#MARIE BONTEPour commencer, le premier mot que j'ai choisi, c'est « doudou ». Le doudou, dans les nuits de Beyrouth, ce n'est pas cet objet de transition procurant réconfort et sécurité émotionnelle, quoique. De son nom complet, « doudou shot », c'est une boisson composée de vodka, de jus de citron, d'une à trois gouttes de tabasco (ça c'est en fonction des préférences) et d'une olive marinée. Alors pourquoi on en parle ? Parce que c'est le shot phare de la ville, le plus vendu, sans doute le plus apprécié à condition de bien choisir l'olive, et le plus emblématique aussi. On raconte d'ailleurs qu'il a commencé à s'exporter. Pour autant, le débat sur l'origine du doudou shot reste entier. Selon les versions, il serait apparu sur le comptoir d'un bar exigu du quartier de Hamra, Vous savez, c'est ce quartier qui, dans les années 60, a enregistré la plus grande densité de pubs, d'hôtels, de théâtres et de cinémas, et qui a été un peu le témoin de la croissance économique du pays, de son foisonnement intellectuel et culturel. Mais on raconte aussi que le Doudou est né plutôt au début des années 2000, dans un club de l'effervescente rue Monnot, alors nouveau quartier nocturne à la mode, incarnant cette fois une renaissance post-conflit, qui aujourd'hui semble bien lointaine. Il en va finalement du doudou comme d'autres succès nocturnes à Beyrouth. On s'en dispute la paternité. Oui, la paternité, car produire la nuit, ça reste essentiellement une affaire d'hommes. Paternité, donc, par exemple, du premier bar qui a ouvert dans tel quartier, du premier rooftop, de la première soirée dans un hangar désaffecté. Cette première digression sur le doudou permet de nous rappeler que Beyrouth, la nuit, fait la part belle au mythe et à la rumeur. Mais elle permet aussi de noter le double statut de l'alcool. Une substance psychotrope, bien sûr, mais donc aussi un désinhibant et un marqueur de lien social. C'est une boisson qui provoque un relâchement des comportements, une prise de liberté vis-à-vis de divers énoncés sociaux. C'est parce que l'on fait moins attention à ce que l'on dit, à ce que l'on fait, à ce que l'on dépense, que les interactions sont plus nombreuses, directes et intenses. Ainsi, l'alcool permet-il le mélange. Mélange des conversations, mais aussi rapprochement des corps et éveil du désir. Comme d'autres boissons, le doudou se commande, parfois bruyamment, s'offre, se boit à plusieurs, et de préférence au comptoir, au vu de tous. Icône ritualisée d'une certaine hospitalité libanaise, c'est un moyen efficace de faire connaissance, célébrer, draguer, aller danser. En bref, de faire oublier le quotidien oppressant, contraignant ou incertain, un moyen aussi finalement, tel un doudou, de nous rassurer, nous raccrocher à quelque chose dont la composition et le succès ne changent pas trop, quand tout autour se détruit trop vite, se reconstruit trop peu ou trop mal. En un mot, le doudou c'est Beyrouth. Un mélange de douceur, d'acidité et de piquant, qui nourrit, qui inspire et qui soûle. [FOND SONORE] Le deuxième mot que j'ai choisi, c'est un nom, c'est Johnny. Que vient faire Johnny, Johnny Hallyday à Beyrouth ? Ou plutôt, qu'est venu faire feu Johnny à Beyrouth ? Eh bien, pas grand-chose, car sa visite en janvier 1963 a été écourtée devant l'annulation de ses trois concerts prévus au Casino du Liban sous l'appellation « récital de twist ». Eh oui, Johnny a été interdit de concert à Beyrouth, au motif que cela aurait encouragé justement la pratique du twist, lui-même interdit au Liban quelques mois auparavant. Alors le twist, c'est cette danse très en vogue à l'époque, moins polissée que les danses en couple, dont les mouvements du corps incitent aux attitudes suggestives, voire aux flirts entre les jeunes noctambules. Ce qui a suffi à ce que certains entrepreneurs de morale le qualifient d'indécent, voire d'obscène. Cette décision d'interdiction unilatérale, censée préserver les bonnes mœurs, a provoqué la colère des fans libanais qui, en guise de protestation, ont organisé un brillant défilé motorisé. Je cite ici les archives de l'INA, car il faut bien dire que cette interdiction a beaucoup surpris les journalistes français, qui, au moment des faits, n'ont pas manqué de rappeler que pendant ce temps-là, dans la puritaine Égypte, disent-ils, Nasser était allé jusqu'à accepter une compétition nationale de twist. Au-delà de l'anecdote, l'événement s'insère dans une logique d'encadrement des pratiques que l'on doit au ministre de l'intérieur d'alors, Kamal Joumblatt, par ailleurs fondateur du parti socialiste progressiste. Non content d'interdire le twist et de priver officiellement les jeunes libanais de leur idole, Joumblatt