Speaker #0Les éditions Quæ vous présentent "Chronique de la nature - HIVER - épisode 3", extrait de l'ouvrage de Philippe Gramet lu par François Muller.
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L’épique oiseau, les pics
Ne comptez pas sur les pics pour frapper les douze coups de minuit : ce sont des oiseaux diurnes qui ne réveillonnent pas. Ces espèces sont très attachées à leurs territoires et y demeurent même si cela peut conduire à leur perte. En cas d’hiver rigoureux ayez donc un geste qui pourra les sauver : pensez à temps à mettre à leur disposition – et à celle des autres espèces – un nourrissage hivernal aux mets variés.
Les pics sont parfaitement adaptés à leur mode de vie. Nous citerons par exemple :
• la répartition particulière des doigts : deux vers l’avant, deux vers l’arrière au lieu de trois et un chez les espèces n’ayant pas à se déplacer le long des troncs !
• une queue courte et rigide pouvant être utilisée comme point d’appui. La nature étant prévoyante « a mis au point » un mécanisme original pour assurer, lors de la mue, le remplacement de ces plumes fort utiles : la mue ne commence pas, comme c’est la règle habituelle, par les deux rectrices médianes, mais par leurs voisines. Ces deux rectrices ne tombe- ront qu’ultérieurement lorsque les nouvelles plumes latérales pourront réellement aider l’oiseau à se maintenir ;
• un bec taillé en ciseau à bois très efficace et dont l’usure est compensée par une vitesse de croissance bien supérieure à celle des becs chez les autres oiseaux ;
• une langue très longue, dotée de « soies » capables de retenir de petites proies. De plus, elle est enduite d’une sécrétion visqueuse produite par les glandes salivaires. Elle est effilée et peut donc pénétrer sans difficulté dans les fentes des écorces ou dans les fourmilières ;
• une musculature et une boîte crânienne « conçues » pour être en mesure d’amortir les chocs subis par l’animal lorsqu’il martèle, tambourine ou creuse. Afin de faire respecter leurs droits de propriété, les pics exploitent deux moyens d’information : l’information acoustique qui peut être perçue à distance même en milieu forestier et l’information optique pour la recon- naissance rapprochée. Ceci explique le rôle imparti au dimorphisme sexuel : la distinction porte essentiellement sur l’ampleur de la coloration rouge de la tête. Celle-ci est toujours plus développée chez le mâle que chez
la femelle ou les jeunes (elle peut même parfois être absente).
Les cris et les chants permettent de transmettre des messages de natures variées. Le tambourinage accroît encore cette faculté. Attention, ne confondez pas tambourinage et martèlement : dans ce dernier cas, en effet, l’oiseau recherche sa nourriture et c’est tout. Le tambourinage est dû, quant à lui, à une percussion du bec, à un rythme rapide, sur un support sélectionné par l’oiseau pour ses qualités de résonateur. Chaque espèce a son mode de tambourinage propre et caractéristique…
Les pics sont des espèces cavernicoles qui creusent elles-mêmes leur nid à coups de bec. Ceci explique que, la plupart du temps, les emplacements choisis correspondent à des zones de faible vitalité de l’arbre. Les œufs, blancs de 2 à 5, sont déposés soit à même le bois, soit parmi les copeaux tombés dans la cavité pendant son creusement. L’incubation, assurée la nuit par le mâle, dure de 12 à 14 jours, les jeunes quittant la loge un peu moins d’un mois après. Il n’y a qu’une ponte par an.
Huit espèces de pics peuvent être rencontrées en France mais seules les plus communes seront brièvement évoquées.
Le pic-vert ou pivert, Picus viridis, en réalité, est vert clair à la face supérieure, jaunâtre au croupion et rouge vif à la tête. Mâles et femelles
« portent moustaches » (noires) mais chez les mâles elles sont entourées de rouge. Le pivert recherche essentiellement sa nourriture au sol et 90 % de celle-ci est constituée par des fourmis. Cette espèce ne tambourine que très rarement. Par contre, il crie assez fréquemment – une sorte de rire grinçant – et ses messages sont compris par un grand nombre d’espèces vivant dans ces milieux forestiers ; ce qui lui vaut de partager avec le geai des chênes, le titre de « sentinelle de la forêt ».
