- Speaker #0
Virage, saison 2, épisode 3. Un podcast de la Caisse des dépôts. Nos sociétés se confrontent depuis plusieurs décennies à une série de défis environnementaux majeurs. Les producteurs, les agriculteurs, les fournisseurs d'énergie et bien d'autres acteurs économiques font la douloureuse expérience du changement depuis un certain temps déjà. Mais nos institutions financières, quant à elles, ont longtemps semblé ignorer la menace, comme si elles en étaient éloignées et préservées. C'est ce que certains appellent la tragédie de l'horizon. Si le risque lié à mon actif ne se présente qu'au-delà de mon horizon d'investisseur, rien ne m'incite à considérer ce risque. Mais depuis quelques années, les banques s'intéressent à l'impact des risques climatiques sur leur stabilité et montrent un désir de le contenir. Avec Camille Laurence Villain, du département politique durable de la Caisse des dépôts, nous allons tenter de savoir s'il est encore temps de mettre fin à la tragédie de l'horizon, et si oui, de quelle manière ? Bonjour Camille.
- Speaker #1
Bonjour.
- Speaker #2
Alors je disais en introduction que les institutions financières considèrent à présent que le climat peut représenter un risque pour leur stabilité. Est-ce que vous pouvez nous expliquer la nature de ce risque, ou peut-être de ces risques ?
- Speaker #1
Oui bien sûr. Il y a deux catégories de risques climatiques pour les institutions financières. D'abord, la première catégorie, c'est les risques physiques. Ensuite, la deuxième catégorie, c'est les risques de transition. Les risques physiques, ce sont les risques de pertes financières liées aux modifications du climat. Ça peut venir d'aléas dits chroniques, c'est-à-dire qui viennent progressivement. Par exemple, ça peut être la hausse des températures ou la baisse progressive des précipitations. Et ça peut aussi venir d'éléments plus violents, plus ponctuels, comme les tempêtes, les incendies, les inondations. La deuxième catégorie de risques climatiques, ce sont les risques de transition, qui sont les risques de perte de valeur, qui résultent d'une transformation de notre économie vers un modèle bas carbone. En fait, ces risques peuvent venir de plusieurs endroits. D'abord, d'une décision réglementaire ou politique. qui consiste à interdire ou à réguler certaines activités. Ça peut venir aussi de l'innovation, des filières qui produisent des innovations bas carbone et qui vont finalement faire perdre des parts de marché à leurs concurrents qui ne se sont pas mis à ces technologies bas carbone. Ça peut venir aussi de changements de pratiques de consommateurs qui, en prenant conscience du réchauffement climatique, vont changer leur mode de consommation. Dans ces deux catégories de risques climatiques, ce qu'on va regarder, c'est l'impact financier. c'est les pertes potentielles. Pour les risques physiques, par exemple, ça peut être la destruction d'actifs suite à un aléa aigu, donc une tempête qui va arracher un hangar, par exemple, ou une usine de production. Ça va être aussi l'endommagement d'infrastructures qui ne vont plus pouvoir être utilisées pendant un temps. Je pense par exemple aux inondations où les routes sont coupées, donc il n'y a plus d'acheminement de matériel. Sur les risques de transition, C'est un peu le même raisonnement, c'est la perte de valeur des actifs. Donc ça, c'est quand on anticipe que certains actifs sont aujourd'hui survalorisés par rapport à ce qu'ils devraient être dans le cadre d'une transition bas carbone. Donc là, on pense souvent au secteur du charbon ou au secteur des énergies fossiles. Et puis, il y a aussi effectivement les pertes de parts de marché liées au risque de transition qui peuvent venir impacter la valeur finalement des actifs. détenus par les institutions financières.
- Speaker #2
Et sur ces destructions d'actifs, par exemple, est-ce qu'on a des indices qui nous montrent une forme d'accélération des phénomènes, de la valeur des actifs détruits, par exemple ? Parce que c'est des choses qu'on mesure aujourd'hui et dont on voit l'accélération.
- Speaker #1
Alors oui, on voit l'accélération. Sur le territoire français, par exemple, on a une augmentation du montant des sinistres climatiques. très forte entre 2000 et maintenant, les années 2000 et maintenant, puisque ça a été multiplié par plus de deux.
- Speaker #2
Comment ça se fait que ce risque soit compliqué à prendre en compte pour des institutions financières ?
- Speaker #1
Pour au moins deux raisons. Une des raisons que vous avez évoquées dans votre introduction, c'est la tragédie des horizons. En fait, les banques mesurent un risque à court-moyen terme. Notre horizon de temps et nos outils d'évaluation du risque, c'est 3 à 5 ans maximum. Or, comme on l'a dit, on sait que le changement climatique, à la fois les risques physiques et les risques de transition... vont s'intensifier dans les années, dans les décennies à venir. Et donc, c'est ce que Mark Carney, qui était gouverneur de la Banque d'Angleterre en 2016, avait appelé la tragédie des horizons, en disant qu'à la fois le politique et le financier étaient sur des horizons de court terme, que le climat était plutôt sur un horizon de long terme et qu'en fait, au moment où on verrait l'iceberg, il serait trop tard pour réorienter le paquebot. Ça, c'est la première raison. La deuxième raison, je dirais que c'est que les modèles de risque sont essentiellement... fondée sur des statistiques passées. Et le climat d'hier ne présage pas du climat de demain. Donc on a ce problème de manque de données robustes sur lesquelles pouvoir s'appuyer. En tout cas, c'est un vrai changement méthodologique de ne plus s'appuyer sur le passé, mais de devoir se baser sur des scénarios. Et donc ça crée une forme d'incertitude pour les banques.
