undefined cover
undefined cover
L'ÉVOLUTION, QUESTION D'ACTUALITÉ ? - Qu'est-ce que l'évolution ? cover
L'ÉVOLUTION, QUESTION D'ACTUALITÉ ? - Qu'est-ce que l'évolution ? cover
Quae Vox : paroles de sciences

L'ÉVOLUTION, QUESTION D'ACTUALITÉ ? - Qu'est-ce que l'évolution ?

L'ÉVOLUTION, QUESTION D'ACTUALITÉ ? - Qu'est-ce que l'évolution ?

32min |17/06/2025
Play
undefined cover
undefined cover
L'ÉVOLUTION, QUESTION D'ACTUALITÉ ? - Qu'est-ce que l'évolution ? cover
L'ÉVOLUTION, QUESTION D'ACTUALITÉ ? - Qu'est-ce que l'évolution ? cover
Quae Vox : paroles de sciences

L'ÉVOLUTION, QUESTION D'ACTUALITÉ ? - Qu'est-ce que l'évolution ?

L'ÉVOLUTION, QUESTION D'ACTUALITÉ ? - Qu'est-ce que l'évolution ?

32min |17/06/2025
Play

Description

L’évolution est le processus par lequel le vivant change, et se maintient tout en changeant. Elle suscite souvent des questions, et réservent parfois des surprises. Dans cet épisode, les éditions Quæ vous proposent une introduction aux concepts d’évolution pour mieux comprendre de quoi il s’agit.


Extrait du livre L'évolution, question d'actualité ? Guillaume Lecointre, lu par Alain Chaillot.


Quae Vox : paroles de sciences, un podcast des éditions Quae.

👉 Retrouvez nos ouvrages sur quae.com et quae-open.com, et suivez nos actualités sur Instagram, Facebook et LinkedIn.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Présentatrice

    L'évolution est le processus par lequel le vivant change et se maintient tout en changeant. Elle suscite souvent des questions et réserve parfois des surprises. Dans cet épisode, les éditions Quae proposent une introduction aux concepts d'évolution pour mieux comprendre de quoi il s'agit.

