- Speaker #0
Enquête d'Orient, sur les routes du christianisme, une série documentaire proposée par Lacroix. Épisode 5, Chypre, la marche et le sacré. Après tant de kilomètres parcourus, les images remontent avec les souvenirs. Le tour Abdin, les routes de la soie, les drames de 2014 au Kurdistan irakien, le fantôme du moine Al-Open et des Nestoriens disparus, les pérégrinations d'Arthur Rimbaud et du christianisme éthiopien. Que retenir de tous ces destins, de toutes ces mémoires éparpillées, de tous ces héritages ? Et si ces voyages et ces mondes racontaient une seule et même histoire ?
- Speaker #1
Si je me suis intéressé assez tôt au chemin pris par le christianisme oriental, c'est que je cherchais un prétexte pour me faire remarquer dans un monde où tout semblait bloqué.
- Speaker #0
Extrait de l'ouvrage « La marche et le sacré » de Sébastien de Courtois, 2024
- Speaker #1
Partir, le plus loin possible, sans même savoir si je pouvais ou si je devais revenir. Le sacré était alors pour moi une sorte de musique intérieure qui délimitait le périmètre restreint de mes émotions, celui d'un monde que j'entrevoyais par la lorgnette de mes obsessions. Le monde que je connaissais était celui des idées et du débat politique. La marche le rendrait plus humain, plus terre-à-terre, pensais-je. J'étais fragile et solide à la fois. Certains de ma ligne de conduite. Rejoindre les antipodes du monde chrétien, mais aussi un quai du sens à donner à une quête sans but défini. J'en avais besoin.
- Speaker #0
C'est sur l'île de Chypre que s'achève notre voyage, dans l'est de la Méditerranée, entre la Turquie, la Syrie, le Liban, Israël et l'Égypte. Ici, nous retrouvons Sébastien de Courtois, celui qui a guidé notre quête depuis son commencement à Istanbul. La première chose qui frappe l'œil en arrivant en terre chypriote, c'est cette lumière vive, comme si une aura de mythologie enveloppait l'île, une sorte de rêverie tranquille dans le grand bleu méditerranéen. Fraîchement atterri à Nikosi, nous prenons la route en direction de l'ouest, vers le mont Olympe et le très haut perché monastère de Kikos. Une terre où jeter l'encre, propice à l'introspection, après des années d'excursion.
- Speaker #2
Après ce long voyage, à Chypre, je me pose un petit peu et je trouve un peu... du sens après ces années de marche, d'aventure et d'exploration. Et c'est vrai que Chypre est important par sa géographie. On est à l'écart du monde, des grandes routes, mais en même temps on est au centre d'un univers. Et en fait, je me retrouve maintenant dans cette île qui est absolument fascinante, petite par la taille, mais riche par l'histoire. que ce soit l'héritage byzantin du Troodos ou plus proche de nous, l'héritage des Lusignans, cette dynastie du Levant qui a gouverné pendant près de quatre siècles. La découverte des chrétiens d'Orient que nous venons de partager au cours de l'évocation de ces voyages, de ces pays nés, de ces cultures, est quelque chose de fondamental, une sorte de colonne vertébrale de cette quête finalement, une quête qui n'a pas de fin. La question qu'il faut se poser c'est combien de temps ces minorités vont continuer à vivre pour celles qui sont en tout cas restées, parce que comme nous l'avons vu, il y a eu un éclatement phénoménal de l'histoire dans les diasporas, aux quatre coins du monde, où les gens sont déracinés. essayent quand même de porter avec eux une part de culture, leur langue, dans des écoles, dans des transmissions, dans des églises, dans des messes, dans des baptêmes où l'on se transmet le prénom familial, bien entendu. Mais un siècle, deux siècles, trois siècles vont passer. Que va-t-il rester alors que là nous avons accès, dans certains endroits, à 2000 ans, 3000 ans de civilisation qui nous sont offerts ?
- Speaker #0
Que va-t-il rester de ces mondes en péril ? Le christianisme oriental, en effet, semble à bout de souffle. Ses peuples et ses communautés oscillent entre la hantise de la disparition, l'effort du souvenir et la grâce de la résilience.
- Speaker #3
Il est clair que nous assistons à la fin des chrétiens d'Orient, dans le sens où les chrétiens d'Orient étaient une part essentielle de l'Orient.