Cette espèce, d’une longueur totale d’une trentaine de centimètres, pèse aux alentours de 150 g et a une envergure de 40 cm environ.
Toutes les régions de la France continentale (ce qui exclut la Corse !) sont susceptibles d’accueillir le pivert, pour peu que cet oiseau trouve à sa disposition des arbres pour sa nidification, des fourmilières pour son alimentation. La présence de prairies proches est, pour lui, une nécessité vitale car il prospecte sa nourriture dans ces milieux. En hiver, cette spécialisation ne lui pose pas de problème majeur tant que le sol n’est pas recouvert d’une couche neigeuse trop épaisse lui interdisant d’atteindre ses « restaurants », les fourmilières. Pour capturer ces insectes, il projette sa langue – qui peut dépasser de 10 cm l’extrémité de son bec ! – dans les galeries et il y englue les malheureux Hyménoptères présents qu’il déglutira peu après. Lors d’hivers rigoureux, il peut, en revanche, se trouver privé de ses ressources alimentaires, ce qui pour autant ne le décidera pas à quitter son territoire, « préférant mourir chez lui ».
La loge de reproduction est aménagée dans des zones dépérissantes ou mortes d’arbres de différentes essences, avec, toutefois, une préférence pour les feuillus. Le trou de vol a un diamètre de 6 cm. La ponte peut comprendre jusqu’à 8 œufs. Dès leur émancipation, les jeunes sont chassés du territoire familial, mais, en général, la dispersion est assez limitée dans l’espace.
Le vol de cet oiseau est assez caractéristique : c’est une succession de montées, avec battements d’ailes et de descentes ailes reliées.
Le pic épeiche, Dendrocopos ou Picus major, est de la taille d’un merle mais aucune confusion possible : il est tricolore. Le dessus est en grande partie noir et blanc tandis que le ventre est rouge vif. Pas de rouge à la tête chez la femelle ; chez le mâle cette coloration est localisée à une tache occipitale. C’est l’espèce la plus commune.
On la trouve dans tous les types de boisements assez vastes ainsi que dans les haies, les vergers, les parcs, même en milieux urbains. C’est, avec le pivert, le plus répandu de nos pics.
Ses activités vocales persistent pratiquement tout au long de l’année : ce sont des cris aigus émis soit isolés, soit en séries. Le tambourinage est, quant à lui, plus localisé dans le temps pour atteindre son maximum au prin- temps. Il comprend de 12 à 16 coups de bec et dure environ 0,6 seconde… ce qui n’est pas si bref que cela apparaît a priori !
À l’inverse du pivert, le pic épeiche ne vient que rarement à terre. Il passe, pourrait-on dire, son existence sur les troncs et les branches à rechercher sa nourriture : insectes et larves du bois ou graines de conifères (surtout en
période hivernale, ce qui est aisé à comprendre…). Pour ce type d’aliments, il y a souvent transport préalable du « container » (la pomme ou le cône) afin de le caler dans une fente ou dans un trou, ce qui rendra plus aisée l’extraction des graines. L’appétit de cet oiseau n’est pas négligeable : ses prélèvements quotidiens en graines de conifères peuvent, en effet, atteindre 850 à 1 700 pour le pin, 1 400 pour l’épicéa et 5 à 6 000 pour le mélèze (sans pour cela compromettre les phénomènes de reforestation !).
Pour creuser sa loge de nidification, le pic épeiche peut, éventuellement, s’attaquer à des zones vivantes de l’arbre. Ce travail d’ébéniste – qui est l’œuvre des deux partenaires du couple – exige de deux à trois semaines d’effort. À noter qu’ensuite, c’est le mâle qui aura la part la plus active dans la couvaison des œufs.
D’autres espèces sont moins communes : le pic épeichette, le pic cendré, le pic noir, le pic mar, le pic à dos blanc et le pic tridactyle.
À petit ru, grand bièvre… Le castor
Ce proverbe ancien ne se justifiait plus dès le début du XXe siècle, époque à laquelle seule subsistait une population résiduelle de castors d’Europe (bièvre est l’ancien nom donné au castor sauvage) – une quarantaine d’individus – dans la Basse vallée du Rhône. La disparition de cette espèce dans le bassin de la Seine date, en effet, de moins de 100 ans.