- Speaker #2
Vous parliez des modèles, justement. Aujourd'hui, comment est-ce qu'on fabrique ces modèles d'analyse du risque ?
- Speaker #1
Je vais prendre l'exemple de ce qu'on a fait à la Caisse des dépôts pour construire un modèle de notation du risque physique. On s'appuie sur des données climatiques projetées selon des scénarios du GIEC. On récupère un certain nombre d'indicateurs liés à des aléas climatiques. On regarde quelle va être l'évolution des... tempêtes, des inondations, du retrait gonflement des argiles, de la sécheresse, des précipitations, des vagues de chaleur, etc. Et on regarde ça à la fois sur plusieurs scénarios et sur plusieurs horizons de temps. Donc ça, c'est une première donnée d'entrée de notre modèle. Une deuxième donnée d'entrée de notre modèle, c'est de regarder quel va être l'impact pour un secteur donné de l'aléa climatique qui va se matérialiser. Parce qu'en fait, on sait que tous les secteurs ne réagissent pas de la même manière à la survenance d'un aléa. Si je prends un exemple et qu'on regarde une centrale nucléaire dans la Drôme ou alors une société de service à la personne, l'aléa sécheresse ne va pas avoir le même impact pour l'un et pour l'autre. Après, nous, en tant qu'institution financière, il faut qu'on fournisse des précisions sur nos portefeuilles et en fait, on rentre dans un niveau de détail qu'on n'a pas l'habitude d'avoir puisque pour faire une bonne analyse de risque physique, il ne faut pas seulement regarder où sont les actifs productifs de notre client, de notre contrepartie, mais de regarder aussi Merci. où sont ces fournisseurs, où sont ces clients et quelles sont ces interdépendances avec d'autres acteurs économiques sur le territoire. Parce que le risque physique ne sera pas le même d'un point donné du territoire à un autre. Donc c'est très géospécifique, on va dire.
- Speaker #2
Ce que je comprends, c'est que les données qui sont rentrées par l'institution financière sont des données qu'elles divulguent. Quelle est la réglementation qui aujourd'hui encadre la... la divulgation en qualité et en quantité des informations qui sont fournies par les institutions financières ?
- Speaker #1
Alors, effectivement, on a plusieurs réglementations. Ça commence à peu près en 2015 avec des réglementations françaises, notamment l'article 173 de la loi de transition énergétique. Ça a été complété ensuite par l'article 29 de la loi énergie-climat. En fait, toutes ces réglementations, elles invitent les institutions financières à mesurer leurs risques climatiques. à prendre en compte le résultat de cette mesure dans leur stratégie et dans leur gouvernance et dans le pilotage de leurs risques. Jusque-là, on est vraiment sur une logique de transparence. En revanche, il y a encore une hétérogénéité très forte dans la manière dont les institutions financières font les mesures de risque puisque chacun peut développer son propre modèle, calibrer son propre modèle ou acheter de la donnée à l'extérieur pour pouvoir faire cette analyse de risque. En revanche, on constate un virage. Ça tombe bien. Un virage, puisque la Banque centrale européenne a indiqué au début de l'année qu'elle mettrait à l'amende les banques qui n'auraient pas fait de manière sérieuse, c'est-à-dire en suivant le guide des bonnes pratiques que la Banque centrale européenne a publié pour faire ces mesures de risque. Donc, ces banques qui ne feraient pas ça sérieusement seraient mises à l'amende à partir de la fin de l'année 2024.
- Speaker #2
Il y a un adage qui dit « tout ce qui est mesuré peut être géré » . Est-ce que ce modèle fondé sur la transparence est selon vous suffisant ? Ou alors est-ce qu'il faudra imaginer un modèle plus contraignant que ça pour aller plus loin ?
- Speaker #1
Alors, je disais, le premier virage, c'est la mise à l'amende, ce qui me paraît être quand même une manière de dire que le sujet va être regardé de plus en plus sérieusement. Peut-être qu'il y a une autre manière de regarder le sujet plus sérieusement d'un point de vue réglementaire et qui est en débat, qui est de se dire que finalement, il faudrait appliquer ou imposer aux banques de prendre des coussins de capital supplémentaires quand elles sont très exposées. au risque climatique, justement dans une logique de stabilité financière et de robustesse de la banque face à ces risques.
