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Quand les machines sèment, que récolte la terre ? Avec Samuel Pinaud cover
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Le sens des mots, un podcast des Éditions de l'ENS de Lyon

Quand les machines sèment, que récolte la terre ? Avec Samuel Pinaud

Quand les machines sèment, que récolte la terre ? Avec Samuel Pinaud

14min |25/09/2025
Play
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14min |25/09/2025
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Description

Depuis plus d’un demi-siècle, l’agriculture française a vécu de profondes mutations, alors même que les machines et la mécanisation n’ont eu de cesse de gagner du terrain. Tracteurs toujours plus puissants, outils de récolte perfectionnés, dispositifs numériques connectés : à chaque étape de la production, les engins sont devenus incontournables. Mais cette mécanisation, longtemps présentée comme synonyme de progrès, soulève aujourd’hui des interrogations majeures.

Quels effets la mécanisation a-t-elle produit sur la terre, sur le travail des agriculteurs et sur l’économie agricole ? Quelles logiques industrielles sous-tendent cet usage de plus en plus massif des machines dans les fermes ? Le monde agricole est-il aujourd’hui en capacité de relever les défis écologiques face à l’urgence qui s’impose ?

Ces questions sont au cœur de l’ouvrage collectif Comment les machines ont pris la terre. Un ouvrage codirigé par une équipe de sociologues et d’historiens : Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier, Baptiste Kotras, Céline Pessis et Samuel Pinaud.

À rebours d’une lecture strictement technique, ce livre replace la question de la mécanisation dans un cadre politique, économique mais aussi social. C’est pourquoi nous y parlons aussi des choix publics, des stratégies industrielles, des luttes professionnelles et des résistances paysannes.

Derrière les chiffres de productivité ou la puissance des tracteurs, c’est donc une autre histoire qui se dessine : celle d’une agriculture transformée en profondeur, dont les sols portent les stigmates du tassement et de l’érosion, dont les fermes ploient sous le poids du capital investi, et dont les travailleurs voient leur quotidien remodelé, entre nouvelles pénibilités et perte de savoir-faire.

Pour en discuter, nous recevons aujourd’hui dans le sens des mots Samuel Pinaud, qui porte la voix du collectif. Il a choisi de nous en parler en 3 mots : Terre, Capital et Travail.


Vous entendez au début de cet épisode des extraits issus de :


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #ENS ÉDITIONS

    Vous écoutez Le sens des mots, un podcast des éditions de l'ENS de Lyon, pour entendre la voix de nos auteurs, dépasser vos idées reçues sur la recherche et décrypter le monde qui nous entoure.

  • #EXTRAITS SONORES

    Le nouveau 9RX, de la puissance à revendre pour toutes vos tâches agricoles. Ce progrès a été rendu possible en partie grâce aux nouvelles découvertes réalisées dans le domaine des machines agricoles. Machines qui effectuent le travail d'une manière plus parfaite ou réduisent la main d'oeuvre. Ce robot de traite est capable de détecter les pis grâce à des capteurs. Le jour où le pétrole sera à 2 euros le litre, les fermes qui sont totalement mécanisées ne pourront pas survivre.

  • #ENS ÉDITIONS

    Depuis plus d'un demi-siècle, l'agriculture française a vécu de profondes mutations, alors même que les machines et la mécanisation n'ont eu de cesse de gagner du terrain. Des tracteurs toujours plus puissants, des outils de récolte perfectionnés, des dispositifs numériques connectés, à chaque étape de la production, les engins sont devenus incontournables. Mais cette mécanisation, longtemps présentée comme synonyme de progrès, soulève aujourd'hui des interrogations majeures. Quels effets la mécanisation a-t-elle produit sur la terre, sur le travail des agriculteurs et sur l'économie agricole ? Quelles logiques industrielles sous-tendent cet usage de plus en plus massif des machines dans les fermes ? Et le monde agricole est-il aujourd'hui en capacité de relever les défis écologiques face à l'urgence qui s'impose ? Ces questions sont au cœur de l'ouvrage collectif « Comment les machines ont pris la terre ». Un ouvrage co-dirigé par une équipe de sociologues et d'historiens, Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier, Baptiste Kotras, Céline Pessis et Samuel Pinaud. À rebours d'une lecture strictement technique, ce livre replace la question de la mécanisation dans un cadre politique, économique mais aussi social. C'est pourquoi nous y parlons aussi des choix publics, des stratégies industrielles, des luttes professionnelles et des résistances paysannes. Derrière les chiffres de productivité ou la puissance des tracteurs, c'est donc une autre histoire qui se dessine. Celle d'une agriculture transformée en profondeur, dont les sols portent les stigmates du tassement et de l'érosion, dont les fermes ploient sous le poids du capital investi, et dont les travailleurs voient leur quotidien remodelé entre nouvelles pénibilités et pertes de savoir-faire. Pour en discuter, nous recevons aujourd'hui dans Le sens des mots Samuel Pinaud, qui porte la voix du collectif. Il a choisi de nous en parler en trois mots : terre, capital et travail. Soyez indulgents pour la qualité sonore, cet entretien a été enregistré à distance.