- Speaker #0
Jean-François Colosimo, éditeur et essayiste.
- Speaker #3
Ils étaient les témoins des grandes civilisations de l'écriture qui étaient apparues. en Orient et qui étaient à l'origine en fait de l'humanité historique. Ils étaient les témoins de la naissance du christianisme, ils étaient aussi les témoins de la naissance de l'islam puisqu'ils ont apporté en fait à l'islam je dirais de véritables briques culturelles et civilisationnelles. Ils étaient aussi, parce que chrétiens, les témoins de l'espérance d'une démocratie réelle, non communautaire, en Orient. Tous ces rêves-là sont finis parce qu'aujourd'hui, eux qui ont résisté pendant des siècles, en fait, aux conquêtes, aux dominations, aux répressions, aux massacres... Aux déportations, eh bien, pour la première fois, ce sont eux qui partent. Ils partent volontairement parce qu'ils considèrent que la situation est devenue proprement intenable.
- Speaker #4
Il y a une forte résilience de la mémoire, un peu ce que je crois pour les juifs on appelle « zachor » , c'est-à-dire « souviens-toi » .
- Speaker #0
Gilles Kepel, essayiste, politologue et historien.
- Speaker #4
Alors, le souvenir il ne concerne que vous. Et pour les assyro-chaldéens justement, ils n'ont pas un état, ni comme les arméniens, ni comme les juifs. Et de ce fait, il leur est très difficile de faire autre chose que des restaurations estivales. Tant qu'on leur en laisse le loisir et tant que les enfants cultivent ce souvenir, je ne sais pas combien de temps ça va durer. Je ne suis pas sûr que les tout jeunes Assyro-Caldéens connaissent même encore la langue par-delà de quelques formules rituelles, si vous voulez.
- Speaker #2
L'aventurier veut toujours aller un peu plus loin, veut toujours aller voir ce qu'il y a derrière. Alors vous voyez cette crête de lignes de montagne que nous voyons au fond, ces deux sommets du Trodoz, donc cette montagne, c'est le Mont Olympe de l'Antiquité, en tout cas l'un des Monts Olympes, abrite une série d'une dizaine d'églises qui sont d'ailleurs inscrites au patrimoine de l'UNESCO et qui sont absolument fascinantes. Mais ce sont des petites églises avec des décors qui ne sont pas très impressionnants mais qui marque un point. essentielle de l'histoire de l'art, c'est-à-dire la rencontre de la vieille tradition byzantine et le monde des latins, c'est-à-dire l'influence occidentale portée à la fois par les peintres qui ont dû quitter Constantinople, Istanbul, avec la prise de la ville par les latins par la quatrième croisade en 1204, mais aussi plus tard par ces artistes occidentaux venus dans les bagages des Lusignans, venus de Terre Sainte, qui ont eu eux-mêmes cette confrontation avec d'autres traditions artistiques, qui ont apporté leur savoir à Chypre. Et bien nous avons cette réalité dans ces églises chypriotes, des églises qui sont peu connues, qui ne sont pas forcément impressionnantes de taille, mais qui sont pourtant essentielles.
- Speaker #0
Chemin faisant, Sébastien de Courtois nous guide alors vers une de ces petites églises de pierre, la Panagia Assinou. Un petit édifice, humble, logé dans les montagnes vertes et tranquilles, et inondé de soleil. Alors que nous pénétrons lentement dans l'église, s'ouvre à nous un spectacle inouï. Jusque dans les moindres recoins, chaque mur est recouvert de fresques, d'icônes. et de scènes sacrées dans un tourbillon de couleurs qui donne le vertige.
- Speaker #2
Alors nous sommes ici dans l'église d'Assinou, située au pied du Mont-Trodos, la Panagia Assinou. Nous voyons ces fresques éclairées par une bougie. D'ailleurs nous entendons le prêtre qui, derrière l'iconostase, est en train de se préparer pour l'office à venir. C'est une église qui est toujours consacrée, même si elle se visite. Et nous pouvons être émerveillés devant la beauté de ces fresques, qui montrent la rencontre d'un art. orientale qui s'inscrit dans une longue tradition byzantine et avec des influences latines plus occidentalisantes. Le contexte de cette église, ce sont ces décors peints de rencontres entre l'Orient et l'Occident, des décors modestes comme vous pouvez le voir, des couleurs vives qui ont pu traverser les siècles. Cette impression de confinement est... est importante pour le ressenti justement qu'on peut avoir d'une quête, parce que finalement, on est quand même obligé d'avoir un peu d'humilité, de se rendre compte que nos pas s'inscrivent dans une démarche beaucoup plus générale qui est la démarche de l'humanité. À un moment donné, il y a des divisions, à un moment donné, il y a des fièvres, mais il y a toujours des moments de rencontre et des moments de transmission.
