- Speaker #0
Bienvenue dans Rôle Titre, le podcast des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe et je suis comédienne. Une fois par mois, je vous emmène à la rencontre d'une héroïne du théâtre ou de la littérature pour faire entendre sa voix et comment elle résonne dans notre société. Rôles Titres, c'est aussi un compte Instagram et une newsletter pour encore plus de contenu autour de ces héroïnes inspirantes. Alors pensez à vous abonner pour ne rien manquer. Et c'est parti pour l'épisode. À bientôt ! l'un des portraits les plus connus au monde vous regarde une jeune fille avec son turban bleu et jaune cette perle nacrée à son oreille et ses grands yeux tournés vers vous depuis l'ombre dans laquelle elle se trouve difficile de dire à quoi elle pense mais c'est certain elle pense La jeune fille à la perle est un tableau du XVIIe siècle de Vermeer. On ignore l'identité de la jeune fille. Mais c'est aussi un roman de Tracy Chevalier, paru en 1999. Tracy Chevalier imagine qui aurait pu être cette jeune fille à la perle. Elle écrit le récit d'une servante qui tente de se construire un avenir tout en composant avec le regard des hommes. Mais comment trouver sa place quand on vous demande de ne pas en prendre ? Elle va nommer cette célèbre inconnue Griet, un prénom qui signifie perle. Cet épisode vous emporte sous le regard des hommes, celui des femmes, le female gaze et celui de l'artiste. À la lumière des 18 ans de Griet, il réveillera peut-être chez vous des vocations de jeunesse, réalisées ou éteintes depuis. Vous écoutez rôle titre épisode 2, Griet, regardez. ou être regardé.
- Speaker #1
Vous ouvrez de bien grands yeux. Comment vous appelle-t-on ?
- Speaker #0
Griet. Griet, c'est d'abord la discrétion. Elle pourrait être une lycéenne dont vous vous rappelez vaguement mais sans parvenir à raconter une anecdote vraiment mémorable sur elle. Car c'est son but, ne pas se faire remarquer. Et après tout, quoi de plus normal pour une servante ? En 1664, Griet a 16 ans. Elle a un frère et une sœur plus jeunes qu'elle, qu'elle s'apprête à quitter pour devenir la bonne à tout faire chez les Vermeers, une famille de la petite bourgeoisie hollandaise. Elle n'a tout simplement pas le choix. Griet est silencieuse. C'est sous la surface que s'agit de toutes ses pensées. Elle a peut-être d'ailleurs toujours été discrète, puisqu'elle déclare elle-même Enfant, Je ne pleurais pas. Mais sa discrétion lui a surtout été inculquée par son milieu. Populaire, protestant, et puis c'est une fille. C'est ce qu'on lui demande d'être. Réservée. Ainsi, Griet est facilement reconnaissable. Elle est bientôt adulte, mais déjà très raisonnable. Honnête, et absolument pas rebelle. Il était rare que je mente. Plaisanter n'était pas la façon de s'y prendre avec moi. Elle n'en met pas en cause l'autorité ni les règles de la société hollandaise du XVIIe siècle. Elle aurait beaucoup trop à y perdre. Pour autant, Griet n'est pas soumise mais lucide. Elle pense à sa survie et à celle de ses proches. Elle est plus secrète que timide et elle dissimule très bien ses émotions. Ma coiffe couvrait complètement les cheveux et retombait en pointe sur mes joues, cachant ainsi mon expression à quiconque me regardait de profil. Sa question me surprit, mais je n'en laissais rien paraître. Enfin, Griet a du plomb dans la tête. Elle a dû grandir vite, après l'accident qui a rendu son père aveugle. Elle est prudente, mais elle a confiance en ses capacités. Pour toutes ces raisons, Griet est bien différente du portrait des adolescentes insouciantes, inconscientes, voulant tester leurs limites ou jouer à se faire peur. Ça fait longtemps que Griet ne joue plus. En revanche, elle a bien sa vie à construire. Et aller travailler chez les Vermeers va lui donner un monde inconnu à explorer. Et va l'exposer à de nouveaux risques. On suit Griet pendant ses deux années comme servante dans la famille du peintre Vermeer. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle va atterrir dans un univers hostile. Allez au travail !
