Speaker #1Les requins sont craints partout dans le monde. Faux. Le requin inspirerait la terreur chez tous les peuples. Dans la plupart des sociétés occidentales, le requin est synonyme de danger, de mort et d'un animal à éliminer lorsque le risque est important. Toutefois, de nombreux peuples à travers le monde ont une toute autre perception des requins, un lien entre les hommes et l'au-delà. Dans plusieurs traditions polynésiennes, un culte respectueux était et est encore voué aux requins, considéré comme la réincarnation des ancêtres disparus. Il était considéré comme une entité veillant sur les membres de la famille qui partent en mer. Ces réincarnations, appelées « aumakua », revêtent diverses formes animales (requins, tortues, serpents de mer ou lézards) ou végétales. Selon cette croyance, un ancêtre disparu prenait la forme d'un requin après sa mort et apparaissait dans les rêves des descendants ou des proches parents. Ainsi, lorsqu'un pêcheur, sur son embarcation, revenait sain et sauf d'une sortie en mer qui avait mal tourné, gloire était rendue à son requin protecteur, et les membres de sa famille ne les chassaient pas et ne les mangeaient pas. Le requin était "tabou" (interdit). Un symbole de force et de virilité. Dans l’atoll d’Anaa (Polynésie française) au
xviiie siècle, les féroces guerriers kaito (terme
paumotu) étaient surnommés « parata », le nom
vernaculaire du requin longimane (Carcharhinus
longimanus) en polynésien, vraisemblablement en
raison de l’agressivité de cette espèce. Le requin est
symbole de force et de pugnacité. Dans des contextes
exceptionnels, par exemple avant une guerre ou
un combat, pour lesquels les combattants
souhaitaient acquérir la force du requin,
ces animaux constituaient une source
importante de nourriture et de
confection d’outils et d’armes. Les
dents de requin, en particulier
celles du requin tigre, étaient
prisées pour la fabrication de
toutes sortes d’armes, y compris
des clubs de guerre et des couteaux.
Dans le vieil Hawaii, attraper le niuhi
(incarné par le requin tigre et le grand
requin blanc) était un jeu réservé aux
chefs, un sport dangereux pour lequel
des techniques spéciales avaient été développées.
Manger de la chair de niuhi
était tabou pour les femmes, mais certains
chefs hawaïens auraient acquis la prémonition
d’événements en consommant
les yeux des niuhi. La mère du plus célèbre roi d’Hawaii,
Kamehameha Ier, née vers 1753, aurait demandé à manger des
yeux de niuhi pendant sa grossesse pour améliorer le leadership
et la bravoure du futur chef qu’elle portait. Acceptation et respect. Dans les cultures des peuples du Pacifi que (comme en Polynésie
française, à Hawaii, à Kiribati, en Nouvelle-Zélande ou en
Nouvelle-Calédonie), en tant qu’animaux mythiques, les
requins peuvent jouer le rôle de vengeurs et de redresseurs
de torts, de véhicules pour les personnes vivantes ou mortes.
Ils peuvent représenter soit des alliés, soit des ennemis dans les
guerres. Leur dangerosité pour l’homme n’a jamais été remise
en cause. Cependant, dans ces cultures, on trouve toujours
une bonne raison à l’attaque de requin : la victime devait avoir
enfreint une règle ou un tabou, ou était un ennemi de personnes
sous la protection des requins. Dans les mythes, les requins ne
sont jamais de simples prédateurs tuant des êtres humains au
hasard. Une telle perception aide ces peuples à vivre dans une
harmonie remarquable avec leur environnement sans craintes
irrationnelles de risques naturels. Cette conception reste
dominante même encore aujourd’hui et contraste de manière
signifi cative avec le comportement des sociétés occidentales
face aux morsures de requins.
Les deux récentes morsures de requins en Nouvelle-Calédonie
en 2019 l’attestent. En eff et, alors que la population à prédominance
mélanésienne du Nord a accepté la mort d’un
pêcheur avec un certain fatalisme naturel, une atmosphère
de crise s’est installée dans la
capitale, sous forte infl uence
européenne, entraînant
une campagne de massacre
aveugle de requins. Cette
différence de perception
entre les peuples autochtones
et ceux d’origine européenne
peut aussi expliquer les
tensions sociales autour de
la « crise requin » sur l’île de
la Réunion.