  • Alain Chaillot

    Qu'appelle-t-on évolution ? L’évolution est-elle un progrès ? Vieillir, est-ce de l’évolution ? L’embryon évolue-t-il ? Le changement climatique fait-il évoluer ? Évolution provient du latin volvere qui désigne la variation d’un système au cours du temps, un « déroulement » dont on peut suivre les étapes. Au xiie siècle, le mot donne « révolution » en astronomie, et au xviie siècle, il nomme un changement politique brutal. Au xviiie siècle, Charles Bonnet utilise le mot pour désigner le développement organique de l’individu, ce qu’on appelle aujourd’hui son développement embryonnaire. Mais son « évolution » signifie alors le déploiement de ce qui est déjà contenu en germe. Typiquement, un petit humain était considéré comme déjà préformé dans les spermatozoïdes ou dans les ovules. Il ne demandait qu’à se déployer dans la « matrice nourricière » de la mère. Par ailleurs, le géologue Charles Lyell utilise le terme en géologie dès 1832. En ce qui concerne la biologie, le botaniste français Frédéric Gérard (1806-1857) utilise dès 1845 le terme de « théorie de l’évolution des êtres organisés » dans le Dictionnaire universel d’histoire naturelle (publié en 16 volumes entre 1841 et 1849). Le sens qu’il donne au mot est bien celui d’un changement, et non d’un déploiement. C’est ensuite et surtout Herbert Spencer qui le généralise après 1860, y compris pour parler de la « transmutation » de Charles Darwin. L’évolution n’est alors plus un « déploiement » prévisible de ce qui est déjà contenu en germe. Au contraire, dans les éditions tardives de L’Origine des espèces de Charles Darwin, le phénomène d’évolution a pour mécanisme principal de nombreuses variations imprévues, fortuites, permanentes et pas nécessairement bénéfiques à leurs porteurs, lesquelles sont triées par le milieu. Et ce milieu subit lui-même des modifications contingentes, et donc imprévisibles. Dans le langage de tous les jours, le mot « évolution » s’applique au changement d’un certain système : d’une maladie, de la société, de la conjecture, de la Terre, du climat… Changement que l’on cherche à tracer, à suivre, à surveiller dans son cours, sans souhaiter nécessairement en expliquer les mécanismes. En ce sens très général, l’évolution s’applique à tout : notre monde réel est en mouvement perpétuel. La montagne que nous regardons est en train de perdre des particules par l’action du ruissellement et du vent ; en respirant, je perds des atomes de carbone, d’oxygène et d’hydrogène ; je perds des cellules en permanence tout en les renouvelant ; les générations se suivent et ne se ressemblent pas complètement… Le terme « évolution » au sens de « changement » est donc très imprécis. Il désigne la dynamique même de la matière. Il s’applique universellement, de l’évolution de l’univers à celle d’une réaction chimique ou celle d’une décroissance radioactive. Cependant, il est souvent confondu avec « récit ». En parlant d’évolution de la vie, ou de l’univers, nous nous référons en effet le plus souvent à une histoire à raconter, pas à un processus de changement en cours. Il y a donc confusion entre connaissance des mécanismes du changement et reconstitution des événements passés. Il s’agit là de l’une des confusions les plus générales et c’est pourquoi nous distinguerons bien l’« évolution » de l’« historicité ». Si l’on récapitule la somme des variantes dans l’usage qui est fait aujourd’hui du mot « évolution », on doit faire face à une série de concepts mélangés : – un processus particulier par lequel les espèces biologiques se transforment (on fait allusion souvent à la sélection naturelle) ; – la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie ; – le déroulement de l’histoire de la vie (et éventuellement celle de la Terre, plus rarement incorporant celle de l’univers) ; – l’image d’un arbre montrant le déploiement généalogique du vivant ; – la marche vers le progrès. Bien évidemment, nombre de dialogues se compliquent parce que chacun des interlocuteurs campe sur un sens différent (et la liste n’est probablement pas exhaustive). Sans compter que, tout au long de cette liste, on glisse progressivement du discours scientifique au discours des valeurs. Car curieusement, le verbe « évoluer », appliqué au champ sociopolitique, est généralement teinté de positivité. Quand on dit que quelqu’un « n’a pas évolué », c’est souvent pour souligner un retard regrettable. Pour des professionnels des « sciences de l’évolution », l’évolution n’est pas seulement un déploiement ou un changement. Celle-ci est — plus restrictivement — le nom usuel que l’on donne à la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie. Parmi les outils de cette théorie, les professionnels disposent de processus particuliers de stabilisation temporaire des changements acquis : ceux, par exemple, de la dérive génétique (dans certaines conditions), et de la sélection naturelle. QUELS SONT LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION ? Il est courant de penser que le rôle des « sciences de l’évolution » serait d’expliquer le changement biologique. « Raconte-moi l’évolution ! » reviendrait à demander « Raconte-moi comment les espèces changent ! ». Ce n’est pas faux. Mais il y a là-dessous deux paradoxes. Le premier, c’est que le début de la réponse se situe dans la physique et la chimie… pas en biologie ! En effet, la matière change sans arrêt. Le clou rouille. La montagne s’érode. Le plastique devient cassant. Et si nous passons à la biologie, l’altération se produit là aussi : nous vieillissons. La biologie n’a donc pas besoin d’expliquer le changement : celuici est déjà inscrit dans la matière. La bonne question serait alors, pour le biologiste : comment un chaton peut-il ressembler à sa maman alors que la matière n’arrête pas de changer ? La théorie générale de la biologie aurait donc — au moins — pour charge d’expliquer non pas « comment ça change » mais au contraire « comment ça ne change pas… malgré le changement » ! La sélection naturelle est un mécanisme qui, dans un milieu stable pour un temps, génère du semblable, du régulier, temporairement stabilisé. La raison ? La vie est un formidable jeu d’essaiserreurs que nous ne voyons pas : seules certaines combinaisons autorisant la vie sont possibles dans ce milieu-là. La sélection naturelle est le mécanisme qui, sur le court terme, explique la ressemblance entre individus d’une même espèce. Il se produit alors le second paradoxe. La notion d’évolution, qui signifie le changement, a pour mécanisme central un principe qui explique d’abord la ressemblance, le maintien ! Mais ce paradoxe est vite résolu si l’on considère le long terme : si le milieu vient à changer, alors les combinaisons propices à la survie ne seront plus les mêmes : la moyenne de l’espèce va se déplacer par sélection naturelle ; il y aura eu changement. Pendant fort longtemps, on a enseigné que le rôle de la sélection naturelle était d’expliquer le changement de l’espèce. Ce n’était pas faux, mais c’était incomplet : on occultait son rôle d’explication de la ressemblance. C’est que nous prenions comme point de départ rassurant les régularités du monde réel. Ainsi, les chiens font des chiens et les chats font des chats. Les organes sont « bien faits » : ils ont des formes adéquates aux fonctions qu’ils remplissent. Ainsi, si l’ordre du monde était considéré comme premier, il n’y avait nul besoin de l’expliquer mais il fallait en revanche expliquer comment et pourquoi ça change dans ce vivant que nous croyions bien ordonné. Si bien ordonné que l’évolution en deviendrait presque gênante. D’ailleurs elle l’est : il est bien des populations de divers pays qui contestent son enseignement à l’école. Et pourtant, la régularité biologique ne se maintient que grâce à la variation permanente, un flot continu de changements premiers. Ce flot renouvelle les combinaisons parmi lesquelles vont vivre et prospérer « celles qui trouvent convenance », comme le disait déjà Pierre-Louis Moreau de Maupertuis en 1751. Pour comprendre la théorie moderne de la biologie, renversons alors celle des 50 dernières années : ce qui est premier dans le monde réel n’est pas l’ordre, mais le changement. Il est déjà inscrit dans les lois de la physique et de la chimie, il se manifeste en tout temps, en tout lieu, à toutes les échelles de la matière et de ses propriétés émergentes. Le changement fait office de loi. Le rôle de la sélection naturelle, et par extension celui de la biologie, n’est pas tant d’expliquer le changement — la physique et la chimie s’en chargent déjà aux échelles qui les concernent. Leur rôle est au contraire d’expliquer comment, en dépit des changements, on enregistre tout de même des régularités à certaines échelles, comme celle des développements embryonnaires, ou celle des individus d’une même population à court terme, puis du changement à l’échelle des populations, sur un temps plus long. C’est la façon dont Charles Darwin questionnait les êtres biologiques ; et le processus de sélection naturelle (qui partait de variations fortuites) était chez lui la source de régularités autant que de changements. D’ailleurs, le sous-titre de son maître-livre de 1859 parle de préservation, pas de transformation, ni d’évolution, ni de transmutation : « L’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie » (race est à comprendre au sens de variant, et lutte au sens d’effort). Mais nous l’oublions régulièrement. La variation produite par le changement est le carburant de l’évolution, l’héritabilité du semblable est son moteur. QU’EST-CE QUE LA SÉLECTION NATURELLE ? L’idée de génie de Charles Darwin, c’est que les changements de la matière se font au hasard. Darwin n’a pas pour programme d’expliquer les causes de chaque menue altération de la matière, chaque petite variation entre individus. Il lui suffit de constater qu’elles surviennent. Il s’intéresse à leurs résultats à l’échelle de la population. Les variations produites n’ont pas de rapport avec les besoins des individus qui les subissent et qui les portent. Cela signifie qu’elles peuvent leur être défavorables, neutres, ou favorables dans les conditions du moment. C’est le principe de variabilité fortuite. Ainsi, pour la science d’aujourd’hui, toute population de cellules, d’êtres vivants, et même toute population de protéines est porteuse de diversité. L’identique n’existe pas en biologie. Seul le semblable existe. Par ailleurs, il existe une propriété essentielle aux êtres biologiques. L’individu, ou la structure changeante, a la capacité, au moins potentielle, de transmettre le changement subi à un individu ou à une structure semblable. C’est le principe d’héritabilité. Il faut prendre ici l’héritabilité au sens le plus large possible, au sens de transmission. Les petites mouches drosophiles transmettent à leur descendance la couleur de leurs yeux. L’apprentissage d’une langue ou de traditions culinaires représente aussi une forme d’héritabilité, terme qu’on remplacera par transmission pour bien signifier que la conception est beaucoup plus large que l’héritabilité génétique. Arrivés là, dans la population des êtres ou des choses semblables, il ne faut s’attendre à aucune stabilisation d’une version particulière de ce qui varie (par exemple, stabilisation des yeux rouges). La variation indéfiniment produite se manifeste par des fluctuations de fréquence des multiples versions d’un trait. Par exemple, si le trait est, chez les mouches drosophiles, la couleur des yeux, les versions seront « rouge », « jaune », « brun », etc. Les individus portant ces versions du trait sont qualifiés de « variants ». Pour qu’une nouvelle régularité s’établisse, qu’un variant se stabilise, c’est-à-dire atteigne une fréquence de 100 % au détriment des autres variations au même trait, il faut deux conditions alternatives : – soit l’effectif de la population est minime. On peut alors voir un variant atteindre une fréquence de 100 % (et les variants alternatifs s’éteindre) juste par hasard. Ce sont les effets imprévisibles des fluctuations de fréquence en effectif réduit. Ce phénomène n’entre pas sous le terme de « sélection naturelle ». Cela s’est produit par exemple dans les vallées de l’île de Madère, où des souris s’installèrent en deux vagues, la première apportée par des drakkars vikings voici 1 000 ans, et la seconde par les frégates portugaises voici 500 ans. Les souris ont formé de petites populations dans les vallées, coupées les unes des autres par des montagnes que les souris n’aiment pas fréquenter. Des variations se sont produites dans les formules chromosomiques de certaines, notamment des fusions de chromosomes. Elles sont passées plusieurs fois d’une formule ancestrale à 40 chromosomes, à une formule à 22 chromosomes. Dans certaines vallées, la nouvelle formule est devenue celle de toute la population, uniquement parce que celle-ci est d’effectif réduit. C’est ce qu’on appelle la « dérive ». Si l’effectif des souris avait été grand, les fréquences des différentes formules chromosomiques auraient aussi dérivé mais en fluctuant de génération en génération indéfiniment (voir encadré ci-dessous) sans qu’aucune ne se fixe à 100 % ou ne s’éteigne ; – soit la version du trait favorise le nombre de descendants des variants qui la portent. Cette faveur n’est pas l’obole d’une main invisible. Il s’agit juste des contraintes physiques, chimiques, biologiques du milieu. Si la contrainte apporte un avantage au porteur en nombre de descendants, la fréquence du variant augmentera aussi longtemps que la contrainte durera, jusqu’à atteindre 100 %. Par exemple, certains poissons téléostéens des eaux marines antarctiques ont exprimé fortuitement dans leur foie des enzymes digestives qui normalement ne l’étaient que dans le pancréas. La structure de ces enzymes empêchait la formation des noyaux de cristaux de glace. Exprimées dans le pancréas, elles étaient relarguées dans le tube digestif où elles empêchaient les liquides de geler. Rappelons qu’un poisson téléostéen possède une température interne qui est la même que celle de l’eau dans laquelle il est. Exprimées dans le foie, ces enzymes furent libérées dans le sang et empêchèrent donc celui-ci de geler, ce qui constitua un avantage certain durant l’hiver antarctique. Ces poissons téléostéens qui ont exprimé fortuitement ces enzymes dans le foie ont pu mieux vivre dans des eaux marines dont la température est parfois proche de – 1,8 S°C (l’eau de mer gelant à – 1,86 S°C en raison du sel qu’elle contient). Aujourd’hui, c’est plus d’une centaine d’espèces de téléostéens antarctiques qui présentent dans leur sang ces protéines « anti-gel ». Cela va sans dire, pour que ce phénomène d’adaptation ait lieu, il faut que la variation soit héritable. Si la contrainte est défavorable à la capacité de transmission pour l’une des versions (l’un des variants), alors le variant transmettra moins ses traits à la descendance que les variants alternatifs au même trait et finira par disparaître. La couleur du pelage d’une souris réalise par exemple ces variants : blanc, gris, brunâtre, gris foncé. Les souris blanches échappées d’élevages en laboratoire ne survivent pas dans les jardins, ni dans la campagne. Par leur blancheur elles se font immédiatement repérer par les prédateurs qui chassent à vue, tels les chats, les belettes, les rapaces diurnes. Leur probabilité de s’accoupler et de faire des petits est donc plus faible. Ce fait bien connu a été testé dans la nature sur des souris sauvages du Nebraska, chez lesquelles il existe des variants de la couleur du pelage, clair ou foncé, et qui vivent dans une région, les Sand Hills, aux terrains de couleurs contrastées. Dans deux enclos, l’un au sol clair, l’autre au sol foncé, les chercheurs avaient mis sur chacun un effectif de souris initiales constitué de 50 % de variants clairs et 50 % de variants foncés. Il a été montré que les souris au pelage clair sur sol foncé et inversement les souris foncées sur sol clair subissaient, statistiquement, davantage la prédation, notamment celle des chouettes. Au bout de 14 mois, c’est-à-dire quelques générations, la population sur parcelle claire fut globalement 1,44 fois plus claire que la population initiale et sur la parcelle foncée, la population fut 1,98 fois plus foncée que la population initiale. N’oublions pas, au demeurant, que toute nouveauté stabilisée n’est jamais définitivement acquise. Rien n’empêche la variation spontanée de se manifester à nouveau et remplacer localement ce qui semblait acquis. Rien n’est figé. Reste à savoir si la nouvelle version sera aussi avantageuse que la précédente. Et il en va de même pour le milieu : parfois c’est lui qui change. Et ce qui était avantageux hier peut ne plus l’être aujourd’hui. Par exemple, les dodos, sorte de gros pigeons de l’île Maurice, tirèrent avantage à ne plus voler. Sur une île sans prédateurs, ils purent se contenter de marcher, et de pondre à terre. Jusqu’à ce qu’un prédateur arrive — l’humain — et amène avec lui son cortège d’autres prédateurs, rats, chiens… et qu’ensemble ils fassent disparaître l’étrange oiseau. Autre exemple, la forme du bassin humain est avantageuse pour un bipède dont la colonne vertébrale est verticale : il porte le buste, les bras et la tête. Mais de ce fait, il ne peut s’ouvrir en partie inférieure que dans certaines limites. Cela ne pose pas de problème tant qu’on a une petite tête. Les australopithèques, parmi les premiers hominidés à être des bipèdes permanents, tirèrent pleinement profit de leur bipédie sans problème d’accouchement : leur volume crânien était petit (moins de 500 cm3 chez l’adulte). Seulement voilà, il y a un million d’années le volume de l’encéphale se mit à croître très vite chez leurs descendants, toujours bipèdes, jusqu’aux limites imposées par le bassin. Résultat, nous sommes l’une des espèces de mammifères chez qui l’accouchement reste le plus compliqué, avec mort maternelle potentielle. Aujourd’hui, ce sont chaque jour 1 500 femmes dans le monde qui meurent de leur accouchement. Au Niger, une femme sur sept meurt des complications de la grossesse. Ce bassin de bipède, avantageux voici 4 millions d’années, ne semble plus l’être autant aujourd’hui. La sélection naturelle est susceptible de se manifester dès qu’une forme de transmission est couplée à la variation, dans un système de contraintes. Par exemple, en biologie, nous avons longtemps été rétifs à reconnaître la variabilité génétique au sein même du corps d’un individu, c’est-à-dire parmi les cellules corporelles. C’est maintenant chose acquise. Une cellule somatique, toujours un peu différente de sa voisine, génère par mitose deux cellules filles auxquelles elle transmet le fruit de sa variation, et ceci dans un corps soumis à des contraintes variées. Les principes de variation et de transmission sont donc bien à l’oeuvre dans le corps animal. Un processus de sélection naturelle se produit donc en nous-mêmes. Il n’y a pas un mécanisme expliquant la ressemblance entre cellules d’un individu différent de celui qui explique la ressemblance dans l’espèce. Ce sont les mêmes mécanismes à toutes les échelles du vivant. QU’EST-CE QUI SE TRANSMET À LA GÉNÉRATION SUIVANTE ? Pour qu’il y ait sélection naturelle, il faut qu’il y ait variation, transmission de ce qui a varié, et ceci sous contraintes environnementales. Il faut aussi que ce qui a été transmis le soit assez longtemps pour que les bénéfices ou les désavantages aient un effet de sélection naturelle sur la population. Ce temps dépend du nombre de générations et de l’effectif de la population ou de l’espèce. Ces dernières années, la transmission a été pensée plus largement qu’elle ne l’était auparavant. On admet de plus en plus l’hérédité non génétique. Le chercheur Kevin Laland et ses collègues ont résumé en 2015 la situation de la façon suivante. Dans le schéma classique, celui que nous avions appris à l’école ou à l’université, la transmission des caractères d’une génération à la suivante passait par l’ADN des cellules sexuelles. Le génome était le dépositaire d’un « programme génétique » qui déterminait le développement de l’organisme. Les mutations de l’ADN étaient les seules causes de changement évolutif, les niveaux cellulaires et individuels n’intervenaient que comme des modulateurs de l’expression génétique, c’est-à-dire « interprétatifs » d’un développement déjà « programmé ». Des variations à d’autres niveaux d’organisation que l’ADN pouvaient bien survenir, mais elles n’étaient pas supposées avoir d’effets de long terme, et donc de conséquences en matière d’évolution. Dans le nouveau schéma de transmission, l’hérédité est qualifiée d’« inclusive », dans le sens où l’on admet des formes d’hérédité non génétique pour former ce que le biologiste de l’évolution Étienne Danchin appelle « la synthèse inclusive de l’évolution ». La génération suivante hérite en effet de traits à plusieurs niveaux d’organisation. Premièrement, de génome à génome d’abord, bien entendu, à travers celui des cellules sexuelles. Deuxièmement, de cellule à cellule également, à travers l’hérédité cytoplasmique. En effet, la génération suivante hérite du cytoplasme des ovocytes maternels, ce qui n’est pas dépourvu d’effets. Chez les insectes comme chez les vertébrés, ce dernier comporte des facteurs moléculaires déterminants pour le développement à suivre (par exemple chez les insectes ils déterminent la polarité de l’embryon, c’est-à-dire où sont l’avant, l’arrière, le dos, le ventre…) ainsi que des réserves nutritives. Autre exemple, une expérience a montré en 2005 qu’un noyau d’oeuf de carpe (qui contient l’ADN de carpe) implanté dans un ovocyte de carassin (une autre espèce de poisson cyprinidé) en remplacement du noyau de carassin fournissait à la génération suivante un organisme dont le développement des vertèbres et des muscles était proche de celui du carassin, montrant ainsi que le cytoplasme intervient dans le développement (et pas seulement l’ADN du noyau). Troisièmement, de l’organisme à la cellule, à travers les marques épigénétiques : l’individu a vécu des expériences qui, pour certaines, laissent des marques moléculaires associées à la séquence de l’ADN sans changer la séquence elle-même, mais qui changent les conditions de son expression. Ces marques ne sont pas toutes « effacées » à la fécondation, et une partie sont transmises à la descendance. Il s’agit d’une hérédité de court terme, quelques générations tout au plus, suite à quoi ces marques s’effacent ou sont remplacées par d’autres. Le record de durée à ce jour est enregistré chez un nématode modèle de laboratoire Caenorhabditis elegans, pour lequel les marques épigénétiques induites par une vie passée à des températures excessives sont transmises sur 14 générations. Quatrièmement, entre organismes, par la transmission par apprentissage de comportements, de techniques de captations de ressources qui influent sur la bonne santé du phénotype. Des jeunes mieux nourris parce qu’ils ont appris à chasser de leurs parents ont plus de chances de laisser une descendance que ceux qui n’ont pas appris. Par ailleurs, chez beaucoup d’espèces, le soin parental est une condition de survie pour la descendance. Il s’apprend par mimétisme et contribue donc aussi à la transmission des traits, et pas seulement les gènes. Cinquièmement, de l’organisme à l’environnement, à travers la construction de niche, où les adultes lèguent à la descendance un environnement qu’ils ont construit et qui influe sur son développement. Certains organismes modifient leur milieu à leur bénéfice. Le fruit de cette action se matérialise dans la réalisation de conditions physiques et chimiques de développement qui sont stables au-delà d’une ou de plusieurs générations. Le milieu modifié change alors les conditions de la sélection qui s’appliquent à elles. En somme, la construction de niche adapte l’environnement aux organismes. On a parlé de « causalité réciproque de l’évolution » : les organismes ne sont pas seulement le produit de l’évolution de leur lignage, mais ils en sont aussi la cause. L’exemple le plus classique est la pérennité de la termitière ou de la fourmilière au-delà du temps générationnel. Dans les termitières règnent des conditions de température et d’hygrométrie contrôlées, ainsi que des conditions chimiques qui, ensemble, influent sur le développement des larves. Les oiseaux, eux aussi, construisent l’équivalent de termitières. C’est le cas du républicain social, passereau endémique du sud-ouest de l’Afrique. Les individus de cette espèce construisent collectivement des nids géants pouvant mesurer plus de 7 mètres de long et peser plus d’une tonne. Ces nids à plusieurs chambres peuvent héberger plus de 100 couples (jusqu’à 500 oiseaux) et constituent une protection contre les températures extrêmes du désert du Kalahari et contre les prédateurs des steppes d’épineux et de la savane herbeuse. La nuit, les chambres centrales du nid gardent la chaleur : c’est là que les oiseaux dorment. Le jour, les chambres centrales sont plus fraîches qu’à l’extérieur, tandis que les chambres périphériques permettent aux oiseaux de se tenir à l’ombre. Les jeunes élèvent les oisillons qu’ils soient de leur famille ou non. Tous participent à la construction et à l’entretien du nid. Les nids des républicains sociaux sont habités toute l’année et hébergent plusieurs générations successives : ils sont donc hérités. Sixièmement, de génération en génération les êtres vivants se transmettent leurs parasites et leur microbiote. Une mère transmet à son enfant, après la naissance, la flore de son tube digestif. Et l’on sait aujourd’hui à quel point celle-ci est importante pour la santé et le développement de l’individu. Il en va de même pour la flore cutanée. Par exemple, des chercheurs ont prélevé sur diverses familles américaines des acariens du genre Demodex issus de leur « flore » cutanée résidente, puis ont établi leurs relations de parenté, c’est-à-dire la phylogénie de ces acariens. Celle-ci correspond parfaitement à la généalogie des familles humaines qui les portent et se les transmettent… par voie cutanée. Cela signifie que cette transmission de génération en génération est assez fidèle et pérenne, et peut donc avoir des effets en matière d’évolution. Aujourd’hui, la santé et la performance d’un organisme s’appréhendent à travers la notion d’holobionte, c’est-à-dire l’ensemble des espèces qui composent un organisme et ses microbiotes. Il est donc important de considérer le fait que les êtres vivants, humains compris, ne sont jamais seuls mais fonctionnent comme des consortia d’espèces dont les partenaires transmettent à leur manière bactéries, champignons, acariens, etc. aux holobiontes de la génération suivante. Septièmement, le génome ne fait qu’impulser ; les gènes ne sont qu’une partie des ressources qui construisent le phénotype en développement, et le développement construit l’organisme. La causalité circule dans deux sens : des gènes vers les cellules et l’organisme, mais aussi de l’organisme vers les gènes dont il module l’expression en fonction des tissus et de l’environnement. On appelle un « trait phénotypique » une caractéristique d’un individu, physique ou comportementale. Si le développement construit l’organisme (et non plus déploie un programme), alors le développement embryonnaire participe au « module transmission » et contribue à expliquer comment le trait phénotypique se retrouve dans la génération suivante. C’est logique : si le gène ne régit et ne transmet pas tout, si les entités de l’organisme ont leur degré de liberté dans l’expression d’une variabilité et que la transmission se fait à plusieurs étages, le développement est forcément appelé à expliquer comment on transmet un trait phénotypique d’une génération à l’autre. Le développement embryonnaire participe à la reproductibilité de ce trait à la génération suivante par effet de construction. Ce qui change surtout dans notre conception de la transmission, c’est que l’environnement interfère avec et influence plus ou moins la capacité de ce trait à se déployer à la génération suivante.