  • #SAMUEL PINAUD

    Le premier mot choisi est le mot « terre ». Les machines agricoles transforment en effet les interactions entre les agriculteurs et ce facteur de production assez particulier qu'est la terre. Elles sont une médiation technique qui prend une place croissante dans le travail du sol depuis les années 50 et jusqu'à aujourd'hui. Lorsqu'on parle de machines agricoles, on parle du tracteur et des outils tractés qui peuvent servir à sonner, à effectuer différents types de travail du sol, comme le labour. Elles sont aussi également centrales dans le travail de récolte. La puissance croissante de ces machines permet de porter de nouveaux outils, d'entraîner des matériels de plus en plus perfectionnés, afin de travailler plus rapidement des surfaces plus importantes et intensifier l'usage des engrais, des pesticides et des semences sélectionnées. Elles transforment en retour les sols et les paysages qui doivent de plus en plus s'adapter aux conditions de passage des machines dans les champs. On pense ici au travail de remembrement et d'arrachage des haies qui ont pour objectif de faciliter le passage des machines. Pour donner une idée de cette augmentation de la puissance machinique, on peut prendre l'exemple de la puissance unitaire moyenne des tracteurs vendus chaque année. Cette puissance unitaire ne cesse d'augmenter, passant d'environ 25 chevaux en 1950 à 75 en 1980 et est actuellement de 169 chevaux. L'un des objectifs de cet ouvrage est de mieux comprendre cette dynamique en s'écartant d'une vision purement comptable ou d'une vision d'ingénieur qui chercherait à réfléchir à la meilleure technique ou au niveau de mécanisation optimal pour telle ou telle ferme. Il s'agissait plutôt pour nous de rendre compte des controverses qui ont accompagné de tout temps cette tendance technique à la mécanisation continue de l'agriculture, de mettre l'accent sur les politiques publiques qui ont initié et renouvelé ce mouvement et de documenter les stratégies commerciales des acteurs économiques directement intéressés par la vente de matériel. Concernant les effets de la mécanisation sur le sol, les travaux d'historiens et d'historiennes montrent qu'un certain nombre de problèmes agronomiques contemporains liés à la surmécanisation, comme ses effets sur la richesse organique du sol, son érosion et son tassement, avaient fait l'objet d'alertes précoces dès les années 50. Même l'efficacité de l'utilisation croissante des machines faisait l'objet de critiques du fait de la taille désajustée des fermes françaises de l'époque et des risques d'endettement pour les agriculteurs de posséder des matériels trop onéreux. Ces travaux montrent comment les politiques publiques ont endogénéisé ces critiques pour recadrer la question de la mécanisation dans un registre du bon usage ou de la bonne gestion. Ce qui a amené l'État et le Conseil agricole à prodiguer un certain nombre de prescriptions qui faisaient en partie abstraction de ces critiques. Le secteur forestier que documente l'un des chapitres n'est pas en reste, puisque la mécanisation du travail forestier a très tôt fait l'objet de critiques en raison de ses effets sur les paysages et le placement des sols qui freinent la régénération naturelle des arbres. Au-delà de la terre, le climat se trouve également impacté par l'usage croissant des machines agricoles en raison de leur consommation de fioud. L'un des chapitres montre ainsi comment la pétrolisation de l'agriculture s'est opérée par le travail actif des industriels du pétrole qui ont promu la mécanisation et tout un tas de dispositifs fiscaux qui ont participé à rendre pensable le développement massif de la mécanisation en France. Aujourd'hui encore, la défiscalisation des carburants agricoles représente un budget équivalent au second pilier de la politique agricole commune, celui qui finance en partie l'écologisation de l'agriculture. C'est ce que documente un autre chapitre de l'ouvrage s'intéressant plus particulièrement aux aides fiscales à l'investissement en matériel agricole. Plusieurs chapitres montrent que les changements climatiques ont des effets en retour sur les pratiques agricoles. La variabilité croissante du climat entraîne des incertitudes pour les agriculteurs qui peuvent les pousser à avoir un matériel avec un risque de panne minimum pour profiter des meilleures fenêtres climatiques pour les travaux des champs. Un cas extrême à délégué à des entreprises spécialisées le travail de mécanisation pour justement ne pas supporter cette incertitude climatique. L'ouvrage montre également que le projet de troisième révolution agricole fondé sur le déploiement des outils numériques en agriculture n'est pas là pour contrer ce mouvement général d'une augmentation de la puissance du travail du sol dans l'agriculture française. Elle apparaît plutôt comme une nouvelle couche technologique sur des technologies déjà existantes. Dans certains cas, comme dans l'apiculture documentée dans l'un des chapitres de l'ouvrage, l'utilisation de la balance connectée rend possible de nouveaux chantiers, étend le périmètre dans lequel l'apiculteur ou l'apicultrice installe ses ruches, ce qui est une manière pour lui ou pour elle d'évaluer la réaction des colonies aux évolutions météorologiques de plus en plus erratiques. [FOND SONORE] Le deuxième mot sur lequel nous souhaitions insister est celui de « capital ». En documentant les logiques socio-économiques et politiques qui président à l'augmentation de la puissance machinique, il s'agissait pour nous de rendre compte de l'augmentation des capitaux mobilisés sur une ferme. Cette dynamique nous semble d'autant plus importante à documenter que les agriculteurs et les agricultrices rencontrent aujourd'hui de plus en plus de difficultés pour transmettre leur ferme au moment de leur départ à la retraite et le poids financé du matériel agricole n'y est pas pour rien. L'ouvrage montre que cette capitalisation croissante n'est due, ou n'est pas uniquement due, à la concurrence marchande qui pousserait les producteurs à investir pour produire plus efficacement et ainsi pouvoir vendre leurs produits moins chers, comme le supposerait une lecture économique un peu simpliste. Cette capitalisation croissante des fermes résulte d'un projet politique et des efforts multiples d'un grand nombre d'acteurs. L'État, les industriels du pétrole et de la machine agricole, les organisations professionnelles agricoles, tous ces acteurs souhaitent, pour des raisons qui peuvent être diverses, augmenter la productivité agricole. Et cela de manière constante, de l'après-seconde guerre mondiale à nos jours. Si on prend le cas de la mise en œuvre des aides fiscales à l'investissement, on montre qu'elles ont été accompagnées depuis les années 70 d'un discours d'urgence soulignant le retard français en termes d'investissement machinique par rapport aux autres pays européens. Ce discours du retard a demandé en parallèle de mettre en œuvre un travail politique de déqualification de techniques agricoles légères, la traction animale et les manèges que documentent plusieurs chapitres de l'ouvrage par exemple. Pour préciser, les manèges dont il est question sont des équipements animés par la force animale pour faire fonctionner des petits équipements à la ferme, et ces outils sont restés très présents dans les campagnes françaises jusqu'à la première moitié du XXe. Cette mécanisation croissante s'accompagne d'un mouvement de différenciation sociale de l'activité machinique. Un chapitre de l'ouvrage insiste ainsi sur le rôle des constructeurs dans la promotion de la délégation croissante du travail de réparation, avec la promotion de contrats de maintenance signés auprès des concessionnaires. Cette dynamique marchande rentre en partie en contradiction avec la culture du bricolage qui fait partie intégrante de l'identité professionnelle des agriculteurs. Un autre chapitre de l'ouvrage met l'accent sur la délégation croissante des travaux des champs effectués avec du matériel, délégation qu'on opère à des entreprises de travaux agricoles qui prennent en charge, dans un certain nombre de cas, la mise en œuvre de l'ensemble des travaux des champs. Dans ces cas limites, l'agriculteur tend à devenir un rentier. puisqu'il participe de moins en moins au processus de production tout en touchant une partie de la valeur produite et des aides publiques dédiées. L'un des fronts pionniers actuels en termes d'approfondissement du processus de capitalisation concerne la gestion des données numériques documentées par l'un des chapitres de l'ouvrage. Ces données sont issues des GPS présents dans les machines ou de certains outils qui peuvent être connectés pour chercher à moduler l'usage des produits phytosanitaires ou des engrais à l'échelle de la microparcelle. La question de l'appropriation de ces données fait l'objet de luttes intenses concernant leur propriété et leur mise en valeur au sein de conseils ciblés. On observe sur ces questions des oppositions fortes, par exemple, entre les constructeurs de matériel agricole qui développent leurs propres plateformes numériques et de gestion de données, et les organisations professionnelles agricoles qui cherchent à garder une certaine autonomie sur la gestion de ces données. Un autre chapitre permet de documenter la manière dont certaines franges de la profession essaient, via les coopératives d'utilisation de matériel agricole, de mutualiser l'usage des machines pour éviter certains effets délétères du mal équipement. Ces coopératives d'utilisation de matériel proposent également des référentiels d'usage et de prix qui permettent de contrebalancer les stratégies commerciales des acteurs industriels. [FOND SONORE] Le dernier terme sur lequel nous souhaitions insister est celui de « travail ». Plusieurs chapitres de l'ouvrage montrent en effet comment la place croissante des machines dans la production agricole transforme le travail agricole. La baisse ou la disparition progressive de certaines tâches de manutention s'accompagne de nouvelles postures de travail, avec davantage de temps assis, d'une transformation de l'activité mentale et de la mobilisation des sens au travail, entraînant de nouvelles formes de pénibilité comme l'augmentation de la tension nerveuse, qui peut être liée aux contraintes de vigilance et à la gravité croissante des erreurs qui peuvent être faites du fait de l'augmentation justement de la taille des machines. D'un point de vue organisationnel, la mécanisation agricole individuelle approfondit la division du travail et supprime en grande partie l'économie des coups de main qui prévalait dans les campagnes entre des agriculteurs voisins. Ces transformations ne se sont pas faites sans heurt, ce que rappellent plusieurs chapitres de l'ouvrage. La valorisation de la figure de l'agriculteur mécanisé dans les décennies d'après Seconde Guerre mondiale s'est accompagnée d'une déqualification des agriculteurs, souvent âgés, rétifs à s'inscrire dans le mouvement de modernisation agricole. Les campagnes de promotion initiées par les pouvoirs publics ont ainsi participé à durcir les oppositions générationnelles qui existaient déjà dans les campagnes, ce que montrent très bien les films de propagande analysés dans l'un des chapitres de l'ouvrage. L'utilisation de matériel agricole est également un marqueur de la différenciation genrée des rôles au sein des fermes. La mécanisation cible prioritairement des activités masculines, renforçant la valeur économique et symbolique de ces tâches. Les valeurs masculines se trouvent ainsi renforcées par cette dynamique de mécanisation, les femmes se retrouvant cantonnées à des tâches manuelles. Ce travail agricole est toujours aujourd'hui en pleine mutation. Le cas des robots de traite, documentés dans l'un des chapitres est passionnant à cet égard, parce qu'il montre une transformation massive du métier de l'éleveur, qui se retrouve de plus en plus en position de surveillance-contrôle d'un processus de traite qui s'opère sans lui, tant qu'aucune panne n'advient. Automatiser la traite lève l'astreinte, mais déplace le travail au foyer d'où les éleveurs surveillent le bon déroulement de cette dernière. Le smartphone devient ici un médium central de la relation entre l'éleveur et le processus de production. Cette caractéristique se retrouve également dans le travail des apiculteurs et des apicultrices utilisant des balances connectées pour suivre le travail au sein de leurs colonies.