Auparavant, malgré la chasse qui lui a toujours été faite, le castor pouvait, pratiquement, se rencontrer dans tous les paysages lacustres de notre pays. Sous Charlemagne déjà, des officiers de la maison impériale – les beverari – avaient pour seule fonction d’attraper ces animaux. Ils n’ont pas, non plus, bénéficié d’une certaine protection religieuse car, ces animaux étant intimement inféodés au milieu aquatique, leur chair était considérée comme maigre ; ce qui les « autorisait » à figurer aux menus même pendant le carême. Depuis la plus haute antiquité, ils étaient également recherchés pour leur castoreum, une sécrétion des glandes préputiales exploitée pour le marquage du territoire, qui pour l’Homme, était un remède quasi- universel. Ajoutez à tout ceci l’intérêt porté à leur fourrure. Dans ces conditions, il est aisé de comprendre sa rapide raréfaction, non seulement en France mais, également en Europe où cette espèce ne subsiste plus que dans les vallées de l’Elbe, de la Vistule et en Scandinavie.
Cette menace permanente que l’Homme faisait peser sur lui explique aussi que dans son dernier refuge, la vallée du Rhône, il ait « renoncé » à édifier des huttes pour se réfugier uniquement dans les terriers.
C’est en 1909 que furent prises les premières mesures de protection ; ce qui permit aux castors de « reprendre du poil de la bête » : en 1960,
« notre » castor pouvait se rencontrer dans tout le sillon rhodanien, de Lyon à la mer. Son extension en amont de cette ville ne fut possible que grâce à des réintroductions.
Celles-ci ont commencé en 1958. Si la majorité d’entre elles a fait l’objet d’études préalables, il y eut aussi quelques initiatives privées des plus regret- tables. Parmi ces dernières (dont beaucoup se sont, fort heureusement, soldées par des échecs « naturels »), nous ne mentionnerons que celles ayant porté sur des lâchers de castors canadiens qui ont fait souche peu après. Sans entrer dans les querelles de systématiciens pour savoir si le castor d’Europe, Castor fiber, et le castor du Canada, Castor canadensis, sont deux formes d’une même espèce ou deux espèces différentes, le simple bon sens impliquait, en effet, de se limiter à des lâchers d’animaux « bien de chez nous ». Ceci explique que, après avoir découvert cette situation, les castors canadiens aient été récupérés car jugés « indésirables sur notre territoire » !
La disponibilité en saules et en peupliers sur les rives jouerait un rôle déterminant dans l’installation de cette espèce.
Bien que le castor soit « familier » à chacun d’entre nous, consa- crons-lui, cependant, quelques rappels anatomiques et/ou biologiques. C’est le plus gros rongeur de France. Adulte, il peut peser jusqu’à 28 kg et mesurer plus d’un mètre (de 110 à 120 cm dont 30 cm environ pour sa célèbre queue de bâtisseur). Ses pieds sont palmés tandis qu’aux mains les pouces sont opposables aux autres doigts, d’où une préhension aisée des matériaux. La maturité sexuelle est plus précoce chez les mâles (un an) que chez les femelles (deux ans). L’espérance de vie est de l’ordre de 50 ans. Chaque couple élève, par an, de 1,7 à 2,5 jeunes (évidemment il s’agit là d’une moyenne !). La famille « traditionnelle » comprend, en plus des parents et des jeunes de l’année, les jeunes de l’année précé- dente. Ces derniers « ne voleront de leurs propres ailes » qu’au cours du deuxième hiver.
La protection aidant, les huttes sont réapparues ainsi que la construction de barrages. Le premier a été observé en 1954 sur la Tave puis d’autres ont été édifiés sur le Gardon et les rivières avoisinantes. Certes, ils ne mesurent pas 800 mètres comme celui dont s’enorgueillit, à juste titre, le Canada : une œuvre collective, pense-t-on aussitôt. Oui et non car le castor est un individualiste farouche qui ne s’occupe pas de ce que font ses voisins. L’œuvre collective que constitue la construction d’un barrage par exemple,
ne résulte que de la juxtaposition d’entreprises particulières d’artisans qui travaillent « chacun pour soi ».
