d'obstacles qui les attendait, et il eut soudain le sentiment de ne pas être à la hauteur, ni comme violoniste, ni comme pédagogue, ni comme père.
- Speaker #0
Alors,
- Speaker #3
première réaction ? Tu as réussi à écouter de manière neutre ou tu t'es fait des remarques ?
- Speaker #2
Très peu. Là, comme ça, tu vois, à écoute relativement neutre, la cadence m'allait,
- Speaker #0
tu vois.
- Speaker #2
Je ne désavoue pas ma traduction. Encore une fois, c'est la traduction d'un instant T. Il y a très très longtemps. J'avais moins de dix traductions, je pense, à mon actif.
- Speaker #4
Comme Roisin, j'ai appris à jouer d'un instrument, petite. Moi, c'était le piano. Et comme Devaney, mon père m'a beaucoup encouragée dans cet apprentissage. Alors ça m'a touchée qu'ils choisissent cet extrait. D'autant que le chant des corbeaux a joué un rôle particulier dans ma découverte de la traduction.
- Speaker #2
J'ai raconté ça à l'autrice d'ailleurs. Au moment où je l'ai traduisé, donc en 2002, à un moment, à la Toussaint 2002, on est partis en vacances à Florence, en famille. Et il se trouve qu'on logeait dans un très bel endroit, mais qui était assez loin des transports, et sur les hauteurs, en fait, assez loin même de Florence, donc on ne pouvait pas aller à Florence tous les jours. Et quand on voulait aller à Florence, il fallait d'abord marcher, je crois peut-être deux kilomètres, jusqu'au village pour prendre le car, et vous étiez vraiment assez jeune, et pas forcément rompu à la marche. et donc Pour vous aider à avaler les kilomètres à la marche, je vous racontais par étapes le chant des corbeaux. Et en faisant comme Sherazade, en interrompant à chaque fois mon histoire à des moments clés, pour être sûr que vous en redemanderiez.
- Speaker #4
J'avais dix ans. De ce voyage, il m'est resté le souvenir de longues marches fatigantes, c'est vrai, mais surtout, une passion pour les histoires de mon père. C'est là, à travers ces récits, que j'ai commencé à m'intéresser à la traduction.
- Speaker #2
plein d'autres moments puisqu'en fait là on est dans mon bureau et il se trouve que juste à gauche derrière les rayonnages, la pièce d'à côté, c'est une salle de bain dans laquelle il y a une baignoire. Et donc il est souvent arrivé le soir quand vous preniez votre bain que j'étais à mon ordinateur, etc. en train de relire des traductions et souvent j'entendais une petite voix qui me faisait des suggestions.
- Speaker #3
Mais parce qu'on entendait...
- Speaker #2
Quand j'étais en train de discuter avec Carmel sur des choix de mots pour éviter des répétitions, etc. Et hop, une petite voix arrivait du bain, faisant des propositions. Je peux te donner un autre exemple de à quel point vous avez baigné comme ça. L'exemple qui me revient là, c'est ton frère Léonard. On était dans le métro et il était en train d'apprendre à lire. Et il était sur mes genoux. Et à un moment, je lui demande... à quelle station de métro on est, et il commence à épeler le nom de la station de métro. Et donc, on était à Champs-Élysées. Donc, il commence à épeler, il me dit, C-H-A-M-P-S-E. C'est bon.
- Speaker #0
C'est mignon.
- Speaker #2
Non, non, c'est pour dire que oui, c'est vrai que vous avez baigné. Et il n'y a rien dans ma vie à quoi j'accorde plus de prix que l'écrit, que les mots, et que le langage. On dit souvent, oui, ça traduit le réel, etc. Mais non, moi, ça s'ajoute au réel. Il y a cette réalité haute qui est la réalité du langage. Alors, bien sûr, avec un rapport fort, bien sûr, à la réalité. Mais c'est une réalité en soi. et qui a toujours exercé sur moi un attrait fort et puissant. Et donc ça, il était clair. Mais il a été clair que j'avais ça à transmettre. Plus un peu aussi quand même du fait que moi, de par mon histoire familiale, c'est à cheval sur le monde anglophone et le monde francophone.
- Speaker #4
C'est la fin de cet épisode un peu spécial de Langue à langue. J'espère que ce retour aux sources vous a plu, que vous y avez appris des choses et qu'il vous a ouvert à une autre manière de voir le monde, sans les yeux. J'espère aussi qu'en l'écoutant, mon père se sentira plus à sa place dans la mosaïque de traducteurs et traductrices que je suis en train de construire avec Langue à langue. Merci papa d'avoir surmonté ton appréhension de l'interview pour moi et de m'avoir transmis tout ce que tu m'as transmis. Merci pour les mots, le piano et le chant des corbeaux. Le chant des corbeaux, c'est le titre du livre dont vous avez entendu un extrait. Il est signé Erin Hart et la version française apparue en 2003 chez Payot. Au passage, je remercie ma mère, Armelle Grélier, d'avoir accepté de lire cet extrait en s'enregistrant sur cassette. comme à l'époque. Coucou maman, et merci d'être la fan numéro 1 de ce podcast. Si vous souhaitez retrouver les extraits du Chant des Corbeaux en VO et en VF, rendez-vous sur langalang.com ou sur les pages Facebook et Instagram du podcast. Langalang est un podcast de Margot Grélier, c'est moi. L'identité sonore et graphique est signée Studio Peel. et le montage-mixage a été réalisé par Nathan Luyer de La Cabine Rouge. Si cet épisode vous a plu, laissez-nous un petit commentaire sur votre application d'écoute et n'oubliez pas de vous abonner au podcast. Vous pouvez aussi nous suivre sur les réseaux sociaux et en parler à tout le monde autour de vous. Quant à moi, je vous donne rendez-vous dans trois semaines pour un nouvel épisode qui s'annonce passionnant. Direction la Chine avec la traductrice du chinois Coraline Jortet. A bientôt et comme on dit en anglais,
- Speaker #2
bye bye !