- Speaker #1
Est-ce que je vous paie à bailler au corneil ? Vous en avez encore pour longtemps ? Je vois que vous aussi, devant ces tableaux, vous oubliez les bonnes manières. Débrouillez-vous. Cette fille est un fléau.
- Speaker #0
Griet ne va pas vivre des aventures extraordinaires, mais elle va réussir à s'adapter à un monde extrêmement différent du sien. En tout. En devenant servante, elle rejoint une famille d'un autre milieu social, d'une autre religion. Elle découvre les rapports maître-serviteur.
- Speaker #1
Votre maître est un très grand peintre, Griet. Le plus grand de Delft.
- Speaker #0
Griet a peu de ressources, peu de connaissances et peu d'alliés. Mais elle fera énormément d'efforts pour comprendre ce nouveau monde, et en particulier les tableaux de son maître.
- Speaker #1
Vous voyez ceci ? C'est une lentille. La lumière qui vient de ce coin de la pièce passe à travers et se réfléchit au fond de la boîte. C'est ce que vous avez vu là. C'est une image. Un tableau composé de lumière.
- Speaker #0
Griet, c'est l'héroïne qui survit au déracinement. Elle traverse au moins quatre bouleversements en même temps. D'enfant, elle devient adulte, avec ses responsabilités, un métier à apprendre pour se sentir utile. De fille, elle devient femme, et elle doit composer avec le regard des hommes, et son propre désir. Troisièmement, du foyer familial, elle doit trouver sa place dans la société, alors qu'elle arrive justement dans un milieu qui la rejette, ou dans le meilleur des cas, qui l'ignore. Enfin, en découvrant les tableaux et le travail d'un peintre, elle accède à un nouveau monde. L'art va éclairer sa vie d'un nouveau jour et va éveiller sa très grande sensibilité. Comment résonne le rôle de Griet dans notre société ? Eh bien, c'est tout un paradoxe. Le portrait de la jeune fille à la perle de Vermeer est mondialement connu. Chacun y va de son avis sur ce qu'évoque cette jeune fille, sur ce qu'elle représente. Tout le monde la voit, mais personne ne sait qui elle est. C'est donc la reconnaissance d'une image, et non d'une personne. En imaginant son histoire, Tracy Chevalier va rétablir un récit derrière le visage. Mais la place de Griet, encore aujourd'hui, ça reste celle d'une anonyme. Et la place qui lui est laissée, c'est celle de se fondre dans le décor. On pourra mettre son portrait sous tous les projecteurs du monde. Griet restera éternellement dans l'ombre. Elle représente les invisibles. Et c'est simplement parce que le regard d'un peintre s'est posé sur elle qu'elle est devenue l'invisible la plus en vue. Étonnamment, ce rôle de servante du XVIIe siècle nous parle encore aujourd'hui. Alors évidemment, les droits des femmes ont progressé depuis l'époque de Griet. Mais on serait beaucoup à se reconnaître dans les obstacles auxquels elle se heurte. Dans le fait de devoir être bien gentille, de ne pas faire de vagues, de ne pas prendre trop de place. Des jeunes filles comme Griet, il y en a beaucoup plus qu'on ne le croit. Alors déjà, ça fait du bien, un rôle qui sort du cliché de l'ado tête brûlée et révoltée contre la Terre entière. Et ensuite, dans l'ensemble... on a bien décrit l'état d'esprit d'une jeune femme qui entre dans la vie d'adulte. C'est très bien retranscrit par l'autrice dans le roman. Du coup, Griet, pour moi, c'est un exemple de female gaze réussi. Alors on va en reparler, mais juste pour redonner la définition, le female gaze, c'est un concept qui est né dans le milieu du cinéma, pour indiquer qu'on se place d'un point de vue féminin pour imaginer, pour filmer et regarder des scènes. Ainsi, on cherche à donner un meilleur aperçu de l'expérience féminine vécue. Alors je vous mets quelques ressources en description pour aller plus loin. Mais sinon, dans La jeune fille à la perle, ce qui se passe, c'est que Griet est la narratrice. Donc déjà, on n'a pas uniquement une vision extérieure, notamment celle des hommes, sur les événements. On a bien