  • Présentatrice

    Vous venez d'écouter un extrait de l'ouvrage L'évolution, question d'actualité, publié aux éditions Quae en 2023, de Guillaume Lecointre, lu par Alain Chaillot. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique

Description

L’évolution est le processus par lequel le vivant change, et se maintient tout en changeant. Elle suscite souvent des questions, et réservent parfois des surprises. Dans cet épisode, les éditions Quæ vous proposent une introduction aux concepts d’évolution pour mieux comprendre de quoi il s’agit.


Extrait du livre L'évolution, question d'actualité ? Guillaume Lecointre, lu par Alain Chaillot.


Quae Vox : paroles de sciences, un podcast des éditions Quae.

👉 Retrouvez nos ouvrages sur quae.com et quae-open.com, et suivez nos actualités sur Instagram, Facebook et LinkedIn.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Présentatrice

    L'évolution est le processus par lequel le vivant change et se maintient tout en changeant. Elle suscite souvent des questions et réserve parfois des surprises. Dans cet épisode, les éditions Quae proposent une introduction aux concepts d'évolution pour mieux comprendre de quoi il s'agit.

  • Alain Chaillot

    Qu'appelle-t-on évolution ? L’évolution est-elle un progrès ? Vieillir, est-ce de l’évolution ? L’embryon évolue-t-il ? Le changement climatique fait-il évoluer ? Évolution provient du latin volvere qui désigne la variation d’un système au cours du temps, un « déroulement » dont on peut suivre les étapes. Au xiie siècle, le mot donne « révolution » en astronomie, et au xviie siècle, il nomme un changement politique brutal. Au xviiie siècle, Charles Bonnet utilise le mot pour désigner le développement organique de l’individu, ce qu’on appelle aujourd’hui son développement embryonnaire. Mais son « évolution » signifie alors le déploiement de ce qui est déjà contenu en germe. Typiquement, un petit humain était considéré comme déjà préformé dans les spermatozoïdes ou dans les ovules. Il ne demandait qu’à se déployer dans la « matrice nourricière » de la mère. Par ailleurs, le géologue Charles Lyell utilise le terme en géologie dès 1832. En ce qui concerne la biologie, le botaniste français Frédéric Gérard (1806-1857) utilise dès 1845 le terme de « théorie de l’évolution des êtres organisés » dans le Dictionnaire universel d’histoire naturelle (publié en 16 volumes entre 1841 et 1849). Le sens qu’il donne au mot est bien celui d’un changement, et non d’un déploiement. C’est ensuite et surtout Herbert Spencer qui le généralise après 1860, y compris pour parler de la « transmutation » de Charles Darwin. L’évolution n’est alors plus un « déploiement » prévisible de ce qui est déjà contenu en germe. Au contraire, dans les éditions tardives de L’Origine des espèces de Charles Darwin, le phénomène d’évolution a pour mécanisme principal de nombreuses variations imprévues, fortuites, permanentes et pas nécessairement bénéfiques à leurs porteurs, lesquelles sont triées par le milieu. Et ce milieu subit lui-même des modifications contingentes, et donc imprévisibles. Dans le langage de tous les jours, le mot « évolution » s’applique au changement d’un certain système : d’une maladie, de la société, de la conjecture, de la Terre, du climat… Changement que l’on cherche à tracer, à suivre, à surveiller dans son cours, sans souhaiter nécessairement en expliquer les mécanismes. En ce sens très général, l’évolution s’applique à tout : notre monde réel est en mouvement perpétuel. La montagne que nous regardons est en train de perdre des particules par l’action du ruissellement et du vent ; en respirant, je perds des atomes de carbone, d’oxygène et d’hydrogène ; je perds des cellules en permanence tout en les renouvelant ; les générations se suivent et ne se ressemblent pas complètement… Le terme « évolution » au sens de « changement » est donc très imprécis. Il désigne la dynamique même de la matière. Il s’applique universellement, de l’évolution de l’univers à celle d’une réaction chimique ou celle d’une décroissance radioactive. Cependant, il est souvent confondu avec « récit ». En parlant d’évolution de la vie, ou de l’univers, nous nous référons en effet le plus souvent à une histoire à raconter, pas à un processus de changement en cours. Il y a donc confusion entre connaissance des mécanismes du changement et reconstitution des événements passés. Il s’agit là de l’une des confusions les plus générales et c’est pourquoi nous distinguerons bien l’« évolution » de l’« historicité ». Si l’on récapitule la somme des variantes dans l’usage qui est fait aujourd’hui du mot « évolution », on doit faire face à une série de concepts mélangés : – un processus particulier par lequel les espèces biologiques se transforment (on fait allusion souvent à la sélection naturelle) ; – la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie ; – le déroulement de l’histoire de la vie (et éventuellement celle de la Terre, plus rarement incorporant celle de l’univers) ; – l’image d’un arbre montrant le déploiement généalogique du vivant ; – la marche vers le progrès. Bien évidemment, nombre de dialogues se compliquent parce que chacun des interlocuteurs campe sur un sens différent (et la liste n’est probablement pas exhaustive). Sans compter que, tout au long de cette liste, on glisse progressivement du discours scientifique au discours des valeurs. Car curieusement, le verbe « évoluer », appliqué au champ sociopolitique, est généralement teinté de positivité. Quand on dit que quelqu’un « n’a pas évolué », c’est souvent pour souligner un retard regrettable. Pour des professionnels des « sciences de l’évolution », l’évolution n’est pas seulement un déploiement ou un changement. Celle-ci est — plus restrictivement — le nom usuel que l’on donne à la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie. Parmi les outils de cette théorie, les professionnels disposent de processus particuliers de stabilisation temporaire des changements acquis : ceux, par exemple, de la dérive génétique (dans certaines conditions), et de la sélection naturelle. QUELS SONT LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION ? Il est courant de penser que le rôle des « sciences de l’évolution » serait d’expliquer le changement biologique. « Raconte-moi l’évolution ! » reviendrait à demander « Raconte-moi comment les espèces changent ! ». Ce n’est pas faux. Mais il y a là-dessous deux paradoxes. Le premier, c’est que le début de la réponse se situe dans la physique et la chimie… pas en biologie ! En effet, la matière change sans arrêt. Le clou rouille. La montagne s’érode. Le plastique devient cassant. Et si nous passons à la biologie, l’altération se produit là aussi : nous vieillissons. La biologie n’a donc pas besoin d’expliquer le changement : celuici est déjà inscrit dans la matière. La bonne question serait alors, pour le biologiste : comment un chaton peut-il ressembler à sa maman alors que la matière n’arrête pas de changer ? La théorie générale de la biologie aurait donc — au moins — pour charge d’expliquer non pas « comment ça change » mais au contraire « comment ça ne change pas… malgré le changement » ! La sélection naturelle est un mécanisme qui, dans un milieu stable pour un temps, génère du semblable, du régulier, temporairement stabilisé. La raison ? La vie est un formidable jeu d’essaiserreurs que nous ne voyons pas : seules certaines combinaisons autorisant la vie sont possibles dans ce milieu-là. La sélection naturelle est le mécanisme qui, sur le court terme, explique la ressemblance entre individus d’une même espèce. Il se produit alors le second paradoxe. La notion d’évolution, qui signifie le changement, a pour mécanisme central un principe qui explique d’abord la ressemblance, le maintien ! Mais ce paradoxe est vite résolu si l’on considère le long terme : si le milieu vient à changer, alors les combinaisons propices à la survie ne seront plus les mêmes : la moyenne de l’espèce va se déplacer par sélection naturelle ; il y aura eu changement. Pendant fort longtemps, on a enseigné que le rôle de la sélection naturelle était d’expliquer le changement de l’espèce. Ce n’était pas faux, mais c’était incomplet : on occultait son rôle d’explication de la ressemblance. C’est que nous prenions comme point de départ rassurant les régularités du monde réel. Ainsi, les chiens font des chiens et les chats font des chats. Les organes sont « bien faits » : ils ont des formes adéquates aux fonctions qu’ils remplissent. Ainsi, si l’ordre du monde était considéré comme premier, il n’y avait nul besoin de l’expliquer mais il fallait en revanche expliquer comment et pourquoi ça change dans ce vivant que nous croyions bien ordonné. Si bien ordonné que l’évolution en deviendrait presque gênante. D’ailleurs elle l’est : il est bien des populations de divers pays qui contestent son enseignement à l’école. Et pourtant, la régularité biologique ne se maintient que grâce à la variation permanente, un flot continu de changements premiers. Ce flot renouvelle les combinaisons parmi lesquelles vont vivre et prospérer « celles qui trouvent convenance », comme le disait déjà Pierre-Louis Moreau de Maupertuis en 1751. Pour comprendre la théorie moderne de la biologie, renversons alors celle des 50 dernières années : ce qui est premier dans le monde réel n’est pas l’ordre, mais le changement. Il est déjà inscrit dans les lois de la physique et de la chimie, il se manifeste en tout temps, en tout lieu, à toutes les échelles de la matière et de ses propriétés émergentes. Le changement fait office de loi. Le rôle de la sélection naturelle, et par extension celui de la biologie, n’est pas tant d’expliquer le changement — la physique et la chimie s’en chargent déjà aux échelles qui les concernent. Leur rôle est au contraire d’expliquer comment, en dépit des changements, on enregistre tout de même des régularités à certaines échelles, comme celle des développements embryonnaires, ou celle des individus d’une même population à court terme, puis du changement à l’échelle des populations, sur un temps plus long. C’est la façon dont Charles Darwin questionnait les êtres biologiques ; et le processus de sélection naturelle (qui partait de variations fortuites) était chez lui la source de régularités autant que de changements. D’ailleurs, le sous-titre de son maître-livre de 1859 parle de préservation, pas de transformation, ni d’évolution, ni de transmutation : « L’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie » (race est à comprendre au sens de variant, et lutte au sens d’effort). Mais nous l’oublions régulièrement. La variation produite par le changement est le carburant de l’évolution, l’héritabilité du semblable est son moteur. QU’EST-CE QUE LA SÉLECTION NATURELLE ? L’idée de génie de Charles Darwin, c’est que les changements de la matière se font au hasard. Darwin n’a pas pour programme d’expliquer les causes de chaque menue altération de la matière, chaque petite variation entre individus. Il lui suffit de constater qu’elles surviennent. Il s’intéresse à leurs résultats à l’échelle de la population. Les variations produites n’ont pas de rapport avec les besoins des individus qui les subissent et qui les portent. Cela signifie qu’elles peuvent leur être défavorables, neutres, ou favorables dans les conditions du moment. C’est le principe de variabilité fortuite. Ainsi, pour la science d’aujourd’hui, toute population de cellules, d’êtres vivants, et même toute population de protéines est porteuse de diversité. L’identique n’existe pas en biologie. Seul le semblable existe. Par ailleurs, il existe une propriété essentielle aux êtres biologiques. L’individu, ou la structure changeante, a la capacité, au moins potentielle, de transmettre le changement subi à un individu ou à une structure semblable. C’est le principe d’héritabilité. Il faut prendre ici l’héritabilité au sens le plus large possible, au sens de transmission. Les petites mouches drosophiles transmettent à leur descendance la couleur de leurs yeux. L’apprentissage d’une langue ou de traditions culinaires représente aussi une forme d’héritabilité, terme qu’on remplacera par transmission pour bien signifier que la conception est beaucoup plus large que l’héritabilité génétique. Arrivés là, dans la population des êtres ou des choses semblables, il ne faut s’attendre à aucune stabilisation d’une version particulière de ce qui varie (par exemple, stabilisation des yeux rouges). La variation indéfiniment produite se manifeste par des fluctuations de fréquence des multiples versions d’un trait. Par exemple, si le trait est, chez les mouches drosophiles, la couleur des yeux, les versions seront « rouge », « jaune », « brun », etc. Les individus portant ces versions du trait sont qualifiés de « variants ». Pour qu’une nouvelle régularité s’établisse, qu’un variant se stabilise, c’est-à-dire atteigne une fréquence de 100 % au détriment des autres variations au même trait, il faut deux conditions alternatives : – soit l’effectif de la population est minime. On peut alors voir un variant atteindre une fréquence de 100 % (et les variants alternatifs s’éteindre) juste par hasard. Ce sont les effets imprévisibles des fluctuations de fréquence en effectif réduit. Ce phénomène n’entre pas sous le terme de « sélection naturelle ». Cela s’est produit par exemple dans les vallées de l’île de Madère, où des souris s’installèrent en deux vagues, la première apportée par des drakkars vikings voici 1 000 ans, et la seconde par les frégates portugaises voici 500 ans. Les souris ont formé de petites populations dans les vallées, coupées les unes des autres par des montagnes que les souris n’aiment pas fréquenter. Des variations se sont produites dans les formules chromosomiques de certaines, notamment des fusions de chromosomes. Elles sont passées plusieurs fois d’une formule ancestrale à 40 chromosomes, à une formule à 22 chromosomes. Dans certaines vallées, la nouvelle formule est devenue celle de toute la population, uniquement parce que celle-ci est d’effectif réduit. C’est ce qu’on appelle la « dérive ». Si l’effectif des souris avait été grand, les fréquences des différentes formules chromosomiques auraient aussi dérivé mais en fluctuant de génération en génération indéfiniment (voir encadré ci-dessous) sans qu’aucune ne se fixe à 100 % ou ne s’éteigne ; – soit la version du trait favorise le nombre de descendants des variants qui la portent. Cette faveur n’est pas l’obole d’une main invisible. Il s’agit juste des contraintes physiques, chimiques, biologiques du milieu. Si la contrainte apporte un avantage au porteur en