- Speaker #0
Virage(s), saison 2, épisode 8, un podcast de la Caisse des dépôts. A Breil-sur-Roya, une commune de 2.200 habitants nichée au cœur de la vallée de la Roya, le maire a signé en janvier 2025 un arrêté pour le mois insolite. interdisant les catastrophes naturelles sur sa commune. Un arrêté délibérément absurde pour répondre à une situation injuste. Sinistré par la tempête Alex, Breil-sur-Roya a vu son assureur historique résilier tous ses contrats brutalement, laissant notamment 70 bâtiments communaux à la merci du moindre sinistre. Alors que le rapport de mission Langrenet sur l'assurabilité des risques climatiques prévoit que le coût des dommages liés au sinistre pourrait augmenter de l'ordre de 50%, d'ici 2050, nous posons la question à Lucas Deutsch, cofondateur en charge de la stratégie de Sinonvirgule, bureau d'études et de conseil en redirection écologique. Comment assurer un monde qui s'effondre ? Bonjour Lucas. Bonjour. Merci beaucoup d'avoir accepté l'invitation de Virage. Avant de tenter de répondre à la question vertigineuse que je viens de vous poser, je vous propose quelques pas en arrière dans l'histoire pour débuter notre conversation. Parce que parfois... Quand on ne sait pas encore exactement où l'on va, il peut être utile de savoir d'où l'on vient. Pourquoi et quand a-t-on commencé à s'assurer et assurer le monde ? Sur quels principes fondamentaux repose le modèle assurantiel ?
- Speaker #1
Ce qui est intéressant, c'est de comprendre que l'assurance, fondamentalement, c'est le modèle qui a permis de la prise de risque. L'assurance moderne, elle émerge au XVIIe siècle avec des prêts à la grosse aventure. Donc on parle de prêts alloués par des riches créanciers à des capitaines d'expédition qui prenaient une somme d'argent avant même de partir en expédition et devaient la rendre avec intérêts si l'expédition était bénéfique, ou s'ils avaient fait l'objet de piraterie ou avaient perdu leur navire, ils avaient la possibilité de garder l'argent. Et ça a permis à beaucoup plus de gens d'adopter des comportements économiques plus risqués. Et finalement, l'assurance a joué un rôle pour construire ce dont elle pâtit le plus. Et donc, il y a cette possibilité de comprendre notre époque au travers des yeux d'un assureur, comme étant l'époque qui invite à un changement de paradigme, qui invite les assureurs à ne plus être des agents de l'incitation à la prise de risque, mais vraiment plus à être des agents de la maîtrise de risque, de la prévention au service de l'adaptation et de l'anticipation d'un certain nombre de phénomènes à venir. Et c'est fondamental de le comprendre.
- Speaker #0
Alors, ce risque justement, dont si je comprends bien, il faudrait désormais s'en prémunir. Il se présente aujourd'hui sous la forme des conséquences d'événements climatiques extrêmes. Montée des eaux, érosion des littoraux, inondations, tempêtes, sécheresses... On imagine très bien ce que ces événements et leurs conséquences peuvent avoir de dramatique, mais en même temps, on pourrait se dire qu'ils ont toujours existé dans une certaine mesure du moins. Alors concrètement, pourquoi et comment pose-t-il aujourd'hui un problème au modèle assurantiel ?