les pensées de Griet. On a le regard de femme qu'elle pose sur les situations qu'elle vit. Donc c'est évidemment pas le seul regard possible de la femme, mais c'est bien un regard féminin qui est entier, qui est développé et qui est donné de l'intérieur. Ça c'est 100% female gaze. Et c'est complètement dans l'air du temps. J'ai lu La jeune fille à la perle, adolescente, quasiment à l'âge de Griet. Alors ça m'a beaucoup plu. J'ai été transportée au XVIIe siècle sans rien connaître sur la peinture flamande, ça c'était pas gênant. Et je me rappelle que je suivais très attentivement les choix de Griet. Qu'est-ce que j'aurais fait à sa place ? Est-ce qu'elle allait sortir indemne de ce panier de crabe ? Le roman finit plutôt bien dans l'ensemble, donc on pourrait dire que la réponse est oui. Et pourtant, j'en ai gardé une sensation de soulagement. Cette idée que Griet, quelque part, elle avait eu chaud, et que son histoire, c'était une leçon d'avertissement. Alors très clairement, le problème numéro un que Griet a à gérer dans sa vie de jeune femme, c'est le regard des hommes. Au départ, les hommes sont assez absents de l'histoire. ce qui est logique pour l'époque, à part son père et son frère, Griet n'a pas de raison d'échanger avec eux. Et en tant que servante, en arrivant chez les Vermeers, elle va recevoir ses ordres des femmes de la maison. En tout cas, on se rend déjà compte que les rares interactions qu'elle a avec des hommes vont gêner Griet, qu'elle n'en a pas l'habitude, qu'elle préfère les éviter. Jusqu'ici, aucun monsieur n'avait montré autant d'intérêt à mon égard. Et puis, elle se retrouve confrontée au désir de trois hommes. Il y a Van Riefen, alors lui c'est un prédateur, purement bestial, c'est celui qui va abuser de son pouvoir. Il y a Peter, l'amoureux, en tout cas c'est le garçon de son âge qui la courtise, même si elle a rien demandé au départ. Je regardais dans ses yeux. J'y vis de la bienveillance. J'y vis aussi ce que je redoutais. Certaines attentes. Et il y a Vermeer, l'artiste peintre et le maître. Et ce statut de maître, il rend très confuse la relation entre Griet et lui. Parce que c'est jamais clair s'il la désire en tant que jeune femme, en tant qu'objet, en tant que futur modèle de son tableau, s'il occupe à la fois une position d'employeur, mais aussi paternaliste, parce qu'il est le chef de famille, ou d'artiste, qui enseigne à son élève, puisque c'est ce qui va se passer. Griet va finir par l'aider dans son travail. Et réciproquement, on ne sait pas toujours comment Griet le considère. Est-ce qu'elle est amoureuse de lui ? Est-ce qu'elle le voit comme un père de substitution, ou comme un patron à qui elle ne peut rien refuser ? Ou comme son mentor artistique ? Et ce sujet des relations entremêlées, c'est vraiment toute la question du rôle de Griet. Est-ce qu'elle doit faire confiance, ou est-ce qu'elle doit se méfier des hommes ? Est-ce qu'elle doit faire confiance à certains hommes, ou seulement à certains moments ? Et qu'est-ce qu'elle doit faire de son propre intérêt et de son propre désir pour les hommes dans tout ça ? Alors là, j'ouvre une parenthèse pour faire un disclaimer sur les différences entre le roman La jeune fille à la perle qui date de 1999 et le film. Il y a eu un film adapté du roman en 2003. Alors pour être très honnête, j'ai pas aimé le film. Il est plutôt court donc forcément il supprime des parties entières de l'intrigue, ça pourquoi pas. Et le film, il se concentre sur la relation entre Vermeer et Griet. Mais pour moi, on perd complètement le female gaze que j'ai tant aimé dans le livre. C'est un film avec de très belles images, très belles lumières mais qui nous replace d'un point de vue extérieur à Griet. Elle ne parle quasiment pas dans tout le film et on a moins accès à ses émotions, fatalement. Fin du disclaimer. Je reprends cette question du regard des hommes et du désir. Alors un point fort du roman pour moi, c'est