nombre de descendants, la fréquence du variant augmentera aussi longtemps que la contrainte durera, jusqu’à atteindre 100 %. Par exemple, certains poissons téléostéens des eaux marines antarctiques ont exprimé fortuitement dans leur foie des enzymes digestives qui normalement ne l’étaient que dans le pancréas. La structure de ces enzymes empêchait la formation des noyaux de cristaux de glace. Exprimées dans le pancréas, elles étaient relarguées dans le tube digestif où elles empêchaient les liquides de geler. Rappelons qu’un poisson téléostéen possède une température interne qui est la même que celle de l’eau dans laquelle il est. Exprimées dans le foie, ces enzymes furent libérées dans le sang et empêchèrent donc celui-ci de geler, ce qui constitua un avantage certain durant l’hiver antarctique. Ces poissons téléostéens qui ont exprimé fortuitement ces enzymes dans le foie ont pu mieux vivre dans des eaux marines dont la température est parfois proche de – 1,8 S°C (l’eau de mer gelant à – 1,86 S°C en raison du sel qu’elle contient). Aujourd’hui, c’est plus d’une centaine d’espèces de téléostéens antarctiques qui présentent dans leur sang ces protéines « anti-gel ». Cela va sans dire, pour que ce phénomène d’adaptation ait lieu, il faut que la variation soit héritable. Si la contrainte est défavorable à la capacité de transmission pour l’une des versions (l’un des variants), alors le variant transmettra moins ses traits à la descendance que les variants alternatifs au même trait et finira par disparaître. La couleur du pelage d’une souris réalise par exemple ces variants : blanc, gris, brunâtre, gris foncé. Les souris blanches échappées d’élevages en laboratoire ne survivent pas dans les jardins, ni dans la campagne. Par leur blancheur elles se font immédiatement repérer par les prédateurs qui chassent à vue, tels les chats, les belettes, les rapaces diurnes. Leur probabilité de s’accoupler et de faire des petits est donc plus faible. Ce fait bien connu a été testé dans la nature sur des souris sauvages du Nebraska, chez lesquelles il existe des variants de la couleur du pelage, clair ou foncé, et qui vivent dans une région, les Sand Hills, aux terrains de couleurs contrastées. Dans deux enclos, l’un au sol clair, l’autre au sol foncé, les chercheurs avaient mis sur chacun un effectif de souris initiales constitué de 50 % de variants clairs et 50 % de variants foncés. Il a été montré que les souris au pelage clair sur sol foncé et inversement les souris foncées sur sol clair subissaient, statistiquement, davantage la prédation, notamment celle des chouettes. Au bout de 14 mois, c’est-à-dire quelques générations, la population sur parcelle claire fut globalement 1,44 fois plus claire que la population initiale et sur la parcelle foncée, la population fut 1,98 fois plus foncée que la population initiale. N’oublions pas, au demeurant, que toute nouveauté stabilisée n’est jamais définitivement acquise. Rien n’empêche la variation spontanée de se manifester à nouveau et remplacer localement ce qui semblait acquis. Rien n’est figé. Reste à savoir si la nouvelle version sera aussi avantageuse que la précédente. Et il en va de même pour le milieu : parfois c’est lui qui change. Et ce qui était avantageux hier peut ne plus l’être aujourd’hui. Par exemple, les dodos, sorte de gros pigeons de l’île Maurice, tirèrent avantage à ne plus voler. Sur une île sans prédateurs, ils purent se contenter de marcher, et de pondre à terre. Jusqu’à ce qu’un prédateur arrive — l’humain — et amène avec lui son cortège d’autres prédateurs, rats, chiens… et qu’ensemble ils fassent disparaître l’étrange oiseau. Autre exemple, la forme du bassin humain est avantageuse pour un bipède dont la colonne vertébrale est verticale : il porte le buste, les bras et la tête. Mais de ce fait, il ne peut s’ouvrir en partie inférieure que dans certaines limites. Cela ne pose pas de problème tant qu’on a une petite tête. Les australopithèques, parmi les premiers hominidés à être des bipèdes permanents, tirèrent pleinement profit de leur bipédie sans problème d’accouchement : leur volume crânien était petit (moins de 500 cm3 chez l’adulte). Seulement voilà, il y a un million d’années le volume de l’encéphale se mit à croître très vite chez leurs descendants, toujours bipèdes, jusqu’aux limites imposées par le bassin. Résultat, nous sommes l’une des espèces de mammifères chez qui l’accouchement reste le plus compliqué, avec mort maternelle potentielle. Aujourd’hui, ce sont chaque jour 1 500 femmes dans le monde qui meurent de leur accouchement. Au Niger, une femme sur sept meurt des complications de la grossesse. Ce bassin de bipède, avantageux voici 4 millions d’années, ne semble plus l’être autant aujourd’hui. La sélection naturelle est susceptible de se manifester dès qu’une forme de transmission est couplée à la variation, dans un système de contraintes. Par exemple, en biologie, nous avons longtemps été rétifs à reconnaître la variabilité génétique au sein même du corps d’un individu, c’est-à-dire parmi les cellules corporelles. C’est maintenant chose acquise. Une cellule somatique, toujours un peu différente de sa voisine, génère par mitose deux cellules filles auxquelles elle transmet le fruit de sa variation, et ceci dans un corps soumis à des contraintes variées. Les principes de variation et de transmission sont donc bien à l’oeuvre dans le corps animal. Un processus de sélection naturelle se produit donc en nous-mêmes. Il n’y a pas un mécanisme expliquant la ressemblance entre cellules d’un individu différent de celui qui explique la ressemblance dans l’espèce. Ce sont les mêmes mécanismes à toutes les échelles du vivant. QU’EST-CE QUI SE TRANSMET À LA GÉNÉRATION SUIVANTE ? Pour qu’il y ait sélection naturelle, il faut qu’il y ait variation, transmission de ce qui a varié, et ceci sous contraintes environnementales. Il faut aussi que ce qui a été transmis le soit assez longtemps pour que les bénéfices ou les désavantages aient un effet de sélection naturelle sur la population. Ce temps dépend du nombre de générations et de l’effectif de la population ou de l’espèce. Ces dernières années, la transmission a été pensée plus largement qu’elle ne l’était auparavant. On admet de plus en plus l’hérédité non génétique. Le chercheur Kevin Laland et ses collègues ont résumé en 2015 la situation de la façon suivante. Dans le schéma classique, celui que nous avions appris à l’école ou à l’université, la transmission des caractères d’une génération à la suivante passait par l’ADN des cellules sexuelles. Le génome était le dépositaire d’un « programme génétique » qui déterminait le développement de l’organisme. Les mutations de l’ADN étaient les seules causes de changement évolutif, les niveaux cellulaires et individuels n’intervenaient que comme des modulateurs de l’expression génétique, c’est-à-dire « interprétatifs » d’un développement déjà « programmé ». Des variations à d’autres niveaux d’organisation que l’ADN pouvaient bien survenir, mais elles n’étaient pas supposées avoir d’effets de long terme, et donc de conséquences en matière d’évolution. Dans le nouveau schéma de transmission, l’hérédité est qualifiée d’« inclusive », dans le sens où l’on admet des formes d’hérédité non génétique pour former ce que le biologiste de l’évolution Étienne Danchin appelle « la synthèse inclusive de l’évolution ». La génération suivante hérite en effet de traits à plusieurs niveaux d’organisation. Premièrement, de génome à génome d’abord, bien entendu, à travers celui des cellules sexuelles. Deuxièmement, de cellule à cellule également, à travers l’hérédité cytoplasmique. En effet, la génération suivante hérite du cytoplasme des ovocytes maternels, ce qui n’est pas dépourvu d’effets. Chez les insectes comme chez les vertébrés, ce dernier comporte des facteurs moléculaires déterminants pour le développement à suivre (par exemple chez les insectes ils déterminent la polarité de l’embryon, c’est-à-dire où sont l’avant, l’arrière, le dos, le ventre…) ainsi que des réserves nutritives. Autre exemple, une expérience a montré en 2005 qu’un noyau d’oeuf de carpe (qui contient l’ADN de carpe) implanté dans un ovocyte de carassin (une autre espèce de poisson cyprinidé) en remplacement du noyau de carassin fournissait à la génération suivante un organisme dont le développement des vertèbres et des muscles était proche de celui du carassin, montrant ainsi que le cytoplasme intervient dans le développement (et pas seulement l’ADN du noyau). Troisièmement, de l’organisme à la cellule, à travers les marques épigénétiques : l’individu a vécu des expériences qui, pour certaines, laissent des marques moléculaires associées à la séquence de l’ADN sans changer la séquence elle-même, mais qui changent les conditions de son expression. Ces marques ne sont pas toutes « effacées » à la fécondation, et une partie sont transmises à la descendance. Il s’agit d’une hérédité de court terme, quelques générations tout au plus, suite à quoi ces marques s’effacent ou sont remplacées par d’autres. Le record de durée à ce jour est enregistré chez un nématode modèle de laboratoire Caenorhabditis elegans, pour lequel les marques épigénétiques induites par une vie passée à des températures excessives sont transmises sur 14 générations. Quatrièmement, entre organismes, par la transmission par apprentissage de comportements, de techniques de captations de ressources qui influent sur la bonne santé du phénotype. Des jeunes mieux nourris parce qu’ils ont appris à chasser de leurs parents ont plus de chances de laisser une descendance que ceux qui n’ont pas appris. Par ailleurs, chez beaucoup d’espèces, le soin parental est une condition de survie pour la descendance. Il s’apprend par mimétisme et contribue donc aussi à la transmission des traits, et pas seulement les gènes. Cinquièmement, de l’organisme à l’environnement, à travers la construction de niche, où les adultes lèguent à la descendance un environnement qu’ils ont construit et qui influe sur son développement. Certains organismes modifient leur milieu à leur bénéfice. Le fruit de cette action se matérialise dans la réalisation de conditions physiques et chimiques de développement qui sont stables au-delà d’une ou de plusieurs générations. Le milieu modifié change alors les conditions de la sélection qui s’appliquent à elles. En somme, la construction de niche adapte l’environnement aux organismes. On a parlé de « causalité réciproque de l’évolution » : les organismes ne sont pas seulement le produit de l’évolution de leur lignage, mais ils en sont aussi la cause. L’exemple le plus classique est la pérennité de la termitière ou de la fourmilière au-delà du temps générationnel. Dans les termitières règnent des conditions de température et d’hygrométrie contrôlées, ainsi que des conditions chimiques qui, ensemble, influent sur le développement des larves. Les oiseaux, eux aussi, construisent l’équivalent de termitières. C’est le cas du républicain social, passereau endémique du sud-ouest de l’Afrique. Les individus de cette espèce construisent collectivement des nids géants pouvant mesurer plus de 7 mètres de long et peser plus d’une tonne. Ces nids à plusieurs chambres peuvent héberger plus de 100 couples (jusqu’à 500 oiseaux) et constituent une protection contre les températures extrêmes du désert du Kalahari et contre les prédateurs des steppes d’épineux et de la savane herbeuse. La nuit, les chambres centrales du nid gardent la chaleur : c’est là que les oiseaux dorment. Le jour, les chambres centrales sont plus fraîches qu’à l’extérieur, tandis que les chambres périphériques permettent aux oiseaux de se tenir à l’ombre. Les jeunes élèvent les oisillons qu’ils soient de leur famille ou non. Tous participent à la construction et à l’entretien du nid. Les nids des républicains sociaux sont habités toute l’année et hébergent plusieurs générations successives : ils sont donc hérités. Sixièmement, de génération en génération les êtres vivants se transmettent leurs parasites et leur microbiote. Une mère transmet à son enfant, après la naissance, la flore de son tube digestif. Et l’on sait aujourd’hui à quel point celle-ci est importante pour la santé et le développement de l’individu. Il en va de même pour la flore cutanée. Par exemple, des chercheurs ont prélevé sur diverses familles américaines des acariens du genre Demodex issus de leur « flore » cutanée résidente, puis ont établi leurs relations de parenté, c’est-à-dire la phylogénie de ces acariens. Celle-ci correspond parfaitement à la généalogie des familles humaines qui les portent et se les transmettent… par voie cutanée. Cela signifie que cette transmission de génération en génération est assez fidèle et pérenne, et peut donc avoir des effets en matière d’évolution. Aujourd’hui, la santé et la performance d’un organisme s’appréhendent à travers la notion d’holobionte, c’est-à-dire l’ensemble des espèces qui composent un organisme et ses microbiotes. Il est donc important de considérer le fait que les êtres vivants, humains compris, ne sont jamais seuls mais fonctionnent comme des consortia d’espèces dont les partenaires transmettent à leur manière bactéries, champignons, acariens, etc. aux holobiontes de la génération suivante. Septièmement, le génome ne fait qu’impulser ; les gènes ne sont qu’une partie des ressources qui construisent le phénotype en développement, et le développement construit l’organisme. La causalité circule dans deux sens : des gènes vers les cellules et l’organisme, mais aussi de l’organisme vers les gènes dont il module l’expression en fonction des tissus et de l’environnement. On appelle un « trait phénotypique » une caractéristique d’un individu, physique ou comportementale. Si le développement construit l’organisme (et non plus déploie un programme), alors le développement embryonnaire participe au « module transmission » et contribue à expliquer comment le trait phénotypique se retrouve dans la génération suivante. C’est logique : si le gène ne régit et ne transmet pas tout, si les entités de l’organisme ont leur degré de liberté dans l’expression d’une variabilité et que la transmission se fait à plusieurs étages, le développement est forcément appelé à expliquer comment on transmet un trait phénotypique d’une génération à l’autre. Le développement embryonnaire participe à la reproductibilité de ce trait à la génération suivante par effet de construction. Ce qui change surtout dans notre conception de la transmission, c’est que l’environnement interfère avec et influence plus ou moins la capacité de ce trait à se déployer à la génération suivante.