- Speaker #1
Ce qu'il faut savoir, c'est qu'on vit une époque qui n'est pas une époque d'aggravation des tendances climatiques, mais vraiment de réelles ruptures. Dans notre étude, ce que l'on va documenter, c'est trois ruptures majeures. On parle d'anthropocène, c'est-à-dire géologique qui caractérise notre époque, et cet anthropocène, il est caractérisé par des trajectoires climatiques qui ne sont plus en continuation et augmentation, mais vraiment en rupture. La première rupture, elle se joue au niveau du risque et la possibilité de le calculer. Et donc, quand la science actuarielle consiste à probabiliser un événement selon sa survenance passée, on comprend bien que le modèle actuariel est mis à mal. La deuxième rupture est celle des coûts insupportables. Aujourd'hui il y a une explosion des coûts, des dommages. Et finalement, pour l'assurance, il faut bien chercher à compenser ça, forcément en augmentant ses tarifs. Pour l'instant, ça fonctionne très bien, on peut augmenter les tarifs. Mais la marge, à un moment, elle va s'arrêter. Et on va le voir, il va bientôt y avoir des ménages pour qui ça va être presque insupportable d'accepter ce coût. Et ça laisse présager une segmentation de la population entre des gens qui vont être capables de supporter le coût de l'assurance et d'autres non. La troisième rupture va traiter davantage de la question du sinistre qui devient de plus en plus ingérable. Cela vient principalement du fait qu'aujourd'hui, les événements climatiques extrêmes auxquels on est confrontés sont hors normes ou hors cadre. C'est très différent d'être accompagné pour un bris sur sa voiture après un épisode de grêle que de voir toute sa maison engloutie sous les eaux ou sur une coulée de boue et de tout perdre. De plus en plus, les assureurs vont être confrontés à des assurés dans des états de stress profond. Et on parle vraiment de stratégies très proches de celles utilisées par l'armée pour traiter les stress post-traumatiques.
- Speaker #0
Dans le contexte que vous décrivez, est-ce qu'il est réaliste de continuer à croire à la préservation d'un modèle assurantiel qui serait accessible à tous et mutualisé ?
- Speaker #1
La question est "est-ce qu'on doit aujourd'hui continuer à partager le risque de la même façon pour tout le monde ?" Si on vulgarise à outrance, on va retrouver d'un côté les assureurs mutualistes qui vont avoir tendance à mettre en avant des valeurs sociales et de solidarité et qui vont avoir tendance à dire oui, "il faut continuer à protéger tout le monde", mais qui sont finalement eux aussi mis à mal par ces mêmes principes. Et puis, on va avoir plutôt des défendeurs de l'individualisation du risque, qui sont souvent des acteurs du monde de l'assurance libérale à but commercial, et qui eux, ou des nouveaux entrants, vont avoir tendance à dire, "il faut faire payer aux gens leur vrai profil de risque, sinon on n'utilise pas ce qu'on appelle des signaux prix". En changement économique, le signal prix, c'est quand on fait payer plus cher un certain comportement pour inciter à une adaptation. Ce qui est intéressant de comprendre aussi par rapport à ces deux visions, c'est qu'aujourd'hui il faut pouvoir, pour protéger l'habitabilité et l'assurabilité de nos territoires, défendre des principes mutualistes. Sauf qu'aujourd'hui, les acteurs mutualistes n'œuvrent pas sur un marché à part. Ils sont en compétition avec ces nouveaux acteurs qui, eux, vont segmenter, individualiser le risque. Et en conséquence, ce sont les acteurs qui travaillent sur ces stratégies de segmentation et d'individualisation du risque qui vont capter les meilleurs profils de risque, laissant aux acteurs mutualistes des profils moins payants. Au final c'est un cercle vicieux qui va venir aggraver la capacité des modèles mutualistes à se défendre face aux risques de notre époque.
- Speaker #0
Dans ce contexte que vous décrivez, par exemple, quelle est la place d'un régime comme le régime Cat Nat, qui est une spécificité française ?