que Tracy Chevalier, elle réussit à nous montrer que les relations homme-femme, ce n'est pas que une dynamique de désir ou de prédation. Alors Griet, c'est vrai, elle va avoir bien du mal dans ses relations avec ce prédateur, cet amoureux et ce mentor. Mais elle a des relations saines avec d'autres hommes. comme son père, son frère, il y a une très belle relation de complicité frère-sœur qui est décrite dans le roman, avec également l'apothicaire, ou le personnage de Van Levenec, qui est un vieux savant qui la conseille bien. Donc, c'est possible. Et à l'inverse, comme le film a supprimé tous ces personnages masculins secondaires, je trouve que ce n'est vraiment pas une réussite, parce que ça nous enferme dans un univers où il n'y a que ces trois personnages avec lesquels Griet se débat, et donc où tous les hommes sont envahissants par leur désir, et où toutes les femmes... surtout les plus jeunes, sont leur proie. Griet est une jeune femme qui vit ses premières expériences avec les hommes. Si ça s'arrêtait là, je pense que ce ne serait pas suffisant pour qu'elle fasse partie de mes rôles-titres. Pour moi, Griet, elle incarne ce que j'appelle l'artiste en éclosion. Aujourd'hui encore, elle continue de m'interroger sur la place de l'art dans nos vies. Alors on va être clair tout de suite, Griet n'a aucune chance de devenir artiste. Aucune. Tout le lieu interdit dans son époque. C'est une femme, elle est pauvre, elle a perçu d'enseignements artistiques, elle a perçu l'éducation adéquate, et pourtant, elle est sensible au beau, et elle va l'observer avec ses grands yeux. Je n'avais jamais assisté à la naissance d'un tableau. Je m'imaginais que l'artiste peignait ce qu'il voyait en se servant des couleurs qu'il voyait. Il me montra. Le peintre Vermeer, il va reconnaître la sensibilité de Griet et il va l'initier à l'art. Elle va assister à des séances de peinture, elle va préparer les couleurs, elle va observer les étapes de son travail.
- Speaker #1
Regardez la dernière, tenez, mettez ça. Vous voyez ?
- Speaker #0
Et ça en devient même frustrant parce qu'on se dit, à quoi bon ? Puisque Griet, elle n'aura jamais le droit de tenir un pinceau. Donc comment ça se fait ? Est-ce que vraiment il y a des esthètes qui naissent comme ça de façon spontanée dans n'importe quel milieu ? Alors moi je crois que oui, qu'il y a une part d'inné qui est évidemment plus ou moins encouragée par la suite. Par exemple, c'est très clair que Griet s'est beaucoup nourri de l'expérience de son père qui était céramiste. et qui lui a transmis le goût d'observer les tableaux.
- Speaker #1
Venez voir les nuages. De quelles couleurs sont-ils ?
- Speaker #0
Ils sont blancs, bien sûr, monsieur. Il parut étonné. Et gris aussi. Il remua légèrement la tête, je l'agacais. Je finis par comprendre. J'y vois du bleu, répondis-je. Et aussi du jaune, et même un peu de vert. Il souriait. Après cela, je ne pouvais m'empêcher d'ouvrir bien grand les yeux. Elle est l'héroïne, preuve que tout le monde peut accéder au beau. Cependant, son entourage va la mettre en garde. Et l'histoire leur donne raison. L'art peut toucher tout le monde, mais tout le monde ne deviendra pas un artiste. Bien souvent même, l'éclosion de l'artiste n'aboutit pas. Là-dessus, L'épilogue, où on suit Griet dix ans plus tard, est catégorique. Avec l'arrivée de mon fils, mon centre d'intérêt était devenu ma famille. Il prenait tellement de mon temps qu'il ne m'était plus possible de regarder autour de moi. Quand j'apercevais mon ancien maître de l'autre côté de la place, mon cœur ne se serrait plus. Je n'éprouvais plus le besoin de revoir ses tableaux. À 28 ans, le temps de voir avec des yeux d'artiste est révolu. Un autre sujet sur lequel Griet me fait réfléchir encore aujourd'hui, c'est la question du bagage familial et de la transmission. J'y avais pas prêté attention en lisant le roman Adolescente, j'étais certainement un peu trop occupée par les questions