  • #ENS ÉDITIONS

    L'ouvrage dont il était question aujourd'hui, « Comment les machines ont pris la terre », est à retrouver en version papier sur le site d'ENS Éditions et dans toutes les librairies. Il est également disponible en version numérique sur la plateforme OpenEdition Books. C'était Le sens des mots. Ce podcast a été préparé par Sandrine Padilla et Maëlle Lopez. Au mixage et réalisation Sébastien Boudin. À bientôt pour une prochaine édition.

Description

Depuis plus d’un demi-siècle, l’agriculture française a vécu de profondes mutations, alors même que les machines et la mécanisation n’ont eu de cesse de gagner du terrain. Tracteurs toujours plus puissants, outils de récolte perfectionnés, dispositifs numériques connectés : à chaque étape de la production, les engins sont devenus incontournables. Mais cette mécanisation, longtemps présentée comme synonyme de progrès, soulève aujourd’hui des interrogations majeures.

Quels effets la mécanisation a-t-elle produit sur la terre, sur le travail des agriculteurs et sur l’économie agricole ? Quelles logiques industrielles sous-tendent cet usage de plus en plus massif des machines dans les fermes ? Le monde agricole est-il aujourd’hui en capacité de relever les défis écologiques face à l’urgence qui s’impose ?

Ces questions sont au cœur de l’ouvrage collectif Comment les machines ont pris la terre. Un ouvrage codirigé par une équipe de sociologues et d’historiens : Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier, Baptiste Kotras, Céline Pessis et Samuel Pinaud.

À rebours d’une lecture strictement technique, ce livre replace la question de la mécanisation dans un cadre politique, économique mais aussi social. C’est pourquoi nous y parlons aussi des choix publics, des stratégies industrielles, des luttes professionnelles et des résistances paysannes.

Derrière les chiffres de productivité ou la puissance des tracteurs, c’est donc une autre histoire qui se dessine : celle d’une agriculture transformée en profondeur, dont les sols portent les stigmates du tassement et de l’érosion, dont les fermes ploient sous le poids du capital investi, et dont les travailleurs voient leur quotidien remodelé, entre nouvelles pénibilités et perte de savoir-faire.

Pour en discuter, nous recevons aujourd’hui dans le sens des mots Samuel Pinaud, qui porte la voix du collectif. Il a choisi de nous en parler en 3 mots : Terre, Capital et Travail.


Vous entendez au début de cet épisode des extraits issus de :


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #ENS ÉDITIONS

    Vous écoutez Le sens des mots, un podcast des éditions de l'ENS de Lyon, pour entendre la voix de nos auteurs, dépasser vos idées reçues sur la recherche et décrypter le monde qui nous entoure.

  • #EXTRAITS SONORES

    Le nouveau 9RX, de la puissance à revendre pour toutes vos tâches agricoles. Ce progrès a été rendu possible en partie grâce aux nouvelles découvertes réalisées dans le domaine des machines agricoles. Machines qui effectuent le travail d'une manière plus parfaite ou réduisent la main d'oeuvre. Ce robot de traite est capable de détecter les pis grâce à des capteurs. Le jour où le pétrole sera à 2 euros le litre, les fermes qui sont totalement mécanisées ne pourront pas survivre.

  • #ENS ÉDITIONS

    Depuis plus d'un demi-siècle, l'agriculture française a vécu de profondes mutations, alors même que les machines et la mécanisation n'ont eu de cesse de gagner du terrain. Des tracteurs toujours plus puissants, des outils de récolte perfectionnés, des dispositifs numériques connectés, à chaque étape de la production, les engins sont devenus incontournables. Mais cette mécanisation, longtemps présentée comme synonyme de progrès, soulève aujourd'hui des interrogations majeures. Quels effets la mécanisation a-t-elle produit sur la terre, sur le travail des agriculteurs et sur l'économie agricole ? Quelles logiques industrielles sous-tendent cet usage de plus en plus massif des machines dans les fermes ? Et le monde agricole est-il aujourd'hui en capacité de relever les défis écologiques face à l'urgence qui s'impose ? Ces questions sont au cœur de l'ouvrage collectif « Comment les machines ont pris la terre ». Un ouvrage co-dirigé par une équipe de sociologues et d'historiens, Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier, Baptiste Kotras, Céline Pessis et Samuel Pinaud. À rebours d'une lecture strictement technique, ce livre replace la question de la mécanisation dans un cadre politique, économique mais aussi social. C'est pourquoi nous y parlons aussi des choix publics, des stratégies industrielles, des luttes professionnelles et des résistances paysannes. Derrière les chiffres de productivité ou la puissance des tracteurs, c'est donc une autre histoire qui se dessine. Celle d'une agriculture transformée en profondeur, dont les sols portent les stigmates du tassement et de l'érosion, dont les fermes ploient sous le poids du capital investi, et dont les travailleurs voient leur quotidien remodelé entre nouvelles pénibilités et pertes de savoir-faire. Pour en discuter, nous recevons aujourd'hui dans Le sens des mots Samuel Pinaud, qui porte la voix du collectif. Il a choisi de nous en parler en trois mots : terre, capital et travail. Soyez indulgents pour la qualité sonore, cet entretien a été enregistré à distance.