- Speaker #1
Le régime Cat Nat, c'est effectivement une spécificité française qui est évidemment à saluer. Aujourd'hui, c'est un système qui permet de créer une forme de supramutualisation à l'échelle nationale. La façon dont ça fonctionne, c'est que tout le monde, dans ces polices d'assurance habitation et automobile, va payer une surprime qui va servir à financer le fonds Barnier, qui est le fonds gouvernemental en charge de l'indemnisation lors de catastrophes naturelles. Donc c'est évidemment louable. En revanche, ce modèle, il est aujourd'hui confronté à certaines limites. C'est un modèle qui a émergé dans le début des années 90. Aujourd'hui, il y a une forme d'emballement climatique, et donc des catastrophes naturelles. Et de fait, le fonds Barnier n'est pas équipé pour faire face à hauteur du besoin d'augmentation des primes que tout ça va générer. Il y a aussi une autre limite sur le fonds Cat Nat aujourd'hui, c'est celle de la possibilité d'adapter le critère d'événements extrêmes de ce qui est considéré une catastrophe naturelle. La fréquence évoluant, il y a besoin de reclarifier ce qu'on inclut ou pas dans ce régime Cat Nat. Il y a besoin d'augmenter les collaborations entre l'État et les assureurs, c'est une évidence. Et puis le plus important comme limite, c'est qu'il y a besoin aussi de rediriger ces fonds vers de l'investissement sur de la prévention et de la résilience. Le fonds Barnier vise à réparer, il faut aussi qu'on développe des fonds pour la prévention. Sur ce régime Cat Nat, on le voit, il y a des limites, mais il y a évidemment et heureusement beaucoup d'actions qui sont posées aujourd'hui. Le rapport gouvernemental de la mission Langreney sur l'assurabilité des risques climatiques, remis en 2024, pose des constats au-delà d'une augmentation de 50% du coût des sinistres à horizon 2050. Il y a aussi l'idée de créer un fonds qui serait dédié à la prévention. Et puis il y a un appel dans ce rapport à étudier la possibilité d'un fonds d'aide à la relocalisation. Aujourd'hui, le régime Cat Nat, une de ses limites, est qu'il nous permet de reconstruire, mais de reconstruire quoi et où ? Et il y a un moment où il va falloir se poser la question, et se dire "est-ce que ça fait sens de reconstruire dans des endroits qui sont en passe d'être inhabitables ?".
- Speaker #0
Est-ce que l'on peut envisager que le rôle de l'assureur aille jusqu'à l'accompagnement tellement préalable que ce serait un accompagnement à la relocalisation de populations pour les soustraire à un risque de sinistre à venir ? Et on pense notamment évidemment au littoral et à l'érosion du trait de côte.
- Speaker #1
Je vais être prudent ici parce que l'assurance ne peut pas jouer le rôle de l'État. Le recul du trait de côte n'est pas un sinistre. L'assureur gère les sinistres. Quand on n'a pas un sinistre et qu'on est face à une certitude, on n'a plus de risque, on a une menace. Donc, finalement, il y a une espèce de conflit de légitimité, mais qui pourrait très simplement se débloquer dans les prochaines années, puisque l'assurance a tous les bons ingrédients pour être un acteur actif de la participation, de l'aide à des plans de relocalisation. Les assureurs ont une capacité de maîtrise du risque, ils ont une capacité de maîtrise d'ouvrage, de reconstruction, etc. Et ils ont une capacité humaine d'accompagnement aussi.
- Speaker #0
Et alors, il y a comme une espèce de petit paradoxe à cet endroit-là, c'est-à-dire qu'en même temps, vous nous dites l'assureur veut devenir un préventeur. Et en même temps, on parle d'un risque de plus en plus imprévisible. Alors, comment est-ce que l'assureur, concrètement aujourd'hui, peut mettre à l'œuvre des solutions qui vont permettre de dissiper ce brouillard ?
- Speaker #1
Il y a énormément d'innovations qui sont à saluer. Je pense notamment à des modèles comme l'ICAF (Indice Climatique Actuariel Français),qui a été développé par CNP Assurance et la chaire Dialogue, et qui vise à créer des jeux de données, un indicateur, qui permettent de superposer l'exposition territorialisée à des événements de froid extrême, de chaleur, de précipitation extrême, de vent, de sécheresse et bien sûr du fameux recul du trait de côte. Et ce genre d'indicateur permet de venir cartographier à l'échelle de la France, différentes zones géographiques au profil de risque similaire. Et avec ce genre d'innovation, sur la question de l'impossibilité de maintenir une mutualisation du risque quand on a des ensembles assurés qui ont des profils de risque trop différents, on a la possibilité d'imaginer demain des recompositions mutualistes sur des profils de risque similaires. Donc déjà, on voit qu'avant même de parler de prévention, il y a aussi dans l'innovation et dans la prise d'initiative de ce type d'acteurs, des opportunités pour repousser les frontières du mutualisme.*
- Speaker #0
On a commencé cette émission en évoquant le cas de Breil sur Roya, qui a fait face au désengagement de son assureur. Quel peut être le rôle des collectivités locales dans cette nouvelle donne, dans cette nouvelle configuration ? Est-ce qu'il faut réécrire la relation entre les collectivités et l'assureur ? Est-ce que c'est possible ? Est-ce souhaitable ?