  • Présentatrice

    Vous venez d'écouter un extrait de l'ouvrage L'évolution, question d'actualité, publié aux éditions Quae en 2023, de Guillaume Lecointre, lu par Alain Chaillot. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique

Share

Embed

You may also like

Description

L’évolution est le processus par lequel le vivant change, et se maintient tout en changeant. Elle suscite souvent des questions, et réservent parfois des surprises. Dans cet épisode, les éditions Quæ vous proposent une introduction aux concepts d’évolution pour mieux comprendre de quoi il s’agit.


Extrait du livre L'évolution, question d'actualité ? Guillaume Lecointre, lu par Alain Chaillot.


Quae Vox : paroles de sciences, un podcast des éditions Quae.

👉 Retrouvez nos ouvrages sur quae.com et quae-open.com, et suivez nos actualités sur Instagram, Facebook et LinkedIn.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Présentatrice

    L'évolution est le processus par lequel le vivant change et se maintient tout en changeant. Elle suscite souvent des questions et réserve parfois des surprises. Dans cet épisode, les éditions Quae proposent une introduction aux concepts d'évolution pour mieux comprendre de quoi il s'agit.

  • Alain Chaillot

    Qu'appelle-t-on évolution ? L’évolution est-elle un progrès ? Vieillir, est-ce de l’évolution ? L’embryon évolue-t-il ? Le changement climatique fait-il évoluer ? Évolution provient du latin volvere qui désigne la variation d’un système au cours du temps, un « déroulement » dont on peut suivre les étapes. Au xiie siècle, le mot donne « révolution » en astronomie, et au xviie siècle, il nomme un changement politique brutal. Au xviiie siècle, Charles Bonnet utilise le mot pour désigner le développement organique de l’individu, ce qu’on appelle aujourd’hui son développement embryonnaire. Mais son « évolution » signifie alors le déploiement de ce qui est déjà contenu en germe. Typiquement, un petit humain était considéré comme déjà préformé dans les spermatozoïdes ou dans les ovules. Il ne demandait qu’à se déployer dans la « matrice nourricière » de la mère. Par ailleurs, le géologue Charles Lyell utilise le terme en géologie dès 1832. En ce qui concerne la biologie, le botaniste français Frédéric Gérard (1806-1857) utilise dès 1845 le terme de « théorie de l’évolution des êtres organisés » dans le Dictionnaire universel d’histoire naturelle (publié en 16 volumes entre 1841 et 1849). Le sens qu’il donne au mot est bien celui d’un changement, et non d’un déploiement. C’est ensuite et surtout Herbert Spencer qui le généralise après 1860, y compris pour parler de la « transmutation » de Charles Darwin. L’évolution n’est alors plus un « déploiement » prévisible de ce qui est déjà contenu en germe. Au contraire, dans les éditions tardives de L’Origine des espèces de Charles Darwin, le phénomène d’évolution a pour mécanisme principal de nombreuses variations imprévues, fortuites, permanentes et pas nécessairement bénéfiques à leurs porteurs, lesquelles sont triées par le milieu. Et ce milieu subit lui-même des modifications contingentes, et donc imprévisibles. Dans le langage de tous les jours, le mot « évolution » s’applique au changement d’un certain système : d’une maladie, de la société, de la conjecture, de la Terre, du climat… Changement que l’on cherche à tracer, à suivre, à surveiller dans son cours, sans souhaiter nécessairement en expliquer les mécanismes. En ce sens très général, l’évolution s’applique à tout : notre monde réel est en mouvement perpétuel. La montagne que nous regardons est en train de perdre des particules par l’action du ruissellement et du vent ; en respirant, je perds des atomes de carbone, d’oxygène et d’hydrogène ; je perds des cellules en permanence tout en les renouvelant ; les générations se suivent et ne se ressemblent pas complètement… Le terme « évolution » au sens de « changement » est donc très imprécis. Il désigne la dynamique même de la matière. Il s’applique universellement, de l’évolution de l’univers à celle d’une réaction chimique ou celle d’une décroissance radioactive. Cependant, il est souvent confondu avec « récit ». En parlant d’évolution de la vie, ou de l’univers, nous nous référons en effet le plus souvent à une histoire à raconter, pas à un processus de changement en cours. Il y a donc confusion entre connaissance des mécanismes du changement et reconstitution des événements passés. Il s’agit là de l’une des confusions les plus générales et c’est pourquoi nous distinguerons bien l’« évolution » de l’« historicité ». Si l’on récapitule la somme des variantes dans l’usage qui est fait aujourd’hui du mot « évolution », on doit faire face à une série de concepts mélangés : – un processus particulier par lequel les espèces biologiques se transforment (on fait allusion souvent à la sélection naturelle) ; – la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie ; – le déroulement de l’histoire de la vie (et éventuellement celle de la Terre, plus rarement incorporant celle de l’univers) ; – l’image d’un arbre montrant le déploiement généalogique du vivant ; – la marche vers le progrès. Bien évidemment, nombre de dialogues se compliquent parce que chacun des interlocuteurs campe sur un sens différent (et la liste n’est probablement pas exhaustive). Sans compter que, tout au long de cette liste, on glisse progressivement du discours scientifique au discours des valeurs. Car curieusement, le verbe « évoluer », appliqué au champ sociopolitique, est généralement teinté de positivité. Quand on dit que quelqu’un « n’a pas évolué », c’est souvent pour souligner un retard regrettable. Pour des professionnels des « sciences de l’évolution », l’évolution n’est pas seulement un déploiement ou un changement. Celle-ci est — plus restrictivement — le nom usuel que l’on donne à la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie. Parmi les outils de cette théorie, les professionnels disposent de processus particuliers de stabilisation temporaire des changements acquis : ceux, par exemple, de la dérive génétique (dans certaines conditions), et de la sélection naturelle. QUELS SONT LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION ? Il est courant de penser que le rôle des « sciences de l’évolution » serait d’expliquer le changement biologique. « Raconte-moi l’évolution ! » reviendrait à demander « Raconte-moi comment les espèces changent ! ». Ce n’est pas faux. Mais il y a là-dessous deux paradoxes. Le premier, c’est que le début de la réponse se situe dans la physique et la chimie… pas en biologie ! En effet, la matière change sans arrêt. Le clou rouille. La montagne s’érode. Le plastique devient cassant. Et si nous passons à la biologie, l’altération se produit là aussi : nous vieillissons. La biologie n’a donc pas besoin d’expliquer le changement : celuici est déjà inscrit dans la matière. La bonne question serait alors, pour le biologiste : comment un chaton peut-il ressembler à sa maman alors que la matière n’arrête pas de changer ? La théorie générale de la biologie aurait donc — au moins — pour charge d’expliquer non pas « comment ça change » mais au contraire « comment ça ne change pas… malgré le changement » ! La sélection naturelle est un mécanisme qui, dans un milieu stable pour un temps, génère du semblable, du régulier, temporairement stabilisé. La raison ? La vie est un formidable jeu d’essaiserreurs que nous ne voyons pas : seules certaines combinaisons autorisant la vie sont possibles dans ce milieu-là. La sélection naturelle est le mécanisme qui, sur le court terme, explique la ressemblance entre individus d’une même espèce. Il se produit alors le second paradoxe. La notion d’évolution, qui signifie le changement, a pour mécanisme central un principe qui explique d’abord la ressemblance, le maintien ! Mais ce paradoxe est vite résolu si l’on considère le long terme : si le milieu vient à changer, alors les combinaisons propices à la survie ne seront plus les mêmes : la moyenne de l’espèce va se déplacer par sélection naturelle ; il y aura eu changement. Pendant fort longtemps, on a enseigné que le rôle de la sélection naturelle était d’expliquer le changement de l’espèce. Ce n’était pas faux, mais c’était incomplet : on occultait son rôle d’explication de la ressemblance. C’est que nous prenions comme point de départ rassurant les régularités du monde réel. Ainsi, les chiens font des chiens et les chats font des chats. Les organes sont « bien faits » : ils ont des formes adéquates aux fonctions qu’ils remplissent. Ainsi, si l’ordre du monde était considéré comme premier, il n’y avait nul besoin de l’expliquer mais il fallait en revanche expliquer comment et pourquoi ça change dans ce vivant que nous croyions bien ordonné. Si bien ordonné que l’évolution en deviendrait presque gênante. D’ailleurs elle l’est : il est bien des populations de divers pays qui contestent son enseignement à l’école. Et pourtant, la régularité biologique ne se maintient que grâce à la variation permanente, un flot continu de changements premiers. Ce flot renouvelle les combinaisons parmi lesquelles vont vivre et prospérer « celles qui trouvent convenance », comme le disait déjà Pierre-Louis Moreau de Maupertuis en 1751. Pour comprendre la théorie moderne de la biologie, renversons alors celle des 50 dernières années : ce qui est premier dans le monde réel n’est pas l’ordre, mais le changement. Il est déjà inscrit dans les lois de la physique et de la chimie, il se manifeste en tout temps, en tout lieu, à toutes les échelles de la matière et de ses propriétés émergentes. Le changement fait office de loi. Le rôle de la sélection naturelle, et par extension celui de la biologie, n’est pas tant d’expliquer le changement — la physique et la chimie s’en chargent déjà aux échelles qui les concernent. Leur rôle est au contraire d’expliquer comment, en dépit des changements, on enregistre tout de même des régularités à certaines échelles, comme celle des développements embryonnaires, ou celle des individus d’une même population à court terme, puis du changement à l’échelle des populations, sur un temps plus long. C’est la façon dont Charles Darwin questionnait les êtres biologiques ; et le processus de sélection naturelle (qui partait de variations fortuites) était chez lui la source de régularités autant que de changements. D’ailleurs, le sous-titre de son maître-livre de 1859 parle de préservation, pas de transformation, ni d’évolution, ni de transmutation : « L’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie » (race est à comprendre au sens de variant, et lutte au sens d’effort). Mais nous l’oublions régulièrement. La variation produite par le changement est le carburant de l’évolution, l’héritabilité du semblable est son moteur. QU’EST-CE QUE LA SÉLECTION NATURELLE ? L’idée de génie de Charles Darwin, c’est que les changements de la matière se font au hasard. Darwin n’a pas pour programme d’expliquer les causes de chaque menue altération de la matière, chaque petite variation entre individus. Il lui suffit de constater qu’elles surviennent. Il s’intéresse à leurs résultats à l’échelle de la population. Les variations produites n’ont pas de rapport avec les besoins des individus qui les subissent et qui les portent. Cela signifie qu’elles peuvent leur être défavorables, neutres, ou favorables dans les conditions du moment. C’est le principe de variabilité fortuite. Ainsi, pour la science d’aujourd’hui, toute population de cellules, d’êtres vivants, et même toute population de protéines est porteuse de diversité. L’identique n’existe pas en biologie. Seul le semblable existe. Par ailleurs, il existe une propriété essentielle aux êtres biologiques. L’individu, ou la structure changeante, a la capacité, au moins potentielle, de transmettre le changement subi à un individu ou à une structure semblable. C’est le principe d’héritabilité. Il faut prendre ici l’héritabilité au sens le plus large possible, au sens de transmission. Les petites mouches drosophiles transmettent à leur descendance la couleur de leurs yeux. L’apprentissage d’une langue ou de traditions culinaires représente aussi une forme d’héritabilité, terme qu’on remplacera par transmission pour bien signifier que la conception est beaucoup plus large que l’héritabilité génétique. Arrivés là, dans la population des êtres ou des choses semblables, il ne faut s’attendre à aucune stabilisation d’une version particulière de ce qui varie (par exemple, stabilisation des yeux rouges). La variation indéfiniment produite se manifeste par des fluctuations de fréquence des multiples versions d’un trait. Par exemple, si le trait est, chez les mouches drosophiles, la couleur des yeux, les versions seront « rouge », « jaune », « brun », etc. Les individus portant ces versions du trait sont qualifiés de « variants ». Pour qu’une nouvelle régularité s’établisse, qu’un variant se stabilise, c’est-à-dire atteigne une fréquence de 100 % au détriment des autres variations au même trait, il faut deux conditions alternatives : – soit l’effectif de la population est minime. On peut alors voir un variant atteindre une fréquence de 100 % (et les variants alternatifs s’éteindre) juste par hasard. Ce sont les effets imprévisibles des fluctuations de fréquence en effectif réduit. Ce phénomène n’entre pas sous le terme de « sélection naturelle ». Cela s’est produit par exemple dans les vallées de l’île de Madère, où des souris s’installèrent en deux vagues, la première apportée par des drakkars vikings voici 1 000 ans, et la seconde par les frégates portugaises voici 500 ans. Les souris ont formé de petites populations dans les vallées, coupées les unes des autres par des montagnes que les souris n’aiment pas fréquenter. Des variations se sont produites dans les formules chromosomiques de certaines, notamment des fusions de chromosomes. Elles sont passées plusieurs fois d’une formule ancestrale à 40 chromosomes, à une formule à 22 chromosomes. Dans certaines vallées, la nouvelle formule est devenue celle de toute la population, uniquement parce que celle-ci est d’effectif réduit. C’est ce qu’on appelle la « dérive ». Si l’effectif des souris avait été grand, les fréquences des différentes formules chromosomiques auraient aussi dérivé mais en fluctuant de génération en génération indéfiniment (voir encadré ci-dessous) sans qu’aucune ne se fixe à 100 % ou ne s’éteigne ; – soit la version du trait favorise le nombre de descendants des variants qui la portent. Cette faveur n’est pas l’obole d’une main invisible. Il s’agit juste des contraintes physiques, chimiques, biologiques du milieu. Si la contrainte apporte un avantage