La construction de tels barrages à plusieurs motivations : en tout premier lieu assurer un maintien du niveau des eaux qui est le milieu où le castor se sent en sécurité et dans lequel il se déplace aisément ; ce qui n’est pas le cas sur terre. Par une surélévation de celui-ci, il peut, d’autre part, accroître son rayon d’action pour, par exemple, « aller aux provisions » et ramener celles-ci sans difficultés majeures. Le castor a de plus, pourrait-on dire, horreur de l’eau qui coule (en pure perte selon lui ?). Si une fuite se produit, toute son activité se focalisera sur ce problème.
Il s’agit là d’un comportement inné. Le bruit fait par de l’eau courante est si stimulant que sa simple émission à l’aide d’un magnétophone met immédiatement le castor au travail !
Nourriture, constructions diverses obligent le castor à se comporter en bûcheron et c’est là où le bât blesse parfois à la suite de réintroductions. Certes, cet animal ne s’écarte que faiblement des rives mais il laisse des traces évidentes de son passage dans la bande prospectée et celles-ci sont loin d’être appréciées par de nombreux propriétaires. Je pense sincèrement qu’en de nombreux cas il ne serait pas très difficile de trouver un « gentleman agreement» si les partisans d’une « diversité faunistique à tout prix » voulaient bien se montrer un peu plus compréhensifs au lieu de se retrancher derrière la législation en vigueur qui ne prend en compte que les castors !
En France, les huttes de castor se trouvent, essentiellement… dans les livres. En nature, la quasi-totalité des animaux a adopté la vie en terriers ou, demi-mesure, en huttes terriers ; ceci d’une part, en fonction des dispo- nibilités offertes par le milieu et d’autre part, en fonction de la sécurité que leur permet ce mode de vie plus discret.
Dans la journée, les castors ne sortent pratiquement pas de chez eux : c’est le soir et la nuit qu’ils vont aux provisions. Le territoire exploité par une famille est de l’ordre de 1 à 3 km de cours d’eau. Ce territoire est marqué – à l’aide d’un dépôt de castoreum – et défendu : il n’y a donc pas à redouter de fortes concentrations d’animaux sur une faible surface.
Le castor répugne à s’éloigner du milieu aquatique ; ce qui explique qu’en général il ne pénètre pas à plus de 30 m à l’intérieur des terres, fréquentant même essentiellement les seuls premiers dix mètres.
Un adulte consomme environ 700 g d’écorce par jour (c’est-à-dire par nuit !) délaissant l’aubier à moins qu’il n’en ait besoin comme matériel de construction. Dans ce cas, le transport s’effectuera par voie fluviale, mais,
attention, contrairement à une idée fréquemment admise en raison des
« talents » de ces animaux, le castor ne raisonne pas la direction de chute de l’arbre qu’il va abattre. Si, le plus souvent, celui-ci tombe en direction de l’eau, ceci est tout simplement dû au fait que c’est vers ce milieu ouvert que le feuillage peut se développer le plus : le décalage pondéral fait le reste et explique, simultanément, les cas de chutes mal orientées… d’un point de vue « castorien » ! Un saule ayant un tronc de 8 cm de diamètre peut être abattu en 5 minutes tandis qu’une partie de la nuit sera nécessaire pour venir à bout d’arbres de 30 cm. Si ce sont les saules et les peupliers qui payent le plus lourd tribut à ces rongeurs, diverses espèces forestières ou fruitières peuvent cependant être attaquées.
Quand les oiseaux ne parlent pas la même langue
Le développement des voyages fait que, de plus en plus souvent, se repose le problème de la compréhension entre personnes ne parlant pas la même langue. À défaut d’un échange vocal valable il peut, certes, être fait appel à l’expression gestuelle, c’est-à-dire visuelle mais, malgré tout, la portée pratique en demeure limitée. Si, déjà, elle permet « d’arriver à bon port » ou de « survivre », son résultat est loin d’être nul !
Pour des êtres humains, différentes solutions existent aussi, dans ce domaine, à chacun de réagir en fonction de sa propre volonté à dominer ce problème. Intéressons-nous plutôt aux oiseaux qui, non seulement, peuvent être de grands voyageurs traversant maintes frontières pour gagner leur aire d’hivernage mais qui, également « dans la vie de tous les jours » côtoient de façon permanente une diversité d’êtres ailés ayant un langage totalement différent : les communautés aviaires.
Comment, dans ces conditions, réagissent-ils ? S’ignorent-ils ou, au contraire, se réalise-t-il une certaine intégration ? Vaste sujet pouvant inciter à des réflexions philosophiques qui ne seront pas abordées dans cet article. Nous nous contenterons en effet, de rapporter quelques expériences auxquelles il nous a été donné de participer.