  • #SAMUEL PINAUD

    Le premier mot choisi est le mot « terre ». Les machines agricoles transforment en effet les interactions entre les agriculteurs et ce facteur de production assez particulier qu'est la terre. Elles sont une médiation technique qui prend une place croissante dans le travail du sol depuis les années 50 et jusqu'à aujourd'hui. Lorsqu'on parle de machines agricoles, on parle du tracteur et des outils tractés qui peuvent servir à sonner, à effectuer différents types de travail du sol, comme le labour. Elles sont aussi également centrales dans le travail de récolte. La puissance croissante de ces machines permet de porter de nouveaux outils, d'entraîner des matériels de plus en plus perfectionnés, afin de travailler plus rapidement des surfaces plus importantes et intensifier l'usage des engrais, des pesticides et des semences sélectionnées. Elles transforment en retour les sols et les paysages qui doivent de plus en plus s'adapter aux conditions de passage des machines dans les champs. On pense ici au travail de remembrement et d'arrachage des haies qui ont pour objectif de faciliter le passage des machines. Pour donner une idée de cette augmentation de la puissance machinique, on peut prendre l'exemple de la puissance unitaire moyenne des tracteurs vendus chaque année. Cette puissance unitaire ne cesse d'augmenter, passant d'environ 25 chevaux en 1950 à 75 en 1980 et est actuellement de 169 chevaux. L'un des objectifs de cet ouvrage est de mieux comprendre cette dynamique en s'écartant d'une vision purement comptable ou d'une vision d'ingénieur qui chercherait à réfléchir à la meilleure technique ou au niveau de mécanisation optimal pour telle ou telle ferme. Il s'agissait plutôt pour nous de rendre compte des controverses qui ont accompagné de tout temps cette tendance technique à la mécanisation continue de l'agriculture, de mettre l'accent sur les politiques publiques qui ont initié et renouvelé ce mouvement et de documenter les stratégies commerciales des acteurs économiques directement intéressés par la vente de matériel. Concernant les effets de la mécanisation sur le sol, les travaux d'historiens et d'historiennes montrent qu'un certain nombre de problèmes agronomiques contemporains liés à la surmécanisation, comme ses effets sur la richesse organique du sol, son érosion et son tassement, avaient fait l'objet d'alertes précoces dès les années 50. Même l'efficacité de l'utilisation croissante des machines faisait l'objet de critiques du fait de la taille désajustée des fermes françaises de l'époque et des risques d'endettement pour les agriculteurs de posséder des matériels trop onéreux. Ces travaux montrent comment les politiques publiques ont endogénéisé ces critiques pour recadrer la question de la mécanisation dans un registre du bon usage ou de la bonne gestion. Ce qui a amené l'État et le Conseil agricole à prodiguer un certain nombre de prescriptions qui faisaient en partie abstraction de ces critiques. Le secteur forestier que documente l'un des chapitres n'est pas en reste, puisque la mécanisation du travail forestier a très tôt fait l'objet de critiques en raison de ses effets sur les paysages et le placement des sols qui freinent la régénération naturelle des arbres. Au-delà de la terre, le climat se trouve également impacté par l'usage croissant des machines agricoles en raison de leur consommation de fioud. L'un des chapitres montre ainsi comment la pétrolisation de l'agriculture s'est opérée par le travail actif des industriels du pétrole qui ont promu la mécanisation et tout un tas de dispositifs fiscaux qui ont participé à rendre pensable le développement massif de la mécanisation en France. Aujourd'hui encore, la défiscalisation des carburants agricoles représente un budget équivalent au second pilier de la politique agricole commune, celui qui finance en partie l'écologisation de l'agriculture. C'est ce que documente un autre chapitre de l'ouvrage s'intéressant plus particulièrement aux aides fiscales à l'investissement en matériel agricole. Plusieurs chapitres montrent que les changements climatiques ont des effets en retour sur les pratiques agricoles. La variabilité croissante du climat entraîne des incertitudes pour les agriculteurs qui peuvent les pousser à avoir un matériel avec un risque de panne minimum pour profiter des meilleures fenêtres climatiques pour les travaux des champs. Un cas extrême à délégué à des entreprises spécialisées le travail de mécanisation pour justement ne pas supporter cette incertitude climatique. L'ouvrage montre également que le projet de troisième révolution agricole fondé sur le déploiement des outils numériques en agriculture n'est pas là pour contrer ce mouvement général d'une augmentation de la puissance du travail du sol dans l'agriculture française. Elle apparaît plutôt comme une nouvelle couche technologique sur des technologies déjà existantes. Dans certains cas, comme dans l'apiculture documentée dans l'un des chapitres de l'ouvrage, l'utilisation de la balance connectée rend possible de nouveaux chantiers, étend le périmètre dans lequel l'apiculteur ou l'apicultrice installe ses ruches, ce qui est une manière pour lui ou pour elle d'évaluer la réaction des colonies aux évolutions météorologiques de plus en plus erratiques. [FOND SONORE] Le deuxième mot sur lequel nous souhaitions insister est celui de « capital ». En documentant les logiques socio-économiques et politiques qui président à l'augmentation de la puissance machinique, il s'agissait pour nous de rendre compte de l'augmentation des capitaux mobilisés sur une ferme. Cette dynamique nous semble d'autant plus importante à documenter que les agriculteurs et les agricultrices rencontrent aujourd'hui de plus en plus de difficultés pour transmettre leur ferme au moment de leur départ à la retraite et le poids financé du matériel agricole n'y est pas pour rien. L'ouvrage montre que cette capitalisation croissante n'est due, ou n'est pas uniquement due, à la concurrence marchande qui pousserait les producteurs à investir pour produire plus efficacement et ainsi pouvoir vendre leurs produits moins chers, comme le supposerait une lecture économique un peu simpliste. Cette capitalisation croissante des fermes résulte d'un projet politique et des efforts multiples d'un grand nombre d'acteurs. L'État, les industriels du pétrole et de la machine agricole, les organisations professionnelles agricoles, tous ces acteurs souhaitent, pour des raisons qui peuvent être diverses, augmenter la productivité agricole. Et cela de manière constante, de l'après-seconde guerre mondiale à nos jours. Si on prend le cas de la mise en œuvre des aides fiscales à l'investissement, on montre qu'elles ont été accompagnées depuis les années 70 d'un discours d'urgence soulignant le retard français en termes d'investissement machinique par rapport aux autres pays européens. Ce discours du retard a demandé en parallèle de mettre en œuvre un travail politique de déqualification de techniques agricoles légères, la traction animale et les manèges que documentent plusieurs chapitres de l'ouvrage par exemple. Pour préciser, les manèges dont il est question sont des équipements animés par la force animale pour faire fonctionner des petits équipements à la ferme, et ces outils sont restés très présents dans les campagnes françaises jusqu'à la première moitié du XXe. Cette mécanisation croissante s'accompagne d'un mouvement de différenciation sociale de l'activité machinique. Un chapitre de l'ouvrage insiste ainsi sur le rôle des constructeurs dans la promotion de la délégation croissante du travail de réparation, avec la promotion de contrats de maintenance signés auprès des concessionnaires. Cette dynamique marchande rentre en partie en contradiction avec la culture du bricolage qui fait partie intégrante de l'identité professionnelle des agriculteurs. Un autre chapitre de l'ouvrage met l'accent sur la délégation croissante des travaux des champs effectués avec du matériel, délégation qu'on opère à des entreprises de travaux agricoles qui prennent en charge, dans un certain nombre de cas, la mise en œuvre de l'ensemble des travaux des champs. Dans ces cas limites, l'agriculteur tend à devenir un rentier. puisqu'il participe de moins en moins au processus de production tout en touchant une partie de la valeur produite et des aides publiques dédiées. L'un des fronts pionniers actuels en termes d'approfondissement du processus de capitalisation concerne la gestion des données numériques documentées par l'un des chapitres de l'ouvrage. Ces données sont issues des GPS présents dans les machines ou de certains outils qui peuvent être connectés pour chercher à moduler l'usage des produits phytosanitaires ou des engrais à l'échelle de la microparcelle. La question de l'appropriation de ces données fait l'objet de luttes intenses concernant leur propriété et leur mise en valeur au sein de conseils ciblés. On observe sur ces questions des oppositions fortes, par exemple, entre les constructeurs de matériel agricole qui développent leurs propres plateformes numériques et de gestion de données, et les organisations professionnelles agricoles qui cherchent à garder une certaine autonomie sur la gestion de ces données. Un autre chapitre permet de documenter la manière dont certaines franges de la profession essaient, via les coopératives d'utilisation de matériel agricole, de mutualiser l'usage des machines pour éviter certains effets délétères du mal équipement. Ces coopératives d'utilisation de matériel proposent également des référentiels d'usage et de prix qui permettent de contrebalancer les stratégies commerciales des acteurs industriels. [FOND SONORE] Le dernier terme sur lequel nous souhaitions insister est celui de « travail ». Plusieurs chapitres de l'ouvrage montrent en effet comment la place croissante des machines dans la production agricole transforme le travail agricole. La baisse ou la disparition progressive de certaines tâches de manutention s'accompagne de nouvelles postures de travail, avec davantage de temps assis, d'une transformation de l'activité mentale et de la mobilisation des sens au travail, entraînant de nouvelles formes de pénibilité comme l'augmentation de la tension nerveuse, qui peut être liée aux contraintes de vigilance et à la gravité croissante des erreurs qui peuvent être faites du fait de l'augmentation justement de la taille des machines. D'un point de vue organisationnel, la mécanisation agricole individuelle approfondit la division du travail et supprime en grande partie l'économie des coups de main qui prévalait dans les campagnes entre des agriculteurs voisins. Ces transformations ne se sont pas faites sans heurt, ce que rappellent plusieurs chapitres de l'ouvrage. La valorisation de la figure de l'agriculteur mécanisé dans les décennies d'après Seconde Guerre mondiale s'est accompagnée d'une déqualification des agriculteurs, souvent âgés, rétifs à s'inscrire dans le mouvement de modernisation agricole. Les campagnes de promotion initiées par les pouvoirs publics ont ainsi participé à durcir les oppositions générationnelles qui existaient déjà dans les campagnes, ce que montrent très bien les films de propagande analysés dans l'un des chapitres de l'ouvrage. L'utilisation de matériel agricole est également un marqueur de la différenciation genrée des rôles au sein des fermes. La mécanisation cible prioritairement des activités masculines, renforçant la valeur économique et symbolique de ces tâches. Les valeurs masculines se trouvent ainsi renforcées par cette dynamique de mécanisation, les femmes se retrouvant cantonnées à des tâches manuelles. Ce travail agricole est toujours aujourd'hui en pleine mutation. Le cas des robots de traite, documentés dans l'un des chapitres est passionnant à cet égard, parce qu'il montre une transformation massive du métier de l'éleveur, qui se retrouve de plus en plus en position de surveillance-contrôle d'un processus de traite qui s'opère sans lui, tant qu'aucune panne n'advient. Automatiser la traite lève l'astreinte, mais déplace le travail au foyer d'où les éleveurs surveillent le bon déroulement de cette dernière. Le smartphone devient ici un médium central de la relation entre l'éleveur et le processus de production. Cette caractéristique se retrouve également dans le travail des apiculteurs et des apicultrices utilisant des balances connectées pour suivre le travail au sein de leurs colonies.

  • #ENS ÉDITIONS

    L'ouvrage dont il était question aujourd'hui, « Comment les machines ont pris la terre », est à retrouver en version papier sur le site d'ENS Éditions et dans toutes les librairies. Il est également disponible en version numérique sur la plateforme OpenEdition Books. C'était Le sens des mots. Ce podcast a été préparé par Sandrine Padilla et Maëlle Lopez. Au mixage et réalisation Sébastien Boudin. À bientôt pour une prochaine édition.