sentimentales, mais ça me frappe désormais. Griet, elle se réfère beaucoup à sa famille, Et on réalise petit à petit ce qu'elle emporte et ce qu'elle laisse derrière elle de cet héritage durant ses premières années adultes. Elle a des pensées que je trouve très justes et que je vois rarement écrites, comme le fait que, à 17 ans, oui, l'enfance, ça peut déjà sembler loin. Autrefois, toute nouvelle rencontre se passait en présence de ma famille et des voisins. Aussi me sentais-je en sécurité. Franz, Agnès et moi, l'ancien des pierres sur la mince pellicule de glace. jusqu'à ce que celle-ci ait disparu sous l'eau. Cela me semblait bien lointain. Ou encore qu'il est difficile d'expliquer pourquoi on ne se sent plus vraiment chez soi quand on revient au domicile de ses parents. Retourner à la maison n'était pas aisé. Je finissais par ne plus m'y sentir vraiment chez moi. Je commençais à oublier où ma mère rangeait les affaires, quelle sorte de carreau de faïence entourait la cheminée ou comment le soleil brillait dans les pièces au divers moment de la journée. La vie de Griet nous montre que tout n'est pas choisi dans le bagage familial qu'on emporte, et qu'il s'agit parfois de sauver ce qu'on peut, de ce qu'il reste de valeur ou de tradition, après des difficultés de la vie comme les décès, les départs, la maladie. Depuis l'accident de mon père, nous étions une famille différente. Enfin, un autre aspect de Griet dans lequel je me reconnais beaucoup, c'est l'intensité de l'enjeu qu'elle met sur ses choix de jeunesse. Comme elle, à 18 ans, j'avais l'impression de jouer ma vie à chaque décision. La scène finale m'a marqué, Grietet seule, sur la place centrale de la ville en forme d'étoile. Chaque branche pointait vers une direction que je pouvais suivre. Je pouvais retourner chez mes parents, je pouvais aller trouver Peter au marché à la viande et lui dire que j'acceptais de l'épouser. Je pouvais aller chez Van Ruyphen, il m'accueillerait avec un grand sourire. Je pouvais me rendre chez Van Leveneck et lui demander d'avoir pitié de moi. Je pouvais me rendre à Rotterdam pour essayer d'y retrouver France. Je pouvais m'en aller seule, vers quelques lointains endroits. Je pouvais retourner au coin des papistes. Je pouvais me rendre à la Nouvelle Église afin de prier Dieu de me guider. Je pouvais me mettre au milieu du cercle et tourner, tourner tout en réfléchissant. Une fois que j'aurais fait mon choix, le choix que je savais devoir faire, je placerais minutieusement les pieds sur la pointe de la branche et suivrais d'un pas ferme la direction qu'elle m'indiquerait. Cette scène est sûrement un peu trop explicite dans sa symbolique, mais malgré tout, je la trouve juste. Pour moi, l'entrée dans la vie adulte, c'était ça. C'était des routes tracées, droit devant moi, et le vertige de savoir qu'il allait falloir choisir laquelle emprunter. Pour ça, j'ai adoré et j'adore encore l'épilogue très court, les 15 dernières pages du livre qui se passent 10 ans après la peinture du tableau. Elles sont essentielles. On a besoin de voir cette Griet adulte, la vie qu'elle a construite, et son recul sur les événements. Sans l'épilogue, on pourrait croire que le point culminant de sa vie, c'était ce portrait, c'était ces deux années passées chez le peintre. et que plus rien d'intéressant ne lui arriverait ensuite. Alors bien sûr, les choix de jeunesse ont des conséquences importantes sur notre futur. Mais la Griet adulte se remémore les événements avec plus de distance, et sans regret, un peu comme si elle regardait en arrière par-dessus son épaule, avec douceur, comme une certaine jeune fille de 18 ans qui portait un turban. Qu'est-ce que nous dit le personnage de Griet comme représentation du féminin ? Reparlons un peu du portrait de Vermeer. Ce portrait, c'est la représentation faite par un homme, d'une femme, jeune, belle selon les standards, représentée bouche ouverte, ce qui est complètement