a par exemple imposé des normes d'aménagement intérieur aux stéréos. Les stéréos, ce sont ces nouvelles boîtes de nuit, pas très chères, où le son est diffusé en stéréophonie, qui se multiplient à Beyrouth dans les années 60 de façon plus ou moins légale. Dès 1964, le niveau d'éclairage doit être officiellement rehaussé, afin d'éviter les chutes, dit-on. Et les cloisons qui offraient aux couples une certaine intimité, doivent être supprimées. Il devient alors plus difficile d'échapper aux convenances. Mais que retenir alors de cette affaire Johnny ? Eh bien qu'au début des années 60, on est vraiment au moment de l'institutionnalisation de la vie nocturne à Beyrouth, qui est donc finalement assez ancienne, d'où l'intérêt aussi de retracer son histoire. En tant que champ économique dans lequel évoluent des acteurs, elle est l'objet de contrôles et de régulations, et devient un enjeu de prise de position politique. En tant qu'espace dédié au divertissement, elle contribue au rayonnement touristique du pays. En tant qu'univers social, elle témoigne de l'émergence d'une jeunesse plus cosmopolite et fait l'objet de discours et de représentations, avant de faire l'objet quelques décennies plus tard d'une abondance nostalgique d'avant-guerre. [FOND SONORE] Et pour finir, le troisième mot que j'ai choisi, c'est la scène. Oui, l'univers noctambule de Beyrouth s'apparente à une scène. C'est d'abord la configuration matérielle des espaces nocturnes de la ville qui permet ce constat. En effet, les bars et les clubs se concentrent dans des îlots denses de bruit et de lumière. Ils sont donc facilement repérables, d'autant que le reste de la capitale libanaise est globalement très mal éclairé. Ainsi, les néons des enseignes, les phares des voitures, les spots privés font office de projecteurs pour que l'espace nocturne, au-delà de l'apparence, fonctionne comme une scène sur laquelle se produisent et s'exposent les acteurs, les noctambules. Alors ce recours au vocabulaire du théâtre pour décrire les pratiques des noctambules s'inscrit dans le sillage des travaux d'Erving Goffman. Sa lecture du monde social comme une scène où les individus sont des acteurs et où les relations sont des représentations, s'applique très bien aux nuits de Beyrouth. En effet, par une succession de gestes, d'attitudes hédonistes, de formes de présentation de soi, impliquant la tenue, le maquillage, la coiffure, les acteurs s'énoncent comme des individus branchés, ouverts, qui priorisent la recherche du plaisir et du divertissement cosmopolite, allant parfois jusqu'à en faire un trait de l'identité libanaise. Donc Beyrouth la nuit, c'est la cité du spectacle. Spectacle d'une insouciance surjouée, d'une apparente diversité et du spectaculaire, au sens ici d'extravagant. Puisqu'il est destiné à être voyant le faste de certaines sorties s'impose ainsi au regard de tout visiteur qui s'aventure dans les nuits de la capitale libanaise. Défilés de voitures de luxe, tenues et accessoires griffés, champagne, sont autant d'apparats qui font de la nuit le temps de l'ostentation. L'enjeu est de se faire remarquer, d'attirer l'attention, de se distinguer, en faisant étalage de sa fortune ou de sa beauté. Car oui, la scène nocturne, c'est aussi un lieu où l'on reproduit les stéréotypes de genre, ce que l'on voit particulièrement bien dans les petits événements de la ville. Que l'on pense par exemple à ces Ladies' Night, nombreuses dans les années 2010. Il s'agit de ces soirées pendant lesquelles les femmes bénéficient d'entrées gratuites ou de tarifs préférentiels afin d'attirer la clientèle. Clientèle d'abord féminine en raison des prix, puis masculine, car le bar garantit la présence de femmes, donc de conquêtes potentielles, qui d'une certaine manière font partie de l'offre de l'établissement. Dans cet univers genré, hétéronormé, les individus qui se reconnaissent au travers des identités gays, lesbiennes, queer ou trans ont une place marginale, reléguée, en coulisses. Emprunté là encore à Goffman, le terme coulisses désigne les lieux où cesse la représentation, les espaces cachés ou mal surveillés, littéralement « hors scène » : les sas d'entrée peu éclairés, les recoins, les rideaux, les toilettes, tout ce qui est propice aux confidences et aux rapprochements, ce qui permet de se cacher pour se soustraire au regard, ou, plus dramatiquement, de se mettre à l'abri. Ainsi, il y a environ un an, le Skybar, l'une des boîtes les plus célèbres, les plus sélectes de la ville, a ouvert ses portes pour héberger quelques temps des personnes déplacées du Sud, fuyant les bombardements israéliens. À Beyrouth, plus qu'ailleurs, les lieux de fête peuvent se transformer en refuges.