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Description

Depuis plus d’un demi-siècle, l’agriculture française a vécu de profondes mutations, alors même que les machines et la mécanisation n’ont eu de cesse de gagner du terrain. Tracteurs toujours plus puissants, outils de récolte perfectionnés, dispositifs numériques connectés : à chaque étape de la production, les engins sont devenus incontournables. Mais cette mécanisation, longtemps présentée comme synonyme de progrès, soulève aujourd’hui des interrogations majeures.

Quels effets la mécanisation a-t-elle produit sur la terre, sur le travail des agriculteurs et sur l’économie agricole ? Quelles logiques industrielles sous-tendent cet usage de plus en plus massif des machines dans les fermes ? Le monde agricole est-il aujourd’hui en capacité de relever les défis écologiques face à l’urgence qui s’impose ?

Ces questions sont au cœur de l’ouvrage collectif Comment les machines ont pris la terre. Un ouvrage codirigé par une équipe de sociologues et d’historiens : Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier, Baptiste Kotras, Céline Pessis et Samuel Pinaud.

À rebours d’une lecture strictement technique, ce livre replace la question de la mécanisation dans un cadre politique, économique mais aussi social. C’est pourquoi nous y parlons aussi des choix publics, des stratégies industrielles, des luttes professionnelles et des résistances paysannes.

Derrière les chiffres de productivité ou la puissance des tracteurs, c’est donc une autre histoire qui se dessine : celle d’une agriculture transformée en profondeur, dont les sols portent les stigmates du tassement et de l’érosion, dont les fermes ploient sous le poids du capital investi, et dont les travailleurs voient leur quotidien remodelé, entre nouvelles pénibilités et perte de savoir-faire.

Pour en discuter, nous recevons aujourd’hui dans le sens des mots Samuel Pinaud, qui porte la voix du collectif. Il a choisi de nous en parler en 3 mots : Terre, Capital et Travail.


Vous entendez au début de cet épisode des extraits issus de :


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #ENS ÉDITIONS

    Vous écoutez Le sens des mots, un podcast des éditions de l'ENS de Lyon, pour entendre la voix de nos auteurs, dépasser vos idées reçues sur la recherche et décrypter le monde qui nous entoure.

  • #EXTRAITS SONORES

    Le nouveau 9RX, de la puissance à revendre pour toutes vos tâches agricoles. Ce progrès a été rendu possible en partie grâce aux nouvelles découvertes réalisées dans le domaine des machines agricoles. Machines qui effectuent le travail d'une manière plus parfaite ou réduisent la main d'oeuvre. Ce robot de traite est capable de détecter les pis grâce à des capteurs. Le jour où le pétrole sera à 2 euros le litre, les fermes qui sont totalement mécanisées ne pourront pas survivre.

  • #ENS ÉDITIONS

    Depuis plus d'un demi-siècle, l'agriculture française a vécu de profondes mutations, alors même que les machines et la mécanisation n'ont eu de cesse de gagner du terrain. Des tracteurs toujours plus puissants, des outils de récolte perfectionnés, des dispositifs numériques connectés, à chaque étape de la production, les engins sont devenus incontournables. Mais cette mécanisation, longtemps présentée comme synonyme de progrès, soulève aujourd'hui des interrogations majeures. Quels effets la mécanisation a-t-elle produit sur la terre, sur le travail des agriculteurs et sur l'économie agricole ? Quelles logiques industrielles sous-tendent cet usage de plus en plus massif des machines dans les fermes ? Et le monde agricole est-il aujourd'hui en capacité de relever les défis écologiques face à l'urgence qui s'impose ? Ces questions sont au cœur de l'ouvrage collectif « Comment les machines ont pris la terre ». Un ouvrage co-dirigé par une équipe de sociologues et d'historiens, Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier, Baptiste Kotras, Céline Pessis et Samuel Pinaud. À rebours d'une lecture strictement technique, ce livre replace la question de la mécanisation dans un cadre politique, économique mais aussi social. C'est pourquoi nous y parlons aussi des choix publics, des stratégies industrielles, des luttes professionnelles et des résistances paysannes. Derrière les chiffres de productivité ou la puissance des tracteurs, c'est donc une autre histoire qui se dessine. Celle d'une agriculture transformée en profondeur, dont les sols portent les stigmates du tassement et de l'érosion, dont les fermes ploient sous le poids du capital investi, et dont les travailleurs voient leur quotidien remodelé entre nouvelles pénibilités et pertes de savoir-faire. Pour en discuter, nous recevons aujourd'hui dans Le sens des mots Samuel Pinaud, qui porte la voix du collectif. Il a choisi de nous en parler en trois mots : terre, capital et travail. Soyez indulgents pour la qualité sonore, cet entretien a été enregistré à distance.