À mon arrivée au laboratoire, j’ai été chargé d’étudier « le langage des corbeaux d’intérêt agronomique » à savoir les freux, les choucas et les corneilles noires. Utiliser les termes « intérêt agronomique » est céder à la tradition et non faire de l’humour… noir corbeau car ces oiseaux, en fait, peuvent représenter une menace sérieuse pour bien des cultures.
Un des objectifs de cette mission était précisément de tenter d’exploiter quelques-uns de leurs signaux naturels (expression qui fait quand même plus riche que « croassements » !) afin d’être en mesure de diriger certains de leurs comportements comme, par exemple, leur interdire par des émis- sions sonores appropriées de pénétrer dans des cultures à des époques où ils seraient susceptibles d’y commettre des dégâts.
Cette « spéculation intellectuelle » était des plus tentantes mais, pour pouvoir la tester en pratique il fallait, dans une première phase, apprendre à décrypter ce langage et enregistrer ces divers signaux aussi bien en condi- tions naturelles (reproduction, hivernage) qu’à partir d’animaux captifs confrontés à des situations particulières (simulacre de prédation par exemple, afin de recueillir des cris de détresse).
Tout ce programme préliminaire se trouve, ainsi, rappelé en une phrase – peut-être un peu longue ! – mais la réalité est plus complexe :
• « Le langage corbeaux » : chaque espèce a ses cris spécifiques. Ce n’était donc pas une mais trois langues auxquelles il fallait nous « attaquer » ;
• pendant la reproduction nous étions sûrs de travailler sur des corbeaux nés en France, mais en hiver, ces oiseaux n’ayant pas de passeport, nous pouvions aussi bien enregistrer en nature ou « interviewer » en laboratoire un français, un russe ou un polonais, « Croa qu’on fasse » (pardon !) les réponses étaient, à notre oreille du moins, équivalentes et porteuses de la même information.
« Les interlocuteurs valables » devant être d’autres corbeaux entière- ment libres de leurs mouvements, nous sommes partis en nature avec les divers enregistrements recueillis afin d’obtenir l’avis de ces volatiles grâce à l’application systématique d’un protocole expérimental prenant en compte les différentes réactions des bandes soumises aux émissions. Travail passionnant mais délicat : il ne fallait pas espérer réaliser plus de 15 tests par jour dont seule une dizaine seraient exploitables. Nous en avons recueilli plusieurs milliers…
Avant d’en schématiser les principaux résultats, rappelons que :
• la « nationalité » de l’animal enregistré était inconnue dans la plupart des cas durant l’hiver ; la ou les nationalités des « auditeurs », également, inconnues ;
• la plupart des bandes de corbeaux, à cette époque, regroupent des repré- sentants des 3 espèces.
Voyons donc les principaux résultats obtenus :
À l’émission d’une séquence de cris de détresse de l’une des 3 espèces de corbeaux, ce sont les individus de cette même espèce qui réagissent de
la façon la plus significative. Ainsi, les choucas réagissent mieux à des cris de choucas qu’à des cris de freux bien que ces derniers soient loin de les laisser indifférents.
Autrement dit, l’appartenance à telle ou telle espèce est un facteur prédo- minant par rapport à la « nationalité » mais ces expériences révèlent, de plus, que tous les corbeaux européens (toutes espèces confondues) savent se comprendre même si dans leurs réactions ils savent faire des différences selon l’espèce émettrice.
Les corbeaux appartiennent à la famille des Corvidés tout comme le geai et la pie. Ils sont habituellement séparés du fait que, dans leur plumage, la couleur noire domine chez les premiers. Cela ne les empêche peut-être pas d’avoir « l’esprit de famille ». L’intercompréhension freux-chouca-corneille noire plaide déjà dans ce sens mais ceci ne dispense pas d’une vérification. À des émissions de cris de pie, les pies du secteur réagissent en se rassem- blant et en se perchant tandis que les corbeaux font « leur cinéma habituel » mais, souvent, avec moins de conviction que s’il s’agit de cris de corbeaux.