au porteur en nombre de descendants, la fréquence du variant augmentera aussi longtemps que la contrainte durera, jusqu’à atteindre 100 %. Par exemple, certains poissons téléostéens des eaux marines antarctiques ont exprimé fortuitement dans leur foie des enzymes digestives qui normalement ne l’étaient que dans le pancréas. La structure de ces enzymes empêchait la formation des noyaux de cristaux de glace. Exprimées dans le pancréas, elles étaient relarguées dans le tube digestif où elles empêchaient les liquides de geler. Rappelons qu’un poisson téléostéen possède une température interne qui est la même que celle de l’eau dans laquelle il est. Exprimées dans le foie, ces enzymes furent libérées dans le sang et empêchèrent donc celui-ci de geler, ce qui constitua un avantage certain durant l’hiver antarctique. Ces poissons téléostéens qui ont exprimé fortuitement ces enzymes dans le foie ont pu mieux vivre dans des eaux marines dont la température est parfois proche de – 1,8 S°C (l’eau de mer gelant à – 1,86 S°C en raison du sel qu’elle contient). Aujourd’hui, c’est plus d’une centaine d’espèces de téléostéens antarctiques qui présentent dans leur sang ces protéines « anti-gel ». Cela va sans dire, pour que ce phénomène d’adaptation ait lieu, il faut que la variation soit héritable. Si la contrainte est défavorable à la capacité de transmission pour l’une des versions (l’un des variants), alors le variant transmettra moins ses traits à la descendance que les variants alternatifs au même trait et finira par disparaître. La couleur du pelage d’une souris réalise par exemple ces variants : blanc, gris, brunâtre, gris foncé. Les souris blanches échappées d’élevages en laboratoire ne survivent pas dans les jardins, ni dans la campagne. Par leur blancheur elles se font immédiatement repérer par les prédateurs qui chassent à vue, tels les chats, les belettes, les rapaces diurnes. Leur probabilité de s’accoupler et de faire des petits est donc plus faible. Ce fait bien connu a été testé dans la nature sur des souris sauvages du Nebraska, chez lesquelles il existe des variants de la couleur du pelage, clair ou foncé, et qui vivent dans une région, les Sand Hills, aux terrains de couleurs contrastées. Dans deux enclos, l’un au sol clair, l’autre au sol foncé, les chercheurs avaient mis sur chacun un effectif de souris initiales constitué de 50 % de variants clairs et 50 % de variants foncés. Il a été montré que les souris au pelage clair sur sol foncé et inversement les souris foncées sur sol clair subissaient, statistiquement, davantage la prédation, notamment celle des chouettes. Au bout de 14 mois, c’est-à-dire quelques générations, la population sur parcelle claire fut globalement 1,44 fois plus claire que la population initiale et sur la parcelle foncée, la population fut 1,98 fois plus foncée que la population initiale. N’oublions pas, au demeurant, que toute nouveauté stabilisée n’est jamais définitivement acquise. Rien n’empêche la variation spontanée de se manifester à nouveau et remplacer localement ce qui semblait acquis. Rien n’est figé. Reste à savoir si la nouvelle version sera aussi avantageuse que la précédente. Et il en va de même pour le milieu : parfois c’est lui qui change. Et ce qui était avantageux hier peut ne plus l’être aujourd’hui. Par exemple, les dodos, sorte de gros pigeons de l’île Maurice, tirèrent avantage à ne plus voler. Sur une île sans prédateurs, ils purent se contenter de marcher, et de pondre à terre. Jusqu’à ce qu’un prédateur arrive — l’humain — et amène avec lui son cortège d’autres prédateurs, rats, chiens… et qu’ensemble ils fassent disparaître l’étrange oiseau. Autre exemple, la forme du bassin humain est avantageuse pour un bipède dont la colonne vertébrale est verticale : il porte le buste, les bras et la tête. Mais de ce fait, il ne peut s’ouvrir en partie inférieure que dans certaines limites. Cela ne pose pas de problème tant qu’on a une petite tête. Les australopithèques, parmi les premiers hominidés à être des bipèdes permanents, tirèrent pleinement profit de leur bipédie sans problème d’accouchement : leur volume crânien était petit (moins de 500 cm3 chez l’adulte). Seulement voilà, il y a un million d’années le volume de l’encéphale se mit à croître très vite chez leurs descendants, toujours bipèdes, jusqu’aux limites imposées par le bassin. Résultat, nous sommes l’une des espèces de mammifères chez qui l’accouchement reste le plus compliqué, avec mort maternelle potentielle. Aujourd’hui, ce sont chaque jour 1 500 femmes dans le monde qui meurent de leur accouchement. Au Niger, une femme sur sept meurt des complications de la grossesse. Ce bassin de bipède, avantageux voici 4 millions d’années, ne semble plus l’être autant aujourd’hui. La sélection naturelle est susceptible de se manifester dès qu’une forme de transmission est couplée à la variation, dans un système de contraintes. Par exemple, en biologie, nous avons longtemps été rétifs à reconnaître la variabilité génétique au sein même du corps d’un individu, c’est-à-dire parmi les cellules corporelles. C’est maintenant chose acquise. Une cellule somatique, toujours un peu différente de sa voisine, génère par mitose deux cellules filles auxquelles elle transmet le fruit de sa variation, et ceci dans un corps soumis à des contraintes variées. Les principes de variation et de transmission sont donc bien à l’oeuvre dans le corps animal. Un processus de sélection naturelle se produit donc en nous-mêmes. Il n’y a pas un mécanisme expliquant la ressemblance entre cellules d’un individu différent de celui qui explique la ressemblance dans l’espèce. Ce sont les mêmes mécanismes à toutes les échelles du vivant. QU’EST-CE QUI SE TRANSMET À LA GÉNÉRATION SUIVANTE ? Pour qu’il y ait sélection naturelle, il faut qu’il y ait variation, transmission de ce qui a varié, et ceci sous contraintes environnementales. Il faut aussi que ce qui a été transmis le soit assez longtemps pour que les bénéfices ou les désavantages aient un effet de sélection naturelle sur la population. Ce temps dépend du nombre de générations et de l’effectif de la population ou de l’espèce. Ces dernières années, la transmission a été pensée plus largement qu’elle ne l’était auparavant. On admet de plus en plus l’hérédité non génétique. Le chercheur Kevin Laland et ses collègues ont résumé en 2015 la situation de la façon suivante. Dans le schéma classique, celui que nous avions appris à l’école ou à l’université, la transmission des caractères d’une génération à la suivante passait par l’ADN des cellules sexuelles. Le génome était le dépositaire d’un « programme génétique » qui déterminait le développement de l’organisme. Les mutations de l’ADN étaient les seules causes de changement évolutif, les niveaux cellulaires et individuels n’intervenaient que comme des modulateurs de l’expression génétique, c’est-à-dire « interprétatifs » d’un développement déjà « programmé ». Des variations à d’autres niveaux d’organisation que l’ADN pouvaient bien survenir, mais elles n’étaient pas supposées avoir d’effets de long terme, et donc de conséquences en matière d’évolution. Dans le nouveau schéma de transmission, l’hérédité est qualifiée d’« inclusive », dans le sens où l’on admet des formes d’hérédité non génétique pour former ce que le biologiste de l’évolution Étienne Danchin appelle « la synthèse inclusive de l’évolution ». La génération suivante hérite en effet de traits à plusieurs niveaux d’organisation. Premièrement, de génome à génome d’abord, bien entendu, à travers celui des cellules sexuelles. Deuxièmement, de cellule à cellule également, à travers l’hérédité cytoplasmique. En effet, la génération suivante hérite du cytoplasme des ovocytes maternels, ce qui n’est pas dépourvu d’effets. Chez les insectes comme chez les vertébrés, ce dernier comporte des facteurs moléculaires déterminants pour le développement à suivre (par exemple chez les insectes ils déterminent la polarité de l’embryon, c’est-à-dire où sont l’avant, l’arrière, le dos, le ventre…) ainsi que des réserves nutritives. Autre exemple, une expérience a montré en 2005 qu’un noyau d’oeuf de carpe (qui contient l’ADN de carpe) implanté dans un ovocyte de carassin (une autre espèce de poisson cyprinidé) en remplacement du noyau de carassin fournissait à la génération suivante un organisme dont le développement des vertèbres et des muscles était proche de celui du carassin, montrant ainsi que le cytoplasme intervient dans le développement (et pas seulement l’ADN du noyau). Troisièmement, de l’organisme à la cellule, à travers les marques épigénétiques : l’individu a vécu des expériences qui, pour certaines, laissent des marques moléculaires associées à la séquence de l’ADN sans changer la séquence elle-même, mais qui changent les conditions de son expression. Ces marques ne sont pas toutes « effacées » à la fécondation, et une partie sont transmises à la descendance. Il s’agit d’une hérédité de court terme, quelques générations tout au plus, suite à quoi ces marques s’effacent ou sont remplacées par d’autres. Le record de durée à ce jour est enregistré chez un nématode modèle de laboratoire Caenorhabditis elegans, pour lequel les marques épigénétiques induites par une vie passée à des températures excessives sont transmises sur 14 générations. Quatrièmement, entre organismes, par la transmission par apprentissage de comportements, de techniques de captations de ressources qui influent sur la bonne santé du phénotype. Des jeunes mieux nourris parce qu’ils ont appris à chasser de leurs parents ont plus de chances de laisser une descendance que ceux qui n’ont pas appris. Par ailleurs, chez beaucoup d’espèces, le soin parental est une condition de survie pour la descendance. Il s’apprend par mimétisme et contribue donc aussi à la transmission des traits, et pas seulement les gènes. Cinquièmement, de l’organisme à l’environnement, à travers la construction de niche, où les adultes lèguent à la descendance un environnement qu’ils ont construit et qui influe sur son développement. Certains organismes modifient leur milieu à leur bénéfice. Le fruit de cette action se matérialise dans la réalisation de conditions physiques et chimiques de développement qui sont stables au-delà d’une ou de plusieurs générations. Le milieu modifié change alors les conditions de la sélection qui s’appliquent à elles. En somme, la construction de niche adapte l’environnement aux organismes. On a parlé de « causalité réciproque de l’évolution » : les organismes ne sont pas seulement le produit de l’évolution de leur lignage, mais ils en sont aussi la cause. L’exemple le plus classique est la pérennité de la termitière ou de la fourmilière au-delà du temps générationnel. Dans les termitières règnent des conditions de température et d’hygrométrie contrôlées, ainsi que des conditions chimiques qui, ensemble, influent sur le développement des larves. Les oiseaux, eux aussi, construisent l’équivalent de termitières. C’est le cas du républicain social, passereau endémique du sud-ouest de l’Afrique. Les individus de cette espèce construisent collectivement des nids géants pouvant mesurer plus de 7 mètres de long et peser plus d’une tonne. Ces nids à plusieurs chambres peuvent héberger plus de 100 couples (jusqu’à 500 oiseaux) et constituent une protection contre les températures extrêmes du désert du Kalahari et contre les prédateurs des steppes d’épineux et de la savane herbeuse. La nuit, les chambres centrales du nid gardent la chaleur : c’est là que les oiseaux dorment. Le jour, les chambres centrales sont plus fraîches qu’à l’extérieur, tandis que les chambres périphériques permettent aux oiseaux de se tenir à l’ombre. Les jeunes élèvent les oisillons qu’ils soient de leur famille ou non. Tous participent à la construction et à l’entretien du nid. Les nids des républicains sociaux sont habités toute l’année et hébergent plusieurs générations successives : ils sont donc hérités. Sixièmement, de génération en génération les êtres vivants se transmettent leurs parasites et leur microbiote. Une mère transmet à son enfant, après la naissance, la flore de son tube digestif. Et l’on sait aujourd’hui à quel point celle-ci est importante pour la santé et le développement de l’individu. Il en va de même pour la flore cutanée. Par exemple, des chercheurs ont prélevé sur diverses familles américaines des acariens du genre Demodex issus de leur « flore » cutanée résidente, puis ont établi leurs relations de parenté, c’est-à-dire la phylogénie de ces acariens. Celle-ci correspond parfaitement à la généalogie des familles humaines qui les portent et se les transmettent… par voie cutanée. Cela signifie que cette transmission de génération en génération est assez fidèle et pérenne, et peut donc avoir des effets en matière d’évolution. Aujourd’hui, la santé et la performance d’un organisme s’appréhendent à travers la notion d’holobionte, c’est-à-dire l’ensemble des espèces qui composent un organisme et ses microbiotes. Il est donc important de considérer le fait que les êtres vivants, humains compris, ne sont jamais seuls mais fonctionnent comme des consortia d’espèces dont les partenaires transmettent à leur manière bactéries, champignons, acariens, etc. aux holobiontes de la génération suivante. Septièmement, le génome ne fait qu’impulser ; les gènes ne sont qu’une partie des ressources qui construisent le phénotype en développement, et le développement construit l’organisme. La causalité circule dans deux sens : des gènes vers les cellules et l’organisme, mais aussi de l’organisme vers les gènes dont il module l’expression en fonction des tissus et de l’environnement. On appelle un « trait phénotypique » une caractéristique d’un individu, physique ou comportementale. Si le développement construit l’organisme (et non plus déploie un programme), alors le développement embryonnaire participe au « module transmission » et contribue à expliquer comment le trait phénotypique se retrouve dans la génération suivante. C’est logique : si le gène ne régit et ne transmet pas tout, si les entités de l’organisme ont leur degré de liberté dans l’expression d’une variabilité et que la transmission se fait à plusieurs étages, le développement est forcément appelé à expliquer comment on transmet un trait phénotypique d’une génération à l’autre. Le développement embryonnaire participe à la reproductibilité de ce trait à la génération suivante par effet de construction. Ce qui change surtout dans notre conception de la transmission, c’est que l’environnement interfère avec et influence plus ou moins la capacité de ce trait à se déployer à la génération suivante.