  • #SAMUEL PINAUD

    Le premier mot choisi est le mot « terre ». Les machines agricoles transforment en effet les interactions entre les agriculteurs et ce facteur de production assez particulier qu'est la terre. Elles sont une médiation technique qui prend une place croissante dans le travail du sol depuis les années 50 et jusqu'à aujourd'hui. Lorsqu'on parle de machines agricoles, on parle du tracteur et des outils tractés qui peuvent servir à sonner, à effectuer différents types de travail du sol, comme le labour. Elles sont aussi également centrales dans le travail de récolte. La puissance croissante de ces machines permet de porter de nouveaux outils, d'entraîner des matériels de plus en plus perfectionnés, afin de travailler plus rapidement des surfaces plus importantes et intensifier l'usage des engrais, des pesticides et des semences sélectionnées. Elles transforment en retour les sols et les paysages qui doivent de plus en plus s'adapter aux conditions de passage des machines dans les champs. On pense ici au travail de remembrement et d'arrachage des haies qui ont pour objectif de faciliter le passage des machines. Pour donner une idée de cette augmentation de la puissance machinique, on peut prendre l'exemple de la puissance unitaire moyenne des tracteurs vendus chaque année. Cette puissance unitaire ne cesse d'augmenter, passant d'environ 25 chevaux en 1950 à 75 en 1980 et est actuellement de 169 chevaux. L'un des objectifs de cet ouvrage est de mieux comprendre cette dynamique en s'écartant d'une vision purement comptable ou d'une vision d'ingénieur qui chercherait à réfléchir à la meilleure technique ou au niveau de mécanisation optimal pour telle ou telle ferme. Il s'agissait plutôt pour nous de rendre compte des controverses qui ont accompagné de tout temps cette tendance technique à la mécanisation continue de l'agriculture, de mettre l'accent sur les politiques publiques qui ont initié et renouvelé ce mouvement et de documenter les stratégies commerciales des acteurs économiques directement intéressés par la vente de matériel. Concernant les effets de la mécanisation sur le sol, les travaux d'historiens et d'historiennes montrent qu'un certain nombre de problèmes agronomiques contemporains liés à la surmécanisation, comme ses effets sur la richesse organique du sol, son érosion et son tassement, avaient fait l'objet d'alertes précoces dès les années 50. Même l'efficacité de l'utilisation croissante des machines faisait l'objet de critiques du fait de la taille désajustée des fermes françaises de l'époque et des risques d'endettement pour les agriculteurs de posséder des matériels trop onéreux. Ces travaux montrent comment les politiques publiques ont endogénéisé ces critiques pour recadrer la question de la mécanisation dans un registre du bon usage ou de la bonne gestion. Ce qui a amené l'État et le Conseil agricole à prodiguer un certain nombre de prescriptions qui faisaient en partie abstraction de ces critiques. Le secteur forestier que documente l'un des chapitres n'est pas en reste, puisque la mécanisation du travail forestier a très tôt fait l'objet de critiques en raison de ses effets sur les paysages et le placement des sols qui freinent la régénération naturelle des arbres. Au-delà de la terre, le climat se trouve également impacté par l'usage croissant des machines agricoles en raison de leur consommation de fioud. L'un des chapitres montre ainsi comment la pétrolisation de l'agriculture s'est opérée par le travail actif des industriels du pétrole qui ont promu la mécanisation et tout un tas de dispositifs fiscaux qui ont participé à rendre pensable le développement massif de la mécanisation en France. Aujourd'hui encore, la défiscalisation des carburants agricoles représente un budget équivalent au second pilier de la politique agricole commune, celui qui finance en partie l'écologisation de l'agriculture. C'est ce que documente un autre chapitre de l'ouvrage s'intéressant plus particulièrement aux aides fiscales à l'investissement en matériel agricole. Plusieurs chapitres montrent que les changements climatiques ont des effets en retour sur les pratiques agricoles. La variabilité croissante du climat entraîne des incertitudes pour les agriculteurs qui peuvent les pousser à avoir un matériel avec un risque de panne minimum pour profiter des meilleures fenêtres climatiques pour les travaux des champs. Un cas extrême à délégué à des entreprises spécialisées le travail de mécanisation pour justement ne pas supporter cette incertitude climatique. L'ouvrage montre également que le projet de troisième révolution agricole fondé sur le déploiement des outils numériques en agriculture n'est pas là pour contrer ce mouvement général d'une augmentation de la puissance du travail du sol dans l'agriculture française. Elle apparaît plutôt comme une nouvelle couche technologique sur des technologies déjà existantes. Dans certains cas, comme dans l'apiculture documentée dans l'un des chapitres de l'ouvrage, l'utilisation de la balance connectée rend possible de nouveaux chantiers, étend le périmètre dans lequel l'apiculteur ou l'apicultrice installe ses ruches, ce qui est une manière pour lui ou pour elle d'évaluer la réaction des colonies aux évolutions météorologiques de plus en plus erratiques. [FOND SONORE] Le deuxième mot sur lequel nous souhaitions insister est celui de « capital ». En documentant les logiques socio-économiques et politiques qui président à l'augmentation de la puissance machinique, il s'agissait pour nous de rendre compte de l'augmentation des capitaux mobilisés sur une ferme. Cette dynamique nous semble d'autant plus importante à documenter que les agriculteurs et les agricultrices rencontrent aujourd'hui de plus en plus de difficultés pour transmettre leur ferme au moment de leur départ à la retraite et le poids financé du matériel agricole n'y est pas pour rien. L'ouvrage montre que cette capitalisation croissante n'est due, ou n'est pas uniquement due, à la concurrence marchande qui pousserait les producteurs à investir pour produire plus efficacement et ainsi pouvoir vendre leurs produits moins chers, comme le supposerait une lecture économique un peu simpliste. Cette capitalisation croissante des fermes résulte d'un projet politique et des efforts multiples d'un grand nombre d'acteurs. L'État, les industriels du pétrole et de la machine agricole, les organisations professionnelles agricoles, tous ces acteurs souhaitent, pour des raisons qui peuvent être diverses, augmenter la productivité agricole. Et cela de manière constante, de l'après-seconde guerre mondiale à nos jours. Si on prend le cas de la mise en œuvre des aides fiscales à l'investissement, on montre qu'elles ont été accompagnées depuis les années 70 d'un discours d'urgence soulignant le retard français en termes d'investissement machinique par rapport aux autres pays européens. Ce discours du retard a demandé en parallèle de mettre en œuvre un travail politique de déqualification de techniques agricoles légères, la traction animale et les manèges que documentent plusieurs chapitres de l'ouvrage par exemple. Pour préciser, les manèges dont il est question sont des équipements animés par la force animale pour faire fonctionner des petits équipements à la ferme, et ces outils sont restés très présents dans les campagnes françaises jusqu'à la première moitié du XXe. Cette mécanisation croissante s'accompagne d'un mouvement de différenciation sociale de l'activité machinique. Un chapitre de l'ouvrage insiste ainsi sur le rôle des constructeurs dans la promotion de la délégation croissante du travail de réparation, avec la promotion de contrats de maintenance signés auprès des concessionnaires. Cette dynamique marchande rentre en partie en contradiction avec la culture du bricolage qui fait partie intégrante de l'identité professionnelle des agriculteurs. Un autre chapitre de l'ouvrage met l'accent sur la délégation croissante des travaux des champs effectués avec du matériel, délégation qu'on opère à des entreprises de travaux agricoles qui prennent en charge, dans un certain nombre de cas, la mise en œuvre de l'ensemble des travaux des champs. Dans ces cas limites, l'agriculteur tend à devenir un rentier. puisqu'il participe de moins en moins au processus de production tout en touchant une partie de la valeur produite et des aides publiques dédiées. L'un des fronts pionniers actuels en termes d'approfondissement du processus de capitalisation concerne la gestion des données numériques documentées par l'un des chapitres de l'ouvrage. Ces données sont issues des GPS présents dans les machines ou de certains outils qui peuvent être connectés pour chercher à moduler l'usage des produits phytosanitaires ou des engrais à l'échelle de la microparcelle. La question de l'appropriation de ces données fait l'objet de luttes intenses concernant leur propriété et leur mise en valeur au sein de conseils ciblés. On observe sur ces questions des oppositions fortes, par exemple, entre les constructeurs de matériel agricole qui développent leurs propres plateformes numériques et de gestion de données, et les organisations professionnelles agricoles qui cherchent à garder une certaine autonomie sur la gestion de ces données. Un autre chapitre permet de documenter la manière dont certaines franges de la profession essaient, via les coopératives d'utilisation de matériel agricole, de mutualiser l'usage des machines pour éviter certains effets délétères du mal équipement. Ces coopératives d'utilisation de matériel proposent également des référentiels d'usage et de prix qui permettent de contrebalancer les stratégies commerciales des acteurs industriels. [FOND SONORE] Le dernier terme sur lequel nous souhaitions insister est celui de « travail ». Plusieurs chapitres de l'ouvrage montrent en effet comment la place croissante des machines dans la production agricole transforme le travail agricole. La baisse ou la disparition progressive de certaines tâches de manutention s'accompagne de nouvelles postures de travail, avec davantage de temps assis, d'une transformation de l'activité mentale et de la mobilisation des sens au travail, entraînant de nouvelles formes de pénibilité comme l'augmentation de la tension nerveuse, qui peut être liée aux contraintes de vigilance et à la gravité croissante des erreurs qui peuvent être faites du fait de l'augmentation justement de la taille des machines. D'un point de vue organisationnel, la mécanisation agricole individuelle approfondit la division du travail et supprime en grande partie l'économie des coups de main qui prévalait dans les campagnes entre des agriculteurs voisins. Ces transformations ne se sont pas faites sans heurt, ce que rappellent plusieurs chapitres de l'ouvrage. La valorisation de la figure de l'agriculteur mécanisé dans les décennies d'après Seconde Guerre mondiale s'est accompagnée d'une déqualification des agriculteurs, souvent âgés, rétifs à s'inscrire dans le mouvement de modernisation agricole. Les campagnes de promotion initiées par les pouvoirs publics ont ainsi participé à durcir les oppositions générationnelles qui existaient déjà dans les campagnes, ce que montrent très bien les films de propagande analysés dans l'un des chapitres de l'ouvrage. L'utilisation de matériel agricole est également un marqueur de la différenciation genrée des rôles au sein des fermes. La mécanisation cible prioritairement des activités masculines, renforçant la valeur économique et symbolique de ces tâches. Les valeurs masculines se trouvent ainsi renforcées par cette dynamique de mécanisation, les femmes se retrouvant cantonnées à des tâches manuelles. Ce travail agricole est toujours aujourd'hui en pleine mutation. Le cas des robots de traite, documentés dans l'un des chapitres est passionnant à cet égard, parce qu'il montre une transformation massive du métier de l'éleveur, qui se retrouve de plus en plus en position de surveillance-contrôle d'un processus de traite qui s'opère sans lui, tant qu'aucune panne n'advient. Automatiser la traite lève l'astreinte, mais déplace le travail au foyer d'où les éleveurs surveillent le bon déroulement de cette dernière. Le smartphone devient ici un médium central de la relation entre l'éleveur et le processus de production. Cette caractéristique se retrouve également dans le travail des apiculteurs et des apicultrices utilisant des balances connectées pour suivre le travail au sein de leurs colonies.

  • #ENS ÉDITIONS

    L'ouvrage dont il était question aujourd'hui, « Comment les machines ont pris la terre », est à retrouver en version papier sur le site d'ENS Éditions et dans toutes les librairies. Il est également disponible en version numérique sur la plateforme OpenEdition Books. C'était Le sens des mots. Ce podcast a été préparé par Sandrine Padilla et Maëlle Lopez. Au mixage et réalisation Sébastien Boudin. À bientôt pour une prochaine édition.