- Speaker #0
Sur l'île de Chypre, à l'extrémité orientale de la Méditerranée, on repense à l'équilibre fragile des communautés chrétiennes. Car si l'Orient fut leur terre de naissance, il y a 2000 ans, il est aujourd'hui susceptible d'en devenir le tombeau. L'Orient chrétien, pourtant, fut pendant des siècles une évidence, le cœur battant de son histoire.
- Speaker #3
Ces chrétiens ont fait l'Orient. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de culture de l'Orient, de civilisation de l'Orient, sans eux.
- Speaker #0
Jean-François Colosimo.
- Speaker #3
En tout cas, ils ont été le maillon, n'est-ce pas ? Donc on est un peu comme dans les problèmes de biodiversité. C'est vraiment le chénon qui ne doit pas manquer. sinon on perd tout l'ADN. Ils ont occupé une place centrale dans la vie des pays que sont aujourd'hui l'Irak, la Syrie, la Turquie, le Liban, Israël et les territoires de l'autonomie palestinienne. Perdre les chrétiens, d'Orient c'est perdre le lien avec en fait Babylone, c'est perdre le lien avec les premiers siècles du christianisme, c'est perdre le lien avec la manière dont l'islam qui était une foi de cavaliers du désert est devenu une civilisation, c'est perdre le lien sur la manière dont les idées occidentales ont pu être reçues en Orient, c'est perdre le lien en fait avec véritablement une part essentielle de... de notre propre identité si méconnue, parce que très précisément, en fait, nous ne voulons pas savoir qu'ils existent, parce que nous devrions alors reconnaître une dette essentielle.
- Speaker #5
La connaissance de ces christianismes qui se sont développés dans les différentes régions de l'Orient.
- Speaker #0
Alain Desremeaux, chercheur au CNRS, spécialiste des mondes syriacs.
- Speaker #5
Pour moi c'est une profonde joie. que de prendre connaissance de leur richesse intellectuelle et patrimoniale, liturgique, spirituelle, historique, parce qu'ils en ont vécu une histoire. Les histoires, c'est fantastique, c'est beau, c'est tragique, et c'est aussi enthousiasmant. Cette intégration de ces cultures qui vivaient les unes avec les autres et qui se sont fécondées. Et ça, je crois que nous avons besoin de le comprendre et de le faire découvrir au plus possible, au lieu de nous rabougrir dans notre Occident en pleine décadrance.
- Speaker #0
Alors que nous quittons les montagnes du Trou d'Ous, Nous rejoignons la côte maritime, vers le front est, tout droit vers l'Orient. Chypre, cette terre d'histoire, se recouvre désormais d'un éclat d'orange et de pourpre en cette fin d'après-midi. La mer, nous y voilà. Dans ces vagues, dit-on, serait née un jour la déesse Aphrodite. Théesse de la mort, ici, le passé remonte à la surface.
- Speaker #2
Ce qui est absolument fascinant comme nous sommes face à la mer en ce moment, avec la ville de Famagousse dans le dos, une ville médiévale qui a été le New York de l'Antiquité dans cette partie de Méditerranée orientale, des dizaines d'églises. port commercial très important qui commerçait avec le Levant, les derniers rois de Jérusalem, cette ville est morte aujourd'hui, cette ville est en train de s'éteindre, c'est l'évolution naturelle des civilisations, à un moment ça se termine. L'océan a bien une limite, il y a bien un moment donné où la mer aboutit à un autre rivage. En face de nous, nous avons la Syrie, nous avons l'Attaqué, nous avons le Liban, nous avons Israël, nous avons la Palestine, nous avons l'Égypte. Nous savons très bien que ces territoires sont en guerre, nous savons très bien que cette question des minorités est cruciale pour beaucoup de peuples qui reprennent la route de l'exil ou qui savent qu'il y a une... une incertitude sur leur avenir et leur présence en ces terres. Pour tous ces peuples, que va-t-il se passer ?
