Didier GascuelBien sûr, les premières victimes, ce sont les espèces exploitées. On estime qu'en moyenne, leur abondance a été en gros divisée par 5 depuis la fin du 19e siècle. Pour certaines, un peu moins, mais pour certaines, beaucoup plus. Et on a des divisions parfois par 10, par 20, par 50 de l'abondance des espèces exploitées. Ceci a des effets en chaîne sur tout le fonctionnement de l'écosystème, sur les proies, les compétiteurs, les prédateurs. et puis les proies des proies, des espèces pêchées. Les oiseaux marins, par exemple, ont vu leur abondance diviser par deux parce que leur ressource alimentaire a diminué. Et tous les assemblages d'espèces ont été modifiés, donc le fonctionnement des écosystèmes, le fonctionnement des chaînes alimentaires a été modifié. Si on rajoute à ça les impacts des chaluts sur les fonds marins, globalement, on tend vers des écosystèmes qui sont malheureusement moins productifs, mais aussi de plus en plus instables et moins résilients par rapport à d'autres impacts, et notamment par rapport aux impacts du changement climatique. Il y a une dernière catégorie de victimes de cette pêche trop intensive, ce sont les pêcheurs eux-mêmes. Depuis les années 1970, la production a été divisée par deux, parce qu'il y a de moins en moins de poissons dans la mer, et l'emploi maritime dans les pays européens a été divisé par quatre ou cinq. Donc la surpêche, in fine, ce sont des ports qui se vident et des territoires côtiers qui sont à l'abandon. Ce sont les hommes qui sont les premières victimes. [Musique]
Le mot écologie, il est formé par analogie avec l'agroécologie. L'agroécologie, c'est une nouvelle forme d'agriculture. La pêchécologie, c'est une nouvelle manière de penser et d'organiser la pêche. C'est une pêche qui réconcilie en profondeur l'exploitation durable des ressources vivantes de la mer avec des impératifs de conservation de la biodiversité. Le premier principe, c'est qu'il faut rechercher en toutes circonstances la minimisation de tous les impacts écologiques de l'activité de pêche. La question qu'on doit se poser face à chaque kilo de poisson qu'on capture, c'est "est-il possible de le pêcher avec moins d'impacts ?" Moins d'impact sur l'espèce qu'on exploite, mais aussi moins d'impacts sur les fonds marins, moins d'impacts sur les captures accidentelles. Il faut mobiliser toute la connaissance scientifique, tous les processus d'innovation, mais aussi l'intelligence des acteurs, en faveur de cet objectif d'une réduction aussi forte que possible de l'ensemble des impacts écologiques. Le deuxième principe, il est de dire que la pêchécologie ne s'occupe pas que de durabilité écologique. Elle s'occupe aussi de durabilité économique et sociale. Et de ce point de vue-là, le principe, il est que chaque kilo de poissons que la mer veut bien nous fournir de manière durable, il faut se poser la question de comment on en fait bénéficier le plus grand nombre. Le plus grand nombre possible de pêcheurs, et bien au-delà du nombre de pêcheurs, l'ensemble des communautés du littoral et l'ensemble des territoires côtiers. Il faut donc faire de la pêche, et de la pêchécologie en particulier, un outil d'aménagement du territoire. En fin de compte, l'objectif c'est de maintenir la production tout en augmentant l'emploi et en re-tissant le lien avec le territoire et surtout en diminuant autant que faire se peut l'ensemble de tous les impacts de la pêche à l'échelle des écosystèmes marins.
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Mettre en place la pêchécologie, ça nécessite tout un ensemble d'outils et on sait que les marges de progrès sont en réalité absolument phénoménales. Je voudrais ici juste citer trois volets possibles de mise en œuvre. Le premier, c'est qu'il faut protéger de manière efficace les juvéniles de toutes les espèces exploitées, ce qui suppose dans tous les cas d'augmenter les maillages et souvent les tailles illégales de première capture. Aujourd'hui, on pêche massivement la plupart des espèces dès l'âge de 1 an, 2 ans. La conséquence de ça, c'est qu'il n'y a dans la mer plus aucun poisson qui puisse atteindre l'âge de 5 ans, 6 ans. Ces spécimens sont extrêmement rares. Donc, les poissons d'âge, je dirais, moyen ou les vieux poissons sont perdus pour tout le monde, pour l'écosystème comme pour les pêcheurs. Il faut appliquer de manière rigoureuse la réglementation européenne qui prévoit d'ores et déjà de protéger les juvéniles, alors même que ce n'est rigoureusement pas fait. Et si on le fait de manière efficace, si on augmente les maillages, là aussi on peut multiplier par deux la quantité de poissons dans la mer à capture égale. On peut remplir la mer de ces jeunes poissons qu'aujourd'hui on capture et qui contribueraient au fonctionnement des écosystèmes. Le deuxième volet, c'est qu'il faut protéger les fonds marins. Et de ce point de vue-là, le grand chantier qui est devant nous, c'est de sortir de la dépendance du chalut et d'engager ce que j'appelle le plan de déchalutisation progressive des pêches françaises et européennes. Alors c'est compliqué parce que le chalut est aujourd'hui l'engin dominant, il représente plus de 50% des captures, presque la totalité sur certaines espèces, mais en même temps c'est un engin qui est très impactant et surtout qui consomme du gasoil, qui émet du CO2. On sait qu'on peut pêcher la langoustine au casier, on sait que des espèces comme la morue ont été exploitées pendant des siècles avec des lignes, IFREMER teste des casiers à poissons... Il faut innover en la matière dans toutes les directions. Enfin, le troisième volet, c'est l'approche par flottille. Il faut pour chaque flottille faire le bilan de tous ses impacts écologiques. Ce bilan va nous amener à dire qu'il faut privilégier partout où c'est possible la petite pêche côtière, qui est une pêche riche en emplois. On pourrait citer d'autres aspects, la protection des aires marines protégées, le bien-être animal, l'économie circulaire, la formation des pêcheurs, le pouvoir des citoyens... L'idée, c'est bien qu'un autre mode de production est possible. Moi, je fais partie des gens qui considèrent que les ressources vivantes de la mer, ce sont des biens communs de l'humanité. Il faut donc que l'humanité, et donc chacun d'entre nous, chaque citoyen, s'en occupe.