Description

Depuis plus d’un demi-siècle, l’agriculture française a vécu de profondes mutations, alors même que les machines et la mécanisation n’ont eu de cesse de gagner du terrain. Tracteurs toujours plus puissants, outils de récolte perfectionnés, dispositifs numériques connectés : à chaque étape de la production, les engins sont devenus incontournables. Mais cette mécanisation, longtemps présentée comme synonyme de progrès, soulève aujourd’hui des interrogations majeures.

Quels effets la mécanisation a-t-elle produit sur la terre, sur le travail des agriculteurs et sur l’économie agricole ? Quelles logiques industrielles sous-tendent cet usage de plus en plus massif des machines dans les fermes ? Le monde agricole est-il aujourd’hui en capacité de relever les défis écologiques face à l’urgence qui s’impose ?

Ces questions sont au cœur de l’ouvrage collectif Comment les machines ont pris la terre. Un ouvrage codirigé par une équipe de sociologues et d’historiens : Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier, Baptiste Kotras, Céline Pessis et Samuel Pinaud.

À rebours d’une lecture strictement technique, ce livre replace la question de la mécanisation dans un cadre politique, économique mais aussi social. C’est pourquoi nous y parlons aussi des choix publics, des stratégies industrielles, des luttes professionnelles et des résistances paysannes.

Derrière les chiffres de productivité ou la puissance des tracteurs, c’est donc une autre histoire qui se dessine : celle d’une agriculture transformée en profondeur, dont les sols portent les stigmates du tassement et de l’érosion, dont les fermes ploient sous le poids du capital investi, et dont les travailleurs voient leur quotidien remodelé, entre nouvelles pénibilités et perte de savoir-faire.

Pour en discuter, nous recevons aujourd’hui dans le sens des mots Samuel Pinaud, qui porte la voix du collectif. Il a choisi de nous en parler en 3 mots : Terre, Capital et Travail.


Vous entendez au début de cet épisode des extraits issus de :


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #ENS ÉDITIONS

    Vous écoutez Le sens des mots, un podcast des éditions de l'ENS de Lyon, pour entendre la voix de nos auteurs, dépasser vos idées reçues sur la recherche et décrypter le monde qui nous entoure.

  • #EXTRAITS SONORES

    Le nouveau 9RX, de la puissance à revendre pour toutes vos tâches agricoles. Ce progrès a été rendu possible en partie grâce aux nouvelles découvertes réalisées dans le domaine des machines agricoles. Machines qui effectuent le travail d'une manière plus parfaite ou réduisent la main d'oeuvre. Ce robot de traite est capable de détecter les pis grâce à des capteurs. Le jour où le pétrole sera à 2 euros le litre, les fermes qui sont totalement mécanisées ne pourront pas survivre.

  • #ENS ÉDITIONS

    Depuis plus d'un demi-siècle, l'agriculture française a vécu de profondes mutations, alors même que les machines et la mécanisation n'ont eu de cesse de gagner du terrain. Des tracteurs toujours plus puissants, des outils de récolte perfectionnés, des dispositifs numériques connectés, à chaque étape de la production, les engins sont devenus incontournables. Mais cette mécanisation, longtemps présentée comme synonyme de progrès, soulève aujourd'hui des interrogations majeures. Quels effets la mécanisation a-t-elle produit sur la terre, sur le travail des agriculteurs et sur l'économie agricole ? Quelles logiques industrielles sous-tendent cet usage de plus en plus massif des machines dans les fermes ? Et le monde agricole est-il aujourd'hui en capacité de relever les défis écologiques face à l'urgence qui s'impose ? Ces questions sont au cœur de l'ouvrage collectif « Comment les machines ont pris la terre ». Un ouvrage co-dirigé par une équipe de sociologues et d'historiens, Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier, Baptiste Kotras, Céline Pessis et Samuel Pinaud. À rebours d'une lecture strictement technique, ce livre replace la question de la mécanisation dans un cadre politique, économique mais aussi social. C'est pourquoi nous y parlons aussi des choix publics, des stratégies industrielles, des luttes professionnelles et des résistances paysannes. Derrière les chiffres de productivité ou la puissance des tracteurs, c'est donc une autre histoire qui se dessine. Celle d'une agriculture transformée en profondeur, dont les sols portent les stigmates du tassement et de l'érosion, dont les fermes ploient sous le poids du capital investi, et dont les travailleurs voient leur quotidien remodelé entre nouvelles pénibilités et pertes de savoir-faire. Pour en discuter, nous recevons aujourd'hui dans Le sens des mots Samuel Pinaud, qui porte la voix du collectif. Il a choisi de nous en parler en trois mots : terre, capital et travail. Soyez indulgents pour la qualité sonore, cet entretien a été enregistré à distance.