- Speaker #0
Faut-il alors demeurer optimiste face aux sombres prophéties ? Faut-il croire qu'une grâce ou qu'un salut permettra à ces minorités orientales de survivre au nouveau soubresaut de l'histoire ? Dans ces questions sans fin, la vieille légende d'un roi martyr vient réchauffer les âmes inquiètes, en rappelant que dans les défaites dorment parfois des victoires insoupçonnées.
- Speaker #6
Génocide, massacre répété. Pour les chrétiens, la défaite peut être une victoire.
- Speaker #0
Jean Lebrun, journaliste et historien.
- Speaker #6
Le Christ est mort et il a ressuscité dans... Son sang, on se baigne en répétant la même expérience qu'il a connue. C'est pas en vrai volontiers la légende de Sébastien, le roi du Portugal, qui part en croisade contre les... infidèles et qui meurt avec toute son armée et avec toute sa noblesse on en parle encore au Portugal c'est toujours un personnage de légende de premier plan donc la défaite est sublimée où est la victoire et peut-être pour les chrétiens dans la défaite
- Speaker #1
Le rêve revient en force, il s'impose, alors que nous ne savons plus lire les étoiles.
- Speaker #0
Extrait de La marche et le sacré de Sébastien Necourtois, 2024
- Speaker #1
La marche doit pourtant continuer, sans relâche, loin des certitudes et des grandes idées. J'ai traversé des continents engloutis. Depuis la montagne des Serviteurs de Dieu en Turquie orientale, le tour Abdin l'Est du Christ, jusqu'au Valais du Hakkari en Irak, des routes de la Soie jusqu'au Tien Shan, là où les dunes s'enflamment dans la nuit. Près du Tigre, dans la plaine de Ninive, j'ai croisé des peuples en larmes, sortant du désert brûlant. J'ai vu des femmes, des enfants et des hommes brisés. Une quête qui m'oblige à l'humilité, à la recherche d'une humanité qui s'accroche, qui résiste à l'effondrement des prophéties.
- Speaker #0
L'homme avance dans le brouillard, traverse des mondes, des drames et des histoires, tantôt concernés, souvent indifférents. C'est peut-être l'une des sagesses humaines de toujours se souvenir que chaque histoire mérite le soin d'une attention, et que tout chemin nous mène à des aventures infinies. Alain Desremeaux, directeur de nombreux ouvrages collectifs sur le monde syriac, dont « Les mystiques syriacs » en 2011. Gilles Kepel, qui publiait « Passions arabes, passions françaises » en 2014. Jean Lebrun, auteur de nombreuses émissions de radio sur France Inter et France Culture, dont plusieurs consacrées à la question des chrétiens d'Orient. Noël Kidu, qui publiait le livre de photographie « Rémanence » en 2014. Et enfin Bertrand Hirsch, co-directeur de la publication « Gabriel, une église médiévale d'Ethiopie » parue en 2013. Merci à Sébastien de Courtois pour sa participation à cet ambitieux projet et pour son hospitalité à Chypre. Les extraits de ses ouvrages, édités aux éditions de la Table Ronde, de Robert Laffont, du Passeur et des éditions Stock, étaient interprétés par le comédien Pablo Poli. Côté musique, nous saluons la précieuse participation de Noémie Westfeld au chant, de Juliette Serrade au violoncelle et de Samuel Mingo au doudouk. Merci à Hugues de Vavrin, Aïché Gulsert, Serge Herbelin et Augustin Manès pour leur implication et leur soutien précieux à cette série documentaire. Merci à l'œuvre d'Orient ainsi qu'à l'Institut Chrétien d'Orient à Paris. Merci au lycée francophone Notre-Dame de Sion à Istanbul. ainsi qu'à l'Institut français de Chypre. Merci enfin au Monastère Saint-Gabriel dans le Toulabdine. Enquête d'Orient sur les routes du christianisme. Enquête et scénario Ulysse Manès et David Federman. Narration Ulysse Manès. Suivi de production et du partenariat à la Croix, Célestine Albert-Steward, Sandrine Verdelan et Laurence Chabazon. Réalisation et générique original David Federman.