- Speaker #2
Quand une institution financière a une évaluation terminée entre ses mains, qu'est-ce qu'elle en fait concrètement ? Est-ce qu'elle se contente de gérer le risque qu'elle peut maintenant anticiper ? Est-ce qu'elle met en action quelque chose ?
- Speaker #1
Alors, en fait, l'analyse des risques peut intervenir à deux moments dans la vie de la banque. elle peut intervenir au moment où la banque décide du financement ou de l'investissement. Et donc là, c'est une information qui est précieuse et utile parce que ça permet de savoir quel risque précisément la banque prend. D'une certaine manière, le risque climatique, c'est une forme de... En fait, on complète l'analyse de risque avec un élément de risque supplémentaire. Et puis après, il y a aussi les analyses de portefeuille, c'est-à-dire qu'on regarde de manière agrégée quel est le risque que porte la banque de manière globale. Une fois qu'on a fait ces analyses de risque, il y a effectivement deux réponses possibles. Il y a une réponse qui est plus orientée à la stabilité financière de l'établissement, qui peut être soit de se dire « je vais prendre un coussin de capital supplémentaire, comme ça en cas de choc climatique par exemple je serai plus résistant » , soit « je vais décider d'exclure certains secteurs que je juge trop risqués » . On le voit de plus en plus dans les pratiques des banques. Et puis il y a une deuxième logique qui est plus une logique d'action et d'accompagnement du client. C'est aussi une logique d'opportunité, c'est de se servir de ces analyses de risques climatiques pour proposer d'autres produits financiers d'accompagnement des clients, soit pour contribuer au financement de leurs plans de transition dans le cadre des risques de transition ou pour financer des projets d'adaptation au changement climatique dans le cas des risques physiques. Nous, ce qu'on fait à la... Caisse des dépôts, c'est effectivement, on s'appuie sur ces analyses de risque, notamment sur les analyses de risque physique, pour pouvoir proposer des offres en termes d'adaptation au changement climatique. Et on a la Banque des Territoires, par exemple, qui déploie une offre qui va de l'ingénierie au financement. Je vais vous citer deux exemples. D'abord, à Saint-Martin, après le passage du cyclone Irma, la Banque des Territoires est intervenue pour financer l'enfouissement des réseaux numériques, ce qui permet en fait aux territoires d'être... être plus résilients en cas de passage d'un nouveau cyclone et de pouvoir actionner aussi tous les dispositifs d'alerte et de secours. Un deuxième exemple aussi d'un projet de lutte contre l'érosion et la submersion marine dans la commune de Lacanau, avec la création d'espaces renaturés, donc de zones tampons, pour pouvoir à la fois absorber l'eau en cas de submersion, pour pouvoir aussi protéger les sols de l'érosion. Et donc, il y a tout un projet aussi de réaménagement du front de mer et de relocalisation de certaines activités.
- Speaker #2
Je disais en introduction que les institutions financières semblent être, un peu paradoxalement, les dernières à avoir réagi face à la menace qui pèse sur chacun de nous. Est-ce que vous pensez que leur mise en mouvement est le bon catalyseur et même le catalyseur nécessaire pour que le reste de l'économie se mette définitivement au bon rythme ?
- Speaker #1
La finance me semble être un levier parmi d'autres. Il me semble que pour que ce levier soit vraiment actionné, il faut quand même un changement de posture. au sein des banques, puisque comme j'ai dit au départ, pour faire des bonnes analyses de risque et puis ensuite pour proposer des offres de financement à nos clients, qui sont très exposés aux risques physiques par exemple, ça suppose à la fois d'avoir des chargés de clientèle sur le terrain qui soient formés aux enjeux du changement climatique. Ça suppose aussi d'accepter de dialoguer avec des clients sur d'autres sujets. que le plan de financement et les aspects purement financiers d'un projet. Donc ça, ça peut être un vrai changement de culture bancaire finalement. Ce n'est pas forcément ce que les institutions financières classiques ont l'habitude de faire.
- Speaker #2
Sur le sujet du risque climatique ou plus largement sur le sujet de l'adaptation au changement climatique qu'on a évoqué dans ce studio, est-ce qu'il y a un livre ou une œuvre ? que vous aimeriez conseiller à tout le monde de lire parce que pour vous ça a eu un impact important.
- Speaker #1
J'ai pensé à l'œuvre de Giono dans laquelle sont décrites les conditions d'une relation harmonieuse entre l'homme et son environnement, l'homme et la nature. Et en fait, je trouve qu'une des conditions qui apparaît dans l'œuvre de Giono, c'est de s'appuyer sur le savoir ancestral, le savoir d'usage, c'est-à-dire s'appuyer sur la connaissance qu'ont les habitants de leur territoire et de ce territoire en interaction avec la nature.
- Speaker #2
Merci beaucoup. Merci beaucoup Camille pour votre éclairage. Virage est un podcast de la Caisse des dépôts.
- Speaker #0
Dans le prochain épisode, nous nous intéresserons aux pratiques émergentes dans les territoires pour une meilleure gestion partagée de l'eau. A très vite.