  • #SAMUEL PINAUD

    Le premier mot choisi est le mot « terre ». Les machines agricoles transforment en effet les interactions entre les agriculteurs et ce facteur de production assez particulier qu'est la terre. Elles sont une médiation technique qui prend une place croissante dans le travail du sol depuis les années 50 et jusqu'à aujourd'hui. Lorsqu'on parle de machines agricoles, on parle du tracteur et des outils tractés qui peuvent servir à sonner, à effectuer différents types de travail du sol, comme le labour. Elles sont aussi également centrales dans le travail de récolte. La puissance croissante de ces machines permet de porter de nouveaux outils, d'entraîner des matériels de plus en plus perfectionnés, afin de travailler plus rapidement des surfaces plus importantes et intensifier l'usage des engrais, des pesticides et des semences sélectionnées. Elles transforment en retour les sols et les paysages qui doivent de plus en plus s'adapter aux conditions de passage des machines dans les champs. On pense ici au travail de remembrement et d'arrachage des haies qui ont pour objectif de faciliter le passage des machines. Pour donner une idée de cette augmentation de la puissance machinique, on peut prendre l'exemple de la puissance unitaire moyenne des tracteurs vendus chaque année. Cette puissance unitaire ne cesse d'augmenter, passant d'environ 25 chevaux en 1950 à 75 en 1980 et est actuellement de 169 chevaux. L'un des objectifs de cet ouvrage est de mieux comprendre cette dynamique en s'écartant d'une vision purement comptable ou d'une vision d'ingénieur qui chercherait à réfléchir à la meilleure technique ou au niveau de mécanisation optimal pour telle ou telle ferme. Il s'agissait plutôt pour nous de rendre compte des controverses qui ont accompagné de tout temps cette tendance technique à la mécanisation continue de l'agriculture, de mettre l'accent sur les politiques publiques qui ont initié et renouvelé ce mouvement et de documenter les stratégies commerciales des acteurs économiques directement intéressés par la vente de matériel. Concernant les effets de la mécanisation sur le sol, les travaux d'historiens et d'historiennes montrent qu'un certain nombre de problèmes agronomiques contemporains liés à la surmécanisation, comme ses effets sur la richesse organique du sol, son érosion et son tassement, avaient fait l'objet d'alertes précoces dès les années 50. Même l'efficacité de l'utilisation croissante des machines faisait l'objet de critiques du fait de la taille désajustée des fermes françaises de l'époque et des risques d'endettement pour les agriculteurs de posséder des matériels trop onéreux. Ces travaux montrent comment les politiques publiques ont endogénéisé ces critiques pour recadrer la question de la mécanisation dans un registre du bon usage ou de la bonne gestion. Ce qui a amené l'État et le Conseil agricole à prodiguer un certain nombre de prescriptions qui faisaient en partie abstraction de ces critiques. Le secteur forestier que documente l'un des chapitres n'est pas en reste, puisque la mécanisation du travail forestier a très tôt fait l'objet de critiques en raison de ses effets sur les paysages et le placement des sols qui freinent la régénération naturelle des arbres. Au-delà de la terre, le climat se trouve également impacté par l'usage croissant des machines agricoles en raison de leur consommation de fioud. L'un des chapitres montre ainsi comment la pétrolisation de l'agriculture s'est opérée par le travail actif des industriels du pétrole qui ont promu la mécanisation et tout un tas de dispositifs fiscaux qui ont participé à rendre pensable le développement massif de la mécanisation en France. Aujourd'hui encore, la défiscalisation des carburants agricoles représente un budget équivalent au second pilier de la politique agricole commune, celui qui finance en partie l'écologisation de l'agriculture. C'est ce que documente un autre chapitre de l'ouvrage s'intéressant plus particulièrement aux aides fiscales à l'investissement en matériel agricole. Plusieurs chapitres montrent que les changements climatiques ont des effets en retour sur les pratiques agricoles. La variabilité croissante du climat entraîne des incertitudes pour les agriculteurs qui peuvent les pousser à avoir un matériel avec un risque de panne minimum pour profiter des meilleures fenêtres climatiques pour les travaux des champs. Un cas extrême à délégué à des entreprises spécialisées le travail de mécanisation pour justement ne pas supporter cette incertitude climatique. L'ouvrage montre également que le projet de troisième révolution agricole fondé sur le déploiement des outils numériques en agriculture n'est pas là pour contrer ce mouvement général d'une augmentation de la puissance du travail du sol dans l'agriculture française. Elle apparaît plutôt comme une nouvelle couche technologique sur des technologies déjà existantes. Dans certains cas, comme dans l'apiculture documentée dans l'un des chapitres de l'ouvrage, l'utilisation de la balance connectée rend possible de nouveaux chantiers, étend le périmètre dans lequel l'apiculteur ou l'apicultrice installe ses ruches, ce qui est une manière pour lui ou pour elle d'évaluer la réaction des colonies aux évolutions météorologiques de plus en plus erratiques. [FOND SONORE] Le deuxième mot sur lequel nous souhaitions insister est celui de « capital ». En documentant les logiques socio-économiques et politiques qui président à l'augmentation de la puissance machinique, il s'agissait pour nous de rendre compte de l'augmentation des capitaux mobilisés sur une ferme. Cette dynamique nous semble d'autant plus importante à documenter que les agriculteurs et les agricultrices rencontrent aujourd'hui de plus en plus de difficultés pour transmettre leur ferme au moment de leur départ à la retraite et le poids financé du matériel agricole n'y est pas pour rien. L'ouvrage montre que cette capitalisation croissante n'est due, ou n'est pas uniquement due, à la concurrence marchande qui pousserait les producteurs à investir pour produire plus efficacement et ainsi pouvoir vendre leurs produits moins chers, comme le supposerait une lecture économique un peu simpliste. Cette capitalisation croissante des fermes résulte d'un projet politique et des efforts multiples d'un grand nombre d'acteurs. L'État, les industriels du pétrole et de la machine agricole, les organisations professionnelles agricoles, tous ces acteurs souhaitent, pour des raisons qui peuvent être diverses, augmenter la productivité agricole. Et cela de manière constante, de l'après-seconde guerre mondiale à nos jours. Si on prend le cas de la mise en œuvre des aides fiscales à l'investissement, on montre qu'elles ont été accompagnées depuis les années 70 d'un discours d'urgence soulignant le retard français en termes d'investissement machinique par rapport aux autres pays européens. Ce discours du retard a demandé en parallèle de mettre en œuvre un travail politique de déqualification de techniques agricoles légères, la traction animale et les manèges que documentent plusieurs chapitres de l'ouvrage par exemple. Pour préciser, les manèges dont il est question sont des équipements animés par la force animale pour faire fonctionner des petits équipements à la ferme, et ces outils sont restés très présents dans les campagnes françaises jusqu'à la première moitié du XXe. Cette mécanisation croissante s'accompagne d'un mouvement de différenciation sociale de l'activité machinique. Un chapitre de l'ouvrage insiste ainsi sur le rôle des constructeurs dans la promotion de la délégation croissante du travail de réparation, avec la promotion de contrats de maintenance signés auprès des concessionnaires. Cette dynamique marchande rentre en partie en contradiction avec la culture du bricolage qui fait partie intégrante de l'identité professionnelle des agriculteurs. Un autre chapitre de l'ouvrage met l'accent sur la délégation croissante des travaux des champs effectués avec du matériel, délégation qu'on opère à des entreprises de travaux agricoles qui prennent en charge, dans un certain nombre de cas, la mise en œuvre de l'ensemble des travaux des champs. Dans ces cas limites, l'agriculteur tend à devenir un rentier. puisqu'il participe de moins en moins au processus de production tout en touchant une partie de la valeur produite et des aides publiques dédiées. L'un des fronts pionniers actuels en termes d'approfondissement du processus de capitalisation concerne la gestion des données numériques documentées par l'un des chapitres de l'ouvrage. Ces données sont issues des GPS présents dans les machines ou de certains outils qui peuvent être connectés pour chercher à moduler l'usage des produits phytosanitaires ou des engrais à l'échelle de la microparcelle. La question de l'appropriation de ces données fait l'objet de luttes intenses concernant leur propriété et leur mise en valeur au sein de conseils ciblés. On observe sur ces questions des oppositions fortes, par exemple, entre les constructeurs de matériel agricole qui développent leurs propres plateformes numériques et de gestion de données, et les organisations professionnelles agricoles qui cherchent à garder une certaine autonomie sur la gestion de ces données. Un autre chapitre permet de documenter la manière dont certaines franges de la profession essaient, via les coopératives d'utilisation de matériel agricole, de mutualiser l'usage des machines pour éviter certains effets délétères du mal équipement. Ces coopératives d'utilisation de matériel proposent également des référentiels d'usage et de prix qui permettent de contrebalancer les stratégies commerciales des acteurs industriels. [FOND SONORE] Le dernier terme sur lequel nous souhaitions insister est celui de « travail ». Plusieurs chapitres de l'ouvrage montrent en effet comment la place croissante des machines dans la production agricole transforme le travail agricole. La baisse ou la disparition progressive de certaines tâches de manutention s'accompagne de nouvelles postures de travail, avec davantage de temps assis, d'une transformation de l'activité mentale et de la mobilisation des sens au travail, entraînant de nouvelles formes de pénibilité comme l'augmentation de la tension nerveuse, qui peut être liée aux contraintes de vigilance et à la gravité croissante des erreurs qui peuvent être faites du fait de l'augmentation justement de la taille des machines. D'un point de vue organisationnel, la mécanisation agricole individuelle approfondit la division du travail et supprime en grande partie l'économie des coups de main qui prévalait dans les campagnes entre des agriculteurs voisins. Ces transformations ne se sont pas faites sans heurt, ce que rappellent plusieurs chapitres de l'ouvrage. La valorisation de la figure de l'agriculteur mécanisé dans les décennies d'après Seconde Guerre mondiale s'est accompagnée d'une déqualification des agriculteurs, souvent âgés, rétifs à s'inscrire dans le mouvement de modernisation agricole. Les campagnes de promotion initiées par les pouvoirs publics ont ainsi participé à durcir les oppositions générationnelles qui existaient déjà dans les campagnes, ce que montrent très bien les films de propagande analysés dans l'un des chapitres de l'ouvrage. L'utilisation de matériel agricole est également un marqueur de la différenciation genrée des rôles au sein des fermes. La mécanisation cible prioritairement des activités masculines, renforçant la valeur économique et symbolique de ces tâches. Les valeurs masculines se trouvent ainsi renforcées par cette dynamique de mécanisation, les femmes se retrouvant cantonnées à des tâches manuelles. Ce travail agricole est toujours aujourd'hui en pleine mutation. Le cas des robots de traite, documentés dans l'un des chapitres est passionnant à cet égard, parce qu'il montre une transformation massive du métier de l'éleveur, qui se retrouve de plus en plus en position de surveillance-contrôle d'un processus de traite qui s'opère sans lui, tant qu'aucune panne n'advient. Automatiser la traite lève l'astreinte, mais déplace le travail au foyer d'où les éleveurs surveillent le bon déroulement de cette dernière. Le smartphone devient ici un médium central de la relation entre l'éleveur et le processus de production. Cette caractéristique se retrouve également dans le travail des apiculteurs et des apicultrices utilisant des balances connectées pour suivre le travail au sein de leurs colonies.

  • #ENS ÉDITIONS

    L'ouvrage dont il était question aujourd'hui, « Comment les machines ont pris la terre », est à retrouver en version papier sur le site d'ENS Éditions et dans toutes les librairies. Il est également disponible en version numérique sur la plateforme OpenEdition Books. C'était Le sens des mots. Ce podcast a été préparé par Sandrine Padilla et Maëlle Lopez. Au mixage et réalisation Sébastien Boudin. À bientôt pour une prochaine édition.

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