  • Présentatrice

    Vous venez d'écouter un extrait de l'ouvrage L'évolution, question d'actualité, publié aux éditions Quae en 2023, de Guillaume Lecointre, lu par Alain Chaillot. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique

Description

L’évolution est le processus par lequel le vivant change, et se maintient tout en changeant. Elle suscite souvent des questions, et réservent parfois des surprises. Dans cet épisode, les éditions Quæ vous proposent une introduction aux concepts d’évolution pour mieux comprendre de quoi il s’agit.


Extrait du livre L'évolution, question d'actualité ? Guillaume Lecointre, lu par Alain Chaillot.


Quae Vox : paroles de sciences, un podcast des éditions Quae.

👉 Retrouvez nos ouvrages sur quae.com et quae-open.com, et suivez nos actualités sur Instagram, Facebook et LinkedIn.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Présentatrice

    L'évolution est le processus par lequel le vivant change et se maintient tout en changeant. Elle suscite souvent des questions et réserve parfois des surprises. Dans cet épisode, les éditions Quae proposent une introduction aux concepts d'évolution pour mieux comprendre de quoi il s'agit.

  • Alain Chaillot

    Qu'appelle-t-on évolution ? L’évolution est-elle un progrès ? Vieillir, est-ce de l’évolution ? L’embryon évolue-t-il ? Le changement climatique fait-il évoluer ? Évolution provient du latin volvere qui désigne la variation d’un système au cours du temps, un « déroulement » dont on peut suivre les étapes. Au xiie siècle, le mot donne « révolution » en astronomie, et au xviie siècle, il nomme un changement politique brutal. Au xviiie siècle, Charles Bonnet utilise le mot pour désigner le développement organique de l’individu, ce qu’on appelle aujourd’hui son développement embryonnaire. Mais son « évolution » signifie alors le déploiement de ce qui est déjà contenu en germe. Typiquement, un petit humain était considéré comme déjà préformé dans les spermatozoïdes ou dans les ovules. Il ne demandait qu’à se déployer dans la « matrice nourricière » de la mère. Par ailleurs, le géologue Charles Lyell utilise le terme en géologie dès 1832. En ce qui concerne la biologie, le botaniste français Frédéric Gérard (1806-1857) utilise dès 1845 le terme de « théorie de l’évolution des êtres organisés » dans le Dictionnaire universel d’histoire naturelle (publié en 16 volumes entre 1841 et 1849). Le sens qu’il donne au mot est bien celui d’un changement, et non d’un déploiement. C’est ensuite et surtout Herbert Spencer qui le généralise après 1860, y compris pour parler de la « transmutation » de Charles Darwin. L’évolution n’est alors plus un « déploiement » prévisible de ce qui est déjà contenu en germe. Au contraire, dans les éditions tardives de L’Origine des espèces de Charles Darwin, le phénomène d’évolution a pour mécanisme principal de nombreuses variations imprévues, fortuites, permanentes et pas nécessairement bénéfiques à leurs porteurs, lesquelles sont triées par le milieu. Et ce milieu subit lui-même des modifications contingentes, et donc imprévisibles. Dans le langage de tous les jours, le mot « évolution » s’applique au changement d’un certain système : d’une maladie, de la société, de la conjecture, de la Terre, du climat… Changement que l’on cherche à tracer, à suivre, à surveiller dans son cours, sans souhaiter nécessairement en expliquer les mécanismes. En ce sens très général, l’évolution s’applique à tout : notre monde réel est en mouvement perpétuel. La montagne que nous regardons est en train de perdre des particules par l’action du ruissellement et du vent ; en respirant, je perds des atomes de carbone, d’oxygène et d’hydrogène ; je perds des cellules en permanence tout en les renouvelant ; les générations se suivent et ne se ressemblent pas complètement… Le terme « évolution » au sens de « changement » est donc très imprécis. Il désigne la dynamique même de la matière. Il s’applique universellement, de l’évolution de l’univers à celle d’une réaction chimique ou celle d’une décroissance radioactive. Cependant, il est souvent confondu avec « récit ». En parlant d’évolution de la vie, ou de l’univers, nous nous référons en effet le plus souvent à une histoire à raconter, pas à un processus de changement en cours. Il y a donc confusion entre connaissance des mécanismes du changement et reconstitution des événements passés. Il s’agit là de l’une des confusions les plus générales et c’est pourquoi nous distinguerons bien l’« évolution » de l’« historicité ». Si l’on récapitule la somme des variantes dans l’usage qui est fait aujourd’hui du mot « évolution », on doit faire face à une série de concepts mélangés : – un processus particulier par lequel les espèces biologiques se transforment (on fait allusion souvent à la sélection naturelle) ; – la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie ; – le déroulement de l’histoire de la vie (et éventuellement celle de la Terre, plus rarement incorporant celle de l’univers) ; – l’image d’un arbre montrant le déploiement généalogique du vivant ; – la marche vers le progrès. Bien évidemment, nombre de dialogues se compliquent parce que chacun des interlocuteurs campe sur un sens différent (et la liste n’est probablement pas exhaustive). Sans compter que, tout au long de cette liste, on glisse progressivement du discours scientifique au discours des valeurs. Car curieusement, le verbe « évoluer », appliqué au champ sociopolitique, est généralement teinté de positivité. Quand on dit que quelqu’un « n’a pas évolué », c’est souvent pour souligner un retard regrettable. Pour des professionnels des « sciences de l’évolution », l’évolution n’est pas seulement un déploiement ou un changement. Celle-ci est — plus restrictivement — le nom usuel que l’on donne à la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie. Parmi les outils de cette théorie, les professionnels disposent de processus particuliers de stabilisation temporaire des changements acquis : ceux, par exemple, de la dérive génétique (dans certaines conditions), et de la sélection naturelle. QUELS SONT LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION ? Il est courant de penser que le rôle des « sciences de l’évolution » serait d’expliquer le changement biologique. « Raconte-moi l’évolution ! » reviendrait à demander « Raconte-moi comment les espèces changent ! ». Ce n’est pas faux. Mais il y a là-dessous deux paradoxes. Le premier, c’est que le début de la réponse se situe dans la physique et la chimie… pas en biologie ! En effet, la matière change sans arrêt. Le clou rouille. La montagne s’érode. Le plastique devient cassant. Et si nous passons à la biologie, l’altération se produit là aussi : nous vieillissons. La biologie n’a donc pas besoin d’expliquer le changement : celuici est déjà inscrit dans la matière. La bonne question serait alors, pour le biologiste : comment un chaton peut-il ressembler à sa maman alors que la matière n’arrête pas de changer ? La théorie générale de la biologie aurait donc — au moins — pour charge d’expliquer non pas « comment ça change » mais au contraire « comment ça ne change pas… malgré le changement » ! La sélection naturelle est un mécanisme qui, dans un milieu stable pour un temps, génère du semblable, du régulier, temporairement stabilisé. La raison ? La vie est un formidable jeu d’essaiserreurs que nous ne voyons pas : seules certaines combinaisons autorisant la vie sont possibles dans ce milieu-là. La sélection naturelle est le mécanisme qui, sur le court terme, explique la ressemblance entre individus d’une même espèce. Il se produit alors le second paradoxe. La notion d’évolution, qui signifie le changement, a pour mécanisme central un principe qui explique d’abord la ressemblance, le maintien ! Mais ce paradoxe est vite résolu si l’on considère le long terme : si le milieu vient à changer, alors les combinaisons propices à la survie ne seront plus les mêmes : la moyenne de l’espèce va se déplacer par sélection naturelle ; il y aura eu changement. Pendant fort longtemps, on a enseigné que le rôle de la sélection naturelle était d’expliquer le changement de l’espèce. Ce n’était pas faux, mais c’était incomplet : on occultait son rôle d’explication de la ressemblance. C’est que nous prenions comme point de départ rassurant les régularités du monde réel. Ainsi, les chiens font des chiens et les chats font des chats. Les organes sont « bien faits » : ils ont des formes adéquates aux fonctions qu’ils remplissent. Ainsi, si l’ordre du monde était considéré comme premier, il n’y avait nul besoin de l’expliquer mais il fallait en revanche expliquer comment et pourquoi ça change dans ce vivant que nous croyions bien ordonné. Si bien ordonné que l’évolution en deviendrait presque gênante. D’ailleurs elle l’est : il est bien des populations de divers pays qui contestent son enseignement à l’école. Et pourtant, la régularité biologique ne se maintient que grâce à la variation permanente, un flot continu de changements premiers. Ce flot renouvelle les combinaisons parmi lesquelles vont vivre et prospérer « celles qui trouvent convenance », comme le disait déjà Pierre-Louis Moreau de Maupertuis en 1751. Pour comprendre la théorie moderne de la biologie, renversons alors celle des 50 dernières années : ce qui est premier dans le monde réel n’est pas l’ordre, mais le changement. Il est déjà inscrit dans les lois de la physique et de la chimie, il se manifeste en tout temps, en tout lieu, à toutes les échelles de la matière et de ses propriétés émergentes. Le changement fait office de loi. Le rôle de la sélection naturelle, et par extension celui de la biologie, n’est pas tant d’expliquer le changement — la physique et la chimie s’en chargent déjà aux échelles qui les concernent. Leur rôle est au contraire d’expliquer comment, en dépit des changements, on enregistre tout de même des régularités à certaines échelles, comme celle des développements embryonnaires, ou celle des individus d’une même population à court terme, puis du changement à l’échelle des populations, sur un temps plus long. C’est la façon dont Charles Darwin questionnait les êtres biologiques ; et le processus de sélection naturelle (qui partait de variations fortuites) était chez lui la source de régularités autant que de changements. D’ailleurs, le sous-titre de son maître-livre de 1859 parle de préservation, pas de transformation, ni d’évolution, ni de transmutation : « L’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie » (race est à comprendre au sens de variant, et lutte au sens d’effort). Mais nous l’oublions régulièrement. La variation produite par le changement est le carburant de l’évolution, l’héritabilité du semblable est son moteur. QU’EST-CE QUE LA SÉLECTION NATURELLE ? L’idée de génie de Charles Darwin, c’est que les changements de la matière se font au hasard. Darwin n’a pas pour programme d’expliquer les causes de chaque menue altération de la matière, chaque petite variation entre individus. Il lui suffit de constater qu’elles surviennent. Il s’intéresse à leurs résultats à l’échelle de la population. Les variations produites n’ont pas de rapport avec les besoins des individus qui les subissent et qui les portent. Cela signifie qu’elles peuvent leur être défavorables, neutres, ou favorables dans les conditions du moment. C’est le principe de variabilité fortuite. Ainsi, pour la science d’aujourd’hui, toute population de cellules, d’êtres vivants, et même toute population de protéines est porteuse de diversité. L’identique n’existe pas en biologie. Seul le semblable existe. Par ailleurs, il existe une propriété essentielle aux êtres biologiques. L’individu, ou la structure changeante, a la capacité, au moins potentielle, de transmettre le changement subi à un individu ou à une structure semblable. C’est le principe d’héritabilité. Il faut prendre ici l’héritabilité au sens le plus large possible, au sens de transmission. Les petites mouches drosophiles transmettent à leur descendance la couleur de leurs yeux. L’apprentissage d’une langue ou de traditions culinaires représente aussi une forme d’héritabilité, terme qu’on remplacera par transmission pour bien signifier que la conception est beaucoup plus large que l’héritabilité génétique. Arrivés là, dans la population des êtres ou des choses semblables, il ne faut s’attendre à aucune stabilisation d’une version particulière de ce qui varie (par exemple, stabilisation des yeux rouges). La variation indéfiniment produite se manifeste par des fluctuations de fréquence des multiples versions d’un trait. Par exemple, si le trait est, chez les mouches drosophiles, la couleur des yeux, les versions seront « rouge », « jaune », « brun », etc. Les individus portant ces versions du trait sont qualifiés de « variants ». Pour qu’une nouvelle régularité s’établisse, qu’un variant se stabilise, c’est-à-dire atteigne une fréquence de 100 % au détriment des autres variations au même trait, il faut deux conditions alternatives : – soit l’effectif de la population est minime. On peut alors voir un variant atteindre une fréquence de 100 % (et les variants alternatifs s’éteindre) juste par hasard. Ce sont les effets imprévisibles des fluctuations de fréquence en effectif réduit. Ce phénomène n’entre pas sous le terme de « sélection naturelle ». Cela s’est produit par exemple dans les vallées de l’île de Madère, où des souris s’installèrent en deux vagues, la première apportée par des drakkars vikings voici 1 000 ans, et la seconde par les frégates portugaises voici 500 ans. Les souris ont formé de petites populations dans les vallées, coupées les unes des autres par des montagnes que les souris n’aiment pas fréquenter. Des variations se sont produites dans les formules chromosomiques de certaines, notamment des fusions de chromosomes. Elles sont passées plusieurs fois d’une formule ancestrale à 40 chromosomes, à une formule à 22 chromosomes. Dans certaines vallées, la nouvelle formule est devenue celle de toute la population, uniquement parce que celle-ci est d’effectif réduit. C’est ce qu’on appelle la « dérive ». Si l’effectif des souris avait été grand, les fréquences des différentes formules chromosomiques auraient aussi dérivé mais en fluctuant de génération en génération indéfiniment (voir encadré ci-dessous) sans qu’aucune ne se fixe à 100 % ou ne s’éteigne ; – soit la version du trait favorise le nombre de descendants des variants qui la portent. Cette faveur n’est pas l’obole d’une main invisible. Il s’agit juste des contraintes physiques, chimiques, biologiques du milieu. Si la contrainte apporte un avantage au porteur en nombre de descendants, la fréquence du variant augmentera aussi longtemps que la contrainte durera, jusqu’à atteindre 100 %. Par