À des émissions de cris de geai, la situation se complique et nous a posé bien des problèmes ! Les geais du secteur ne venaient pas mais fuyaient aussitôt. Ce résultat « aberrant » a disparu le jour où nous avons testé d’autres enregistrements de cette même espèce. Après discussions avec des chasseurs solognots exploitant des geais vivants comme appe- lants, il semblerait que la valeur technique de nos enregistrements n’était pas en cause mais que, bien plus simplement, nous étions « tombés » sur… « un mauvais chanteur » ou, si vous préférez, sur un animal ne sachant pas s’exprimer de façon explicite. Eux-mêmes se heurtaient parfois à des cas similaires ; ce qui entraînait l’élimination immédiate de ces perturbateurs !
Vis-à-vis des corbeaux, en revanche – et presque dans tous les cas – ces signaux déclenchaient une magnifique venue vers la source sonore suivie d’une recherche du geai en train de crier (l’enregistrement !). Il en est de même vis-à-vis de l’étourneau, appartenant cependant à une autre famille. Ces résultats confirment la valeur hautement interspécifique des cris de geai et justifient bien le surnom de « sentinelle de la forêt » attribué à cette espèce. Voici un être vivant qui sait se faire comprendre de son entourage :
même les renards, les chasseurs savent exploiter ces informations…
C’est fréquemment, notons-le au passage, que les dortoirs urbains d’étourneaux sont « délogés » par la méthode d’effarouchement acoustique Inra en faisant appel à ces signaux de geai mais… revenons à nos corbeaux !
Compréhension spécifique, interspécifique, familiale et ce, au niveau européen : comment tenter de les expliquer ? Par une « vie commune », par des caractéristiques inscrites dans le patrimoine héréditaire ou par les deux ?
Pour tenter de répondre au moins partiellement à ces questions, nous avons fait appel à nos collègues américains étant sûrs, ainsi, que « leur » corbeau, la corneille américaine, Corvus brachyrhynchos, n’avait pas eu de contacts avec « nos » corbeaux et vice versa.
En France, freux, choucas et corneilles noires réagissent aux signaux de leur cousin d’Amérique mais… sans grande conviction ! Pour éviter de baser nos conclusions sur la diffusion de cris d’une « corneille texane mâchant du chewing-gum », nous avons fait appel à divers enregistrements sans que la réaction générale en soit modifiée. La conclusion est donc que « tous les corbeaux ont, dans leurs signaux, un fonds commun mais que celui-ci n’autorise cependant pas une totale compréhension mutuelle ». Et les Américains, qu’ont-ils découvert ? Les tests ont été réalisés en Pennsylvanie et dans le Maine. En été dans le Maine, en hiver en Pennsylvanie, les corneilles américaines ont totalement ignoré les appels venus de l’Ancien Continent. En conclure que les Américains ignorent parfois volontairement ceux qui ne parlent pas américain serait tomber dans l’anthropomorphisme et non garder une attitude scientifique objective… La preuve d’ailleurs est que ces mêmes tests, refaits en juin en Pennsylvanie, ont déclenché chez la corneille américaine des réactions d’intensité égale à celle obtenue par l’émission des cris de cette propre espèce. Dans le Maine, en revanche, la même indifférence se maintenait. L’explication ne fut pas trouvée, cette fois, auprès de chas- seurs solognots mais dans l’analyse des phénomènes migratoires. En effet, il a été démontré que la population qui se reproduit dans le Maine migre, en hiver, en Pennsylvanie notamment où elle remplace la population locale qui, à cette époque, a quitté la région pour la Floride. La population du Maine reste donc pratiquement « repliée sur elle-même » tout au long de l’année – même durant ses voyages – tandis que celle de Pennsylvanie a l’occasion de « se frotter » à d’autres corbeaux au cours de sa migration. Ainsi donc, il semblerait que, même si un fonds commun héréditaire existe au sein de cette famille, celui-ci n’est pas tel qu’il permette, a priori, une intercompréhension. Pour que celle-ci se manifeste, il faut que vienne se surajouter une occa- sion d’échanger des informations avec d’autres individus de la même espèce
« ayant un autre accent » (résultats américains) ou d’espèces différentes mais avec lesquelles bien des soucis quotidiens sont partagés (résultats français).
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Vous venez d'écouter "HIVER - épisode 3", extrait des "Chroniques de la nature" publié aux éditions Quae en 2022. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique sur www.quae.com.