- Speaker #1
C'est déjà en cours. On a énormément de rapprochements entre des assurances, une présence territoriale très forte, et les collectivités locales. L'idée, c'est vraiment d'être à la fois en maîtrise du risque, mais aussi en maîtrise de la vulnérabilité des environnements assurés et du coup d'accompagner les territoires dans des actions d'aménagement, d'urbanisme plus résilients face aux crises climatiques.
- Speaker #0
Dans votre étude « Peut-on assurer un monde qui s'effondre ? » publiée par Sinonvirgule, vous réservez une place importante pour des idées et des modèles audacieux. Je pense notamment à une proposition de solution non monétaire. Est-ce que vous pouvez nous parler de ces idées qui sortent vraiment du cadre et de l'équation traditionnelle et historique du modèle assurantiel ?
- Speaker #1
L'assurance, aujourd'hui, ne peut pas, par le simple levier financier, couvrir tout notre risque. On est devenus des êtres trop risqués. Demain, notre pari, c'est de dire que les assureurs les plus performants seront ceux qui arriveront à offrir à la fois une solution financiarisée et des solutions non monétaires qui viseront à nous équiper, à nous rendre plus autonomes dans notre maîtrise du risque, qui sera par ailleurs inassurable par des mécanismes financiers. Et en fait, ce qu'ont développé les acteurs mutualistes, c'est ce qu'on pourrait appeler une maîtrise d'ouvrage des solidarités. Des gens qui partagent le même destin de risque mais qui s'ignorent, de les mettre en lien et de travailler une résilience qui soit plus humaine, basée sur l'entraide. Et ce sont des modèles qui risquent de se populariser, notamment du fait qu'une tranche de la population va être de plus en plus en peine de couvrir financièrement son coût d'assurance, mais aussi parce que tout simplement, et ça vaut pour tous, les modèles assuranciels vont avoir de plus en plus de mal à couvrir 100% de nos risques.
- Speaker #0
Une autre piste que vous suivez consiste à faire contribuer différemment les contributeurs à l'assurance en fonction de leur exposition au risque ou alors en fonction d'autres critères ?
- Speaker #1
Bien sûr, c'est un peu la piste "Robin des Bois". En fait, on va se demander dans quelle mesure on pourrait avoir des formules d'assurance solidaires ou moi, consciemment, je me sais être un individu privilégié et je vais accepter de payer plus cher parce que je sais que j'adhère à un contrat d'assurance qui va permettre à des gens plus démunis et souvent malheureusement plus exposés de s'assurer. Et donc, on pourrait imaginer des modèles assuranciels, où finalement, on viendrait demander plus aux plus riches pour protéger les plus exposés.
- Speaker #0
Pour ceux qui vous écoutent et qui aimeraient poursuivre la conversation, continuer leur acculturation sur le sujet que vous avez évoqué, est-ce qu'il y a un livre que vous souhaiteriez leur recommander de lire ?
- Speaker #1
Il y a un auteur que j'aime bien qui s'appelle David Le Breton, qui est sociologue et qui a traité la question de la sociologie du risque dans un ouvrage. Il invite à repenser le risque comme une construction culturelle et sociale. Et donc, revenir au balbutiement de ce qu'est le risque, c'est aussi s'ouvrir la possibilité d'apprécier différemment cette époque de risque intense.
- Speaker #0
Merci beaucoup Lucas Deutsch. Je rappelle que vous êtes cofondateur en charge de la stratégie de Sinonvirgule, un bureau d'études et de conseils en redirection écologique à l'origine de l'étude "Peut-on assurer un monde qui s'effondre ?". Virage(s) est un podcast de la Caisse des Dépôts. On se retrouve très vite pour de nouveaux virages. Merci beaucoup.
- Speaker #1
Merci.