exemple, certains poissons téléostéens des eaux marines antarctiques ont exprimé fortuitement dans leur foie des enzymes digestives qui normalement ne l’étaient que dans le pancréas. La structure de ces enzymes empêchait la formation des noyaux de cristaux de glace. Exprimées dans le pancréas, elles étaient relarguées dans le tube digestif où elles empêchaient les liquides de geler. Rappelons qu’un poisson téléostéen possède une température interne qui est la même que celle de l’eau dans laquelle il est. Exprimées dans le foie, ces enzymes furent libérées dans le sang et empêchèrent donc celui-ci de geler, ce qui constitua un avantage certain durant l’hiver antarctique. Ces poissons téléostéens qui ont exprimé fortuitement ces enzymes dans le foie ont pu mieux vivre dans des eaux marines dont la température est parfois proche de – 1,8 S°C (l’eau de mer gelant à – 1,86 S°C en raison du sel qu’elle contient). Aujourd’hui, c’est plus d’une centaine d’espèces de téléostéens antarctiques qui présentent dans leur sang ces protéines « anti-gel ». Cela va sans dire, pour que ce phénomène d’adaptation ait lieu, il faut que la variation soit héritable. Si la contrainte est défavorable à la capacité de transmission pour l’une des versions (l’un des variants), alors le variant transmettra moins ses traits à la descendance que les variants alternatifs au même trait et finira par disparaître. La couleur du pelage d’une souris réalise par exemple ces variants : blanc, gris, brunâtre, gris foncé. Les souris blanches échappées d’élevages en laboratoire ne survivent pas dans les jardins, ni dans la campagne. Par leur blancheur elles se font immédiatement repérer par les prédateurs qui chassent à vue, tels les chats, les belettes, les rapaces diurnes. Leur probabilité de s’accoupler et de faire des petits est donc plus faible. Ce fait bien connu a été testé dans la nature sur des souris sauvages du Nebraska, chez lesquelles il existe des variants de la couleur du pelage, clair ou foncé, et qui vivent dans une région, les Sand Hills, aux terrains de couleurs contrastées. Dans deux enclos, l’un au sol clair, l’autre au sol foncé, les chercheurs avaient mis sur chacun un effectif de souris initiales constitué de 50 % de variants clairs et 50 % de variants foncés. Il a été montré que les souris au pelage clair sur sol foncé et inversement les souris foncées sur sol clair subissaient, statistiquement, davantage la prédation, notamment celle des chouettes. Au bout de 14 mois, c’est-à-dire quelques générations, la population sur parcelle claire fut globalement 1,44 fois plus claire que la population initiale et sur la parcelle foncée, la population fut 1,98 fois plus foncée que la population initiale. N’oublions pas, au demeurant, que toute nouveauté stabilisée n’est jamais définitivement acquise. Rien n’empêche la variation spontanée de se manifester à nouveau et remplacer localement ce qui semblait acquis. Rien n’est figé. Reste à savoir si la nouvelle version sera aussi avantageuse que la précédente. Et il en va de même pour le milieu : parfois c’est lui qui change. Et ce qui était avantageux hier peut ne plus l’être aujourd’hui. Par exemple, les dodos, sorte de gros pigeons de l’île Maurice, tirèrent avantage à ne plus voler. Sur une île sans prédateurs, ils purent se contenter de marcher, et de pondre à terre. Jusqu’à ce qu’un prédateur arrive — l’humain — et amène avec lui son cortège d’autres prédateurs, rats, chiens… et qu’ensemble ils fassent disparaître l’étrange oiseau. Autre exemple, la forme du bassin humain est avantageuse pour un bipède dont la colonne vertébrale est verticale : il porte le buste, les bras et la tête. Mais de ce fait, il ne peut s’ouvrir en partie inférieure que dans certaines limites. Cela ne pose pas de problème tant qu’on a une petite tête. Les australopithèques, parmi les premiers hominidés à être des bipèdes permanents, tirèrent pleinement profit de leur bipédie sans problème d’accouchement : leur volume crânien était petit (moins de 500 cm3 chez l’adulte). Seulement voilà, il y a un million d’années le volume de l’encéphale se mit à croître très vite chez leurs descendants, toujours bipèdes, jusqu’aux limites imposées par le bassin. Résultat, nous sommes l’une des espèces de mammifères chez qui l’accouchement reste le plus compliqué, avec mort maternelle potentielle. Aujourd’hui, ce sont chaque jour 1 500 femmes dans le monde qui meurent de leur accouchement. Au Niger, une femme sur sept meurt des complications de la grossesse. Ce bassin de bipède, avantageux voici 4 millions d’années, ne semble plus l’être autant aujourd’hui. La sélection naturelle est susceptible de se manifester dès qu’une forme de transmission est couplée à la variation, dans un système de contraintes. Par exemple, en biologie, nous avons longtemps été rétifs à reconnaître la variabilité génétique au sein même du corps d’un individu, c’est-à-dire parmi les cellules corporelles. C’est maintenant chose acquise. Une cellule somatique, toujours un peu différente de sa voisine, génère par mitose deux cellules filles auxquelles elle transmet le fruit de sa variation, et ceci dans un corps soumis à des contraintes variées. Les principes de variation et de transmission sont donc bien à l’oeuvre dans le corps animal. Un processus de sélection naturelle se produit donc en nous-mêmes. Il n’y a pas un mécanisme expliquant la ressemblance entre cellules d’un individu différent de celui qui explique la ressemblance dans l’espèce. Ce sont les mêmes mécanismes à toutes les échelles du vivant. QU’EST-CE QUI SE TRANSMET À LA GÉNÉRATION SUIVANTE ? Pour qu’il y ait sélection naturelle, il faut qu’il y ait variation, transmission de ce qui a varié, et ceci sous contraintes environnementales. Il faut aussi que ce qui a été transmis le soit assez longtemps pour que les bénéfices ou les désavantages aient un effet de sélection naturelle sur la population. Ce temps dépend du nombre de générations et de l’effectif de la population ou de l’espèce. Ces dernières années, la transmission a été pensée plus largement qu’elle ne l’était auparavant. On admet de plus en plus l’hérédité non génétique. Le chercheur Kevin Laland et ses collègues ont résumé en 2015 la situation de la façon suivante. Dans le schéma classique, celui que nous avions appris à l’école ou à l’université, la transmission des caractères d’une génération à la suivante passait par l’ADN des cellules sexuelles. Le génome était le dépositaire d’un « programme génétique » qui déterminait le développement de l’organisme. Les mutations de l’ADN étaient les seules causes de changement évolutif, les niveaux cellulaires et individuels n’intervenaient que comme des modulateurs de l’expression génétique, c’est-à-dire « interprétatifs » d’un développement déjà « programmé ». Des variations à d’autres niveaux d’organisation que l’ADN pouvaient bien survenir, mais elles n’étaient pas supposées avoir d’effets de long terme, et donc de conséquences en matière d’évolution. Dans le nouveau schéma de transmission, l’hérédité est qualifiée d’« inclusive », dans le sens où l’on admet des formes d’hérédité non génétique pour former ce que le biologiste de l’évolution Étienne Danchin appelle « la synthèse inclusive de l’évolution ». La génération suivante hérite en effet de traits à plusieurs niveaux d’organisation. Premièrement, de génome à génome d’abord, bien entendu, à travers celui des cellules sexuelles. Deuxièmement, de cellule à cellule également, à travers l’hérédité cytoplasmique. En effet, la génération suivante hérite du cytoplasme des ovocytes maternels, ce qui n’est pas dépourvu d’effets. Chez les insectes comme chez les vertébrés, ce dernier comporte des facteurs moléculaires déterminants pour le développement à suivre (par exemple chez les insectes ils déterminent la polarité de l’embryon, c’est-à-dire où sont l’avant, l’arrière, le dos, le ventre…) ainsi que des réserves nutritives. Autre exemple, une expérience a montré en 2005 qu’un noyau d’oeuf de carpe (qui contient l’ADN de carpe) implanté dans un ovocyte de carassin (une autre espèce de poisson cyprinidé) en remplacement du noyau de carassin fournissait à la génération suivante un organisme dont le développement des vertèbres et des muscles était proche de celui du carassin, montrant ainsi que le cytoplasme intervient dans le développement (et pas seulement l’ADN du noyau). Troisièmement, de l’organisme à la cellule, à travers les marques épigénétiques : l’individu a vécu des expériences qui, pour certaines, laissent des marques moléculaires associées à la séquence de l’ADN sans changer la séquence elle-même, mais qui changent les conditions de son expression. Ces marques ne sont pas toutes « effacées » à la fécondation, et une partie sont transmises à la descendance. Il s’agit d’une hérédité de court terme, quelques générations tout au plus, suite à quoi ces marques s’effacent ou sont remplacées par d’autres. Le record de durée à ce jour est enregistré chez un nématode modèle de laboratoire Caenorhabditis elegans, pour lequel les marques épigénétiques induites par une vie passée à des températures excessives sont transmises sur 14 générations. Quatrièmement, entre organismes, par la transmission par apprentissage de comportements, de techniques de captations de ressources qui influent sur la bonne santé du phénotype. Des jeunes mieux nourris parce qu’ils ont appris à chasser de leurs parents ont plus de chances de laisser une descendance que ceux qui n’ont pas appris. Par ailleurs, chez beaucoup d’espèces, le soin parental est une condition de survie pour la descendance. Il s’apprend par mimétisme et contribue donc aussi à la transmission des traits, et pas seulement les gènes. Cinquièmement, de l’organisme à l’environnement, à travers la construction de niche, où les adultes lèguent à la descendance un environnement qu’ils ont construit et qui influe sur son développement. Certains organismes modifient leur milieu à leur bénéfice. Le fruit de cette action se matérialise dans la réalisation de conditions physiques et chimiques de développement qui sont stables au-delà d’une ou de plusieurs générations. Le milieu modifié change alors les conditions de la sélection qui s’appliquent à elles. En somme, la construction de niche adapte l’environnement aux organismes. On a parlé de « causalité réciproque de l’évolution » : les organismes ne sont pas seulement le produit de l’évolution de leur lignage, mais ils en sont aussi la cause. L’exemple le plus classique est la pérennité de la termitière ou de la fourmilière au-delà du temps générationnel. Dans les termitières règnent des conditions de température et d’hygrométrie contrôlées, ainsi que des conditions chimiques qui, ensemble, influent sur le développement des larves. Les oiseaux, eux aussi, construisent l’équivalent de termitières. C’est le cas du républicain social, passereau endémique du sud-ouest de l’Afrique. Les individus de cette espèce construisent collectivement des nids géants pouvant mesurer plus de 7 mètres de long et peser plus d’une tonne. Ces nids à plusieurs chambres peuvent héberger plus de 100 couples (jusqu’à 500 oiseaux) et constituent une protection contre les températures extrêmes du désert du Kalahari et contre les prédateurs des steppes d’épineux et de la savane herbeuse. La nuit, les chambres centrales du nid gardent la chaleur : c’est là que les oiseaux dorment. Le jour, les chambres centrales sont plus fraîches qu’à l’extérieur, tandis que les chambres périphériques permettent aux oiseaux de se tenir à l’ombre. Les jeunes élèvent les oisillons qu’ils soient de leur famille ou non. Tous participent à la construction et à l’entretien du nid. Les nids des républicains sociaux sont habités toute l’année et hébergent plusieurs générations successives : ils sont donc hérités. Sixièmement, de génération en génération les êtres vivants se transmettent leurs parasites et leur microbiote. Une mère transmet à son enfant, après la naissance, la flore de son tube digestif. Et l’on sait aujourd’hui à quel point celle-ci est importante pour la santé et le développement de l’individu. Il en va de même pour la flore cutanée. Par exemple, des chercheurs ont prélevé sur diverses familles américaines des acariens du genre Demodex issus de leur « flore » cutanée résidente, puis ont établi leurs relations de parenté, c’est-à-dire la phylogénie de ces acariens. Celle-ci correspond parfaitement à la généalogie des familles humaines qui les portent et se les transmettent… par voie cutanée. Cela signifie que cette transmission de génération en génération est assez fidèle et pérenne, et peut donc avoir des effets en matière d’évolution. Aujourd’hui, la santé et la performance d’un organisme s’appréhendent à travers la notion d’holobionte, c’est-à-dire l’ensemble des espèces qui composent un organisme et ses microbiotes. Il est donc important de considérer le fait que les êtres vivants, humains compris, ne sont jamais seuls mais fonctionnent comme des consortia d’espèces dont les partenaires transmettent à leur manière bactéries, champignons, acariens, etc. aux holobiontes de la génération suivante. Septièmement, le génome ne fait qu’impulser ; les gènes ne sont qu’une partie des ressources qui construisent le phénotype en développement, et le développement construit l’organisme. La causalité circule dans deux sens : des gènes vers les cellules et l’organisme, mais aussi de l’organisme vers les gènes dont il module l’expression en fonction des tissus et de l’environnement. On appelle un « trait phénotypique » une caractéristique d’un individu, physique ou comportementale. Si le développement construit l’organisme (et non plus déploie un programme), alors le développement embryonnaire participe au « module transmission » et contribue à expliquer comment le trait phénotypique se retrouve dans la génération suivante. C’est logique : si le gène ne régit et ne transmet pas tout, si les entités de l’organisme ont leur degré de liberté dans l’expression d’une variabilité et que la transmission se fait à plusieurs étages, le développement est forcément appelé à expliquer comment on transmet un trait phénotypique d’une génération à l’autre. Le développement embryonnaire participe à la reproductibilité de ce trait à la génération suivante par effet de construction. Ce qui change surtout dans notre conception de la transmission, c’est que l’environnement interfère avec et influence plus ou moins la capacité de ce trait à se déployer à la génération suivante.

  • Présentatrice

    Vous venez d'écouter un extrait de l'ouvrage L'évolution, question d'actualité, publié aux éditions Quae en 2023, de Guillaume Lecointre, lu par Alain Chaillot. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique

Share

Embed

You may also like