inconvenant pour l'époque. Est-ce que ce serait une énième représentation de la femme comme objet du désir ? Pas vraiment. Premier indice, la jeune fille à la perle regarde le peintre, donc déjà elle n'est pas réduite à un corps, on reste avec elle. Deuxième indice, Vermeer a l'habitude de peindre des femmes qui pensent, en train de travailler, en train de lire ou d'écrire. Un documentaire de France Culture que je vous mets en référence nous dit même que c'est l'une des quêtes du peintre dans son travail, c'est essayer de répondre aux questions qu'est-ce qu'une femme pense ? et qu'est-ce qu'une femme qui pense ? Ce portrait donc, c'est une femme qui pense, qui tourne le dos à un homme, qui est interrompue dans sa pensée par son regard à lui, qui vient rencontrer son regard à elle. C'est une composition assez simple, et en même temps insondable, dans la représentation qu'en a faite le peintre. Pour moi, c'est ce que représente la jeune fille à la perle. C'est une part inaccessible du féminin. C'est le mystère de ce que les femmes pensent quand elles sont seules. Si c'est ça, l'effet du tableau a tellement bien fonctionné sur Tracy Chevalier qu'elle a voulu écrire un roman entier pour lever le mystère. et nous donner accès aux pensées de Griet. Malgré tout, et heureusement, Griet garde ses secrets. À 28 ans, elle a choisi un homme pour partager sa vie, qui respecte cela. Il avait appris depuis belle lurette à ne pas me poser de questions, tout en sachant que j'étais parfois cachotière. Penser seul, c'est essentiel pour une femme. Griet nous rappelle de cultiver notre jardin secret, et notre indépendance d'esprit, chaque jour. Elle me fait penser à une citation d'Alexandre Soljenitsyn, Notre liberté, ce bâti sur ce qu'autrui ignore de nos existences. Griet transposé en 2023, qu'est-ce que ça donnerait ? Eh bien, si Griet existait aujourd'hui, déjà sa marge de manœuvre serait plus importante. Évidemment, les droits des femmes ont progressé depuis le XVIIe siècle. Mais elle resterait une femme invisible qui n'est pas montrée. Par exemple, elle n'aurait pas choisi son métier par passion, mais parce qu'il faut bien manger. Elle connaît très bien le harcèlement de rue, elle aurait entendu parler de MeToo. Mais elle n'aurait pas le temps de s'en occuper, ni de défendre la cause des femmes. Si Griet était féministe, ce serait en recherchant son indépendance vis-à-vis des hommes à tout prix. Je refusais d'être l'obligée de qui que ce soit. Je garde de Griet son envie d'apprendre et de comprendre, qui la garde en vie. Dans un monde où elle a peu d'opportunités, elle passe une tête à travers chaque porte qui s'en trouve. Ça, c'est une leçon de vie. Car peu importe l'âge, on peut se retrouver étouffée par son environnement. J'admire aussi qu'elle ne perde pas ses moyens. Griet nous montre que grandes sensibilités et sang-froid ne sont pas incompatibles. Je la convoque quand je suis en danger et que j'ai besoin de calme, d'arrêter de tergiverser et d'agir. Griet est une héroïne qui aide à se dire Tu es loin d'être idiote, tu sais ce qui est juste pour toi, alors vas-y, fais-le. Et y compris à agir sans allié. Tu peux agir, seule. Il est difficile de trouver des défauts à Griet. Elle n'a pas beaucoup de torts, à part celui d'exister dans un environnement qui ne lui est pas favorable. Si par miracle elle était devenue artiste, ce qui lui aurait sûrement manqué, c'est l'imagination. Griet n'a jamais eu de place pour la fantaisie. Elle a pu toucher l'amour, le beau mais qu'est-ce qu'elle connaît de la joie franche et ça c'est pour moi une absence terrible du roman Griet ne rit jamais le peintre paul cli disait que chez un artiste un oeil voit et l'autre ressent et les yeux de Griet alors elle a de beaux yeux parce qu'elle s'en sert des yeux pour voir pour ressentir pour regarder et refléter celui qui la regarde mais Griet c'est aussi si on prend la peine de l'écouter une voix qui perle tout bas